Thursday, 7 January 2021

Thursday's Serial: "Le Comte de Chanteleine - épisode de la Révolution" by Jules Verne (in French) - the end

 

XV. — La Confession.

Le retour de Kernan avait été, en effet, retardé par une rencontre inattendue. Il était neuf heures du soir ; il revenait désespéré ; on annonçait pour le lendemain l’exécution du ci-devant comte de Chanteleine. Karval, ne pouvant retrouver la jeune fille, avait enfin ordonné le supplice.

Kernan était décidé à employer les moyens extrêmes pour enlever le comte à la fatale charrette qui le conduirait à l’échafaud. Mais avant de prendre un parti, il voulut revoir le chevalier et sa nièce Marie, pour la dernière fois peut-être. Il marcha donc à grands pas, après avoir longtemps rôdé autour de la prison.

Déjà il avait traversé le port de Brest, et il remontait les rues roides et détournées de Recouvrance, quand il aperçut, marchant devant lui, un homme dont la tournure le frappa. L’obscurité n’était pas encore assez grande pour qu’il pût s’y méprendre. Certains détails lui firent venir la pensée que cet homme était celui qu’il haïssait tant. Bientôt il ne put en douter.

— Karval ! se dit-il, Karval !

La haine, la colère, le désir de la vengeance, l’aveuglèrent un instant, au point qu’il fut prêt à se jeter sur le misérable et à le tuer sur place. Mais il parvint à se contenir.

— Je le tiens, dit-il, du sang-froid !

Kernan se prit à suivre Karval ; il ôta ses souliers ; il le laissa prendre une certaine avance sur lui por n’être pas remarqué, et, courant pieds nus quand son ennemi venait à tourner l’angle d’une rue, il reprenait sa piste comme un sauvage des prairies d’Amérique.

Karval s’engagea dans les petites ruelles montantes si nombreuses dans ce quartier de la ville. L’obscurité s’accroissait peu à peu, et les rues devenaient désertes ; Kernan dut se rapprocher de Karval pour ne pas le perdre de vue. D’ailleurs le misérable, ne soupçonnant pas la présence du Breton dans la ville, ne l’aurait pas reconnu. Cependant il ne tarda pas à voir qu’il était suivi, et il pressa le pas. Kernan, craignant à chaque instant qu’une porte ne s’ouvrît devant lui, résolut de l’aborder. Il hâta donc sa marche, et le rejoignit près du chemin de ronde, le long des fortifications de la ville.

Karval recula vivement, et, d’une voix peu rassurée, il dit au Breton :

— Que me veux-tu, citoyen ?

— J’ai une dénonciation à te faire, répondit Kernan.

— Ce n’est ni le lieu ni l’heure, répliqua Karval, dont le Breton avait saisi le bras.

— Si, pour un patriote comme toi… Mon affaire intéresse la République.

— Enfin, que veux-tu ?

— Tu cherches la citoyenne de Chanteleine.

— Ah ! fit Karval en reprenant confiance dans sa haine, tu sais où elle est ?

— Elle est en mon pouvoir, répondit Kernan, et je puis te la livrer.

— Tout de suite ?

— À l’instant même.

— Et que demandes-tu pour cela ? dit le misérable.

— Rien. Viens donc.

— Attends ; le poste des remparts n’est pas loin. Je vais prendre quelques hommes, et, pas plus tard que demain, la citoyenne fera la bascule sous les yeux de son père.

Le poignet de fer du Breton serra si violemment le bras de Karval, que celui-ci ne put retenir un cri. En ce moment, la lueur d’un réverbère tomba sur la figure de Kernan, et Karval le regarda. Soudain ses traits se décomposèrent, et d’une voix articulée il s’écria :

— Kernan ! Kernan !

Il voulut appeler au secours, mais la voix lui manqua ; il tremblait ; ce bandit était le plus lâche des hommes. D’ailleurs, il pouvait être effrayé avec raison ; la figure de Kernan étincelait, et sa main était armée d’un large coutelas, dont la pointe s’appuyait sur la poitrine du républicain.

— Un mot, et tu tombes mort, dit le Breton d’une voix grave ; tu vas me suivre.

— Mais que veux-tu ? balbutia le misérable.

— Te faire voir Mlle de Chanteleine ; mets ton bras sous le mien ! Allons, pas de façons ! tu n’es pas de force ; nous allons passer devant des maisons habitées, devant des postes même ; tu sentiras toujours cette lame appuyée sur ton cœur ; au moindre cri, je l’enfonce. Mais je sais que tu es un lâche, tu ne crieras pas.

Karval ne put répondre ; saisi dans un étau de fer, il suivit le Breton ; et ces deux hommes, bras dessus, bras dessous, avaient l’air de deux amis. Kernan se dirigea vers la porte de Recouvrance ; plusieurs fois des passants attardés croisèrent Kernan et Karval ; celui-ci n’osa pas ouvrir la bouche ; il sentait la pointe du poignard qui déchirait ses vêtements.

Les rues devenaient de plus en plus désertes ; il y avait de gros nuages noirs qui rendaient la nuit très-obscure. Parfois Kernan serrait si fort son compagnon que des cris sourds s’échappaient de la bouche du misérable.

— Tu me fais mal, disait-il.

— Ce n’est rien, répondait le Breton.

Enfin ils arrivèrent à la poterne. Là, était une porte assez vivement éclairée ; Karval vit les soldats allant et venant dans le corps de garde ; il n’avait qu’un cri à jeter pour se faire entendre ; il se tut pourtant !

À dix pas, la sentinelle se promenait de long en large. Karval frôla le soldat en passant ; il n’avait qu’un signe à faire ; il ne le fit pas. Le poignard de Kernan entrait dans sa poitrine, et quelques gouttes de sang filtraient à travers ses habits.

Bientôt la double enceinte fortifiée fut dépassée ; les deux hommes remontèrent la grande route pendant un quart de lieue dans le plus grand silence, Karval toujours rivé à Kernan ; puis le Breton se jeta dans un chemin couvert sur la gauche, et ne tarda pas à arriver à l’un de ces champs incultes et entourés de pierres, qui forment le sommet des hauts rochers de la côte.

On entendait la mer se briser au pied des rocs à une centaine de pieds de profondeur.

Là, Kernan s’arrêta :

— Maintenant, dit-il d’une voix grave, mais qui indiquait une résolution irrévocablement arrêtée, et dans laquelle était empreint tout l’entêtement breton, maintenant, tu vas mourir.

— Moi ! s’écria le misérable.

Peut-être voulut-il appeler alors, mais sa voix lui resta dans la gorge.

— Tu peux crier, dit le Breton ; tu peux demander grâce ; personne ne t’entendra, pas même moi. Rien ne te sauvera. À ta place, foi de Breton, je mourrais bravement, et non comme un lâche.

Karval essaya de se débattre ; mais le Breton d’une main le contint, et le courba jusqu’à terre.

— Kernan ! dit alors Karval d’une voix entrecoupée, grâce ! Je suis riche, j’ai de l’or ; je t’en donnerai beaucoup ! beaucoup ! Grâce ! grâce !

— Grâce à toi, malheureux ! s’écria Kernan d’une voix terrible ; toi qui as de ta main assassiné notre bonne dame, toi qui as de ta main arrêté notre maître, toi qui l’as fait condamner à mort, toi qui vas jeter notre fille à la guillotine ; toi, Breton renégat, voleur, incendiaire, qui as pillé, ruiné, brûlé ton pays ! Ah ! Dieu me damnerait, misérable, si je ne te tuais pas de ma main ! Meurs donc !

Karval était étendu à terre, le bras de Kernan se levait pour le frapper, quand le Breton s’arrêta. Une idée subite venait de traverser son esprit. Pendant cette guerre, cette même idée suspendit souvent la mort des prisonniers républicains, et prenait son origine dans ce sentiment religieux qui souleva les masses vendéennes.

Kernan s’était relevé en disant :

— Tu mourras, mais tu ne mourras pas sans confession.

Karval comprenait à peine ces paroles ; mais enfin, sa mort retardée, il avait encore une faible chance de s’échapper ; il était incapable de faire un mouvement. Kernan le releva d’une main, en se parlant à lui-même, sans autrement faire attention au misérable Karval.

— Oui ! il faut qu’il se confesse. Je n’ai pas le droit de le tuer sans confession. Mais un prêtre ! un prêtre ! où en trouver un ? J’irai jusque dans Brest en chercher un, s’il le faut ! un assermenté ! un jureur ! ce sera toujours assez bon pour ce gueux-là !

Pendant ce temps, le Breton marchait ; Karval, comme une masse inerte, pendait à son bras, et des gouttes de sang marquaient son passage sur les pierres de la route.

Cependant, les murs de Brest apparurent bientôt, et Karval, en qui survivait le sentiment de la conservation, comprit quelle unique chance s’offrait à lui ; une fois rentré dans la ville, il était décidé à appeler au secours, dût-il tomber mort. Il ouvrit donc les yeux, et vit peu à peu les remparts se dessiner dans l’ombre. Encore quelques pas, et il pourrait tenter son dernier moyen de salut.

En ce moment, à l’extrémité d’un chemin creux qui coupait la grande route, il aperçut un homme qui passait. Il ramassa alors un dernier reste d’énergie ; il s’arracha à l’étreinte du Breton, et courut en s’écriant :

— Sauvez-moi ! sauvez-moi !

Mais, en deux bonds, Kernan rejoignit Karval, et, regardant cet homme que le hasard amenait devant lui, il poussa un cri de joie féroce :

— Yvenat ! s’écria-t-il ; le prêtre Yvenat ! Qui donc oserait dire que la justice de Dieu n’est pas dans tout ceci, Karval ? écoute, c’est un prêtre !

Karval recula.

— Yvenat, dit alors Kernan, je te connais ; c’est moi qui t’ai sauvé de l’île Tristan. Tu es prêtre, cet homme est condamné à mourir, confesse-le.

— Mais ! dit le prêtre.

— Il n’y a pas d’objections ! pas de grâce à espérer ! Obéis.

Yvenat voulut résister ; Kernan leva sa redoutable main en lui disant :

— Ne me force pas à porter la main sur toi. Confesse cet homme. S’il ne peut parler, je vais aider ses souvenirs ; il a tué et volé ! il n’a plus que quelques minutes pour se repentir avant de paraître devant Dieu.

Il se passa alors une scène épouvantable ; le misérable, auquel revinrent en un instant les souvenirs et les sentiments de sa jeunesse, les leçons de son enfance, s’accusa vaguement, pleurant, faisant pitié sans émouvoir le Breton. Il ne savait ce qu’il disait ; Yvenat tremblait de tous ses membres, une irrésistible terreur s’emparait de lui ; le prêtre entendait à peine les paroles que le pénitent prononçait sans les comprendre, et enfin, n’en pouvant plus, et lui donnant une absolution rapide, il s’enfuit sans oser retourner la tête.

Il n’avait pas disparu à l’angle du chemin creux, qu’un cri sinistre retentissait dans les airs, et bientôt, le prêtre épouvanté put apercevoir un homme, portant un autre homme sur ses épaules, passer lentement à travers les champs déserts, et précipiter un cadavre du haut des rochers dans les flots sombres de la baie.

 

 

Xvi. — Le 9 Thermidor.

À minuit, Kernan rentrait au Porzik. Il déclara qu’il venait de tuer Karval. Marie, frissonnante, rentra dans sa chambre. Dès qu’elle fut partie, le Breton saisit le bras du chevalier.

— C’est demain l’exécution, dit-il.

Henry devint pâle de terreur.

— C’est demain, reprit Kernan, mais j’arracherai notre maître à la mort au pied même de l’échafaud, ou je mourrai !

— J’irai avec vous, Kernan, dit Henry.

— Et Marie, que deviendra-t-elle ?

— Marie, Marie, fit le jeune homme.

— Il faut bien que vous restiez là, si je venais à mourir. Mais qu’elle ne sache rien, la pauvre enfant ; demain elle sera orpheline, ou son père lui sera rendu.

Henry voulut insister encore, mais il se débattait contre lui-même, et la raison, d’accord avec ses sentiments, lui faisait une loi de demeurer près de sa fiancée.

Ni Kernan ni Henry ne dormirent pendant cette nuit funeste ; le Breton pria avec ferveur.

Au matin, Kernan embrassa Marie, serra la main du chevalier, et reprit le chemin de Recouvrance. Il n’avait pas de projet arrêté : les circonstances le décideraient à agir.

À six heures, il entra dans la ville, et se dirigea vers la prison. Pendant deux heures il attendit ; il vit venir la charrette peinte en rouge. À huit heures, elle ressortait avec une charge de condamnés ; le comte de Chanteleine était parmi eux. Les gardes nationaux les entouraient et le funèbre cortège se dirigea vers l’échafaud.

Un moment, le comte aperçut Kernan dans la foule. Une interrogation rapide passa dans son regard ; que pouvait-il demander, sinon ce qu’était devenue son enfant ?

Un signe de Kernan lui apprit qu’elle était en sûreté ; le comte le comprit, car un sourire passa sur ses lèvres, et il se mit à prier avec une ferveur dans laquelle entrait une vive reconnaissance.

La charrette s’avançait au milieu d’une foule considérable. Les sans-culottes de la ville, les clubistes, tout le rebut de la population insultait les condamnés, les menaçait et leur prodiguait les plus grossières injures. Le comte surtout, noble et prêtre, était en butte à leurs plus haineuses vociférations.

Kernan marchait auprès de la charrette ; au détour d’une rue, l’instrument de mort apparut ; il n’était pas à deux cents pas.

Tout à coup, un temps d’arrêt se fit, la foule s’arrêta. Il se passait quelque chose ; on s’interrogeait ; des cris se mêlaient aux hurlements. On entendait même ces paroles :

— Assez ! assez !

— Faites rebrousser chemin aux condamnés !

— À bas les tyrans ! à bas Robespierre ! vive la République !

Un mot expliqua tout. Le 9 thermidor venait d’éclater à Paris. Le télégraphe, que deux ans auparavant Chappe avait fait adopter à la Convention, apportait à l’instant la grande nouvelle. Robespierre, Couthon, Saint-Just venaient à leur tour de périr sur l’échafaud.

Il y eut immédiatement une sorte de réaction ; on était dégoûté du sang. La pitié l’emporta un instant sur la colère, la charrette fatale s’arrêta.

Kernan s’élança aussitôt, enleva le comte avec une force irrésistible au milieu des bravos et des cris, et, une demi-heure après, le comte était dans les bras de sa fille.

Pendant les quelques jours d’étonnement qui succédèrent au 9 thermidor, le comte et les siens purent quitter le pays et enfin passer en Angleterre. Dieu avait donné à leurs infortunes un dénoûment qu’ils ne pouvaient espérer de la part des hommes.

Ici finit cet épisode, pris aux plus mauvais jours de la Terreur. Ce qui suivit, chacun le devine.

Le mariage de Henry de Trégolan et de Marie se fit en Angleterre, où toute la famille resta pendant quelques années.

Dès que les émigrés purent regagner leur pays, le comte fut un des premiers à rentrer en France. Il revint à Chanteleine avec sa fille, Henry et le brave Kernan.

Là ils vécurent heureux et tranquilles, le comte administra tranquillement sa petite paroisse, préférant cet humble rôle aux dignités qui lui furent offertes, et les pêcheurs de la côte parlent encore avec regret et reconnaissance du noble curé de Chanteleine.

 

Jules VERNE.

 

FIN.

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