Chapitre XIII
Sourire magique ! La vieille église, attiédie par le jour, respire autour de lui, d’une lente haleine ; une odeur de pierre antique et de bois vermoulu, aussi secrète que celle de la futaie profonde, glisse au long des piliers trapus, erre en brouillard sur les dalles mal jointes ou s’amasse dans les coins sombres, pareille à une eau dormante. Un renfoncement du sol, l’angle d’un mur, une niche vide la recueille comme dans une ornière de granit. Et la lueur rouge de la veilleuse, au loin, vers l’autel, ressemble au fanal sur un étang solitaire.
Saint-Marin flaire avec délice cette nuit campagnarde, entre des murailles du xvie siècle, pleines du parfum de tant de saisons. Il a gagné le côté droit de la nef, se ramasse à l’extrémité d’un banc de chêne, dur et cordial ; une lampe de cuivre, au bout d’un fil de fer, se balance au-dessus, avec un grincement léger. Par intervalles une porte bat. Et, lorsque tout va faire silence, peut-être, ce sont les vitraux poussiéreux qui grelottent dans leur résille de plomb, au trot d’un cheval, sur la route.
— À cette heure, se dit-il, le docteur chavranchais et son insupportable compagnon trottent je ne sais où, s’écartent juste assez pour me permettre de jouir en paix d’une heure parfaite !… (Car il croit volontiers à ces politesses du hasard, à des accords mystérieux.) Cette église, ce silence, les jeux de l’ombre… Voyons ! tout est à lui… tout l’attendait. Au moins, qu’ils ne reviennent pas trop tôt, souhaite-t-il.
Ils ne reviendront pas trop tôt.
(Les mourants connaissent bien leurs désirs, mais ils se taisent sur toutes choses, disait Mécislas Golberg, ce vieux juif.)
L’angoisse de l’éminent maître s’est dissipée peu à peu dans le grand silence intérieur qu’il a si rarement connu. Mille souvenirs s’y allument, pareils aux petites lumières d’une ville nocturne. Sa mémoire les repasse et jouit de leur confusion, de leur désordre enivrant. À travers les limites tracées par nos calendriers, comme les ans, les jours, les heures, s’appellent et se répondent !… Un clair matin de vacances, où retentit le beau son de cuivre d’une bassine à confitures…, un soir où coule une eau limpide et glacée, sous un feuillage immobile…, le regard surpris d’une cousine blonde, à travers la table familiale, et la petite poitrine haletante…, et puis tout à coup — le demi-siècle franchi d’un bond — les premières morsures de la vieillesse, un rendez-vous dénoué…, le grand amour, chèrement gardé, pas à pas défendu, disputé, jusqu’à la dernière minute, lorsque les lèvres du vieil amoureux pressent une bouche mobile et furtive, demain féroce… C’est là sa vie — tout ce que le temps épargne — qui dans son passé garde encore forme et figure ; le reste n’est rien, son œuvre, ni la gloire. L’effort de cinquante années, sa carrière illustre, trente livres célèbres… Hé quoi ! cela compte-t-il si peu ?… Que de niais vont s’écriant que l’art… Quel art ? Le merveilleux jongleur en connaît seulement les servitudes. Il l’a porté comme un fardeau. L’harmonieux bavard qui n’a parlé que de lui ne s’est pas exprimé une fois. L’univers, qui croit l’aimer, ne sait que ce qui le déguise. Il est exilé de ses livres et, par avance, dépossédé… Tant de lecteurs, pas un ami !
Il n’en éprouve d’ailleurs nul regret. La certitude qu’il échappe ainsi pour toujours, qu’on n’aura de lui qu’un simulacre, fait briller son regard malicieux. Le meilleur de son œuvre ne mérite pas d’autre conclusion que cette plaisanterie in extremis. Il ne souhaite aucun disciple. Ceux qui l’entourent sont des ennemis. Impuissants à renouveler un charme, une gentillesse dont leur maître eut le secret, ils se contentent de pasticher adroitement son style. Leurs plus grandes audaces sont dans l’ordre de la grammaire. « Ils démontent mes paradoxes, dit-il, mais ils ne savent pas les remonter. » La jeunesse décimée, qui vit Péguy couché dans les chaumes, à la face de Dieu, s’éloigne avec dégoût du divan où la supercritique polit ses ongles. Elle laisse à Narcisse le soin de raffiner encore sur sa délicate impuissance. Mais elle hait déjà, de toutes les forces de son génie, les plus robustes et les mieux venus du troupeau qui briguent la succession du mauvais maître, distillent en grimaçant leurs petits livres compliqués, grincent au nez des plus grands, et n’ont d’autre espoir en ce monde que de pousser leur crotte aigre et difficile au bord de toutes les sources spirituelles où les malheureux vont boire.
Cependant, qu’importe à l’auteur du Cierge Pascal le grignotement, dans son ombre, de tant de quenottes assidues ? Il a rongé plutôt par nécessité que par goût, avec ennui. Place aux jeunes rats mieux dentés ! Ce soir, il pourrait rêver d’eux sans colère. Il songe, en frissonnant de plaisir, à la grande ville lointaine, à sa foule bouillonnante, sous l’énorme ciel noir. La reverra-t-il jamais ? Existe-t-elle encore seulement, quelque part, là-bas, dans la nuit si douce ?
Presque au-dessus de sa tête, l’horloge bat à petits coups, comme un cœur. Il ferme un moment les yeux pour mieux l’entendre, vivre et respirer avec elle, l’antique aïeule sans âge, qui dispense à regret, depuis des siècles, l’impitoyable avenir. Ce bruit qu’il écoute, imperceptible à peine dans la charpente sonore, ce ronron monotone, seulement interrompu par la voix grave des heures, durera plus que lui, cheminera des années et des années encore, à travers de nouveaux espaces de silence, jusqu’au jour… Quel jour ? Quel jour aura marqué pour la dernière fois, au coup de minuit, les deux aiguilles rouillées, les deux commères, avant de s’arrêter pour jamais ?
Il ouvre les yeux. Devant lui une plaque de marbre grisâtre, scellée au mur, porte une inscription dont il déchiffre lentement les larges lettres dédorées.
À la mémoire… de… Jean-Baptiste Heame, notaire royal 1690-1741… et de Mélanie-Hortense Le Pean, son épouse… de Pierre Antoine Dominique… de Jean-Jacques Heame, seigneur d’Hemecourt… de Paul-Louis-François… et ainsi jusqu’au bas de la liste, jusqu’au dernier : Jean-César Heame d’Hemecourt, capitaine de cavalerie, ancien marguillier de la paroisse, décédé à Cannes… en 1889… Bienfaiteur de cette église…
Priez pour cette famille entièrement éteinte.
demande encore la vieille pierre, humblement, comme pour s’excuser d’être là.
— Fameuse perte !… murmure l’auteur du Cierge Pascal entre ses dents. Mais il sourit d’un bon sourire de sympathie protectrice. Le copieux morceau de marbre, consciencieusement gravé, rehaussé d’or fin, aussi cossu que n’importe quelle autre pièce de mobilier bourgeois ! Rien de plus triste qu’une tombe de pierre blanche, aux quatre bornes enchaînées, fouettée par la pluie, un jour d’hiver. Mais à l’abri du froid et du chaud, face au banc d’œuvre où le défunt marguillier reçut le pain bénit, cette pierre, aussi lisse et polie qu’au premier jour, cirée chaque semaine par un sacristain diligent, quelle consolante image de la mort ! La sensibilité de l’écrivain s’émeut pour ce confortable posthume. Il épelle tous ces noms, comme des noms d’amis, dont le voisinage le rassure. Avec cette dynastie des Heame, que d’autres encore, sous les dalles aux lettres effacées, çà et là, jusqu’au pied de l’autel, bonnes gens qui voulurent dormir sous un toit, durer aussi longtemps que la sûre assise ! On peut rêver dormir là, de compagnie… Jamais le célèbre romancier ne se sentit si résigné, si docile. Une fatigue exquise détend jusqu’à ses dernières fibres, fait flotter devant ses yeux l’image de la profonde église endormie, désormais sans secret, amicale, familière. Il goûte une paix sentie, un extrême bien-être, presque religieux… Il se dorlote, il s’étire ; il étouffe un bâillement, comme une prière.
Au dehors, le ciel s’obscurcit ; un dernier vitrail du transept s’éteint tout à fait. Désormais, la porte s’ouvre et se referme sur un fond de velours noir, où le monde extérieur ne se dénonce plus que par son parfum. Des ombres éparses se rapprochent, s’assemblent. Un chuchotement discret court au long des travées, de banc de chêne en banc de chêne, des petits pas impatients gagnent le seuil, l’église se vide peu à peu de son menu peuple invisible. L’heure du salut quotidien est passée depuis longtemps, la sacristie reste close, trois lampes sur douze éclairent seules l’immense vaisseau. Que se passe-t-il ? Qu’attendre encore ?… On se cherche à tâtons, on s’appelle de loin, d’une petite toux caressante, on discute entre initiés. Car, avec la dernière diligence automobile de Vaucours, les curieux et les curieuses ont disparu : Lumbres ne garde si tard que ses vieux amis. Les derniers s’éloignent cependant. Saint-Marin va rester seul.
Chapitre XIV
Pour lui seul, ce grand joujou un peu funèbre, mais charmant tout de même — pour le seul auteur du Cierge Pascal — pour lui seul ! Il suit amoureusement du regard les nervures de la voûte, réunies en rosace, et qui retombent trois à trois sur les pilastres des murailles latérales, d’un mouvement si souple, d’une grâce vivante, presque animale. Le maître-maçon qui, jadis, traça leur course aérienne, n’a-t-il pas, sans le savoir, travaillé pour réjouir les yeux du génie vieillissant ? Qu’attendent de plus les dévots et les dévotes, et même ce prêtre paysan, lorsqu’ils lèvent le nez vers leur ciel vide, qu’un relâchement de leurs liens, une courte paix, la provisoire acceptation de la destinée ? Ce qu’ils appellent naïvement grâce de Dieu, don de l’Esprit, efficace du Sacrement, c’est ce même répit qu’il goûte dans ce lieu solitaire. Pauvres gens, dont la candeur s’embarrasse de tant d’inutiles discours ! Brave saint campagnard qui croit consommer chaque matin la Vie éternelle, et dont les sens ne connaissent pourtant qu’une illusion assez grossière, comparable à peine au rêve lucide, à l’illusion volontaire du merveilleux écrivain. « Que ne suis-je venu plus tôt, se dit-il, respirer l’air d’une église rustique !… Nos grand’mères 1830 savaient des secrets que nous avons perdus ! » Il regrette la visite au presbytère, qui pensa l’égarer, le sot pèlerinage à la chambre du saint (ce pan de mur, dont la vue fit chanceler un moment sa raison), spectacle en somme un peu barbare, et fait pour un public moins délicat… « La sainteté, s’avoue-t-il, comme toutes choses en ce monde, n’est belle à voir qu’en scène ; l’envers du décor est puant et laid. » Sa cervelle en rumeur bourdonne de mille pensées nouvelles, hardies ; une jeune espérance, confuse encore, émeut jusqu’à ses muscles ; il ne s’est pas senti, depuis bien des jours, si souple, si vigoureux.
— Il y a une joie dans le vieillir, s’écrie-t-il, presque à voix haute, qui m’est révélée aujourd’hui. L’amour même — oui, l’amour même ! — peut être quitté sans rudesse. J’ai recherché la mort dans les livres, ou dans les ignobles cimetières citadins, tantôt démesurée, comme une vision formée dans les rêves, tantôt rabaissée à la taille d’un homme en casquette, qui tient en bon état, disent-ils, la clôture des tombes, enregistre, administre. Non ! c’est ici, ou dans d’autres séjours semblables, qu’il faut l’accueillir avec bonhomie, ainsi que le froid et le chaud, la nuit et le jour, la marche insensible des astres, le retour des saisons, à l’exemple des sages et des bêtes. Combien le philosophe peut apprendre de choses précieuses, incomparables, du seul instinct de quelque vieux prêtre tel que celui-ci, tout proche de la nature, héritier de ces solitaires inspirés dont nos pères firent jadis les divinités des champs. Ô l’inconscient poète, qui, cherchant le royaume du ciel, trouve au moins le repos, une humble soumission aux forces élémentaires, la profonde paix…
En étendant le bras, l’illustre maître pourrait toucher du doigt le confessionnal où le saint de Lumbres dispense à son peuple les trésors de sa sagesse empirique. Il est là, entre deux piliers, badigeonné d’un affreux marron, vulgaire, presque sordide, fermé de deux rideaux verts. L’auteur du Cierge Pascal déplore tant de laideur inutile, et qu’un prophète villageois rende ses oracles au fond d’une boîte de sapin ; mais il considère toutefois avec curiosité le grillage de bois derrière lequel il imagine le calme visage du vieux prêtre, souriant, attentif, les yeux clos, la main levée pour bénir. Qu’il l’aime mieux ainsi que tout sanglant, là-haut, face à la muraille nue, le fouet à la main, dans son cruel délire ! « Les plus doux rêveurs, pense-t-il, ont sans doute besoin de ces secousses un peu vives qui raniment dans leur cerveau les images défaillantes. Ce que d’autres demandent à la morphine ou à l’opium, celui-ci l’obtient des morsures d’une lanière sur son dos et ses flancs. »
Au bout du fil de fer, la lampe de cuivre oscille doucement, passe et repasse. À chaque retour l’ombre se déploie jusqu’aux voûtes, puis, chassée de nouveau, s’embusque au noir des piliers, s’y replie, pour se déployer encore, « Ainsi passons-nous du froid au chaud, rêve Saint-Marin, tantôt bouillants d’ardeur, effervescents, tantôt froids et las, selon des lois méconnues, et sans doute inconnaissables. Jadis, notre scepticisme était encore un défi. L’indifférence même, où nous croyons plus tard tout atteindre, n’est bientôt qu’une pose assez fatigante à garder. Quelle crampe. Seigneur ! derrière le sourire épicurien. Mais nos petits-neveux ne réussiront pas mieux que nous. L’esprit humain fait varier sans cesse la forme et la courbure de son aile, attaque l’air sous tous les angles, du négatif au positif, et ne vole jamais. Quoi de plus décrié que ce nom de dilettante, porté jadis avec honneur ? La nouvelle génération fut manifestement marquée d’un autre signe ; on a su lequel depuis : c’était celui de son sacrifice, sort honorable, envié par les militaires. J’ai vu, tout frémissant d’une impatience sacrée, le jeune Lagrange pareil à un pressentiment vivant… Il goûte avant moi le repos qu’il a détesté. Croyants ou libertins, de quelque mot qu’on nous nomme, ce n’est pas assez que notre recherche soit vaine ; chaque effort hâte notre fin. L’air même que nous respirons brûle au dedans, nous consume. Douter n’est pas plus rafraîchissant que nier. Mais d’être un professeur de doute, quel supplice chinois ! Encore, dans la force de l’âge, la recherche des femmes, l’obsession du sexe congestionne habituellement les cerveaux, refoule la pensée. Nous vivons dans le demi-délire de la délectation morose, coupé d’accès de désespoir lucide. Mais d’année en année les images perdent leur force, nos artères filtrent un sang moins épais, notre machine tourne à vide. Nous remâchons dans la vieillesse des abstractions de collège, qui tenaient de l’ardeur de nos désirs toute leur vertu ; nous répétons des mots non moins épuisés que nous-mêmes ; nous guettons aux yeux des jeunes gens les secrets que nous avons perdus. Ah ! l’épreuve la plus dure est de comparer sans cesse à sa propre déchéance l’ardeur et l’activité d’autrui, comme si nous sentions glisser inutilement sur nous la puissante vague de fond qui ne nous lèvera plus… À quoi bon tenter ce qui ne peut être tenté qu’une fois ? Ce bonhomme de prêtre a fait moins sottement qui s’est retiré de la vie avant que la vie ne se retirât. Sa vieillesse est sans amertume. Ce que nous regrettons de perdre, il souhaite en être au plus tôt délivré ; quand nous nous lamentons de ne plus sentir de pointe au désir, il se flatte d’être moins tenté. Je jurerais qu’à trente ans il s’était fait des félicités de vieillard, sur quoi l’âge n’a pu mordre. Est-il trop tard pour l’imiter ? Un paysan mystique, nourri de vieux livres et des leçons de maîtres grossiers, dans la poudre des séminaires, peut s’élever par degrés à la sérénité du sage, mais son expérience est courte, sa méthode naïve et parfois sangrenue, compliquée d’inutiles superstitions. Les moyens dont dispose, à la fin de sa carrière, mais dans la pleine force de son génie, un maître illustre, ont une autre efficace. Emprunter à la sainteté ce qu’elle a d’aimable ; retrouver sans roideur la paix de l’enfance ; se faire au silence et à la solitude des champs ; s’étudier moins à ne rien regretter qu’à ne se souvenir de rien ; observer par raison, avec mesure, les vieux préceptes d’abstinence et de chasteté, assurément précieux ; jouir de la vieillesse comme de l’automne ou du crépuscule ; se rendre peu à peu la mort familière, n’est-ce pas un jeu difficile, mais rien qu’un jeu, pour l’auteur de beaucoup de livres, dispensateur d’illusion ? « Ce sera ma dernière œuvre, conclut l’éminent maître, et je ne l’écrirai que pour moi, acteur et public tour à tour… »
Mais ce dernier livre est celui-là qu’on n’écrit pas, à peine entrevu dans les songes. De le rêver seulement est un signe fatal. Ainsi les vieux chats qui vont mourir caressent encore des griffes la laine du tapis, et traînent sur les belles couleurs un regard plein d’une tendresse obscure.
C’est ce même regard que l’auteur du Cierge Pascal fixe au mince treillage de bois derrière lequel il imagine son héros bénisseur, patriarche au rire indulgent, à la langue savoureuse et drue, riche de l’expérience des âmes. Il l’aime déjà de tout le bien qu’il peut en attendre. Pour être un saint on n’en est pas moins sensible à une certaine forme rare de la courtoisie, cette sympathie attentive, pénétrante, qui est la suprême politesse d’un grand seigneur de l’intelligence. Celui que la flatterie rebute goûte mieux les formes supérieures de la louange. Hé ! Hé ! d’autres que l’illustre Saint-Marin se sont agenouillés ici, ont écouté le bon vieillard, et sont partis moins lourds. Pourquoi pas ? Dans la confession, l’expérience du péché est-elle jamais complète ? N’y a-t-il pas, dans la honte de l’aveu, même incomplet, déloyal, une sensation âpre et forte qui ressemble au remords, un remède un peu rude et singulier à l’affadissement du vice ? Et d’ailleurs les maniaques de la libre pensée sont bien sots de dédaigner à l’église une méthode de psychothérapie qu’ils jugent excellente et nouvelle chez un neurologiste en renom. Ce professeur, dans sa clinique, fait-il autre chose qu’un simple prêtre au confessionnal : provoquer, déclancher la confidence pour suggestionner ensuite, à loisir, un malade apaisé, détendu. ? Combien de choses pourrissent dans le cœur, dont ce seul effort délivre ! L’homme célèbre, qui vit dans son ombre, se voit dans tous les yeux, s’entend sur toutes les lèvres, se reconnaît jusque dans la haine et l’envie qui le pressent, peut bien tenter d’échapper à sa propre obsession, de rompre le cercle enchanté. Il ne s’ouvre jamais à l’inférieur, il ment toujours à son égal. S’il laisse après lui des mémoires véridiques, sa dissimulation naturelle se double d’un de ces effrayants accès de vanité posthume que le public connaît assez. Rien n’est moins qu’une parole d’outre-tombe. Alors… Alors, il est beau qu’une fois, par hasard, ce don précieux de lui-même, qu’il a toujours refusé, il le fasse au premier venu, comme on jette une poignée d’or à un mendiant.
Pas une minute cet homme pourtant subtil qui, à défaut de goût véritable, ressent au moins la grossièreté d’autrui comme une contrainte physique, n’échappe au piège de sa propre bassesse. Il remue ces idées pêle-mêle, avec une assurance naïve, se flatte de n’avoir qu’à faire un choix entre tant de solides raisons. Il a fini par regarder les marches de bois, usées par les genoux, avec autant de curiosité que d’envie… Une fois là, le reste va de soi. Qui le retiendrait ? Ce qui fut donné si souvent à cette même place, aux vieilles filles illettrées, ne sera pas refusé sans doute à l’observateur le plus retors, et qui garde mieux son sang-froid, délicieux railleur ! Il ne faut qu’un petit effort, après avoir sucé, vidé tant de sensations rares et difficiles, parlé tant de langages, fait tant de savantes grimaces, pour finir dans la peau d’un philosophe campagnard, désabusé, pacifié, à point dévot. Depuis l’empereur qui planta des raves, on a vu plus d’un grand de ce monde s’assurer une mort bucolique. En argot de coulisse, cela s’appelle entrer dans son rôle, pour se prendre soi-même à son jeu. C’est ainsi qu’au terme d’une consciencieuse étude tel comédien, gras à souhait, rouge de plaisir, avale son bock, referme son livre, et s’écrie : Je tiens mon Polyeucte !…
Chapitre XV
« Je tiens mon saint ! » pourrait dire à ce moment l’illustre maître, s’il était d’humeur à plaisanter. Et il le tient en effet, ou va le tenir. Il songe, candide, qu’après avoir tâté d’une dent dédaigneuse les fruits plus précieux cueillis au jardin des rois, il peut mordre encore avec appétit au morceau de gros pain arraché à la bouche du pauvre, car telle est la curiosité du génie, toujours neuve.
C’est une belle chose de goûter si tard les joies de l’initiation ! De Paris à Lumbres, il est vrai que la route est longue ; mais du presbytère tout proche à l’église paisible, quel autre espace il a franchi ! Tout à l’heure encore, inquiet, anxieux, sans autre espoir que de rentrer bientôt, tête basse, au petit hôtel de la rue de Verneuil, pour y mourir un jour, inutile, oublié, au bras d’une servante qui murmure à la cantonade que « le pauvre Monsieur a bien du mal à passer », maintenant délivré, libre, avec un projet en tête — ô délices ! — une petite fièvre à fleur de peau… En six semaines tout peut être décidé, conclu. Il trouvera quelque part, à la lisière d’un bois, une de ces maisons mi-paysannes, mi-bourgeoises, entre deux humides pelouses vertes. La conversion de Saint-Marin, sa retraite à Lumbres… le cri de triomphe des dévots… la première interview… une délicate mise au point… qui sera comme le testament du grand homme : une suprême caresse à la jeunesse, à la beauté, au plaisir perdus, non point reniés, puis le silence, le grand silence, où le public ensevelit pieusement, côte à côte, dans leur solitude de Lumbres, le philosophe et le saint.
L’obsession devient si forte qu’il croit rêver, perd un moment contact, frissonne en se retrouvant seul. Ce réveil trop brusque a rompu l’équilibre, le laisse agité, nerveux. Il regarde avec méfiance le confessionnal vide, si proche. La porte close au rideau vert l’invite… Hé quoi ! quelle meilleure occasion de voir plus que le pauvre logis du bonhomme, son grabat, sa discipline ; le lieu même où il se manifeste aux âmes ? L’auteur du Cierge Pascal est seul et d’ailleurs il s’inquiète peu d’être vu. À soixante-dix ans, sa première impulsion est toujours nette, franche, irrésistible, dangereux privilège des écrivains d’imagination… Sa main tâtonne, trouve une poignée, ouvre d’un coup. L’hésitation a suivi le geste, au lieu de le devancer ; la réflexion vient trop tard. Un remords indéfinissable, le regret d’avoir agi si vite, au hasard ; la crainte, ou la honte, de surprendre un secret mal défendu, lui fait un instant baisser les yeux ; mais déjà le reflet de la lampe sur les dalles a trouvé l’ouverture béante, s’y glisse, monte lentement… Son regard monte avec lui…
…S’arrête… À quoi bon ? On ne recouvre plus ce que la lumière découvre une fois, pour toujours.
…Deux gros souliers, pareils à ceux trouvés là-haut ; le pli d’une soutane bizarrement troussée… une longue jambe maigre dans un bas de laine toute roide, un talon posé sur le seuil, voilà ce qu’il a vu d’abord. Puis… petit à petit… dans l’ombre plus dense… une blancheur vague, et tout à coup la face terrible, foudroyée.
Antoine Saint-Marin sait montrer dans les cas extrêmes une bravoure froide et calculée. D’ailleurs, mort ou vif, ce bonhomme inattendu l’irrite au moins autant qu’il l’effraie. En somme, on l’interrompt tout à coup, au bon moment, en plein rêve ; le dernier mot reste, au fond de sa boîte obscure, à ce témoin singulier, au cadavre vertical. Un professeur d’ironie trouve son maître, et s’éveille, quinaud, d’un songe un peu niais, attendrissant.
Il ouvre largement la porte, recule d’un pas, mesure du regard son étrange compagnon, et sans oser encore le défier, l’affronte.
— Beau miracle ! siffle-t-il entre ses dents, un peu rageur. Le brave prêtre est mort ici sans bruit, d’une crise cardiaque. Tandis que ces imbéciles trottent à sa recherche sur les chemins, il est là, bien tranquille, telle une sentinelle, tuée d’une balle dans sa guérite, à bout portant !…
Dressé contre la paroi, les reins soutenus par l’étroit siège sur lequel il s’est renversé au dernier moment, arc-bouté de ses jambes roides contre la mince planchette de bois qui barre le seuil, le misérable corps du saint de Lumbres garde, dans une immobilité grotesque, l’attitude d’un homme que la surprise met debout.
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Que d’autres soient, d’une main amie, sous un frais drap blanc, disposés pour le repos ; celui-ci se lève encore dans sa nuit noire, écoute le cri de ses enfants… Il a encore quelque chose à dire… Non ! son dernier mot n’est pas dit… Le vieil athlète percé de mille coups témoigne pour de plus faibles, nomme le traître et la trahison… Ah ! le diable, l’autre, est sans doute un adroit, un merveilleux menteur, ce rebelle entêté dans sa gloire perdue, plein de mépris pour le bétail humain lourd et pensif que les mille ressources de sa ruse excitent ou retiennent à son gré, mais son humble ennemi lui fait front, et sous la huée formidable remue sa tête obstinée. De quelle tempête de rires et de cris le joyeux enfer acclame la parole naïve, à peine intelligible, la défense confuse et sans art ! Qu’importe ! un autre encore l’entend, que les deux ne cèleront pas toujours !
Seigneur, il n’est pas vrai que nous vous ayons maudit ; qu’il périsse plutôt, ce menteur, ce faux témoin, votre rival dérisoire ! Il nous a tout pris, nous laisse tout nus, et met dans notre bouche une parole impie. Mais la souffrance nous reste, qui est notre part commune avec vous, le signe de notre élection, héritée de nos pères, plus active que le feu chaste, incorruptible… Notre intelligence est épaisse et commune, notre crédulité sans fin, et le suborneur subtil avec sa langue dorée… Sur ses lèvres, les mots familiers prennent le sens qu’il lui plaît, et les plus beaux nous égarent mieux. Si nous nous taisons, il parle pour nous et, lorsque nous essayons de nous justifier, notre discours nous condamne. L’incomparable raisonneur, dédaigneux de contredire, s’amuse à tirer de ses victimes leur propre sentence de mort. Périssent avec lui les mots perfides ! C’est par son cri de douleur que s’exprime la race humaine, la plainte arrachée à ses flancs par un effort démesuré. Vous nous avez jetés dans l’épaisseur comme un levain. L’univers, que le péché nous a ôté, nous le reprendrons pouce par pouce, nous vous le rendrons tel que nous le reçûmes, dans son ordre et sa sainteté, au premier matin des jours. Ne nous mesure pas le temps, Seigneur ! Notre attention ne se soutient pas, notre esprit se détourne si vite ! Sans cesse le regard épie, à droite ou à gauche, une impossible issue ; sans cesse l’un de vos ouvriers jette son outil et s’en va. Mais, votre pitié, elle, ne se lasse point, et partout vous nous présentez la pointe du glaive ; le fuyard reprendra sa tâche, ou périra dans la solitude… Ah ! l’ennemi qui sait tant de choses ne saura pas celle-là ! Le plus vil des hommes emporte avec lui son secret, celui de la souffrance efficace, purificatrice… Car ta douleur est stérile, Satan !… Et pour moi, me voici où tu m’as mené, prêt à recevoir ton dernier coup… Je ne suis qu’un pauvre prêtre assez simple, dont ta malice s’est jouée un moment, et que tu vas rouler comme une pierre… Qui peut lutter de ruse avec toi ? Depuis quand as-tu pris le visage et la voix de mon Maître ? Quel jour ai-je cédé pour la première fois ? Quel jour ai-je reçu avec une complaisance insensée le seul présent que tu puisses faire, trompeuse image de la déréliction des saints, ton désespoir, ineffable à un cœur d’homme ? Tu souffrais, tu priais avec moi, ô l’affreuse pensée ! Ce miracle même… Qu’importe ! Qu’importe ! Dépouille-moi ! Ne me laisse rien ! Après moi un autre, et puis un autre encore, d’âge en âge, élevant le même cri, tenant embrassée la Croix… Nous ne sommes point ces saints vermeils à barbe blonde que les bonnes gens voient peints, et dont les philosophes eux-mêmes envieraient l’éloquence et la bonne santé. Notre part n’est point ce que le monde imagine. Auprès de celle-ci, la contrainte même du génie est un jeu frivole. Toute belle vie. Seigneur, témoigne pour vous ; mais le témoignage du saint est comme arraché par le fer.
Telle fut sans doute, ici-bas, la plainte suprême du curé de Lumbres, élevée vers le Juge, et son reproche amoureux. Mais, à l’homme illustre qui l’est venu chercher si loin, il a autre chose à dire. Et, si la bouche noire, dans l’ombre, qui ressemble à une plaie ouverte par l’explosion d’un dernier cri, ne profère plus aucun son, le corps tout entier mime un affreux défi :
— Tu voulais ma paix, s’écrie le saint, viens la prendre !…
FIN