Saturday, 29 December 2018

Excellent Readings: Sonnet LIX by William Shakespeare (in English)

If their bee nothing new,but that which is,
Hath beene before , how are our braines beguild,
Which laboring for inuention beare amiſſe
The ſecond burthen of a former child ?
Oh that record could with a back-ward looke,
Euen of fiue hundreth courſes of the Sunne,
Show me your image in ſome antique booke,
Since minde at firſt in carrecter was done.
That I might ſee what the old world could ſay,
To this compoſed wonder of your frame,
Whether we are mended,or where better they,
Or whether reuolution be the ſame.
   Oh ſure I am the wits of former daies,
   To ſubiects worſe haue giuen admiring praiſe.

Friday, 28 December 2018

Friday's Sung Word: "Eu Sonhei que Tu Estavas tão Linda" by Lamartine Babo (in Portuguese)

Music by Francisco Mattoso.

Eu sonhei que tu estavas tão linda,
Numa festa de raro esplendor;
Teu vestido de baile, lembro ainda,
Era branco, todo branco, meu amor!
A orquestra tocou uma valsa dolente,
Tomei-te aos braços, fomos dançando, ambos silentes . .
E os pares que rodeavam entre nós,
Diziam coisas, trocavam juras a meia voz.

Violinos enchiam o ar de emoções
E de desejos uma centena de corações . . .
Pra despertar teu ciúme, tentei flertar alguém,
Mas tu não flertaste ninguém!
Olhavas só para mim, vitórias de amor cantei,
Mas foi tudo um sonho, acordei!


You can hear "Eu Sonhei que Tu Estavas tão Linda" sung by Francisco Alves here.

Thursday, 27 December 2018

Thursday’s Serial: “Vie De Sainte Marguerite-Marie Alacoque De L'ordre De La Visitation Sainte-Marie” by unknown writer from the Monastère de Paray-le-Monial (in French) I


CHAPITRE PREMIER
Naissance de Marguerite.
Sa Jeunesse. Ses Épreuves. Sa Vocation. 1647-1671.
Claude Alacoque, juge et notaire royal des seigneuries du Terreau, de Corcheval et autres lieux, épousait, en 1639, Philiberte Lamyn. Dieu les avait choisis l'un et l'autre pour être le père et la mère d'une fille qui devait à jamais illustrer leur nom: Marguerite-Marie Alacoque.
                Elle naquit au village de Lhautecour, territoire de Verosvres en Charolais, le lundi 22 juillet 1647 et fut baptisée le jeudi 25 du même mois, ayant pour parrain son oncle à la mode de Bretagne, Antoine Alacoque, curé de la paroisse de Verosvres, et, pour marraine, Marguerite de Saint-Amour, mariée à messire de Fautrières, seigneur de Corcheval.
                L'Esprit-Saint, au regard duquel tout est présent, prit sans doute possession de cette âme avec une complaisance ineffable. Il savait qu'il ne serait jamais chasse de la demeure dans laquelle il entrait, et qu'au contraire il pourrait librement y accomplir des merveilles de grâce.
                Cette frêle créature, qui ne comptait que trois jours d'existence et que rien ne distinguait au dehors, devait être, dans le plan de la Providence, l'instrument par lequel de grands desseins de miséricorde sur le monde seraient réalisés.
                Avant tout, le Seigneur éprouverait la docilité de cet instrument; il protégerait lui-même son élue, l'entourant d'un rempart d'humilité... Puis un jour, il se pencherait vers elle; il lui découvrirait son Coeur; il le lui ouvrirait et il la chargerait de le manifester à son Église, dans toute la profondeur et la magnificence de son amour.
                Lumière discrète, annonçant tout d'abord l'éclat d'un jour incomparable, Marguerite-Marie en demeurerait, à travers les siècles, le céleste rayonnement. Après avoir montré à tous le Sacré Coeur et s'être abîmée en lui, elle resterait comme chargée d'office d'attirer toutes les âmes à ce Coeur divin.
                Telle devait être sa mission spéciale. Comment le ciel l'y prépara-t-il ?
                Pour avoir la réponse, pénétrons dans son âme. Dieu a voulu que la clef de ce sanctuaire fût conservée. C'est le manuscrit original de l'Autobiographie de la Sainte, écrit par ordre du Père Rolin, jésuite, son directeur, pendant les années; 1685-1686. D'une écriture très serrée, mais aussi belle que caractéristique, cet autographe de soixante-quatre pages forme un des plus précieux trésors du monastère de la Visitation de Paray-le-Monial.
                Là, nous puiserons le plus souvent, afin de laisser la disciple et l'apôtre du Coeur de Jésus se révéler elle-même.
                Mais, une réflexion préalable.
                Quand on lit de suite, ou même quand on ouvre au hasard le Mémoire de la Servante de Dieu, une chose frappe: évidemment ces pages sont tracées sans aucune prétention littéraire; l'humain en est absent. Par contre, le divin s'y fait sentir. De la première à la dernière ligne, il règne un souffle de vérité et de transparente humilité qui saisit. Et cette conclusion s'impose . derrière Marguerite, à côté d'elle, ou plutôt en elle, il y a quelqu'un qu'elle contemple sans cesse, qui l'inspire sans cesse et c'est de Celui-là seul qu'elle s'inquiète. Dès lors, pourquoi s'occuperait-elle de semer son récit de dates, que le lecteur aimerait tant à rencontrer, mais qui, pour elle, n'ajouteraient rien à la, grandeur des choses qu'elle raconte? (1) Obligée d'écrire par obéissance, elle écrit selon que ses souvenirs lui reviennent - c'est tout. Aussi, se tournant tout d'abord vers son souverain Maître, lui proteste-t-elle que c'est pour l'amour de lui seul qu'elle se soumet, et lui demande-t-elle de n'écrire rien que pour sa plus grande gloire, à lui, et sa plus grande confusion, à elle. Puis elle continue: “O mon unique Amour, combien vous suis-[je] redevable de m'avoir prévenue dès ma plus tendre jeunesse, en vous rendant le maître et le possesseur de mon coeur!... Aussitôt que je me sus connaître, vous fîtes voir à mon âme la laideur du péché, qui en imprima tant d'horreur dans mon coeur, que la moindre tache m'était un tourment insupportable; et pour m'arrêter dans la vivacité de mon enfance, l'on n'avait qu'à me dire que c'était offenser Dieu: cela m'arrêtait tout court et me retirait de ce que j'avais envie de faire (1).”
Lorsque Marguerite eut atteint l'âge de quatre ans, sa noble marraine désira la garder quelque temps auprès d'elle en son château de Corcheval, confiant à deux de ses femmes le soin particulier de s'occuper de sa chère filleule. Bien différente était l'humeur de ces deux personnes. L'une se montrait aimable et engageante: Marguerite s'en éloignait. L'autre, sévère et dure, semblait l'attirer. Pourquoi ? Parce que Celui qui illumine les yeux du coeur faisait comprendre à cette jeune enfant que sa grâce habitait dans l'âme de la seconde, tandis qu'elle ne résidait point dans celle
de la première. Fidèle à suivre l'instinct secret qui la poussait à fuir la compagnie de l'une de ces deux servantes et à rechercher celle de l'autre, Marguerite sut toujours passer à côté des pièges tendus devant son innocence, se gardant toute pure sous l'œil de son Dieu. Au reste, lui-même veillait à ce que rien ne vînt ternir la candeur de cette Fleur des champs, dont il voulait se réserver exclusivement le parfum et la beauté. Il donnait à cette petite enfant de tels élans vers la pureté que, de son aveu, “sans savoir ce que c'était,” elle se sentait continuellement pressée de dire ces paroles: “O mon Dieu, je vous consacre ma pureté et je vous fais voeu de perpétuelle chasteté (1).» Une fois même elle les prononça entre les deux élévations de la messe. Ainsi donc, sans qu'elle en eût encore positivement l'intelligence, Marguerite était déjà marquée d'un sceau divin.
Son unique plaisir, à et âge où le bruit et les jeux font le bonheur des autres enfants; était de s'aller cacher en quelque bois, pour y rester solitaire et y prier plus à loisir. D'autres fois, elle mettait ses délices à invoquer la sainte Vierge, récitant le rosaire, les genoux nus en terre, ou faisant autant de génuflexions en baisant la terre qu'elle prononçait d'Ave Maria.
                Le premier pas que Dieu fit faire à notre Sainte dans le chemin du sacrifice devait avoir plus d'une conséquence douloureuse. Marguerite n'avait guère que huit ans lors qu'elle perdit son père, Claude Alacoque.
Il était fort estimé dans le pays; c'était un homme d'honneur, parce que, avant tout, c'était un vrai chrétien.
                Madame Alacoque, chargée de la tutelle de ses cinq enfants, et accablée d'embarras domestiques, se voyant forcément réduite à négliger l'éducation de sa fille, résolut de la mettre en pension chez les Urbanistes de Charolles.
                Ce fut là que Marguerite fit sa première communion, n'étant âgée que d'environ neuf ans. Initiée déjà aux mystères de Dieu par Dieu lui-même, ce fut bien autre chose après ce premier contact sacramentel de son âme avec Notre-Seigneur Jésus Christ. L'Homme-Dieu devint son Maître. Or, les leçons qu'il donne ne ressemblent en rien à celles des maîtres d'ici-bas.
                Aimable et enjouée, la jeune pensionnaire se faisait aimer sans peine. Son humeur naturelle l'eût inclinée à trop goûter les plaisirs. Mais, dès cette époque, Dieu répandit tant d'amertumes sur ceux qui se présentaient à elle, que petit à petit, son coeur se' détachant de la créature, chercha son unique repos dans le Créateur.
                Regardant toutes ses maîtresses comme des saintes et la sainteté comme l'apanage obligatoire des religieuses, elle voulait elle-même être religieuse pour être sainte; et, ne connaissant point d'autre Communauté que cette maison, elle pensait “qu'il fallait demeurer là,” selon sa naïve expression.
Cependant, pour attacher plus indissolublement cette âme au joug de son amour, Notre-Seigneur permit qu'une étrange maladie vînt encore faire faire de plus sérieuses réflexions à Marguerite. Elle tomba dans un tel état de faiblesse et de maigreur, qu'au bout de deux années, sa mère la retira du couvent. Revenue dans sa famille, elle y fut encore longtemps la proie de cet inexplicable mal, “Je fus environ quatre ans sans pouvoir marcher,” dit-elle, “les os me perçaient la peau de tous côtés.” Aucun remède ne se montrait efficace; mais dès que la jeune infirme eut fait voeu à la sainte Vierge d'être un jour une de ses filles, si elle la guérissait, toute trace de ses précédentes souffrances disparut. Dès lors, Notre-Dame se fit la céleste directrice de celle qu'elle venait de rendre à la vie. Elle la reprenait des moindres fautes. Un jour, Marguerite avait pris la liberté de s'asseoir en disant son rosaire. Jamais elle n'oublia la réprimande maternelle que lui en adressa cette Reine de miséricorde: “Je m'étonne, ma fille, que tu me serves si négligemment.”
                Ne serait-ce point pour faire oublier cette sorte de nonchalance à sa Mère du Ciel et prendre sa filiale revanche, que Marguerite fit plus tard le voeu de jeûner tous les samedis en l'honneur de la sainte Vierge, de lui dire l'Office de son Immaculée Conception et de faire sept génuflexions tous les jours de sa vie, “avec sept Ave Maria, pour honorer ses sept douleurs?”
En attendant, à peine eut-elle miraculeusement recouvré la santé que le monde chercha, lui aussi, à ressaisir son empire sur cette jeune fille qui, sans offenser Dieu, pouvait légitimement se laisser aller aux divertissements de son âge. Il n'est pas sans intérêt d'entendre notre Sainte avouer elle-même ses tentations et ses faiblesses à ce sujet: “Je ne pensais plus qu'à chercher du plaisir dans la jouissance de ma liberté”. Et plus loin: “[Je] commençai donc à voir le monde et à me parer pour lui plaire, cherchant à me divertir autant que je pouvais.”
                En un autre endroit de sa Vie écrite par elle-même, Marguerite confesse, dans l'amertume de on repentir, qu'une fois au temps du carnaval, elle alla même jusqu'à se déguiser avec d'autres jeunes filles, par une vaine complaisance pour le monde. Mais ici encore, le Seigneur, jaloux de la sanctification de sa servante, sut bien placer la croix à côté de l'entraînement et de la légèreté du siècle. “O mon Dieu, je ne pensais pas alors ce que vous m'avez bien fait connaître et expérimenter du depuis (sic), qui est que votre sacré Coeur, m'ayant enfantée sur le Calvaire avec tant de douleur, que la vie que vous m'y aviez donnée ne pouvait s'entretenir que par l'aliment de la croix, laquelle serait mon mets délicieux.
                Madame Alacoque, dépouillée de son autorité dans sa propre maison depuis la mort de son mari, se voyait soumise avec sa fille à une véritable servitude. La persécution était continuelle, et pendant plusieurs années, Marguerite eut à subir un genre de martyre, dont Dieu seul connut la blessante mais purifiante pression.
                Trois personnes - dont la Sainte a soin de taire les noms, se contentant de les appeler “ces chères bienfaitrices de mon âme”, “ces véritables amis de mon âme” - trois personnes ne cessaient de contrôler ses actions; mais chacune l'opprimait à sa manière, en sorte que la sujétion était triple et l'humiliation toujours renaissante. Ce qui augmentait encore l'angoisse de cette position, c'étaient les fréquentes maladies de Madame Alacoque, dans lesquelles Marguerite se voyait privée même des moyens les plus élémentaires de la soulager. Une fois surtout, sa peine alla jusqu'à l'extrémité, cette bonne mère souffrant cruellement d'un érésipèle si malin, que personne ne voulait approcher, ni panser sa plaie. Sa fille, étant allée à la messe un jour de la Circoncision, supplia Notre-Seigneur d'être lui-même le médecin et le remède de sa pauvre mère. De retour auprès d'elle, Marguerite trouva le mal ouvert et formant une plaie large et envenimée. Sans “autre onguent que ceux de la divine Providence,” elle se mit à la panser, avec tant de confiance en la bonté de son Seigneur, qu'en peu de jours, ce mal invétéré fut guéri, contre toute apparence humaine. Où cette jeune fille, qui, jusque-là, ne pouvait ni voir ni toucher des plaies, avait-elle pris un tel courage? - En Celui qui la fortifiait. Mon divin [Maître],” dit-elle, me consolait et substantait d'une parfaite conformité à sa très sainte volonté.” Et, ne se prenant qu'à lui de tout ce qu'il lui envoyait, elle s'écriait: “O mon souverain Maître, si vous ne le vouliez, cela n'arriverait pas; mais je rends grâces de quoi vous le permettez pour me rendre conforme à vous.”
                Elle ne rêvait plus que d'apprendre à faire l'oraison, mais, écrit-elle, “je n'en savais autre chose que ce mot d'oraison, qui ravissait mon cœur. Et m'étant adressée à mon souverain Maître, il m'apprit comme il voulait que je la fisse, ce qui m'a servi toute ma vie. Il me faisait prosterner humblement devant lui, pour lui demander pardon de tout en quoi je l'avais offensé, et puis, après l'avoir adoré, je lui offrais mon oraison, sans savoir comme il m'y fallait prendre. Ensuite il se présentait lui-même à moi dans le mystère où il voulait que je le considérasse, et il appliquait si fort mon esprit en tenant mon âme et toutes mes puissances englouties dans lui-même, que je ne sentais point de distractions, mais mon cœur se sentait consommé du désir de l'aimer, et cela me donnait un désir insatiable de la sainte communion et de souffrir.”
                Dans ses désolations intérieures et les combats que le monde et l'amour de sa mère livraient à son coeur, elle n'avait pas d'autre refuge ni d'autre force que d'aller se prosterner aux pieds de Notre-Seigneur au saint Sacrement, où elle serait restée les jours et les nuits sans se lasser jamais. Quelque confusion qu'elle en éprouvât, lorsqu'elle allait à l'église, l'Esprit de Dieu la poussait à s'approcher le plus près possible de l'autel et du tabernacle. C'est là que son bon Maître lui enseignait à faire oraison et lui découvrait ses mystérieux desseins sur elle. Il imprima aussi dans son coeur, vers ce même temps, un si grand amour pour les pauvres, que Marguerite se fit un délassement du labeur de les servir et de les instruire. Elle les soignait dans leurs maladies, pansait et baisait leurs plaies avec une ardeur toute surnaturelle. Tout ce qu'elle pouvait obtenir, elle le donnait à ses chers protégés, invitant les petits enfants à la venir trouver, et les réunissant pour leur apprendre le catéchisme. Ils accouraient en si grand nombre qu'ils remplissaient parfois toute une vaste chambre; mais souvent, hélas! une des trois personnes indiquées plus haut arrivait pour les chasser, avec leur bienheureuse catéchiste, trop saintement habituée à ces rebuts et mépris pour ne pas les accepter le sourire sur les lèvres. Une fois, la scène fut moins tragique. Ce fut son frère Chrysostome qui, entrant, surprit Marguerite environnée de tout ce petit peuple. “Ma soeur,” lui dit-il en riant, “vous voulez donc devenir maîtresse d'école? - Pardonnez-moi, mon frère, mais ces pauvres enfants sont peut-être sans instruction.”
                Continuant à l'instruire elle-même, Notre-Seigneur lui faisait voir la beauté des vertus, surtout des trois voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, lui disant “qu'en les pratiquant l'on devient saint, et il me disait cela,” remarque-t-elle, “parce qu'en le priant, je lui demandais de me faire sainte. Et comme je ne lisais guère d'autre livre que la Vie des Saints, je disais en l'ouvrant: il m'en faut chercher une bien aisée à imiter, afin que je puisse faire comme elle a fait, pour devenir sainte comme elle; mais ce qui me désolait, c'était de voir que j'offensais tant mon Dieu.”
                De plus en plus partagée entre le désir de répondre à la voix de Dieu, et celui de céder aux instances de sa mère, qui la conjurait de rester dans le Monde, Marguerite pensait pouvoir satisfaire sa conscience en lui donnant le change. Notre-Seigneur lui demandait son coeur; au lieu de le lui livrer, elle se contentait de lui offrir le sang de ses veines, s'accablant d'austérités, dont le seul récit fait frémir. Par là, elle se trompait elle-même, ruinant sa santé, sans réussir à pacifier les troubles de son esprit, car le corps n'était pas la victime que convoitait le divin Sacrificateur c'était l'âme de Marguerite qu'il voulait posséder en holocauste. Le combat se poursuivait donc, chaque jour plus terrible et plus intime. D'un côté. Jésus-Christ multipliant ses appels et ses reproches intérieurs à cette âme, jusqu'à lui apparaître sous la figure d'un Ecce Homo ou dans l'état qui fut le sien après la flagellation, lui remontrant combien il souffrait de voir son amour méconnu par une créature autant aimée qu'elle l'était, et pour laquelle il avait enduré de si atroces tourments. De l'autre côté, la voix de la nature et de la famille se faisant entendre toujours plus forte et réclamant leurs droits avec tant de véhémence dans ce coeur de vingt ans, qu'il semblait n'y avoir plus moyen de résister. Sur cela, plusieurs partis flatteurs se présentaient; tout se réunissait pour persuader à Marguerite que, n'ayant pas eu conscience de ce qu'elle faisait en prononçant le vœu de chasteté dans son enfance, elle était libre, et que c'était même un devoir de piété filiale de se créer un foyer dans le monde. Ne semblait-il pas que ce fût l'unique planche de salut pour retirer sa mère de l'humiliante servitude qui pesait sur elle ?
                L'histoire de toute vocation suppose une lutte. De même que la mort - cette séparation de l'âme et du corps - est précédée d'une agonie, de même la mort mystique - cette séparation de l'âme et du monde - est précédée d'une angoisse morale qui, pour certaines âmes, atteint parfois l'intensité d'une agonie. Marguerite l'expérimentait alors inénarrablement.
                Pour des motifs qu'il serait hors de propos de consigner ici, Mgr Doni d'Attichi et Mgr de Roquette, évêques d'Autun, restèrent longtemps sans visiter leur diocèse. Ce fut donc par suite de circonstances absolument indépendantes de sa volonté que Marguerite ne reçut le sacrement de Confirmation qu'en 1669, à l'âge de vingt-deux ans, des mains de Mgr Jean de Maupeou, évêque de Chalon-sur-Saône. La Providence ne fait rien au hasard. Elle avait sans doute ses vues dans ce délai. Du moins, est-il touchant de remarquer que ce fut précisément dans la période où l'âme de notre Sainte traversait la tempête et la persécution, qu'elle fut revêtue de la force d'en haut, par une nouvelle effusion des grâces de l'Esprit-Saint. Plus que jamais, elle allait en avoir besoin.
                Cependant Notre-Seigneur ne la laissait pas sans encouragement. “Une fois,” dit-elle, “j'étais comme dans une abîme d'étonnement de ce que tant de défauts, d'infidélités que je voyais en moi n'étaient pas capables de le rebuter, il me fit cette réponse: - C'est que j'ai envie de te faire comme un composé de mon amour et de mes miséricordes. - Et une autre fois il me dit: - Je t'ai choisie pour mon, épouse et nous nous sommes promis la fidélité, lorsque tu m'as fait voeu de chasteté! C'est moi qui te pressais de le faire, avant que le monde y eût aucune part, dans ton coeur; car je le voulais tout pur et sans être souillé des affections terrestres, et pour me le conserver comme cela, j'ôtai toute la malice de ta volonté, afin qu'elle ne le pût corrompre. Et puis je te mis en dépôt au soin de ma sainte Mère, afin qu'elle te façonnât selon mes desseins”.
                Le démon, soupçonnant que cette âme allait lui échapper, faisait jouer de nouvelles batteries contre elle. Marguerite les indique en toute humilité “Satan me disait continuellement: - Pauvre misérable! que penses-tu faire en voulant être religieuse? Tu te vas rendre la risée de tout le “monde, car jamais tu n'y persévéreras; et quelle “confusion de quitter un habit de religieuse et “sortir d'un couvent! Où pourras-tu te cacher “après cela ?” Et elle ne dissimule pas ses anxiétés, car elle ne savait à quoi se résoudre. “Je me fondais en larmes parmi tout cela,” ajoute-t-elle.
                Notre-Seigneur en eut pitié. Il la consola en l'éclairant lui-même.
                “Après la communion, si je ne me trompe, il me fit voir qu'il était le plus beau, le plus riche, le plus puissant, le plus parfait et accompli de tous les amants; et que, lui étant promise depuis tant d'années, d'où venait donc que je voulais tout rompre avec [lui] pour en prendre un autre. - Oh! apprends que si tu me fais ce mépris, je t'abandonne pour jamais; mais si tu m'es fidèle, je ne te quitterai point, et me rendrai ta victoire contre tous tes ennemis. J'excuse ton ignorance, parce que tu ne me connais pas encore, mais si tu m'es fidèle et me suis, je t'apprendrai à me connaître et me manifesterai à toi!”
                Tel fut le trait vainqueur qui décida la vocation de Marguerite. Subjuguée par l'amour de son Dieu, elle était désormais son esclave: elle ne serait qu'à lui!
                Restait à savoir dans quel Ordre elle entrerait. Ici encore, nouvelles traverses et nouvelles épreuves. On consentait à ce que Marguerite se fît religieuse, mais chez les Ursulines de Mâcon, parce qu'elle y avait une parente. Or, elle avait beau faire pour s'accorder elle-même à ce sentiment, toujours une secrète voix lui disait: “Je ne te veux point là, mais à Sainte-Marie.” Elle en était d'autant plus assurée qu'un jour, voyant un tableau de saint François de Sales, le grand évêque lui parut jeter sur elle un regard si paternel, l'appelant sa fille, qu'elle ne douta plus que ce saint ne dût bientôt devenir son père. Mais auparavant, il y avait encore un calvaire à gravir pour Marguerite.
                Madame Alacoque tombe malade à l'extrémité. On recommence l'assaut et l'on met tout en oeuvre pour, convaincre sa fille qu'elle doit ne plus songer actuellement au cloître, sans quoi elle sera responsable de la mort de sa mère.
C'est alors que le Crucifix devint le Maître incomparable, à l'école duquel Marguerite apprit si bien à goûter les leçons de la douleur, que parfois, éprise des charmes surhumains de la souffrance, elle allait se jeter aux pieds de son Sauveur crucifié et lui disait: “O mon cher Sauveur, que je serais heureuse si vous imprimiez en moi votre image souffrante!”
Le Cardinal Perraud dira un jour, parlant de cette prière: “Elle est bien courte, mais assurément une des plus belles et des plus généreuses qu'une âme chrétienne puisse adresser au Dieu de la Croix.”
                Lorsque Marguerite exposait ainsi à son cher Sauveur la sublime ambition de son âme de lui ressembler dans la souffrance, il daignait lui répondre: “C'est ce que je prétends, pourvu que tu ne me résistes pas et que tu y contribues de ton côté.”
                Et cette âme s'ouvrait toujours plus grande à l'action. divine. Communier souvent eût été son grand bonheur, mais “on ne me le voulait permettre que rarement,” confesse-t-elle en son Mémoire, “et j'aurais cru être la plus heureuse du monde si je l'avais pu faire souvent, et passer des nuits, seule, devant le saint Sacrement. Car je me sentais là une telle assurance, qu'encore que je fusse extrêmement peureuse, je n'y pensais plus, dès que j'étais en ce lieu de mes plus chères délices. Et les veilles de communion, je me sentais abîmée dans un si profond silence, que je ne pouvais parler qu'avec violence, pour la grandeur de l'action que je devais faire; et lorsque je l'avais faite, je n'aurais voulu ni boire, ni manger, ni voir, ni parler, tant la consolation et paix que je sentais était grande. Et je me cachais autant que je pouvais, pour apprendre à aimer mon souverain Bien, qui me pressait si fort de lui rendre amour pour amour. Mais je ne croyais pas de jamais pouvoir l'aimer, quoi que je pusse faire, si je n'apprenais à faire l'oraison; car je n'en savais que ce qu'il m'en avait appris, qui était de m'abandonner à tous ses saints mouvements, lorsque je pouvais me “renfermer en quelque petit coin avec lui; mais on ne me laissait pas assez de loisir.”
                L'attente se prolongea encore quelque temps pour Marguerite, jusqu'à ce qu'enfin; un religieux de Saint-François ayant donné du scrupule à Chrysostome Alacoque, son frère, de ce qu'il la retenait au monde, malgré la certitude de sa vocation à la vie religieuse, celui-ci se mit en peine de conduire sa soeur en quelque monastère. On persistait à vouloir que ce fût à Sainte-Ursule. Mais; à force de prières et de larmes, versées aux pieds de la sainte Vierge, qui lui dit: “Ne crains rien, tu seras ma vraie fille et je serai toujours ta bonne mère,” Marguerite obtint d'entrer en un couvent de Sainte-Marie. On lui en proposa plusieurs; aucun ne lui semblait être celui où son divin Maître avait marqué sa place. Mais, dira-t-elle plus tard, “aussitôt qu'on me nomma Paray, mon coeur se dilata de joie et j'y consentis d'abord.”
                Cependant d'autres obstacles lui barraient encore le passage. Elle les surmonta tous, se répétant sans cesse à elle-même: “Il faut mourir ou vaincre!” C'est grâce à cet héroïque courage qu'elle vint se présenter, heureuse et confiante, au lieu de son bonheur, “le cher Paray”.
                Marguerite ne fut pas plus tôt au parloir de la Visitation qu'une voix intérieure se fit entendre à son âme et lui dit: “C'est ici que je te veux.” Cela lui causa tant de joie, qu'elle pria son frère, qui l'accompagnait, de tout conclure promptement pour sa prochaine entrée en ce monastère, d'autant qu'elle ne serait jamais religieuse ailleurs qu'en cette maison de Sainte-Marie. “Après quoi,” écrit-elle, “il semblait que j'avais pris une nouvelle vie, tant je me sentais de contentement et de paix. Ce qui me rendait si gaie que ceux qui ne savaient pas ce qui se passait disaient: “Voyez-la, qu'elle a bien la façon d'une religieuse! - Et, en effet, je portais plus d'ajustements de vanité que jamais je n'avais fait, et me divertissais de même, pour la grande joie que je sentais, de me voir bien toute à mon souverain Bien.”
                Ce récit est-il assez vivant? Et ceux qui, sans la connaître, accusent Marguerite-Marie d'être une personne triste et repliée sur elle-même, ont-ils jamais lu ce passage? Y trouve-t-on un témoignage assez spontané du caractère de notre Sainte? Certes, il n'y a pas à la traîner au lieu de l'immolation! D'elle-même, elle s'y élance comme à une fête, et son jeune front porte déjà une auréole, sur laquelle on peut lire: Joie dans le sacrifice!
                Toutefois, Marguerite dut revenir encore quelque temps dans sa famille pour y régler ses dernières affaires. On a la minute de son testament, “faict, leu et passé en la maison de ladicte damoizelle testatrice, et en une chambre du costé du matin... le dix-neufviesme jour du mois de juin mil six cent soixante et onze.”
                Bientôt sonna l'heure de la dernière séparation. “Enfin ce jour tant désiré étant venu pour dire  adieu au monde, jamais je ne sentis tant de joie ni de fermeté dans mon coeur, qui était  comme insensible, tant à l'amitié comme à la douleur que l'on me témoignait, surtout ma mère; et je ne versai pas une larme en les quittant. Car il me semblait être comme une esclave qui se voit délivrée de sa prison et de ses chaînes, pour entrer dans la maison de son Époux, pour en prendre possession et jouir en  toute liberté de sa présence, de ses biens et de son amour. C'était ce qu'il disait à mon coeur, qui en était tout hors de lui-même et je ne savais rendre autre raison de ma vocation pour Sainte Marie, sinon que je voulais être fille de la sainte Vierge. Mais j'avoue que, dans le moment qu'il fallut entrer, qui était un samedi, toutes les peines que j'avais eues, et plusieurs autres, me vinrent assaillir si violemment, qu'il me semblait que mon esprit allait se séparer de mon corps en entrant. Mais aussitôt, il me [fut] montré que le Seigneur avait rompu mon sac , de captivité et qu'il [me] revêtait de son manteau de liesse; et la joie me transportait tellement que je criais: c'est ici où Dieu me veut! Je sentis d'abord gravé dans mon esprit que cette maison de Dieu était un lieu saint, et que toutes celles qui l'habitaient devaient être saintes, et que ce nom de Sainte-Marie me signifiait qu'il la fallait être à quel prix que ce fût, et que c'était pourquoi il fallait s'abandonner et sacrifier à tout, sans aucune réserve ni ménagement.”
                L'âme qui comprend ainsi la vie religieuse est-elle assez apte à l'embrasser? Affirmer que oui, c'est reconnaître l'oeuvre de préparation de l'Esprit-Saint. Étudions maintenant son oeuvre de transformation.


CHAPITRE II
La Postulante. La Novice. La Jeune Professe. 1671-1673
                Le monastère de Paray avait été fondé par celui de Lyon-en-Bellecour, le 4 septembre 1626. Or, c'était un premier vendredi du mois, harmonieux. dessein de providence sur cette maison! En 1671, elle était gouvernée par la Mère Marguerite Hiéronyme Hersant, professe du premier monastère de Paris. Comme cette sage supérieure était une âme toute séraphique en l'amour de Dieu et très éclairée pour la conduite des âmes, elle connut, dès les commencements, que Marguerite Alacoque était “une fille de choix.”
                Le même jugement en fut porté par la maîtresse des novices, Soeur Anne-Françoise Thouvant, qui avait été la première admise au monastère de Paray, lors de sa fondation. Ces deux grandes religieuses comprirent aisément que la nouvelle postulante avait déjà reçu du Seigneur lui-même des leçons plus hautes que toutes celles qui se pouvaient donner à des novices ordinaires. Aussi, lorsque dans son ardeur d'apprendre à faire l'oraison - science qu'elle croyait ignorer - Soeur Marguerite vint supplier sa maîtresse de la lui enseigner, la Soeur Thouvant se contenta-t-elle de lui répondre: “Allez vous mettre devant Notre-Seigneur comme une toile d'attente devant un peintre.” Soeur Marguerite obéit et le Sauveur lui donna en même temps la double intelligence de cette parole et du mystère qu'elle signifiait, lui révélant que son âme était cette toile sur laquelle il voulait peindre tous les traits de sa vie souffrante.
                L'artiste divin se hâta de se mettre à l'oeuvre. Il tarda cependant trop encore au gré des brûlants désirs de cette toile vivante et aimante, qui cherchait en vain la croix et se plaignait de ne trouver que saintes et pures jouissances au service de son Dieu. Ce n'était là qu'un stratagème du divin amour; car ce délai ne devait pas frustrer notre Sainte d'une seule goutte de la sève amère, mais sanctifiante, qui découle de l'arbre de la Croix.
                Si nous voulons avoir une idée des opérations secrètes de la grâce dans l'âme de cette prédestinée, dès ses premiers jours de vie religieuse, elle-même va nous le dire, sans se douter de la surhumaine beauté de son langage: “Il me dépouilla de tout en ce moment, et après avoir vidé mon coeur et mis mon âme toute nue, il y alluma un si ardent désir de l'aimer et de souffrir, qu'il ne me donnait point de repos, me poursuivant de si près, que je n'avais de loisir que pour penser comme c'est que je le pourrais aimer en me crucifiant.”
                L'humble postulante eut le bonheur de revêtir le saint habit deux mois environ après son entrée au monastère, c'est-à-dire le mardi 25 août 1671, en la fête de saint Louis, roi de France. Le nom de Marie, qu'elle avait déjà pris à sa confirmation, fut simplement ajouté à son nom de Marguerite. Désormais, nous l'appellerons: Soeur Marguerite-Marie. Ce jour-là, Notre Seigneur lui fit comprendre que c'était le temps de leurs divines fiançailles et qu'il la comblerait de faveurs durant tout le temps de son noviciat. Cette parole se vérifia si bien, et la novice fut parfois tellement inondée de consolations et de grâces extraordinaires, qu'elle habitait réellement d'autres régions que celles de la terre, ce qui la jetait dans une singulière confusion. Comme on la remarquait toujours perdue en Dieu, les supérieures voulurent s'assurer de l'esprit qui la conduisait. Pour cela, on la retirait à tout propos des exercices spirituels, l'envoyant balayer au lieu de faire oraison et semant sous ses pas mille et mille occasions de sacrifice et de renoncement. Soeur Marguerite-Marie, qui trouvait son ciel dans la volonté de Dieu, était contente de tout et jouissait tout aussi bien de son Jésus, en agissant pour lui, qu'en s'abîmant en lui, par la contemplation. Aussi s'en allait-elle, paisible et sereine, à ses petites occupations, chantant ce naïf couplet, qu'elle avait composé

Plus l'on contredit mon amour,
Plus cet unique bien m'enflamme;
Que l'on m'afflige nuit et jour
On ne peut l'ôter à mon âme.
Plus je souffrirai de douleur,
Plus il m'unira à son Coeur.

Elle faisait ordinairement son oraison sur ces paroles: “Il me suffit, que je sois comme vous le voulez, ô mon Bien-Aimé, en votre présence!” D'autres fois, elle disait: “Oh! qu'il est beau le Bien-Aimé de mon âme! Pourquoi ne le peux-je pas aimer parfaitement?” Question qui aurait pu faire sourire les anges, puisque cette âme luttait d'amour avec eux.
                Déjà nous savons un peu comment se passaient les journées de la sainte novice. Nous allons apprendre comment se passaient ses nuits. “Il n'y avait point de temps qui me fût plus agréable que celui de la nuit, comme étant plus propre à m'entretenir avec mon Bien-Aimé; je priais quelquefois mon bon ange qu'il m'éveillât. je sentais mon coeur tout rempli de Dieu, dont l'entretien m'était si doux, que souvent j'y passais des trois heures, sans autres mouvements ni sentiments que d'amour, sans qu'il fût à mon pouvoir de me rendormir... je ne me pouvais plus tenir sur le côté gauche, n'y pouvant respirer... Une fois, me voulant tourner pour me soulager une épaulé qui me faisait mal, il me dit ces paroles: que lorsqu'il portait sa Croix, il ne la changeait pas de côté pour se soulager.” Marguerite-Marie s'en souvint toujours.
                Une seule chose la tourmentait. “Je me sentais une faim insatiable des humiliations et mortifications,” dit-elle, “bien que mon naturel sensible les ressentît vivement. Mon divin Maître me pressait sans cesse d'en demander, ce qui m'en procurait de bonnes; car, quoiqu'on me , refusât celles que je demandais, comme indigne de les faire, on m'en donnait d'autres que je n'attendais pas, et si opposées à mes inclinations, que j'étais obligée de dire à mon bon Maître, dans l'effort de la violence qu'il me fallait [faire] - Hélas! venez à mon secours, puisque vous en êtes la cause! - Ce qu'il faisait en me disant: - Reconnais donc que tu ne peux rien sans moi, qui ne te laisserai point manquer de secours, pourvu que tu tiennes toujours ton néant et ta faiblesse abîmés dans ma force (2).” Un acte de générosité, accompli par Soeur Marguerite-Marie dans une rencontre très coûteuse à la nature, lui valut un redoublement de libéralité dans les faveurs de son doux Seigneur. Le fait est bien simple, si simple même, qu'il surprend dans une telle vie; mais il montre du moins quel prix Dieu attache aux petites choses faites avec un grand amour. Marguerite avait eu, de tout temps, une aversion mortelle pour toutes sortes de fromages. Elle tenait cela de famille. Aussi son frère Chrysostome s'était-il cru obligé, en présentant sa soeur au monastère, de prier qu'on ne la contraignît point sur cet article, ce qui avait été facilement accordé; l'affaire n'ayant de soi-même aucune importance. Mais un jour que, par mégarde, la serveuse au réfectoire présenta du fromage à Soeur Marguerite-Marie, la directrice crut l'occasion bonne de mesurer le courage de sa disciple. Elle l'obligea donc à faire ce sacrifice pour Notre-Seigneur et à prendre du fromage. Au premier abord, la répulsion naturelle l'emporta sur tout autre sentiment; ce que voyant, la maîtresse ne permit pas à la pauvre Soeur d'aller plus loin et d'accomplir l'obéissance, lui disant :, “Allez! Vous n'êtes pas digne de la pratiquer et je vous défends maintenant de faire ce que je vous commandais.” La grâce parla plus haut. Mais la novice fut trois jours à lutter entre le vouloir et le non-vouloir de se vaincre. Ne sachant que devenir, elle alla exposer son angoisse à Notre-Seigneur au saint Sacrement, s'écriant: “Hélas! mon. Dieu, m'avez-vous abandonnée! Eh quoi! faut-il qu'il y ait encore quelque réserve dans mon sacrifice, et qu'il ne soit pas tout consommé en parfait holocauste?” Le Dieu de toute bonté écouta la plainte de son enfant affligée. Lui donnant pour armes ces seules paroles: “Il ne faut point de réserve à l'amour,” il lui donna, du même coup, la force de se surmonter. Bien qu'avec des efforts indicibles, elle continua à prendre du fromage, chaque fois qu'on en servait à la Communauté, et cela durant huit années, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'on se vit obligé de le lui défendre,” ajoutent les Contemporaines.
                Notre-Seigneur fut si content de la victoire remportée par sa docile servante qu'il le lui fit sentir, au point de l'obliger à répéter souvent: “Suspendez, ô mon Dieu, ce torrent qui m'abîme, ou étendez ma capacité pour le recevoir!»
                Il fait bon admirer la générosité des saints; - on aime aussi à les voir aux prises avec nos faiblesses humaines. Soeur Marguerite-Marie eut ses heures de défaillance pendant son noviciat. Afin de la déprendre d'une affection trop naturelle pour une de ses compagnes, il fallut que l'Ami divin se montrât sévère, lui disant qu'il ne voulait point de coeur partagé, que si elle ne se retirait des créatures, il se retirerait d'elle. Ce reproche fut décisif. Mais en cette circonstance, Celui qui se nomme un “Dieu jaloux” avait dû attendre quelques mois, avant de triompher des résistances de cette nature aimante.
                Dans une autre occasion, elle sentit la révolte de la partie inférieure: se vaincre lui semblait au dessus de ses forces. Le Sauveur lui fit alors voir son corps sacré, couvert des plaies qu'il avait souffertes pour son amour, lui reprochant son ingratitude et sa lâcheté à se dominer pour l'amour de lui. “Que voulez-vous donc, mon Dieu, que je fasse, puisque ma volonté est plus forte que moi ?” Il lui dit que si elle la mettait dans la plaie de son sacré Côté, elle n'aurait plus de peine à se surmonter. “O mon Sauveur,” s'écria-t-elle, “mettez-l'y si avant et l'y fermez si bien, que jamais elle n'en sorte!...” Dès ce moment, tout lui parut si facile qu'elle n'eut plus de peine à se vaincre.”
                Néanmoins, dans un autre ordre d'idées, Notre-Seigneur devait encore rencontrer des résistances en cette âme d'élite.
                Serait-ce pendant son noviciat qu'il lui dit: “Je cherche une victime pour mon Coeur, laquelle se veuille sacrifier comme une hostie d'immolation à l'accomplissement de mes desseins?” C'est très probable; mais ce qui est incontestable, c'est que, le jour où le divin Maître lui fit cette confidence, Soeur Marguerite-Marie se récusa de toutes ses forces, ne pouvant comprendre comment la sainteté infinie de Dieu jetait les yeux sur elle pour un tel office de propitiation. D'autres âmes étaient bien plus propres à le remplir que' la sienne, pensait-elle sincèrement. Mais Notre-Seigneur insiste et sa voix prend le ton du commandement: “Je n'en veux point d'autre que toi, et-je veux que tu consentes à mon désir.” Elle allègue qu'elle dépend de l'obéissance. Vain prétexte devant Celui qui tient les coeurs des hommes en sa main... Il inspire à la supérieure d'approuver ce qu'il demande de sa servante. Désormais celle-ci ne pourra plus se soustraire aux divines exigences.
                Le temps de son noviciat touchant à son terme, elle se vit en butte à de nouvelles attaques. On ne pouvait nier sa vertu, qui éclipsait sans contredit celle de toutes ses compagnes. Mais les voies extraordinaires par lesquelles cette jeune Soeur marchait ne laissaient pas de donner des inquiétudes et de tenir les esprits en suspens à son sujet. A la Visitation, où les saints fondateurs ne voulaient rien d'éclatant, ne serait-ce pas imprudent d'y admettre une personne telle que celle-ci, ne ressemblant à aucune autre ?... N'y avait-il pas de l'illusion dans ses communications intimes et constantes avec Notre-Seigneur? La Communauté se le demandait et jugea qu'au moins un retard était nécessaire dans la réception définitive de la Soeur Alacoque. Sa profession fut donc ajournée. La novice en souffrit plus qu'il ne se peut dire. Comme ce n'était pas en son pouvoir d'arrêter le cours des choses surnaturelles qui se passaient en son âme, toute désolée, elle disait à Notre-Seigneur: “Hélas  mon Seigneur, vous serez donc la cause que l'on me renverra ?” Sur quoi, il lui donna cette réponse: “Dis à ta supérieure qu'il n'y a rien à craindre pour te recevoir, que je réponds pour toi, et que, si elle me trouve solvable, je serai ta caution.”
                Cette divine parole demeure à jamais le plus irrécusable témoignage de l'appel certain de Marguerite-Marie à la Visitation. Quand un artiste a devant lui une perle, précieuse entre toutes, il médite longtemps comment il l'enchâssera; et c'est un des secrets de son génie de combiner un enchâssement d'autant plus sobre d'ornements que la perle est plus belle en elle-même. De toute éternité, le Coeur de Jésus avait choisi l'Institut fondé par saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal pour y enchâsser sa Marguerite; parce que là, tout devant être simple, humble, caché, l'incomparable éclat de cette perle du ciel ne ferait que resplendir davantage aux yeux de toute l'Église. Non seulement Marguerite-Marie est appelée à la Visitation et rien ne changera cette élection divine; mais le souverain Seigneur va prendre soin d'avertir notre Sainte qu'il veut qu'elle préfère sa règle à tout le reste, et que lui-même y ajustera ses grâces. Elle devra vivre de l'esprit de sa règle avant tout. Les faveurs de son divin, Époux l'y enfonceront toujours plus, au lieu de l'en retirer jamais.
                En cette année 1672, c'était la Mère Marie-Françoise de Saumaise, professe du monastère de Dijon, qui venait de prendre le gouvernement de la Communauté de Paray. C'est donc à cette nouvelle supérieure que Soeur Marguerite-Marie alla rapporter les paroles du Sauveur. La Mère de Saumaise, personne de grand jugement et de haute sainteté, exigea une preuve; et pour marque de sûreté, elle lui ordonna de demander à Notre-Seigneur de la rendre utile à la sainte religion, par la pratique exacte de toutes les observances monastiques. Toujours plein d'une divine condescendance, le Maître répondit à la novice: “Eh bien! ma fille, je t'accorde tout cela, car je te rendrai plus utile à la religion qu'elle ne pense, mais d'une manière qui n'est encore connue que de moi; et désormais j'ajusterai mes grâces à l'es prit de ta règle, à la volonté de tes supérieures et à ta faiblesse; en sorte que tu tiennes suspect tout ce qui te retirera de l'exacte pratique de ta règle, laquelle je veux que tu préfères à tout le reste. De plus, je suis content que tu préfères la volonté de tes supérieures à la mienne, lors qu'elles te défendront de faire ce que je t'aurai ordonné. Laisse-les faire tout ce qu'elles voudront de toi: je saurai bien trouver le moyen de faire réussir mes desseins, même par des moyens qui y semblent opposés et contraires. Et je ne me réserve que la conduite de ton intérieur et particulièrement de ton coeur, dans lequel, ayant établi l'empire de mon pur amour, je ne le céderai jamais à d'autres.”
                La Mère de Saumaise ne s'était sans doute pas attendue à une réponse si précise ni si explicite.
Quoi qu'il en soit, elle en demeura contente. D'ailleurs, pendant les six années qu'elle continua à être la supérieure de Soeur Marguerite-Marie, elle put toucher du doigt, pour ainsi dire, la vérité des prédictions que Notre-Seigneur avait faites à sa chère fille et que celle-ci lui avait transmises, avec une si entière simplicité, aux jours de son noviciat.
                La supérieure et la maîtresse ne doutant plus de la vocation de leur novice, la Communauté ne tarda pas à partager le même sentiment. Cette courte phrase des Contemporaines est éloquente: “Elle fut reçue par toutes les voix de la Communauté pour la sainte profession.”
                La cérémonie fut fixée au dimanche 6 novembre 1672.
                Selon la coutume de l'Ordre, ce grand acte doit être précédé d'une retraite ou solitude de dix jours. Soeur Marguerite-Marie fit la sienne sous la conduite directe de l'Esprit-Saint. Les preuves en sont là. Possédant en elle-même Celui qu'elle aimait plus qu'elle-même, peu lui importait d'être occupée à telle ou telle chose, puisque rien ne la détournait de lui. Un détail est demeuré célèbre.
                Il y avait dans l'enclos du monastère une ânesse et un ânon. La maîtresse avait recommandé aux novices de prendre garde à ce qu'ils ne fissent point de dégâts dans le jardin potager. Soeur Alacoque prit l'obéissance pour elle personnellement, et ne s'en crut pas dispensée, quand vint sa retraite de profession. Le long de la journée, en dehors des exercices du chœur, on retrouvait la douce enfant à son poste d'humilité, rendit très pénible par l'ordre reçu de ne pas attacher les animaux, et ils ne faisaient que courir,” écrit-elle innocemment. “Je n'avais point de repos jusqu'aux Angelus du soir, que je venais souper.” Pendant une partie des matines, elle devait retourner à l'étable, faire manger l'ânesse et son petit ânon. “- Je me trouvais si contente dans cette occupation, que je ne me serais point souciée quand elle aurait duré toute ma vie.” On ne l'y laissa pas toute sa vie, mais quelque temps seulement, charmé que l'on était de voir jusqu'où irait sa vertu. Or, un jour, tandis que, pour empêcher les animaux de s'enfuir, Soeur Marguerite-Marie allait interrompre l'entretien qu'elle avait avec Notre-Seigneur, il lui, dit: “Laisse-les faire, ils ne feront point de mal.” Cette vraie obéissante crut à la parole de son Dieu; si bien que, malgré les recherches les plus minutieuses, les Soeurs qui avaient aperçu les deux bêtes courant dans le potager, n'y purent trouver aucune trace de leur passage.
                La tradition constante de la Visitation de Paray est que c'est sous un petit bosquet de noisetiers, qui se voit encore florissant dans le jardin du monastère, que le divin Maître daignait apparaître à l'heureuse novice et lui tenir fidèle compagnie, pour la dédommager surabondamment des fatigues qu'elle prenait à veiller sur l'ânesse et l'ânon. Montrant un jour ce bosquet à une Soeur, elle lui dit: “Voilà un endroit de grâce pour moi, car Dieu m'a fait connaître ici l'avantage qu'il y a à souffrir, par les connaissances et lumières qu'il m'a données de sa Passion (1).” Ces lumières et ces connaissances, que ne nous les a-t-elle révélées! Mais elle se contente de dire: “C'est un abîme à écrire, et la longueur m'y fait tout supprimer.”
                L'examen attentif de certaines circonstances autorise à placer pendant cette retraite de profession une grâce que Soeur Marguerite-Marie reçut “un jour de Toussaint.” Il lui fut dit intelligiblement

Rien de souillé dans l'innocence;
Rien ne se perd dans la puissance;
Rien ne passe en ce beau séjour;
Tout s'y consomme dans l'amour.

C'est-à-dire: son âme devait être pure de toute tache; elle devait tout abandonner à Celui qui est la puissance même; au ciel, rien ne passe, tout y est éternel et s'y consomme dans l'amour. Et, sur l'heure “un petit échantillon de cette gloire” lui fut montré. “Comme j'étais en retraite,” écrit-elle, “je passai tout le jour dans ces plaisirs inexplicables, desquels il me semblait qu'il n'y avait plus rien à faire que d'aller promptement jouir. Mais ces paroles, qui me furent dites, me firent bien connaître que j'étais bien loin de mon compte; les voici :

C'est en vain que ton coeur soupire,
Pour y entrer comme tu crois,
Il ne faut pas qu'on y aspire
Que par le chemin de la croix.

Notre-Seigneur lui mit alors devant les, yeux tout ce qu'elle aurait à souffrir pendant tout le cours de sa vie. Pour exprimer ce qu'elle en éprouva, la Sainte n'a qu'un mot, mais il est énergique: «Tout mon corps en frémit!”
                Devant se préparer à sa confession, elle était dans une grande anxiété pour trouver ses péchés. Son divin Maître la rassura: “Pourquoi te tourmentes-tu? Fais ce qui est en ton pouvoir, je suppléerai à ce qui manquera au reste. Car je ne demande rien tant dans ce sacrement qu'un coeur contrit et humilié.” Pleine de contrition et d'humilité, elle fit donc sa confession. Ici, Soeur Marguerite-Marie a une comparaison vivante, pour rendre ce qui, alors, se passa en son âme, sous l'application du sang rédempteur. “Il me semblait me voir et sentir dépouillée et revêtue en même temps d'une robe blanche, avec ces paroles: - Voici la robe d'innocence dont je revêts ton âme, afin que tu ne vives plus que de la vie d'un Homme-Dieu, c'est-à-dire que tu vives comme ne vivant plus, mais me laisser vivre dans toi. Car je suis ta vie, et tu ne vivras plus qu'en moi et par moi.”
                Cette robe d'innocence, que le Seigneur en était jaloux pour sa bien-aimée! Dans un autre écrit, elle rapporte plus au long les paroles de son Souverain: “Moi, ton Époux, ton Dieu et ton Amour, ma bien-aimée, je suis venu pour revêtir ton âme de la robe d'innocence, afin que tu ne vives que de la vie d'un Homme-Dieu, et pour cela je simplifierai et purifierai toutes tes puissances, afin qu'elles ne reçoivent plus aucune impression étrangère. Et c'est en présence de la Sainte Trinité et de ma sainte Mère que je te fais cette grâce, laquelle si tu viens une fois à perdre, tu ne la recouvreras jamais, et tu te précipiteras dans un abîme si profond, à cause de la hauteur du lieu où je t'ai logée, qui est la plaie de mon Coeur, que tu ne pourras jamais te relever de cette chute.”
                Le jour des Trépassés - 2 novembre 1672 - étant devant le saint Sacrement pour lui faire amende honorable de l'abus qu'elle avait fait de ses grâces, elle s'immola, de nouveau à la divine volonté, et pria Notre-Seigneur de recevoir le sacrifice de l'holocauste qu'elle désirait lui faire et de l'unir au sien. Son divin Maître lui répondit: “Souviens-toi que c'est un Dieu crucifié que tu veux épouser; c'est pourquoi il te faut rendre 'conforme à lui, disant adieu à tous les plaisirs de la vie, puisqu'il n'y en aura plus pour toi qu'il ne soit traversé de la croix.”
                Pendant cette mémorable retraite, Soeur Marguerite-Marie se traça un plan de perfection - ou plutôt l'Esprit-Saint le lui traça de main de maître. Voici mes résolutions qui doivent durer jusqu'à la fin de ma vie, puisque mon Bien-Aimé les a dictées lui-même. Après l'avoir reçu dans mon coeur, il me dit: - Voici la plaie de mon Côté, pour y faire ta demeure actuelle et perpétuelle. C'est où tu pourras conserver la robe d'innocence dont j'ai revêtu ton âme, afin que tu vives désormais de la vie d'un Homme-Dieu! vivre comme ne vivant plus, afin que je vive parfaite ment en toi, ne pensant à ton corps et à tout ce qui t'arrivera comme s'il n'était plus; agissant comme n'agissant plus, mais moi seul en toi. Il faut pour cela que tes puissances et tes sens demeurent ensevelis dans moi et que tu sois sourde, muette, aveugle et insensible à tontes les choses terrestres: vouloir comme ne voulant plus, sans jugement, sans désir, sans affection et sans volonté que celle de mon bon plaisir, qui doit faire toutes tes délices; ne cherchant rien hors de moi, si tu ne veux faire injure à ma puissance et m'offenser grièvement, puisque je te veux être toutes choses.
                “Sois toujours disposée à me recevoir, je serai toujours prêt à me donner à toi, parce que tu seras souvent livrée à la fureur de tes ennemis. Mais ne crains rien, je t'environnerai de ma puissance et serai le prix de tes victoires. Prends garde de ne jamais ouvrir les yeux pour te regarder hors de moi; et qu'aimer et souffrir à l'aveugle soit ta devise. Un seul coeur, un seul amour, un seul Dieu!”
                Ce qui suit était écrit de son sang: “Moi, chétive, et misérable néant, proteste à mon Dieu me soumettre et sacrifier à tout ce qu'il désire de moi, immolant mon coeur à l'accomplissement de son bon plaisir, sans réserve d'autre intérêt que sa plus grande gloire et son pur amour, auquel je consacre et abandonne tout mon être et tous mes moments.
                “Je suis pour jamais à mon Bien-Aimé, son esclave, sa servante et sa créature, puisqu'il est tout à moi, et suis son indigne épouse: Soeur Marguerite-Marie, morte au monde, Tout de Dieu et rien de moi! Tout à Dieu et rien à moi!Tout pour Dieu et rien pour moi!”
                Le 6 novembre 1672, elle s'étendit sous le drap mortuaire - selon le cérémonial de l'Ordre - après avoir prononcé les trois voeux de pauvreté de chasteté et d'obéissance, triple et bienheureuse chaîne qui l'unissait pour jamais au Dieu de son coeur et au Coeur de son Dieu.
Le célébrant venait de lui dire: “Ma Soeur, vous êtes morte au monde et à vous-même, pour ne vivre plus qu'à Dieu.” Quel écho ces paroles trouvèrent-elles en son âme? Nous allons l'entendre: “Étant donc enfin parvenue au bien tant désiré de la sainte profession, c'est en ce jour que mon divin Maître voulut bien me recevoir pour son épouse, mais d'une manière que je me sens impuissante d'exprimer. Mais seulement je dirai qu'il me parait et traitait comme une épouse du Thabor; ce qui m'était plus dur que la mort, ne me voyant point de conformité avec mon Époux, que j'envisageais tout défiguré et déchiré sur le Calvaire. Mais il me fut dit: - Laisse-moi faire chaque chose en son temps, car je veux que tu sois maintenant le jouet de mon amour, qui se veut jouer de toi selon son bon à plaisir comme les enfants font de leurs poupées; et faut que tu sois ainsi abandonnée, sans vue ni résistance, me laissant contenter à tes dépens; mais tu n'y perdras rien. - Il me promit de ne me plus quitter, en me disant: - Sais toujours prête et disposée à me recevoir, car je veux désormais faire ma demeure en toi, pour con verser et m'entretenir avec toi.”
                Là ne se bornèrent pas les faveurs divines, Notre-Seigneur mit alors le sceau à toutes celles qu'il avait déjà faites à sa servante et voici comment. Immédiatement après le texte que nous venons de citer, elle ajoute: “Et dès lors, il me gratifia de sa divine présence, mais d'une manière que je n'avais encore point expérimentée, car jamais [je] n'avais reçu une si grande grâce, pour les effets qu'elle a opérés toujours en moi depuis. Je le voyais, le sentais proche de moi, et l'entendais beaucoup mieux que si ce fût été des sens corporels, par lesquels j'aurais pu me distraire pour m'en détourner; mais je ne pouvais mettre d'empêchement à cela, n'y ayant rien de ma participation. Cela imprima en moi un si profond anéantissement, que je me sentis d'abord comme tombée et anéantie dans l'abîme de mon néant, d'où je n'ai pu sortir depuis, par respect et hommage à cette grandeur infinie, devant laquelle j'aurais toujours voulu être la face prosternée contre terre ou à genoux: ce que j'ai fait depuis, autant que les ouvrages et ma faiblesse l'ont pu permettre.”
                Ailleurs, revenant sur cette grâce immense que lui fit Notre-Seigneur, la Sainte écrit ces mots: “Il me dit que je ne devais rien craindre, parce qu'il me promettait une des plus grandes grâces qu'il eût jamais [faites] à aucun de ses amis, qui était de me gratifier de sa présence actuelle et continuelle.”
                Puis Notre-Seigneur l'avertit comment il la punira de ses fautes: “Lorsque tu feras des fautes, je les purifierai par les souffrances, si tu ne le fais par la pénitence et je ne te priverai point de ma présence pour cela, mais je te la rendrai si douloureuse qu'elle tiendra lieu de tout autre supplice.
                “- Et dans ce moment, il effectua si bien sa promesse qu'il m'était toujours présent. Et je le sentais toujours proche de moi, comme si l'on était proche de quelqu'un que les ténèbres de la nuit empêcheraient de voir des yeux du corps. Mais la vue perçante de l'amour me le fit voir et sentir d'une manière bien plus aimable et certaine et de différentes manières.”
                “Je ne me souciais plus ni du temps ni du lieu, depuis que mon Souverain m'accompagnait partout,” lisons-nous dans l'Autobiographie. “Je me trouvais indifférente à toutes les dispositions que l'on pût faire de moi; étant bien sûre que, s'étant ainsi donné à moi sans aucun mien mérite de ma part, mais par sa pure bonté, et que, par conséquent on ne me le pourrait pas ôter, cela me rendait contente partout.”
                Après sa profession, Soeur Marguerite-Marie passa successivement dans les divers emplois du monastère. “Partout elle s'y soutint avec sa ferveur ordinaire,” disent les Contemporaines; mais partout aussi, elle recueillit la myrrhe des souffrances et des humiliations. Jamais cependant elle ne se sentait rassasiée de ce côté-là.
                Nommée d'abord aide à l'infirmerie, elle confesse ingénument que Dieu seul peut connaître ce qu'elle y eut à souffrir, tant de la part de mon naturel prompt et sensible,” écrit-elle, “que de celle des créatures et du démon, lequel me faisant souvent tomber et rompre tout ce que je tenais entre les mains, et puis se moquait de moi, en me riant quelquefois au nez: - Oh la lourde! tu ne feras jamais rien qui vaille! - Ce qui jetait mon esprit dans une tristesse et abattement si grand que je ne savais que faire, car souvent il m'ôtait le pouvoir de le dire à notre Mère, parce que l'obéissance abattait et dissipait toutes [ses] forces.”
                La Soeur infirmière était alors Soeur Catherine-Augustine Marest. En la plaçant d'office à côté de la Soeur Alacoque, la Providence ne pouvait rapprocher deux personnes dont le caractère fût plus diamétralement opposé. Notre Sainte eut donc beaucoup à souffrir à l'infirmerie. Est-ce à dire qu'elle n'y fit rien souffrir elle-même? Il faudrait être dépourvu de sens pratique pour le penser. Si nous nous mettons impartialement à la place de la Soeur Marest, prenant soin de noter que c'était une nature exceptionnellement virile et décidée, nous devrons reconnaître que, pour une officière de cette trempe, n'être secondée que d'intention et de bonne volonté de la part de son aide, sans l'être presque jamais d'effet ni d'opération, c'était plutôt être exercée que secourue. Et dans le cas présent, il n'y avait remède; car une âme que Dieu emplit toujours et absorbe tellement qu'elle vit “plus là où elle aime que là où elle anime,” cette âme-là sera toujours hors de son élément dans le contact quotidien avec les choses extérieures. Telle était celle de la jeune professe. Et - ce qui aiguisait sa souffrance, - elle se rendait parfaitement compte de tout cela, ressentant au double-les heurts dont elle était cause, bien qu'elle ne pût rien y changer. Mais puisque, quand il s'agit de sanctifier ses élus, Dieu bouleverserait plutôt le monde que de laisser cette sanctification en arrière, rien ne doit nous étonner dans le plan qu'il adoptera toujours pour faire arriver Marguerite-Marie où il la veut. Grandes lignes, détails, tout est divinement coordonné, afin que l'esprit, le corps et le coeur de sa bien-aimée soient toujours en état de sacrifice.
                Dès maintenant, il est bon de nous rappeler le témoignage que rendra dans la suite la Mère Greyfié, plus à même que toute autre, peut-être, de se prononcer en cette matière et de nous faire le portrait moral de la Servante de Dieu. Cette grande supérieure dira donc: “Elle était naturellement judicieuse et sage et avait l'esprit bon, l'humeur agréable, le coeur charitable au possible: en un mot, l'on peut dire que c'était un sujet des mieux conditionnés pour bien réussir à tout, si le Seigneur ne l'eût exaucée en sa demande d'être inconnue et cachée dans l'abjection et la souffrance.”
               
De son côté, le Père Croiset écrira un jour “Dieu lui avait donné beaucoup d'esprit, un jugement solide, fin et pénétrant, une âme noble, un grand coeur.” Ainsi, c'est un fait bien constaté la Soeur Alacoque n'était pas une personne à l'esprit étroit et borné, d'une humeur chagrine et mélancolique, - comme quelques-uns se la représentent. C'était une fille de jugement, une religieuse aimable; mais une permission spéciale de Dieu sur elle voulait que toutes ses heureuses qualités disparussent ordinairement sous le voile de l'humiliation.
                En revanche, les communications entre Jésus-Christ et cette âme sont incessantes. Mais il faut avouer qu'elles se passent sur un terrain bien, différent de celui où nous vivons habituellement. Un jour, après la sainte communion, Notre-Seigneur daigna demander à Soeur Marguerite-Marie de lui réitérer le sacrifice qu'elle lui avait déjà fait de sa liberté et de tout son être. “Ce que je fis de tout mon Coeur, pourvu, lui dis-je, ô mon souverain Maître, que vous [ne] fassiez jamais rien paraître en moi d'extraordinaire, que ce qui me pourra le plus causer d'humiliation et d'abjection devant les créatures et me détruire dans leur estime: car hélas! mon Dieu, je sens ma faiblesse, je crains de vous trahir et que vos dons ne soient pas en sûreté dans moi. - Ne crains rien, ma fille, me dit-il, j'y mettrai bon [ordre], car je m'en rendrai le gardien moi-même et te rendrai impuissante à me résister. - Eh quoi! mon Dieu, me laisserez-vous toujours vivre sans souffrir? ” - Alors Notre-Seigneur lui montra une grande croix toute couverte de fleurs, l'assurant que ces fleurs tomberaient peu à peu et qu'il ne lui resterait que les épines. Ce lui fut une annonce qui ravit son âme, au lieu de l'effrayer.
                Qu'on ne croie pas que, parmi tant de faveurs célestes, Soeur Marguerite-Marie négligeât la pratique des plus humbles et basses vertus, véritable et solide fondement de son Ordre. En janvier 1673, saint François de Sales se plut à lui donner de nouvelles lumières à ce sujet. Il lui montra que les vertus qu'il avait toujours le plus souhaitées à ses filles étaient celles qui l'avaient lui-même tenu continuellement uni à Dieu: c'est-à-dire la charité envers Dieu et le prochain et la plus profonde humilité.
A cette toute jeune professe, déjà le saint fondateur confie un douloureux secret. Il se plaint qu'on est déchu de ce double esprit qu'il s'était efforcé d'implanter dans sa génération spirituelle, et il enseigne comment on pourra l'y remettre en vigueur. Il reconnaît donc bien Soeur Marguerite-Marie pour vraie fille de la Visitation. Qui sait si le Dieu des miséricordes n'avait pas déjà dévoilé aux regards du grand évêque, qu'en un avenir prochain, le Coeur de Jésus se donnerait à ce cher Institut de la Visitation, et que ce serait par le moyen de cette humble enfant qui, depuis trois mois à peine, avait prononcé les trois voeux de religion ?
                La Mère de Saumaise, voyant que sa chère fille continuait à recevoir de telles grâces extraordinaires, lui ordonna d'écrire ce qui se passait dans son intérieur. La Soeur y eut tout d'abord une extrême répugnance. Notre-Seigneur l'en reprit, lui disant: “Pourquoi refuses-tu d'obéir à ma voix et d'écrire ce qui vient de moi et non de toi, qui n'y as aucune part qu'une simple adhérence? Considère ce que tu es et ce [que] tu mérites, et tu pourras connaître d'où vient le bien que tu possèdes. Pourquoi crains-tu, puisque je t'ai donné pour asile le lieu où tout est rendu facile?” Elle obéit donc. C'est grâce aux pages qu'elle écrivit alors que nous pouvons plus sûrement la suivre dans les premières années de sa vie religieuse. Malheureusement ce Mémoire n'existe plus dans le manuscrit autographe. Il n'en reste que d'anciennes copies qui ne sont pas irréprochables; mais elles ont pourtant leur valeur. Détachons-en quelques passages; ils nous seront une nouvelle révélation de ce qui occupe l'âme des saints.
                “Une veille de communion, je demandai à mon Jésus d'unir mon coeur au sien, puisque c'était là toute ma prétention. Et, me disant comme se pourrait-il faire d'unir le néant au Tout. - Je sais que cela ne se peut que par votre amour. - Et, me faisant voir par la suprême pointe de l'entendement ce beau Coeur plus éclatant qu'un soleil et d'une infinie grandeur et un petit point qui ne semblait qu'un atome et qui était tout noir et défiguré, mais qui faisait tous ses efforts pour s'approcher de cette belle lumière; mais c'était en vain, si ce Coeur amoureux ne l'eût attiré lui-même en disant: - Abîme-toi dans ma grandeur et prends garde de n'en jamais sortir, parce que, si tu en sors, tu n'y rentreras plus. - Et je trouve mon coeur tellement lié à l'oraison, que je suis quelquefois comme si je n'en avais plus de jouissance, et dans une paix si grande que je n'ai d'autre inquiétude que de [ne] pas aimer mon Dieu et que je n'emploie pas bien mon temps en l'exercice de son saint amour. Et m'imaginant quelquefois que c'était le démon qui me tenait ainsi, je disais à Dieu: - Faites-moi connaître les ruses du démon, afin que je les évite! - Mais, mon Bien-Aimé m'a fait entendre que le démon ne pouvait connaître l'intérieur, que lorsque l'on en donnait quelque signe extérieur, et qu'il ne pouvait donner la paix à un coeur.”
                Soeur Marguerite-Marie était sujette à des extinctions de voix qui l'empêchaient de chanter l'office, ce qui lui était fort sensible. La veille de la Visitation, Ier juillet 1673, il y avait déjà longtemps qu'elle subissait cette privation, qu'elle regardait comme un châtiment. Ayant fait de vains efforts pour essayer de suivre le choeur au début des matines et ne pouvant y réussir, elle s'anéantit dans le sentiment de l'adoration. Tout à coup, pendant le Te Deum, tandis qu'elle tenait ses bras modestement croisés dans ses manches, une divine lumière vint s'y reposer sous la figure d'un petit enfant éclatant comme un soleil. Transportée d'un tel spectacle, elle dit, “dans un profond silence: - Mon Seigneur et mon Dieu, [par] quel excès d'amour abaissez-vous ainsi votre grandeur infinie? - Je viens, ma fille, te demander pourquoi tu me dis si souvent de ne me point approcher de toi? - Vous le savez, ó mon Souverain, que c'est que je [ne] suis pas digne de m'approcher de vous, et bien moins de vous toucher. - Apprends que, plus tu te retires dans ton néant, plus ma grandeur s'abaisse pour te trouver.” Craignant que ce ne fût un ange de Satan, l'humble Marguerite s'écria: Si c'est vous, ô mon Dieu, faites donc que je chante vos louanges!” A l'heure même, la voix lui revint, plus libre et plus forte que jamais. L'heureuse privilégiée poursuivit le chant du Te Deum avec le choeur, et le reste des matines se passa ainsi, sans que toutes les caresses que lui prodiguait alors le divin Enfant la détournassent un instant de l'attention respectueuse qu'elle devait au saint office. Notre-Seigneur l'en bénit, disant: “J'ai voulu éprouver le motif dont tu récites mes louanges; car si tu te fusses tenue un peu moins attentive à les dire, je me serais retiré.
                “Ayant gardé ma voix assez longtemps,” poursuit-elle, “je la perdis une seconde fois et, l'ayant demandée à Notre-Seigneur, il me fut répondu qu'elle n'était pas à moi, et qu'il me l'avait prêtée pour m'obliger à croire, et que je devais demeurer contente en la perdant comme en la possédant et j'en suis demeurée depuis a dans l'indifférence” C'est qu'elle ne trouvait rien de plus profitable à une âme que ce parfait abandon pour toutes choses.”
                Cette maxime, elle la tenait de Notre-Seigneur lui-même, car il lui avait donné à entendre que c'était à elle à se soumettre indifféremment à tous lés vouloirs de son Dieu, sans se mêler de lui donner des lois, et il avait ajouté: “Je te ferai comprendre dans la, suite que je suis un sage et savant directeur, qui sais conduire les âmes sans danger, lorsqu'elles s'abandonnent à moi en s'oubliant d'elles-mêmes.” Et il réprimait en celle-ci jusqu'à l'ombre d'une imperfection. Un jour de Pâques, l'emploi de notre Sainte l'empêchant de faire l'oraison avec la Communauté, cela excita en elle un petit mouvement de chagrin. La leçon divine ne se fit pas attendre. “Sache, ma fille, que l'oraison de soumission et de sacrifice m'est plus agréable que la contemplation,” lui dit son souverain Maître.
                Il n'est pas possible de rapporter tous les enseignements qu'elle reçut de cette bouche adorable, non plus que d'énumérer toutes les visions dont elle fut gratifiée. Qu'il suffise de dire que, de jour en jour, Notre-Seigneur1ui faisait faire un pas de plus dans le sublime et mystérieux sentier qui devait la conduire aux grandes révélations du Sacré Coeur. Déjà, il le lui manifestait, ce Coeur divin, et bien que ce ne fût encore que d'une manière qui dût lui rester intime et personnelle, Marguerite-Marie n'en commençait pas moins à se sentir consumée du désir de publier partout l'amour du Coeur de son Dieu.
                Un jour, une voix intérieure lui disait sans cesse qu'elle était sur le bord d'un précipice. Ne comprenant pas comment se l'expliquer à elle-même, elle confie sa peine à Notre-Seigneur: “Unique Amour de mon âme, faites-moi connaître ce qui m'inquiète!” A l'oraison, Notre-Seigneur se présente à elle tout couvert de plaies, lui disant de regarder l'ouverture de son sacré Côté, qui était un. abîme sans fond, creusé par une flèche sans mesure, celle de l'amour. Si elle voulait éviter l'abîme qu'elle se plaignait de ne pouvoir connaître, il fallait se perdre dans celui-ci, car c'était la demeure de ceux qui l'aiment. L'âme y rencontre la source des eaux vives pour se purifier et recevoir en même temps la vie de la grâce, que le péché lui avait ôtée. Le coeur y trouve une fournaise d'amour qui ne le laisse plus vivre que d'une vie d'amour.
                Un autre jour, Soeur Marguerite-Marie, sentant son âme plongée dans une sorte d'agonie, Notre-Seigneur l'honora de sa visite et lui dit: “Entre, ma fille, dans ce parterre délicieux, pour ranimer ton âme languissante.” Elle comprit qu'il parlait de son sacré Coeur, “dont la diversité des fleurs était autant aimable que leur beauté était admirable”. Mais comme elle n'osait les toucher, il l'y invita par ces mots: “Tu en peux cueillir à ton gré.” Alors, se jetant à ses pieds, elle s'écria: “O mon divin Amour, je n'en veux point d'autre que vous, qui m'êtes un bouquet de myrrhe, que je veux porter continuellement entre les bras de mes affections. - Tu as bien su choisir, me dit-il; car toutes les autres fleurs sont passagères et ne peuvent longtemps durer en cette vie mortelle sans se flétrir. Il n'y a que la myrrhe que tu choisis qui puisse conserver sa beauté et son odeur et cette vie est sa saison: il n'y en a point dans l'éternité.”
Une autre fois, écrit-elle, “faisant ma lecture pour contribuer à l'entretien d'après vêpres (1), mon Bien-Aimé se présenta devant moi: - Je te veux faire lire dans le livre de vie, où est contenue la science d'amour. - Et me découvrant son sacré Coeur, il m'y fit lire ces paroles: - Mon amour règne dans la souffrance, il triomphe dans l'humilité et il jouit dans l'unité; - ce qui s'imprima si fort dans mon esprit que je n'en ai jamais perdu la mémoire.”
                Le 4 octobre, fête de saint François d'Assise, Dieu donnait ce séraphique patriarche pour conducteur spécial à Soeur Marguerite-Marie, après lui avoir montré la gloire incomparable dont il jouit au ciel et lui avoir dit que c'était “un des plus grands favoris de son sacré Coeur.” Marqué des sacrés stigmates, amant passionné de la pauvreté, ne voulant connaître que Jésus-Christ crucifié, François avait été sur la terre une vivante image du Sauveur du monde. A cause de cela, il avait désormais un grand pouvoir au ciel, pour obtenir aux âmes l'application efficace des mérites du précieux Sang. Il semble que ses mains percées fussent plus dignes d'être comme le canal par lequel ce Sang adorable voulait couler sur les pécheurs. François d'Assise était aussi un puissant avocat pour les Ordres religieux déchus de leur première ferveur. Notre-Seigneur dit à sa servante que c'était comme gage de son divin amour qu'il lui donnait un tel protecteur, pour la conduire dans ses peines et souffrances.
                Plus Notre-Seigneur s'incline vers elle, plus c'est pour l'initier aux inénarrables douleurs de son Coeur divin. La Sainte méditait un jour sur l'agonie du Sauveur au jardin des Oliviers, et se sentait fort pressée du désir de participer aux angoisses du Dieu fait Homme. Il l'exauça. “C'est ici où j'ai plus souffert intérieurement qu'en tout le reste de ma Passion,” lui dit-il, “me voyant dans un délaissement général du ciel et de la terre, chargé de tous les péchés des hommes. “J'ai paru devant la sainteté de Dieu, qui, sans avoir égard à mon innocence, m'a froissé en sa fureur, me faisant boire le calice qui contenait tout le fiel et l'amertume de sa juste indignation, et comme s'il eût oublié le nom de Père pour me sacrifier à sa juste colère. Il n'y a point de créature qui puisse comprendre la grandeur des tourments que je souffris alors. C'est cette même douleur que l'âme criminelle ressent lorsqu'étant présentée devant le tribunal de la .sainteté divine, qui s'appesantit sur elle, la froisse et l'opprime, et l'abîme en sa juste rigueur.” Continuant ses adorables confidences, Notre-Seigneur ajouta: “Ma justice est irritée et prête de punir, par des châtiments manifestes, des pécheurs cachés, s'ils ne font pénitence; et je te veux faire connaître lorsque ma justice sera prête à lancer ses coups sur ces têtes criminelles. Ce sera lorsque a tu sentiras appesantir ma sainteté sur toi, qui dois élever ton coeur et tes mains au ciel, par prières et bonnes oeuvres, me présentant continuellement à mon Père, comme une victime d'amour, immolée et offerte pour les péchés de tout le monde, me mettant comme un rempart et un fort assuré entre sa justice et les pécheurs.”
                Alors, Notre-Seigneur prévient Marguerite-Marie qu'elle se sentira comme environnée de sa miséricorde, lorsqu'il aura résolu de faire grâce à quelqu'une de ces âmes pécheresses, et que, quand elle persévérerait pour le ciel, il lui sera montré “quelque petit échantillon” de la joie que les bienheureux en reçoivent.
                Pendant la première retraite ou solitude qui suivit sa profession, par conséquent à l'automne de l'année 1673, elle sentit la main de Dieu se poser sur elle. Voici en quelle manière: “Les deux ou trois premiers jours, cette sainteté divine s'appesantit et s'imprima si fort en moi, qu'elle me rendait incapable de faire l'oraison et de supporter la douleur intérieure que je sentais, si la même puissance qui me faisait souffrir ne m'avait soutenue, car je sentais un désespoir et douleur si grande de paraître devant mon Dieu, que j'aurais voulu mille fois m'abîmer, me détruire et m'anéantir, s'il avait été à mon pouvoir, tant je me sentais indigne de paraître devant cette divine présence, dont je ne me pouvais retirer, d'autant qu'elle me poursuivait partout comme une criminelle qui était prête à recevoir sa condamnation; mais avec une soumission si grande au divin vouloir de mon Dieu, que je suis toujours disposée à recevoir toutes les peines, douleurs qu'il lui plaira m'envoyer, et avec même amour et contentement que je ferais la suavité de son amour.”
                Souffrir de la part des créatures, c'est souvent bien amer pour une nature délicate... Mais souffrir de la part du Créateur lui-même, c'est une peine d'une acuité bien autrement pénétrante. Job accusait le Seigneur de le tourmenter merveilleusement. Marguerite-Marie ressentait ce tourment divin, lorsqu'elle voyait s'appesantir sur elle ce qu'elle nomme les deux saintetés de Dieu: sainteté d'amour, sainteté de justice. En portant le poids de la sainteté d'amour, la Servante de Dieu devait expier pour les âmes du purgatoire. Le poids de la sainteté de justice devait surtout la faire souffrir pour les pécheurs et particulièrement pour les âmes consacrées à Dieu, “pour lesquelles,” lui dit un jour son Époux céleste, “je te ferai voir et sentir dans la suite ce qu'il te conviendra souffrir pour mon amour.”
                Mais il faut l'entendre elle-même décrire les opérations de cet amour en elle. De tels accents ne sont pas de la terre.
                “Une autre fois, ce Souverain de mon âme me dit: - Je te veux être toute chose, ta joie et ta consolation, mais je serai aussi ton supplice. - Je connus l'effet de ces paroles.
                Entre ses perfections divines, celle qui devait effectuer ses promesses, qui était sa sainteté d'amour et de justice, je confesse qu'il est difficile à une créature d'en exprimer les effets, n'ayant jamais rien senti de si douloureux que cette sainteté de justice, qui s'imprime dans l'âme d'une manière si terrible qu'elle voudrait se précipiter dans toutes les peines imaginables et s'immoler à souffrir celle des damnés, plutôt que de paraître devant la sainteté de Dieu avec un seul péché. L'âme ressemble à une huile bouillante qui pénètre jusqu'à la moelle des os et rend le corps si insensible à toutes autres douleurs qu'elles lui semblent plutôt un rafraîchissement qu'une souffrance. Ce que je trouve de plus rigoureux, c'est la présence de mon Souverain, lorsqu'il m'en favorise en cet état. Il donne des impressions de sa pureté, qu'il est impossible à l'âme de se supporter, se voyant dans un état si abominable. Elle voudrait pouvoir fuir et se cacher, mais c'est en vain. Ce Dieu plein d'amour prend plaisir de la voir en cet état, lui fait trouver partout ce qu'elle fuit. Ce n'est pas qu'elle voulût, pour quoi que ce soit, perdre la vue de soif Bien-Aimé, en faisant aucune action qui [lui] pût déplaire. Elle souffrirait mille morts à la vue de son indignité. Elle dit souvent avec saint Pierre: - Retirez-vous de moi, car je suis une pécheresse. - Bien loin de désirer d'être délivrée de cet état souffrant, j'aurais voulu, à chaque moment, voir augmenter mes peines.
                La sainteté d'amour ne cause guère moins de souffrance, à la réserve que toutes ces peines donnent à l'âme des mouvements de joie et de contentement si grands, qu'il n'est pas moins difficile de les exprimer. Elle donne à l'âme un désir [si] ardent d'être unie à Dieu, qu'elle n'a de repos ni jour ni nuit, car le lit et la table lui semblent un gibet où elle ne va que pour se crucifier; les conversations font son supplice. Dieu se faisant voir incessamment à l'âme et lui découvrant les trésors dont il l'enrichit, et l'aident amour qu'il a pour elle et le peu de correspondance qu'elle a, son amour la presse si vivement de l'aimer, qu'il n'y a que le divin auteur de ces opérations qui puisse exprimer ce que c'est. Alors, l'âme n'a plus d'intérêts ni de désirs et d'empressements que pour son unique Amour; le reste lui semble superflu ou inutile.”
Les avertissements divins se multipliaient. Un jour, elle croit entendre ces paroles: “Le Seigneur se lasse d'attendre, il veut entrer dans ses greniers pour cribler son froment et séparer le bon grain d'avec le chétif.” Toutefois, elle ne s'arrête pas à cette pensée et cherche au contraire à s'en détourner, comme d'une distraction. Mais de nouveau la sainteté de Dieu s'appesantit sur elle et une voix toute-puissante se fait entendre, disant: “Mon peuple choisi me persécute secrètement et ont irrité ma justice! Mais je manifesterai ses péchés secrets par des châtiments visibles, car je les criblerai dans le crible de ma sainteté, pour les séparer d'avec mes bien-aimés.” Et, lui découvrant son Coeur tout déchiré et transpercé de coups, le Sauveur ajouta: “Voilà les blessures que je reçois de mon peuple choisi. Les autres se contentent de frapper sur mon corps; mais ceux-ci attaquent mon Coeur, qui n'a jamais cessé de les aimer.”
                Et, une autre fois, se présentant encore à elle sous un aspect plus sanglant, son Coeur sacré paraissant navré de douleur: «Voilà l'état où me réduit mon peuple choisi, que j'avais destiné pour apaiser ma justice et il me persécute secrètement. S'il ne s'amende, je les châtierai sévèrement; je retirerai mes justes et j'immolerai le reste à ma juste colère, qui s'embrasera contre eux.” Fidèle à ce que lui avait enseigné son Bien-Aimé, Marguerite-Marie conclut en disant: “Je lui présentai son amour souffrant, dont un des regards était capable d'apaiser son courroux.”
                “Une fois, après avoir longtemps souffert sous le poids de la sainteté de Dieu, elle m'ôta la voix et les forces. J'avais tant de confusion de paraître devant les créatures, que la mort m'aurait été plus douce. La sainte communion m'était. si douloureuse qu'il me serait difficile d'exprimer la peine que je sentais en m'en approchant, bien qu'il ne me fût pas permis de m'en retirer, puisque c'était lui-même qui me faisait souffrir cet état, me défendant même de m'en éloigner. Je pouvais dire avec le prophète que mes larmes me servaient de pain nuit et jour. Le saint Sacrement, qui était tout mon refuge, me traitait avec tant d'indignation que j'y souffrais une espèce d'agonie, et je n'y pouvais demeurer qu'en me faisant une extrême violence. Et si, hors les temps d'obligation, je m'en allais me présenter devant elle, en disant: - Où voulez-vous que j'aille, ô divine justice, puisque vous m'accompagnez partout? - j'entrais et sortais sans savoir ce que je devais faire, et sans trouver de repos que celui de la douleur.”
                Un jour, comme Notre-Seigneur lui prescrivait certaines prières et pratiques, elle lui répondit simplement: “Mon Seigneur, vous savez que je ne suis point à moi et que je ne ferai que ce que ma supérieure m'ordonnera. - Je ne l'entends pas autrement,” reprend-il, car, tout-puissant que je suis, je ne veux rien de toi qu'avec la dépendance de ta supérieure. Écoute bien ces- paroles de la bouche de la vérité
                Tous religieux séparés et désunis de leurs supérieurs se doivent regarder comme des vases de réprobation, dans lesquels toutes les bonnes liqueurs sont changées en corruption, sur lesquelles le divin Soleil de justice, venant à darder, opère le même effet que le soleil luisant sur la boue. Ces âmes sont tellement rejetées de mon Coeur, que, plus elles tâchent d'en approcher par le moyen des sacrements, oraison et autres exercices, plus je m'éloigne d'elles pour l'horreur que j'en ai.”
                La leçon était poignante. Mais elle ne visait point l'âme très obéissante qui se l'appropriait pourtant si humblement, bien qu'elle n'eût besoin de la retenir que pour la répéter aux autres. En lui disant personnellement à elle-même: “J'aime l'obéissance et sans elle on ne me peut plaire.” Notre-Seigneur savait que c'en était assez pour l'attacher irrévocablement à cette vertu des parfaits.
                L'âme de Marguerite-Marie ne peut pas plus vivre hors de Dieu, que notre être humain ne peut vivre hors de l'air qu'il respire. Son élément à elle, c'est “la plénitude de Dieu.” Elle est parfois sublime lorsqu'elle expose ce qu'elle ressent “Mon Bien-Aimé a consommé en lui tous mes désirs, ne m'en ayant laissé que celui de me rendre une pure capacité de son divin amour, et il ne m'a laissé aucune crainte que celle du péché... Comme toute chose n'a de repos que dans son centre, et que chacun cherche ce. qui lui est propre, mon coeur, tout abîmé dans son centre, qui est le Coeur humble de mon Jésus, a une soif inaltérable des humiliations et mépris et d'être oublié de toutes les créatures, ne me trouvant jamais plus satisfaite que lorsque je suis conforme à mon Époux crucifié. C'est ce qui me fait aimer mon abjection plus que ma vie, tenant serré sur ma poitrine ce trésor précieux, comme un gage de l'amour de mon Bien-Aimé, qui ne me doit jamais quitter un seul moment.”
                “Lorsque je m'éveille, il me semble trouver a mon Dieu présent, auquel mon coeur s'unit comme à, son principe et sa seule plénitude. C'est ce qui me donne une soif si ardente d'aller devant le saint Sacrement, que les moments que je demeure à m'habiller me durent des heures, et je me sens une douleur si vive et si pressante que je me sens liée et serrée si fortement qu'il m'est impossible d'y résister. je m'en vais comme une malade languissante, me présenter à mon médecin tout-puissant, hors duquel je ne peux trouver de repos ni de soulagement... je me tiens à ses pieds comme une hostie vivante, qui n'a d'autre désir que de lui être immolée et sacrifiée, pour me consommer comme une holocauste dans les pures flammes de son amour, où je sens mon coeur se perdre comme dans une fournaise ardente. Il me semblé que mon esprit s'éloigne de moi, pour s'aller perdre dans l'immense grandeur de Dieu, sans qu'il soit à mon pouvoir de l'appliquer à mon point d'oraison, mais seulement il se contente de cet unique objet. Mon entendement demeure dans un aveuglement si grand, qu'il n'a aucune lumière ni connaissance que celle que ce divin Soleil de justice lui communique de temps en temps, dont je n'ai d'autre impression ni mouvement que celui de l'aimer, dont je me sens quelquefois si pressée que je voudrais donner ma vie mille fois, pour lui témoigner le désir que j'ai de l'aimer. Et c'est en ce temps que j'emploie toutes mes forces pour l'embrasser, ce Bien-Aimé de mon âme; mais ce n'est pas des bras du corps, mais des intérieurs, qui sont les puissances de mon âme...”
                Elle cherche à exprimer davantage encore ce qu'elle éprouve, puis elle dit: “Voilà les plus ordinaires occupations de mon oraison, non pas que je fais, mais que mon Dieu fait en moi, sa chétive créature, puisque j'en sors le plus souvent sans savoir ce que j'y ai fait, ni sans faire aucune résolution, demande, ni offrande, que celle de mon Jésus à son Père éternel, en cette sorte: - Mon Dieu, je vous offre votre Fils bien-aimé pour mon action de grâces pour tous les biens que vous me faites, pour ma demande, mon offrande, pour mon adoration et pour toutes mes résolutions, et enfin je vous l'offre pour mon amour et mon tout. Recevez-le, Père éternel, pour tout ce que vous désirez que je vous rende, puisque je n'ai rien à vous offrir qui ne soit indigne de vous, sinon Celui dont vous me donnez la jouissance avec tant d'amour.”
                Cette vraie humble était toujours un livre ouvert pour ses supérieures. Elle leur rapportait donc tout ce qui se passait en elle, “quoique souvent,” avoue-t-elle, “je ne comprenais ce que je leur disais.” Trop élevées dans les voies spirituelles, pour ne pas savoir que Dieu est libre de se communiquer à qui il lui plaît et comme il lui plaît, la Mère de Saumaise et la Soeur Thouvant n'en sont pas moins perplexes, en voyant ce qui arrive à la Soeur Alacoque. La prudence religieuse les oblige, au moins, à prémunir cette jeune professe contre tout sentiment de vaine complaisance, s'il en eût été besoin. Elles la préviennent que ces voies extraordinaires ne sont pas propres aux filles de Sainte-Marie, et elles s'appliquent à détruire, autant qu'elles peuvent, toutes ces opérations surnaturelles dans leur fidèle disciple. Celle-ci se soumet, suivant exactement tout ce que l'obéissance lui ordonne pour. se retirer de cette puissance supérieure qui l'envahit et l'entraîne. Mais tout est inutile... Rien de plus touchant ni de plus beau que le dialogue qui s'établit alors entre Soeur Marguerite-Marie et son unique Amour :
                “Et je me plaignais à lui: - Eh quoi! lui disais-je, ô mon Souverain Maître, pourquoi ne me laisser dans la voie commune des filles de Sainte-Marie? M'avez-vous amenée dans votre sainte maison pour me perdre? Donnez ces grâces extraordinaires à ces âmes choisies, qui y auront plus de correspondance et vous glorifieront plus que moi, qui ne vous fais que des résistances. Je ne veux rien que votre amour et votre croix, et cela me suffit. pour être une bonne religieuse, qui est tout ce que je désire.” Et Notre-Seigneur reprenait: “Combattons, ma fille, j'en suis content, et nous verrons lequel remportera la victoire: du Créateur ou de sa créature, de la force ou de la faiblesse, du Tout-Puissant ou de l'impuissance; mais celui qui sera vainqueur le sera pour toujours.”
                Et le Créateur triompha! Et, de cette âme qui ne demandait qu'à être “une bonne religieuse,” il fit une sainte, dont il voulut avoir besoin, pour réaliser extérieurement le dernier effort de la charité divine envers les hommes!
                Nous touchons à l'heure marquée de toute éternité pour cette oeuvre de la régénération du monde par le Sacré Coeur. L'instrument qui doit y coopérer a été dégagé de tout alliage terrestre. Le Seigneur peut s'en emparer et s'en servir: Marguerite-Marie est prête!