IX — Douarnenez
Douarnenez, en l’an II de la République, ne comptait encore qu’une vingtaine de familles de pêcheurs ; la réunion de ces maisons, faites d’éclats de granit, offrait un pittoresque coup d’œil à qui arrivait par mer.
Le bourg, longtemps caché derrière les sinuosités de la côte, apparaissait tout à coup, dominé par le clocher solitaire d’une église située au sommet d’une colline.
Le bourg, étendu au fond même de la baie, venait baigner ses pieds dans les hautes vagues ; les toitures des maisons étaient recouvertes de grosses pierres, afin de résister aux vents violents du nord-ouest.
La côte de la Bretagne, depuis Concarneau jusqu’à Brest, est échancrée par une suite de baies de toutes grandeurs.
Les plus importantes sont celles de Douarnenez et de Brest, qui mesurent jusqu’à vingt-cinq lieues de tour ; les baies d’Audierne, des Trépassés, de Camaret, de Dinan ne forment que des anses, à proprement parler ; entre toutes, la baie de Douarnenez est la plus mauvaise, et de nombreux naufrages lui ont assuré une sinistre réputation.
Sa partie méridionale est formée par une langue de terre presque droite, une pyramide renversée de huit lieues de long, qui va s’enfoncer dans l’Océan à la pointe du Raz.
Sa base a environ quatre lieues de largeur au méridien de Douarnenez ; là se rencontrent les paroisses du Poullan, de Benzec, de Cleden, d’Audierne, de Pont-Croix, de Plogoff et quelques villages épars.
La partie nord de la baie est faite d’une immense courbure de la côte, que vient terminer brusquement le cap de la Chèvre. Là se trouvent situées les magnifiques grottes de Morgat. Au-dessus, on aperçoit les montagnes d’Aray, estompées par la brume.
La baie, n’étant pas suffisamment fermée, reste exposée à toutes les tempêtes du large.
Aussi la mer y est-elle toujours mauvaise ; les pêcheurs, aventurés dans leur chaloupe, s’y voient souvent en perdition, et, devant leur petit port de refuge, ils restent des journées entières sans pouvoir attérir.
Le bourg est situé à l’embouchure d’une petite rivière qui est à sec à marée basse. C’est là que les bateaux de pêche vont se réfugier par les mauvais temps, car la jetée qui couvre actuellement le petit port n’existait pas alors, et les maisons du rivage étaient battues d’écharpe par les vagues.
L’extrémité de la petite rivière, du côté du bourg, se nomme le Guet.
C’est à cette pointe même que s’élevait la petite maison du bonhomme Locmaillé. De ses fenêtres latérales, on pouvait apercevoir toute l’échancrure de la baie, depuis le cap de la Chèvre jusqu’à Douarnenez. Cette maisonnette se distinguait peu des roches environnantes ; elle n’était pas belle, mais solide et sûre.
Elle se composait d’une salle basse, avec une large cheminée autour de laquelle on suspendait les filets mouillés et les engins de pêche, et de trois petites chambres au-dessus, d’où l’on apercevait la barque du pêcheur échouée ou flottante dans la rivière, suivant les caprices de la marée.
Elle était habitée par le bonhomme Locmaillé, âgé de soixante ans, un serviteur dévoué de la famille, un autre Kernan, moins l’instruction.
C’est là que furent reçus le comte de Chanteleine et sa fille ; le bonhomme leur fit comprendre qu’ils étaient chez eux, et en entrant ils ne purent retenir un soupir de satisfaction ; cette humble cabane leur apparaissait comme un lieu de refuge, sinon un lieu d’asile.
Bien que la demeure fût petite, Henry trouva moyen de réserver une chambre pour la jeune fille, une autre pour le comte et même une sorte de petit cabinet pour lui ; suivant la coutume, ces chambres ne communiquaient pas avec la salle basse, et on y arrivait par un escalier de pierre construit extérieurement.
La grande salle convenait parfaitement au bonhomme Locmaillé et à Kernan, décidé à devenir un pêcheur déterminé, en attendant mieux.
Les installations ne furent pas longues ; un feu de sarment crépita bientôt dans la chambre de Marie, et une demi-heure après son arrivée à Douarnenez, elle était véritablement chez elle. Pour la première fois, le père et la fille pouvaient se trouver enfin seuls, et ils se retirèrent. On respecta leur isolement.
Pendant ce temps, Kernan, aidé de Locmaillé, prépara un déjeuner frugal, fait de poissons frais et de quelques œufs ; lorsque le comte et sa fille redescendirent, les proscrits s’installèrent dans la chambre basse ; ils mangèrent dans des écuelles avec de l’argenterie de bois noir, sans linge, sur une table raboteuse, mais au moins en sûreté dans cette maison de pêcheur.
— Mes amis, dit le chevalier, le Ciel nous a protégés en nous conduisant jusqu’ici, mais il ne veut nous aider qu’à la condition que nous nous aiderons nous-mêmes ; parlons donc de nos projets à venir.
— Mon cher enfant, répondit le comte, nous nous en rapportons à vous ; je remets ma vie et celle de ma fille entre vos mains !
— Monsieur le comte, dit le chevalier, je crois que le temps de vos grandes douleurs est passé, et j’ai bon espoir pour l’avenir.
— Moi aussi, dit Kernan, vous êtes un digne jeune homme, monsieur Henry, et à nous cinq, il faudra bien que nous nous tirions d’affaire ; mais, dites-moi, notre arrivée dans le pays ne paraîtra-t-elle pas extraordinaire ?
— Non ! Locmaillé a dit à qui voulait l’entendre qu’il attendait ses parents à Douarnenez.
— Bien, répondit le Breton ; mais ne peut-on trouver singulier cet accroissement de famille ?
— Non ; M. le comte de Chanteleine est mon oncle, et Mlle Marie ma cousine.
— Votre sœur, monsieur Henry, dit la jeune fille, votre sœur ! N’ai-je pas à remplacer près de vous cette noble fille qui n’est plus ?
— Mademoiselle ! fit Henry avec l’accent de la plus vive émotion.
— Cela se peut ! cela se peut, répondit Kernan ; moi, je serai le cousin du bonhomme Locmaillé, si cela lui va.
— Trop honoré, fit le vieux pêcheur.
— Eh bien, la famille sera complète, une famille de pêcheurs ; ce ne sera pas la première fois que notre maître et moi, nous ferons ce métier ; nous n’étions pas maladroits, dans notre jeunesse, et j’espère que nous n’aurons pas trop perdu.
— Eh bien, fit le chevalier, dès demain nous courrons la baie de Douarnenez ! La barque est-elle en état, Locmaillé ?
— Toute parée, répondit le bonhomme.
— Mes amis, dit alors le comte, si nous devons rester dans ce pays, s’il nous faut y braver la tourmente révolutionnaire, si nous ne pouvons fuir plus loin de nos ennemis, j’approuve sans réserve vos arrangements ; mais devons-nous renoncer à l’espoir de passer à l’étranger ?
— Monsieur le comte, répondit Henry, si un pareil projet eût été praticable, croyez bien que je vous l’eusse déjà proposé ; mais moi-même, depuis longtemps, j’ai voulu fuir en Angleterre, sans en trouver le moyen ; tout ce que je puis vous promettre, c’est que si l’occasion se présente, nous ne la manquerons pas, et peut-être, à prix d’or, pourrons-nous la faire naître.
— Malheureusement, il me reste peu de ressources.
— Et moi, je n’ai pour vivre que mes bras et mon bateau.
— Bon ! bon ! dit Kernan, nous verrons plus tard ! Mais actuellement, notre maître, fussiez-vous dix fois plus riche, et eussions-nous une bonne chaloupe à notre disposition, que je ne conseillerais à personne de s’y embarquer. Nous sommes dans les mauvais mois de l’hiver et la mer est terriblement dure en dehors de la baie. Les tempêtes nous rejetteraient bientôt sur quelque point de la côte, où nous pourrions nous trouver fort mal pris, et ma nièce Marie ne doit pas affronter un pareil danger. Dans les beaux jours, si Dieu n’a pas encore eu pitié de la France, on verra ce qu’il y aura à faire ; mais maintenant, nous n’avons rien de mieux à imaginer que de pêcher, puisque nous sommes des pêcheurs, et de vivre tranquilles dans ce pays.
— Bien parlé, Kernan, dit le chevalier.
— Bien dit, mon bon Kernan, répondit le comte, sachons donc nous résigner, et, sans demander l’impossible, contentons-nous de ce que le ciel nous donne.
— Mes amis, dit alors la jeune fille, si mon oncle Kernan a parlé, nous devons l’écouter, car il est de bon conseil : il sait bien que je n’aurais pas reculé devant les dangers de la mer ; mais puisqu’une traversée lui paraît impraticable, il faut nous regarder comme arrivés au port et attendre, nous ne sommes pas riches, eh bien, nous travaillerons, et pour mon compte, je veux apporter mon faible contingent à la communauté.
— Oh ! mademoiselle, fit vivement le jeune homme, c’est un dur métier que le nôtre ; vous n’avez pas été élevée comme les femmes et les filles de nos pêcheurs ; nous ne pouvons pas vous exposer à de pareilles fatigues. D’ailleurs, nous vous gagnerons votre pain de chaque jour.
— Pourquoi, monsieur Henry, répondit la jeune fille, si je puis me procurer un travail qui ne dépasse pas la mesure de mes forces ? ce sera un plaisir et une consolation pour moi. Ne puis-je au besoin coudre ou repasser ?
— Comment donc, s’écria Kernan, mais ma nièce Marie travaille comme une fée, et je lui ai vu broder des devants d’autel pour l’église de la Palud, dont sainte Anne devait être fière !
— Hélas ! mon oncle Kernan, répondit Marie avec tristesse, il n’est plus question maintenant de devants d’autel ou d’ornements d’église ! Mais il est d’autres ouvrages plus humbles, plus lucratifs !…
— Ma foi, j’en vois peu, fit Henry, qui ne voulait pas que la jeune fille s’occupât d’un travail manuel ; je vous assure que vous ne trouverez rien à faire dans le pays.
— À moins de coudre des grosses chemises pour les pêcheurs, ou les Bleus de Quimper, dit Locmaillé.
— Oh !
— J’accepte volontiers, s’écria Marie.
— Mademoiselle ! fit le chevalier.
— Et pourquoi pas ? dit Kernan, je vous assure que ma nièce s’en tirera à merveille.
— Oui, fit le bonhomme, mais à cinq sols la pièce !
— C’est très-beau, cinq sols la pièce, s’écria Kernan ; ainsi, ma nièce Marie, tu seras lingère !
— C’était le métier de Mlles de Sapinaud et de La Lézardière après leur fuite du Mans, répondit la jeune fille, et je puis bien faire comme elles.
— Convenu. Locmaillé te trouvera de l’ouvrage.
— C’est entendu.
— Et maintenant, Marie, maintenant, notre maître, reposez-vous pendant le reste de la journée ; je vais aller visiter la chaloupe avec M. Henry, et demain, nous nous mettrons en mer.
Cela dit, Henry et Kernan sortirent ; Locmaillé alla courir le village, et la jeune fille, restée avec son père, se mit à ranger le petit ménage de la maison.
Le chevalier et Kernan, arrivés à la pointe du Guet, trouvèrent l’embarcation en parfait état ; elle portait deux hautes voiles rouges, et était faite pour tenir la mer par les gros temps.
Là, quelques pêcheurs, en train de raccommoder leurs filets, vinrent causer « pour causer », et Kernan répondit à leurs questions en marin fini ; il donna son avis sur un petit nuage noir qui ne présageait rien de bon, et fit néanmoins des préparatifs de départ en homme qui s’y entendait. Le lendemain, en effet, il se mit en mer en compagnie du chevalier, pour lequel il ressentait une bien grande amitié.
C’était, en effet, un bon et excellent cœur que ce jeune homme ; il avait pris avec courage la situation terrible que la Révolution faisait aux gens de sa naissance et de son âge ; bien qu’il comptât vingt-cinq ans à peine, les événements mûrirent singulièrement son esprit au milieu de cette atmosphère qui embrasait la France. Après avoir tout perdu, sans famille, seul, il semblait naturel qu’Henry de Trégolan reportât ce qu’il avait d’affection et de dévouement sur le comte et sur sa fille. Kernan le sentait bien et il entrevoyait déjà, pour l’avenir, certains arrangements qui ne lui déplaisaient pas ; au contraire.
Au sang-froid surhumain que le jeune Trégolan montra en sauvant Mlle de Chanteleine, au courage qu’il déployait dans son métier de pêcheur, Kernan reconnut en lui un caractère adroit, sage et résolu. C’était un homme dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire un appui sûr qu’il ne fallait pas dédaigner à cette époque de bouleversement social.
Quand Kernan aimait quelqu’un, il l’aimait bien, et il en parlait ; plusieurs fois, il formula devant le comte son opinion bien arrêtée sur Henry, et il n’attendait guère que Marie ne fût pas là pour la dire.
Quelques jours après son arrivée à Douarnenez, le comte voulut aider lui-même ses compagnons dans leur pénible travail ; il s’embarqua avec eux ; il était toujours fort triste, mais les incidents de la pêche amenaient une heureuse diversion dans ses idées. Quelquefois les journées étaient bonnes, mais cinq jours sur huit, le gros temps empêchait les bateaux de sortir.
Les poissons se vendaient sur place à des expéditeurs qui les envoyaient à Quimper ou à Brest ; on en consommait aussi dans le ménage. En somme, ce que la pêche rapportait et les quelques sols gagnés par la jeune fille à ses ouvrages de couture suffisaient à faire vivre ce petit monde, qui se trouvait presque heureux dans sa détresse.
Kernan ne voulait pas que l’on touchât à l’argent du comte ; les circonstances pouvaient devenir graves, et il fallait le garder précieusement, pour le cas où il fût devenu nécessaire ou possible de quitter le pays.
Quant à lui, s’il était jamais obligé de fuir la Bretagne, il le ferait, il n’abandonnerait pas son maître ; mais assurément il y reviendrait accomplir certaine vengeance qui lui tenait au cœur. Seulement il n’en parlait jamais, et ne faisait aucune allusion à Karval.
Pendant la pêche, on s’arrangeait toujours de façon à ce que la jeune fille ne fût jamais seule, et soit son père, soit le bonhomme Locmaillé, il y avait toujours quelqu’un près d’elle.
D’ailleurs, l’arrivée des nouveaux venus dans le pays n’avait surpris personne ; on ne s’inquiétait aucunement de leur présence ; on les acceptait comme des parents du bonhomme Locmaillé, et comme ils étaient fort serviables, on finit par les aimer. D’ailleurs, ils avaient peu de communication avec le dehors, et les bruits de la révolution venaient expirer au seuil de leur cabane.
Le 1er janvier 1794, Henry vint trouver la jeune fille en présence de son père et de Kernan, et lui offrit une petite bague, pour présent de nouvelle année.
— Acceptez, mademoiselle, lui dit-il d’une voix émue : cette bague vient de ma sœur.
— Ah ! monsieur Henry, murmura Marie.
Elle s’arrêta, regarda son père et Kernan, se jeta dans leurs bras en les mouillant de larmes ; puis elle revint vers le chevalier.
— Henry, dit-elle en lui tendant timidement sa joue, je n’ai pas d’autre présent à vous faire.
Le jeune homme effleura de ses lèvres la joue fraîche de la jeune fille, et sentit son cœur battre à se rompre dans sa poitrine.
Kernan souriait, et le comte mêlait involontairement dans sa pensée les noms d’Henry de Trégolan et de Marie de Chanteleine.
X — L’Iîle Tristan
Le mois de janvier s’écoula paisiblement, et les hôtes de Locmaillé reprirent peu à peu confiance. Trégolan se sentait chaque jour plus vivement attiré vers la jeune fille ; mais, Marie étant son obligée, il mettait à cacher son amour tout le soin qu’un autre, moins délicat, eût mis à l’afficher ; personne donc ne s’en doutait, si ce n’est peut-être Kernan, qui avait de bons yeux et qui se disait :
— Cela se fera, et rien de plus heureux n’aura pu se faire.
Le village de Douarnenez était tranquille et ce calme ne fut troublé qu’une seule fois, et dans les circonstances suivantes.
Il y avait, de l’autre côté de la rivière, en face de la maison de Locmaillé, à un demi-quart de lieue à peine, une île très-rapprochée de la côte et faite uniquement d’un gros rocher inculte ; un feu allumé à son sommet signalait pendant la nuit l’entrée du port. On l’appelait l’île Tristan, et elle justifiait bien son nom ; Kernan avait remarqué que les pêcheurs semblaient l’avoir prise en horreur ; ils évitaient avec soin d’y aborder ; plusieurs d’entre eux même montraient le poing en passant devant elle ; d’autres se signaient et leurs femmes menaçaient les enfants méchants de « l’île maudite ».
On eût dit qu’elle renfermait une léproserie ou un lazaret. C’était un véritable lieu de proscription et dont on avait peur.
Les pêcheurs disaient parfois :
— Le vent souffle de l’île Tristan, la mer sera mauvaise, et plus d’un y restera.
Cette crainte n’était évidemment pas justifiée ; néanmoins cet endroit passait pour dangereux et funeste. Et cependant il était habité, car de temps à autre on apercevait, errant sur les rocs, un homme vêtu de noir, que les gens de Douarnenez se montraient du doigt en criant :
— Le voilà ! le voilà !
Souvent même, à ces cris se joignaient des menaces.
— À mort ! à mort ! répétaient les pêcheurs avec colère.
Alors l’homme vêtu de noir rentrait dans une hutte délabrée, située au sommet de l’îlot.
Cet incident se renouvela plusieurs fois ; Kernan le fit observer au comte, et ils interrogèrent Locmaillé à ce sujet.
— Ah ! fit celui-ci ! vous l’avez donc vu ?
— Oui ! répondit le comte ; pouvez-vous me dire, mon ami, quel est ce malheureux qui semble rejeté de la société des hommes ?
— Ça ! c’est le maudit ! répliqua le pêcheur avec un air de menace.
— Mais quel maudit ? demanda Kernan.
— Yvenat, le juroux.
— Quel Yvenat ? quel juroux ?
— Il vaut mieux n’en pas parler, répliqua le bonhomme.
Il n’y avait rien à tirer du vieil entêté ; mais un soir, dans les premiers jours de février, cette question fut reprise sur une réflexion que fit Locmaillé lui-même. Tout le petit monde était réuni devant le vaste feu de la salle basse. Le temps était mauvais ; la pluie et le vent sifflaient au-dehors ; on entendait les ais de la porte et des volets gémir péniblement ; il se faisait aussi, dans le large tuyau de la cheminée, de grands engouffrements d’air qui rabattaient la flamme et la fumée dans la chambre.
Chacun était plongé dans ses pensées ; on écoutait rugir la tempête, quand le bonhomme dit, comme s’il se fût parlé à lui-même :
— Un bon temps et une bonne nuit pour le juroux ! on n’en pouvait pas choisir une plus belle !
— Ah ! tu veux parler de cet Yvenat, dit Henry.
— Du maudit ! oui ! mais bientôt, si on en parle encore, on ne le verra plus, du moins !
— Que veux-tu dire ?
— Je m’entends.
Et le bonhomme retomba dans ses réflexions, tout en prêtant l’oreille à quelque rumeur attendue.
— Henry, dit alors le comte, vous paraissez connaître l’histoire de ce malheureux, pourriez-vous nous dire quel est cet Yvenat, et quel est ce maudit ?
— Oui, monsieur Henry, dit la jeune fille, j’en ai entendu parler, j’ai même vu un infortuné sur l’île Tristan, mais je n’ai pu en apprendre davantage.
— Mademoiselle, répondit Trégolan, cet Yvenat est un prêtre constitutionnel, un assermenté, un juroux, comme ils disent, et depuis que la municipalité de Quimper est venue l’installer à sa cure, il n’a eu d’autre ressource que de se réfugier dans cette île pour échapper à la fureur de ses paroissiens !
— Ah ! s’écria le comte, c’est un assermenté, un de ces prêtres qui ont adhéré à la constitution civile du clergé !
— Comme vous dites, monsieur le comte, répondit Trégolan ; aussi, dès que la force armée qui l’avait installé a été partie, vous voyez ce qu’est devenu ce malheureux. Il a dû s’échapper dans une barque, et se réfugier au sommet de cette île, où il vit de quelques coquillages !
— Et comment ne s’enfuit-il pas ? demanda Kernan.
— On ne laisse pas une chaloupe approcher de l’île, et cet infortuné finira par périr.
— Ce ne sera pas long, murmura Locmaillé.
— Le malheureux ! dit le comte en poussant un profond soupir, voilà donc ce qu’il a gagné à se rallier à la constitution civile ! il n’a pas compris le rôle sublime du prêtre pendant ces époques de bouleversement et de terreurs !
— Oui, fit Trégolan, c’est une noble mission !
— Certes, reprit le comte avec enthousiasme, plus belle même que celui du Vendéen et du Breton qui ont couru aux armes pour la défense de la sainte cause ! J’ai vu de près ces ministres du ciel ! je les ai vus bénissant et absolvant une armée entière agenouillée avant la bataille ! je les ai vus célébrant la messe sur un tertre isolé avec une croix de bois, des vases de terre et des ornements de toile ; je les ai vus ensuite, se jetant dans la mêlée le crucifix à la main, secourir, consoler, absoudre les blessés jusque sous le feu des canons républicains, et là, ils m’ont paru plus enviables qu’autrefois dans la pompe des cérémonies religieuses.
En parlant ainsi, le comte semblait animé du feu sacré des martyrs ; son regard brillait d’une ardeur toute catholique ; on sentait en lui une inébranlable conviction, qui en eût fait un confesseur déterminé de la foi.
— Enfin, ajouta-t-il, pendant ce terrible temps d’épreuves, si je n’avais été ni époux ni père !… j’aurais voulu être prêtre !
Chacun regarda la figure du comte. Elle resplendissait.
En ce moment, une sourde rumeur se fit entendre au milieu des sifflements de la tempête ; des menaces humaines se mêlaient à la menace des éléments. C’était encore un bruit indécis ; mais sans doute Locmaillé savait à quoi s’en tenir, car il se leva en disant :
— Bon ! les voilà ! les voilà !
— Que se passe-t-il donc ? fit Kernan.
Il alla vers la porte ; celle-ci, à peine entre-bâillée, fut si violemment repoussée par le vent, que le robuste Breton n’eut pas trop de toute sa force pour la refermer.
Mais si peu qu’il eût regardé au-dehors, il avait aperçu sur la ligne du rivage des torches allumées qui s’agitaient dans les rafales ; des cris terribles retentissaient pendant les courts apaisements de la tempête. De sinistres scènes se préparaient pour la nuit.
Autrefois, avant la Révolution, les prêtres étaient en grande vénération dans toute la Bretagne ; ils n’avaient point trempé dans les excès ni dans les abus de pouvoir qui signalèrent le clergé des provinces plus avancées. Dans ce coin de la France, ils étaient bons, humbles, serviables, et faits pour ainsi dire du meilleur de la population. On les comptait en grand nombre, et personne ne songeait à s’en plaindre ; il y avait jusqu’à cinq prêtres par paroisse, et même quelquefois douze ; en somme, plus de quinze cents religieux dans le seul département du Finistère. Les curés, ou, pour les appeler comme en Bretagne, les recteurs, jouissaient d’un pouvoir considérable, mais considéré. Ils nommaient leurs desservants, ils enregistraient les actes de l’état civil, les contrats, les testaments ; ils étaient presque tous inamovibles et comptaient sous leurs ordres de nombreux jeunes clercs, qui vivaient avec les paysans, les instruisaient dans leurs devoirs religieux et leur apprenaient des cantiques.
Quand arriva le serment, lorsque la constitution civile du clergé fut décrétée, alors que tous les prêtres de France durent y adhérer, le clergé français se sépara en assermentés et en insermentés. Ceux-ci furent les plus nombreux ; ils refusèrent de jurer, et durent opter entre la prison ou l’exil ; une somme de trente-deux livres fut accordée à qui amènerait les récalcitrants au district, et enfin une loi du 26 août 1792 décréta leur déportation en masse.
Pendant un assez long temps, les prêtres réfractaires purent se soustraire aux dénonciations et aux poursuites de leurs ennemis ; mais la haine ne se lassa pas ; bientôt ils furent tous pris, déportés ou massacrés, et des départements entiers se virent privés de leurs vieux amis.
C’est ce qui arriva dans le Finistère, où le clergé fut très-vivement traqué ; les prêtres disparurent bientôt, et les secours de la religion manquèrent absolument.
Alors les Municipalités introduisirent les prêtres constitutionnels ; les paroissiens refusèrent de les recevoir. Il y eut lutte et bataille en plus d’un endroit ; les paysans chassèrent les jureurs ; plusieurs prises de possession de cure furent ensanglantées.
À Douarnenez, le 23 décembre 1792, les gardes nationaux de Quimper vinrent établir le prêtre Yvenat ; ce n’était point un méchant homme, loin de là ; avant cette malheureuse affaire du serment, il avait toujours rempli dignement son sacerdoce ; c’était certainement un homme de bien, à qui sa conscience ne défendait pas d’adhérer à une constitution que Louis XVI avait signée, après tout, et quoique assermenté, il eût certainement rempli dignement son ministère.
Mais c’était un jureur ; les paysans n’en voulurent point ; ils ne raisonnaient pas à cet égard ; c’était affaire de sentiment ; aussi, dès le début, les ennuis commencèrent pour le prêtre Yvenat ; il ne trouva personne pour le servir au presbytère ; les cordes de ses cloches furent coupées ; il ne pouvait faire sonner les offices ; aucun enfant ne voulut répondre la messe, aucun parent ne l’eût permis ; on préférait s’en passer ; enfin, le vin lui manquait pour le saint sacrifice ; pas un aubergiste n’eût osé lui en vendre. Yvenat eut beau faire, patienter, il n’obtint rien ; on ne lui parlait pas, puis quand on vint à lui parler, ce fut pour l’injurier ; des injures aux mauvais traitements il n’y avait qu’un pas, il fut franchi ; puis la superstition s’en mêla ; on vit dans ce jureur le mauvais génie, le maudit, on l’accusa des tempêtes ; on mit sur son compte les barques chavirées ; on s’ameuta, et enfin la colère publique prit de telles proportions, que le prêtre dut abandonner le presbytère ; il se réfugia dans l’île Tristan, où les pêcheurs le laissèrent mourant de faim ; il y avait plus d’un mois qu’il habitait ce roc isolé, vivant de mauvais légumes, pêchant au besoin ; la charité ne semblait pas faite pour lui.
Mais la patience des paysans devait avoir un terme, et leur colère revint avec les calamités qui, chaque jour, fondaient sur eux. Les Bretons échappés aux balles républicaines pendant la guerre de Vendée rentraient dans leurs foyers, épuisés, blessés, se traînant ; la misère s’accroissait ; la famine menaçait le pays. Tant de maux ne pouvaient être imputés qu’au maudit dans une contrée superstitieuse. Après avoir laissé cet infortuné végéter sur un roc nu, la haine se retourna vers lui ; jusqu’où elle irait, on ne pouvait le prévoir de la part de ces rudes paysans. Enfin le jour de l’explosion arriva et fut annoncé par ces cris que Kernan venait d’entendre.
Henry de Trégolan avait raconté tous les détails de la vie d’Yvenat à ses compagnons. Et quand Kernan lui apprit ce qu’il avait vu par la porte-entr'ouverte, il comprit que ces menaces s’adressaient au jureur, et qu’on en voulait à sa vie.
Il n’entrait pas dans la pensée de gens braves comme le comte et ses amis, qu’un homme seul, quelles que fussent ses fautes, pût être abandonné aux fureurs de toute une population ameutée, et d’un commun accord ils se levèrent.
— Mon père, s’écria Marie, où allez-vous ?
— Empêcher un crime ! répondit le comte.
— Restez, notre maître, dit Kernan ; M. de Trégolan et moi, nous sommes là, ma nièce Marie ne peut demeurer seule. Venez, monsieur Henry, venez !
— Je vous suis, répondit le jeune homme, qui serra précipitamment la main du comte ; puis Kernan et lui s’élancèrent au-dehors, pendant que le bonhomme Locmaillé secouait la tête d’un air de désapprobation.
Henry et Kernan se précipitèrent vers la plage, du côté où les cris plus distincts arrivaient jusqu’à eux. Là les gens de Douarnenez, mêlés à ceux de Pont-Croix, de Poullan, de Crozon, marchaient en pleine tempête, accompagnés de femmes, d’enfants, et secouant leurs torches de résine enflammée ; ils traversèrent en bateau la rivière du Guet, et prenant par la côte opposée, ils arrivèrent devant l’île Tristan.
Le Breton et le jeune homme avaient si bien manœuvré, qu’ils se trouvaient au premier rang de la foule. Songer à la retenir eût été une folie, il valait mieux tenter de lui arracher sa victime.
À ce moment, les plus irrités des pêcheurs se jetèrent dans des barques au nombre d’une vingtaine, et ramèrent vers l’île.
La foule, restée sur la plage, hurlait, et l’on entendait ces cris de haine :
— À mort ! à mort ! le juroux !
— Cassez-lui la tête d’un coup de pen-bas !
— Un bon coup de ferte au maudit !
Le malheureux prêtre, éveillé par ces vociférations, était sorti de sa hutte ; on le voyait courir sur cette île sans issue, épouvanté, effaré ; il se sentait voué à une mort affreuse ; il allait et venait, les cheveux hérissés, et vêtu d’une mauvaise soutane toute déchirée aux arêtes aiguës des rocs.
Bientôt les assaillants accostèrent l’île et se dirigèrent vers le maudit ; ils couraient en secouant leurs torches. Kernan, comme s’il eût été le plus ardent à la vengeance, les devançait tous.
Yvenat, éperdu, s’était enfui vers la mer ; mais enfin, acculé à un rocher, il n’avait plus moyen de s’échapper, il fallait périr ; les cris retentissaient autour de lui, et toutes les angoisses de la dernière heure se peignaient sur son visage livide.
Deux ou trois pêcheurs, le bâton levé, se précipitèrent vers lui ; mais, plus rapide, Kernan le saisit à bras-le-corps, le souleva, et avec lui se lança dans les flots noirs et écumants.
— Kernan ! s’écria le chevalier.
— À mort ! à mort ! s’écrièrent les assaillants, qui se penchaient sur l’abîme. Noie-le comme un chien !
Cependant Kernan, invisible dans l’ombre, remonta à la surface de l’eau avec Yvenat, qui ne savait pas nager ; il le soutint, et, quand la connaissance fut revenue au prêtre :
— Tenez-moi bien, lui dit-il.
— Grâce ! s’écria le malheureux.
— Je vous sauve !
— Vous !
— Oui ; gagnons un point de la côte ! N’ayez pas peur ! appuyez-vous sur moi.
Le prêtre, sans se rendre compte de ce secours inattendu, ne comprit qu’une chose, c’est que sa vie pouvait être sauvée. Il se cramponna au vigoureux Breton, qui nageait d’un bras robuste, pendant que les cris de mort retentissaient dans les ténèbres.
Au bout d’une demi-heure, Kernan et le prêtre abordèrent sur la côte, bien au-dessous de l’île. Le prêtre était épuisé.
— Pouvez-vous marcher ? lui demanda le Breton.
— Oui ! oui ! s’écria Yvenat en faisant un suprême effort.
— Eh bien ! prenez par les champs, évitez les maisons, vous avez la nuit devant vous ! Que le matin vous trouve du côté de Brest ou de Quimper.
— Mais qui êtes-vous ? demanda le prêtre avec un vif accent de reconnaissance.
— Un ennemi, répondit Kernan. Allez ! que le Ciel vous conduise, s’il a encore pitié de vous.
Yvenat voulut serrer la main de son sauveur ; mais celui-ci s’était déjà éloigné ; le prêtre alors, se traînant vers les plaines incultes, disparut dans la nuit.
Kernan avait repris le chemin de la côte ; il revint vers la foule des pêcheurs.
— Le maudit ! le maudit ! lui crièrent cent voix haineuses.
— Mort ! répondit le Breton.
Un immense silence succéda à cette réponse, et cependant personne n’entendit Kernan murmurer à l’oreille du jeune homme :
— Il est sauvé, monsieur Henry ! Voilà une bonne action dont je ferai pénitence !
XI - Quelques Jours de Bonheur.
Après cette terrible soirée, dans laquelle la colère de toute une population se déchaîna contre un seul homme, le village de Douarnenez reprit son calme habituel, et, il faut le dire, les pécheurs retournèrent à leurs travaux accoutumés avec plus de confiance ; depuis la mort du maudit, ils ne pensaient pas avoir à redouter les représailles des républicains, qui ne connaissaient rien de l’affaire. Il n’en était pas ainsi du comte et de ses amis ; ils devaient craindre que le premier acte de la liberté d’Yvenat ne fût une dénonciation en règle contre les habitants de Douarnenez. On pouvait donc s’attendre, un jour ou l’autre, à la visite des gardes nationaux du département et des forcenés des villes.
De là un danger sérieux pour le comte et pour sa fille.
Quelques jours se passèrent dans les plus vives inquiétudes ; Kernan fit même ses préparatifs pour le cas où un départ subit fût devenu nécessaire. Mais enfin, une semaine après les événements, rien ne légitimant la crainte d’une invasion des républicains, le comte commença à se rassurer.
Ou Yvenat n’avait pu gagner les villes, et était retombé entre les mains de ses paroissiens, ou, ne voulant pas se venger de ses ennemis, il avait pris le parti de rentrer dans l’ombre.
Il existait aussi une troisième hypothèse : que les municipalités des villes, les délégués du Comité de salut public, trop occupés de la guerre vendéenne qu’il fallait terminer, et de la chouannerie qui prenait naissance, n’eussent pas de temps à consacrer à la vengeance du prêtre Yvenat.
Quoi qu’il en soit, le pays demeura tranquille ; le comte reprit peu à peu confiance et retomba dans ses préoccupations habituelles. À le considérer, on voyait combien le malheur l’avait rapidement vieilli ; Kernan s’en effrayait quelquefois ; il lui semblait d’ailleurs que son maître était dominé par une grande idée, dont lui n’avait pas le secret. Véritable peine pour le fidèle Breton, habitué à partager toutes les pensées du comte ; mais il respectait le silence dans lequel celui-ci se renfermait.
Marie avait aussi remarqué combien son père se retirait de plus en plus en lui-même. Toutes les fois qu’elle pénétrait dans sa chambre, elle le voyait le plus souvent agenouillé et priant avec une extrême ferveur. Elle revenait alors tout émue et se sentait prise d’une indéfinissable inquiétude qu’elle ne voulut pas cacher à Kernan. Celui-ci la rassurait de son mieux, sans être rassuré lui-même.
Cependant, les jours se succédaient avec la série de leurs incidents peu variés. La pêche allait tant bien que mal, et les hôtes de Locmaillé étaient réduits à manger ses produits plus souvent qu’à les vendre. L’hiver avait été fort rigoureux : Marie travaillait à ses grosses chemises, et ses faibles doigts se tiraient à leur honneur de cette tâche ingrate ; souvent même, Trégolan l’aidait dans la partie des gros ourlets qu’elle n’avait pas la force de coudre, et quand il ne faisait pas le métier de pêcheur, assis à ses côtés, il faisait bravement celui de couturière. D’ailleurs, à cette époque, plus d’un gentilhomme émigré dut demander ainsi l’existence à l’ouvrage de ses mains ; ce n’était pas déroger, au contraire. Henry commettait souvent bien des maladresses et des gaucheries dont souriait la jeune fille ; cependant, aidée ou non, elle ne gagnait guère plus de cinq à six sols par jour.
Pendant ces quelques heures de travail, Henry avait raconté toute sa vie, et toute l’histoire de cette pauvre sœur qu’il aimait tant. Marie trouvait dans son cœur de douces consolations pour le jeune homme.
— Monsieur Henry, lui disait-elle, ne puis-je être votre sœur ? ne dois-je pas remplacer près de vous cette sainte martyre dont la mort m’a sauvée ?
— Oui ! répondait le chevalier, vous êtes ma sœur ; vous êtes belle et bonne comme elle ! vous avez son cœur et ses yeux ; c’est son âme tout entière que je retrouve en vous ! oui ! vous êtes ma sœur, et ma sœur bien-aimée !
Alors il s’arrêtait, et souvent s’enfuyait pour ne pas en dire davantage ; car il sentait un autre sentiment, plus fort que celui de l’amour fraternel, l’envahir tout entier.
La jeune fille, bien qu’elle ne se rendît pas compte de l’état de son âme, sentait aussi une émotion inconnue se glisser en son cœur ; mais elle prenait cette émotion pour la reconnaissance poussée à l’extrême envers son sauveur.
Cependant le secret de pareils sentiments ne peut demeurer éternellement dans les âmes généreuses sans faire irruption au-dehors ; celui qui aime véritablement est souvent débordé par son amour ; il faut qu’il parle, et, comme Henry se serait gardé sur toutes choses de déclarer ses véritables sentiments à la jeune fille, il cherchait dans Kernan le confident obligé.
Le Breton avait tout vu, mais il laissait venir.
Henry causa d’abord fort évasivement.
— Si le comte venait à manquer à sa fille, lui dit-il un jour, que deviendrait-elle ? ne serait-ce pas une situation funeste que celle de cette orpheline ? comment la pauvre proscrite pourrait-elle échapper à ses ennemis ?
— Je serais là, répondit Kernan en souriant.
— Sans doute, reprit Henry, sans doute ; mais, mon brave Kernan, qui sait où la destinée vous entraînera ! Le comte ne peut-il vous rappeler sous les drapeaux de l’armée catholique, eh bien ! dans ce cas, qui protégerait Marie ?
Kernan pouvait facilement répondre que ni le comte ni le serviteur n’abandonneraient ensemble la demoiselle de Chanteleine, mais il feignit d’accepter l’argument du chevalier comme irréfutable.
— Oui ! dit-il, qui la protégerait alors ? Ah ! monsieur Henry, il lui faudrait un brave cœur pour l’aimer, et le bras d’un mari pour la défendre ! Mais qui oserait prendre à sa charge cette jeune fille proscrite et sans fortune ?
— Il ne faudrait pas être bien audacieux pour le faire, répondit Henry avec vivacité, la connaissant comme nous pouvons la connaître ! Marie a passé par de terribles épreuves, et elle fera une digne femme, la femme qu’il faut à un honnête homme pour traverser les époques révolutionnaires.
— Vous avez raison, monsieur Henry, reprit Kernan, si on la connaissait, mais on ne la connaît pas, et il n’y a guère d’apparence que dans ce village de Douarnenez nous trouvions jamais le mari qui convient à ma nièce.
En parlant ainsi, le Breton voulait obliger le jeune homme à s’ouvrir plus clairement ; mais cette réponse produisit un effet tout opposé. Le chevalier crut voir dans ces paroles une désapprobation complète. Et ce jour-là il n’en dit pas davantage, ce dont Kernan fut très-vexé.
Le mois de février se passa. Pendant la semaine, chacun travaillait de son mieux ; le dimanche, le comte lisait l’office divin dans la salle basse, et ces pieuses gens y apportaient une ferveur vraiment catholique ; ils imploraient le ciel pour leurs martyrs, et, en vrais chrétiens, ils priaient aussi pour leurs ennemis, sauf Kernan. Le Breton faisait seul exception ; il n’était pas chrétien jusqu’à l’oubli des injures, et chaque soir sa prière était suivie d’un serment de vengeance.
Puis, quand le temps était beau, Kernan proposait une promenade sur la côte. Le plus souvent le comte restait à la maison. Alors Henry, Kernan et Marie s’en allaient par les rochers ; ils gravissaient la colline sur laquelle est assis le village de Douarnenez ; ils remontaient la grande route du côté de l’église qui domine la baie, et de là leurs regards se perdaient sur ce morceau de mer largement ouvert à l’horizon, qui a ses tempêtes et ses sinistres comme l’Océan. Quel magnifique spectacle que celui de cette baie agitée et furieuse ! On apercevait quelque barque attardée qui, sa voile au bas-ris, luttait avec les vagues, disparaissait parfois, et se voyait entraînée souvent loin du port ; de là, l’œil suivait jusqu’à la pointe du raz ce long promontoire qui s’enfonçait dans la mer.
Henry, très au courant des choses du pays, faisait admirer ces beaux points de vue à sa compagne ; il l’instruisait ; il lui nommait tous les clochers, ceux de Poullan, de Beuzec, de Pont-Croix, de Plogoff, qui signalaient alors tant de paroisses désertes.
Puis les promenades se prolongeaient jusque du côté de Sainte-Anne de la Palud ; on tournait la baie ; on apercevait au loin la chaîne des monts d’Aray affaissés sur eux-mêmes comme des montagnes fatiguées qui se seraient couchées dans la plaine.
Un autre jour, les promeneurs faisaient bravement leurs quatre lieues de pays et allaient écouter l’Océan mugir à la pointe du Raz. Là, le ressac produisait des effets merveilleux et terribles sur les rocs de cette petite baie au nom sinistre, qui s’appelle la baie des Trépassés. Ce spectacle des flots irrités impressionnait vivement la jeune fille ; elle se serrait au bras du chevalier quand les nappes d’écume enlevées par le vent retombaient en bruyantes cataractes.
Il y avait aussi certaines vieilles légendes qu’Henry racontait et dont la plus célèbre est celle de la fille du roi Canut, qui livra au diable les clés d’un puits immense et sans fond. C’était du temps où des plaines immenses s’étalaient à la place de la baie ; mais les portes du puits ayant été imprudemment ouvertes, les flots firent irruption, noyèrent les villes, les habitants, les troupeaux, tout ce pays alors si fertile, et formèrent ce bras de mer qui s’est appelé depuis la baie de Douarnenez.
— Un singulier temps que celui où l’on croyait à de pareilles choses, disait Henry.
— Ne valait-il pas notre siècle de malheur ? répondait Kernan.
— Non, Kernan, reprenait le jeune homme, car les époques d’ignorance et de superstitions sont toujours détestables ; il n’en peut rien sortir de bon ; tandis que, lorsque Dieu aura pris pitié de la France, qui sait si de ces épouvantables excès l’humanité n’aura pas retiré quelque profit que nous ne pouvons prévoir ! Les voies du ciel sont impénétrables, et dans le mal se trouve toujours le germe du bien.
Puis, en causant ainsi, en se faisant un fond d’espérance pour l’avenir, on revenait tranquillement à la maison, et de ces longues courses on rapportait un bon appétit. C’étaient véritablement des jours heureux pour ce petit monde, et n’eût été la profonde préoccupation du comte, ces pauvres proscrits n’auraient rien demandé que la continuation de ce bonheur.
Cependant Henry n’avait pas renouvelé sa tentative auprès de Kernan, bien qu’il eût surpris souvent le Breton à regarder la jeune fille et lui avec un malin sourire.
Mais Marie, qui n’y entendait pas malice, naïve et simple, ne se gênait pas pour parler à son oncle du chevalier de Trégolan ; elle le faisait même à son insu avec un véritable enthousiasme.
— Un bien excellent cœur ! disait-elle ; un véritable cœur de gentilhomme, et tel que je ne pourrais souhaiter d’autre frère que lui.
Kernan la laissait dire.
— Quelquefois même, reprenait Marie, je me demande si nous n’abusons pas de sa générosité ! car il travaille pour nous, ce pauvre M. Henry, il se donne bien du mal, et nous ne pourrons jamais le payer de ses peines !
Kernan ne répliquait pas.
— Ajoute, continuait la jeune fille, qui se figurait sans doute que le Breton répondait affirmativement à toutes ses questions, ajoute qu’il n’est pas proscrit, lui, qu’il a des protecteurs, puisqu’il a pu obtenir à Paris la grâce de sa sœur ! Et cependant, il reste dans ce pays, dans cette cabane ; il se condamne à un rude métier, il y risque sa vie ; et cela, pour qui ? pour nous ! Oh ! il faudra bien que le ciel le récompense un jour, car nous, nous serons impuissants à le faire.
Kernan se taisait toujours, mais il souriait en songeant que la récompense n’était pas loin.
— Enfin, dit Marie, est-ce que tu ne trouves pas que c’est un digne jeune homme ?
— Certes, répondit Kernan, ton père n’en voudrait pas d’autre pour fils, et moi, ma nièce Marie, je n’en voudrais pas d’autre pour neveu.
Ce fut la seule allusion que se permît le Breton, mais il ne sut pas si elle fut comprise. Cependant il est probable qu’en causant avec le chevalier, Marie lui rapporta l’opinion de Kernan à son égard. En effet, quelques jours plus tard, Henry se trouvant à la pêche avec Kernan, lui fit les plus complètes ouvertures en rougissant et en laissant échapper ses filets.
— Il faut en parler au père, se contenta de répondre le Breton.
— Tout de suite ! s’écria le chevalier, effrayé d’une telle hâte.
— En rentrant.
— Mais… fit le jeune homme.
— Mettez donc la barre au vent, ou nous allons ralinguer.
Et ce fut tout. Henry redressa la barre, mais il la tenait si mal, que Kernan fut obligé de prendre place au gouvernail.
Ceci se passait le 20 mars ; pendant les jours précédents le comte avait paru plus soucieux que d’habitude ; plusieurs fois il avait pris sa fille dans ses bras et l’avait serrée sur son cœur sans prononcer une parole. Lorsque Kernan fut de retour après la pêche, une pêche d’amoureux pour tout dire et qui fut assez mauvaise, il s’adressa d’abord à Marie.
— Où est ton père ? lui demanda-t-il.
— Mon père est sorti, répondit la jeune fille.
— Tiens ! cela est singulier, fit Kernan ; ce n’est guère dans ses habitudes.
— Il ne vous a rien dit, mademoiselle ? dit Henry.
— Non ! je lui ai proposé de l’accompagner ; mais il s’est contenté, pour toute réponse, de m’embrasser bien affectueusement, et il est parti.
— Eh bien, attendons son retour, monsieur Henry, dit Kernan.
— Vous aviez à lui parler ? demanda la jeune fille.
— Oui, mademoiselle, balbutia Henry.
— Oui, répondit Kernan, une bêtise, un rien ; attendons.
Ils attendirent ; l’heure du souper arriva sans que le comte fût de retour. On patienta, mais bientôt on commença à s’inquiéter. Le bonhomme Locmaillé avait vu le comte se diriger vers la route de Chateaulin ; il marchait rapidement, un bâton à la main, comme quelqu’un qui voyage.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria Marie.
— Comment ! il serait parti sans nous prévenir.
Henry se précipita dans l’escalier et monta à la chambre du comte ; il redescendit bientôt, tenant à la main une lettre, qu’il remit à Marie ; elle ne contenait que ces mots :
« Ma fille, je pars pour quelques jours. Que Kernan veille sur toi ! Prie pour ton père,
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