VI. — L’Auberge du Triangle Égalitaire.
La position de Kernan était terrible ; il fallait mettre le comte à l’abri de tout regard avant qu’il reprît connaissance. Ses premières paroles ne pouvaient manquer de le trahir ! Il redemanderait sa fille à grands cris et décèlerait le comte de Chanteleine sous l’habit du paysan breton.
En courant à travers les rues, Kernan avisa une sorte d’auberge devant laquelle il s’arrêta, traînant ou plutôt portant son maître.
L’auberge avait une enseigne ornée de tous les agréments de l’époque, tels que piques et faisceaux romains, avec ces mots :
au triangle égalitaire.
CHEZ MUTIUS SCÉVOLA,
loge à pied et à cheval.
« Une auberge de bandits, se dit-il, eh bien ! nous y serons plus en sûreté. D’ailleurs je n’ai pas le choix. »
Il avait si peu le choix, qu’il n’eût pas rencontré dans la ville un cabaret sans une enseigne civique.
Il entra donc dans la salle basse, déposa son fardeau inerte sur une chaise et demanda une chambre. L’hôtelier, Mutius Scévola en personne, arriva :
— Que veux-tu, citoyen ? demanda-t-il d’un ton bourru au Breton.
— Une chambre.
— Et tu payes ?
— Pardieu ! répondit Kernan, on n’a pas dévalisé les chouans pour rien. Tiens, d’avance ! ajouta-t-il en jetant quelques pièces de monnaie sur la table.
— De l’argent ! fit l’aubergiste, plus habitué au papier qu’au métal.
— Et du bon, avec la face de la République dessus.
— Bien ! on va te servir. Mais qu’a-t-il donc, ton ami ?…
— Mon frère, entends-tu, si ça ne t’écorche pas trop le gosier ; en fouaillant notre bidet pour arriver à temps…
— À l’exécution ! dit l’aubergiste en se frottant les mains.
— Comme tu dis, répondit Kernan sans sourciller ; nous avons fait un saut dans le fossé ! la bête s’est tuée du coup, et celui-là n’en vaut guère mieux ! Mais assez causé pour le moment. J’ai payé ! Ma chambre ?
— Bon ! bon ! on va te servir. Tu n’as pas besoin de faire le méchant. Ce n’est pas de ma faute si tu es arrivé trop tard. Mais puisque tu as manqué l’exécution des brigands, je te donnerai des détails.
— Tu y étais ?
— Parbleu ! à deux pas du citoyen Guermeur.
— Un rude lapin, celui-là ! riposta Kernan, qui ne connaissait pas même ce nom.
— Je t’en réponds ! répondit l’aubergiste.
— Eh bien ! à tout à l’heure, citoyen Scévola !
Scévola fit monter au second étage le Breton qui avait repris son fardeau.
— As-tu besoin de moi ? demanda-t-il quand il fut arrivé.
— Ni de toi, ni de personne, répondit le Breton.
— Il n’est pas poli, mais il paye ! murmura Scévola, c’est une compensation.
Quelques instants plus tard, Kernan se trouvait seul en présence de son maître inanimé, et il donnait enfin un libre cours à ses larmes ; tout en pleurant cependant il prodigua au comte ses soins les plus intelligents ; il humecta son front décoloré et il parvint à le ramener au sentiment. Mais il eut la précaution de lui mettre la main sur la bouche et d’arrêter la première explosion de sa douleur.
— Oui, notre maître, lui dit-il, pleurons ! mais pleurons tout bas ; il ne nous est pas permis de gémir ici !
— Ma femme ! ma fille ! répétait le comte au milieu de ses sanglots, est-ce donc vrai ? est-ce possible ? Mortes ! assassinées !… Et j’étais là !… et je n’ai pu !… Ah ! j’irai trouver leur assassin…
Le comte se démenait comme un fou. Kernan, malgré sa force herculéenne, avait beaucoup de peine à le contenir et à étouffer ses cris.
— Notre maître, disait-il, vous vous ferez arrêter !
— Que m’importe ! répétait le comte en se débattant.
— On vous guillotinera !
— Tant mieux ! tant mieux !
— Et moi aussi ! dit le Breton.
— Toi ! toi ! fit le comte, qui retomba dans une prostration profonde.
Pendant quelques minutes de gros sanglots soulevèrent sa poitrine ; enfin il se calma, se mit à genoux sur les carreaux nus de la chambre, et pria pour ceux qu’il aimait tant et qui n’étaient plus.
Kernan s’agenouilla près de lui et mêla ses larmes aux siennes. Après une longue prière, il se releva et dit au comte :
— Maintenant, notre maître, laissez-moi courir la ville ; restez ici ; priez et pleurez ; il faut que je sache ce qui s’est passé.
— Kernan, tu me diras tout ce que tu auras appris, répondit le comte en saisissant les mains de son serviteur.
— Tout, je vous le jure, notre maître !… Mais vous ne quitterez pas cette chambre ?
— Je te le promets ! Va, Kernan, va !
Et le comte laissa retomber sa tête dans ses mains, à travers lesquelles filtraient de grosses larmes.
Kernan redescendit dans la salle basse et trouva Scévola sur sa porte.
— Eh bien !… et ton frère ? lui demanda l’aubergiste patriote.
— Il dort ! cela ne sera rien ! mais qu’on ne me le dérange pas ! tu entends ?
— Sois tranquille !
— Maintenant, dit Kernan, je t’écoute.
— Ah ! tu veux que je te raconte la pièce ? Oui, je conçois cela ! ajouta-t-il en riant. Tu as fait queue, mais tu n’as pu entrer ! il y avait trop de monde !
— Précisément.
— Mais est-ce que tu peux écouter sans boire, toi, citoyen ? Moi, je ne peux pas parler sans humecter mes paroles !
— Eh bien ! apporte une bouteille, dit Kernan, et même une miche de pain. Je t’écouterai en mangeant un morceau.
— C’est dit, répliqua Mutius Scévola.
Un instant après, les deux hommes étaient accoudés devant une table, et le citoyen Scévola en faisait les honneurs à son profit.
— Voilà donc la chose, dit-il après avoir avalé un verre de vin. Depuis deux mois, les prisons de la ville regorgeaient. Les fuyards de la Vendée donnaient beaucoup, et on voyait le moment où l’on ne pourrait plus faire de prisonniers faute de prisons ; il fallait donc les vider plus vite que ça. Malheureusement, le citoyen Guermeur est un bon patriote, mais il n’a pas l’imagination de Carrier ou de Lebon, et il voulait procéder dans les formes.
Les poings de Kernan se crispaient sous la table en entendant ces paroles. Cependant il eut assez d’empire sur lui-même, non-seulement pour se contenir, mais aussi pour répondre :
— Un bon là, Carrier !
— Oui, je t’en réponds ! avec ses noyades ! — Après cela, il a un si beau fleuve à sa disposition ! — Enfin, nous avons fait ce que nous avons pu, pendant deux mois ; on procédait par canton ; les ci-devant n’avaient pas le droit de se plaindre ; tous les pays mouraient ensemble ! — Enfin, on a marché si bien, qu’on est à peu près parvenu à vider les prisons ; mais on s’occupe de les remplir.
— Et ce matin, demanda Kernan, n’a-t-on pas exécuté une ci-devant demoiselle de Chanteleine ?
— Oui, un beau brin de fille, ma foi ! et son curé avec elle, pour lui montrer le chemin ! — C’est Karval qui a fait ce coup-là !
— Ah ! le fameux Karval ?
— Lui-même ! voilà un gars qui va bien ! Est-ce que tu le connais ?
— Si je le connais ! deux amis ! les deux doigts de la main ! répondit tranquillement Kernan ; est-ce qu’il est ici ?
— Non ! il est reparti depuis huit jours en tournée ! Il faut dire que son coup n’a pas été complet ! Quand il a fait sa pointe à Chanteleine, il espérait arrêter le ci-devant comte sur lequel il a des idées. Mais envolé l’oiseau !
— Alors ? demanda Kernan.
— Alors il a rejoint l’armée de Kléber, dans la pensée de pincer son homme, et je ne serais pas étonné que, pendant la déroute de Savenay, il ne fût arrivé à ses fins.
— C’est possible, car on les a frottés là, les Blancs !… répondit le Breton. Mais dis-moi, et la jeune fille ?
— Quelle jeune fille ?
— La ci-devant de ce matin… comment a-t-elle pris la chose ?
— Peuh !… assez mal, répondit l’aubergiste en portant son verre à ses lèvres, il n’y a pas eu de plaisir avec elle ; elle était à moitié morte de peur.
— Ainsi, dit Kernan, se contenant à peine, elle est bien morte ?
— Dame ! à moins qu’elle n’ait eu un secret !… dit en riant l’aubergiste. Ah ! mais, par exemple, il s’est passé un fait curieux pendant la cérémonie.
— Et lequel donc, citoyen Scévola ? répondit Kernan ; tu es très-intéressant !
— Oui, fit le monstre en se rengorgeant, mais j’aimerais mieux ne pas avoir à raconter ce que je vais te dire.
— Pourquoi donc ?
— Parce que ce n’est pas à l’honneur du Comité de salut public.
— Quoi ! le Comité ?…
— L’un de ses membres a fait grâce !
— Et qui cela ?
— Le vertueux Couthon !
— Pas possible ?
— Juges-en ! Ce matin, la machine allait tranquillement son train ; les paysans, les nobles, les prêtres, tout cela basculait avec une égalité républicaine ; la petite Chanteleine y avait passé, et il ne restait plus que deux ou trois condamnés, quand un bruit se produisit dans la foule ; un jeune homme, les cheveux en désordre, monté sur un cheval qui tombe mort sur place, accourt en criant : « Grâce ! grâce pour ma sœur ! » Il fend la foule, arrive auprès du citoyen Guermeur, il lui remet un papier signé Couthon et portant la grâce de sa sœur.
— Eh bien ?
— Eh bien ! il n’y avait pas à résister ! et cependant, ce garçon-là c’était un ci-devant !
— Qui se nomme ?
— Le chevalier de Trégolan, m’a-t-on dit.
— Je ne le connais pas, répondit Kernan.
— Il s’avança vers la guillotine, et cela lui fit un singulier effet, car il leva les bras avec désespoir ; on eût dit qu’il allait s’évanouir de sensiblerie ! Mais il a bien fait de ne pas perdre de temps, car sa sœur montait déjà les marches, évanouie au bras du citoyen bourreau. « Ma sœur ! ma sœur ! » s’est-il écrié, et il a bien fallu la lui rendre ! Ainsi, si son cheval avait fait un faux pas en route, c’était fini !
— C’est donc cela qui a causé du trouble dans la foule ?
— Oui ; on criait : « Non ! non ! » Mais Guermeur, devant la signature du vertueux Couthon, a dû s’incliner. N’importe ! c’est une tache, cela, pour le Comité de salut public.
— Eh bien, répondit Kernan, il a eu de la chance, ce Trégolan… Et après ?
— Après, il a emmené sa sœur, et on a continué la besogne !…
— Eh bien ! à ta santé, Scévola ! dit Kernan.
— À la tienne, mon gars ! répondit l’aubergiste.
Les deux causeurs trinquèrent ensemble.
— Et maintenant, que vas-tu faire ? demanda le patriote.
— Je vais voir si mon frère dort toujours, puis j’irai faire un tour dans la ville.
— À ton aise, ne te gêne pas.
— Je ne me gêne pas non plus.
— Est-ce que tu comptes rester quelque temps ici ?
— J’aurais voulu voir Karval et lui serrer la main, répondit Kernan d’un air dégagé.
— Mais il peut revenir à Quimper d’un jour à l’autre.
— Si j’en étais sûr, j’attendrais, dit le Breton.
— Dame ! je ne peux pas t’en dire davantage.
— En tout cas, dit le Breton, je le trouverai un jour ou l’autre.
— Bon !
— Est-ce qu’il descend chez toi ?
— Non, il demeure à l’évêché, chez le citoyen Guermeur.
— Eh bien, j’irai le voir.
Là-dessus, Kernan quitta l’aubergiste ; l’effort qu’il avait fait pour se contenir, pendant toute cette conversation, l’avait brisé au point qu’il ne pouvait monter l’escalier.
— Oui, Karval ! répéta-t-il, je te retrouverai !
L’accent dont il prononça ces paroles est impossible à rendre.
Enfin, il revint près du comte ; il le trouva abîmé dans une douleur profonde, mais résignée. Il fallut que Kernan rapportât tout ce qu’il avait appris ; après avoir bien vérifié si on ne pouvait l’entendre, après avoir sondé les murailles, il fit à voix basse son douloureux récit, pendant lequel les larmes ne cessèrent de couler sur le visage altéré du comte.
Puis Kernan appela son attention sur ce qu’il restait à faire.
— Je n’ai plus de femme, plus d’enfant, répondit le comte, il ne me reste plus qu’à mourir, et je mourrai pour la sainte cause !
— Oui, dit Kernan, nous irons dans l’Anjou, rejoindre les chouans qui s’agitent.
— Nous irons.
— Dès aujourd’hui.
— Demain ; j’ai ce soir un dernier devoir à remplir.
— Et lequel, notre maître ?
— Je veux aller au cimetière, cette nuit, prier sur cette fosse commune où ils ont jeté le corps de mon enfant.
— Mais… fit Kernan.
— Je le veux, répondit le comte d’une voix douce.
— Nous prierons ensemble, dit doucement le Breton.
Le reste de la journée se passa à pleurer ; ces deux pauvres hommes, la main de l’un dans la main de l’autre, ne furent tirés de leur douloureux silence que par des chants, des démonstrations de joie, qui retentirent dans la rue.
Le comte ne bougea pas ! rien ne pouvait le distraire ; Kernan alla vers la fenêtre ; un cri terrible faillit lui échapper, mais il se contint et ne voulut même pas faire part au comte de ce qu’il venait de voir.
Karval, accompagné de sa horde sanglante, rentrait dans Quimper, hideux, ensanglanté, presque ivre, poussant devant lui des vieillards, des blessés, des femmes, des enfants, pauvres prisonniers vendéens arrachés à la déroute de la grande armée et destinés à l’échafaud.
Il était à cheval, et tous les bandits de la ville le suivaient, en l’accablant de bruyantes acclamations.
Décidément, ce Karval devenait un personnage.
Quand il fut passé, Kernan revint près du comte et lui dit à voix basse :
— Vous avez raison, notre maître, ce n’est pas aujourd’hui qu’il faut partir !
VII. — Le Cimetière.
Le soir arriva. Le temps avait changé ; la neige tombait. À huit heures, le comte se leva et dit :
— Il est temps, partons !
Kernan, sans répondre, ouvrit la porte et prit les devants. Il espérait éviter la rencontre de Scévola, mais celui-ci, l’entendant descendre, quitta la salle basse par instinct d’aubergiste, et se trouva sur le passage du Breton.
— Tiens ! dit-il, tu pars, citoyen ?
— Oui, mon frère va mieux !
— Un mauvais temps pour se mettre en route ! Il ne peut donc pas attendre à demain ?
— Non ! répliqua Kernan, qui ne savait pas trop que dire.
— À propos, dit Scévola, tu sais que le vertueux Karval est rentré à Quimper ?
— Précisément, fit le Breton, nous allons à l’évêché lui rendre visite.
En prononçant ces mots, il s’était retourné vers le comte, qui n’avait heureusement pas entendu ce nom fatal.
— Ah ! vous allez le voir à l’évêché ? reprit l’aubergiste.
— Comme tu dis, et je t’assure que notre visite ne lui fera pas de peine.
— Hé ! hé ! répondit Scévola en riant grossièrement, quelque dénonciation de prêtres ou d’émigrés.
— Peut-être ! fit Kernan en prenant le bras de son maître et en l’entraînant vers la porte.
— Allons, bonne chance, citoyen !
— Au revoir ! répondit le Breton.
Et il sortit enfin de l’auberge.
La ville semblait déserte ; un silence profond régnait dans les rues assourdies par la neige.
Le comte et son compagnon rasaient les maisons ; le premier se laissait conduire ; il ne s’apercevait pas du froid. Depuis sa résolution d’aller prier sur la tombe de sa fille, il n’avait pas prononcé une parole et s’était complètement absorbé dans sa douleur. Kernan respectait ce silence.
Au bout de vingt minutes, les murs du cimetière apparurent dans l’obscurité. À cette heure, les portes en étaient fermées. Peu importait, d’ailleurs ; le Breton n’avait pas l’intention d’y pénétrer par l’entrée publique et de se faire voir du gardien.
Il tourna donc les murs pour trouver un endroit propice à son escalade. Le comte le suivait avec une obéissance passive, comme un enfant ou comme un aveugle.
Kernan et le comte de Chanteleine. Dessin de V. Foulquier.
Après avoir longtemps cherché, le Breton arriva à une place où le mur déchaussé avait cédé en partie, et laissait une brèche praticable. Kernan s’élança sur les pierres, à peine retenues dans un ciment de neige et de boue ; de là, il tendit la main à son maître, et pénétra avec lui dans le cimetière.
La blancheur de ce champ du repos offrait une pénible contemplation à la vue. Quelques tombes de pierre, de nombreuses croix de bois noir, étaient revêtues du linceul blanc de l’hiver ; spectacle triste que ce cimetière en deuil ! il venait involontairement à l’esprit que ces pauvres morts devaient avoir bien froid sous cette terre glacée, et plus encore ceux qu’une municipalité indifférente venait de précipiter dans la fosse commune.
Kernan et le comte, après avoir parcouru quelques allées désertes, arrivèrent à cette fosse à peine comblée, et couverte d’extumescences irrégulières que la neige dessinait nettement. Les bêches et les pioches des fossoyeurs étaient là pour le travail du lendemain.
Au moment où il approchait, Kernan crut voir une forme humaine, courbée à terre, qui se relevait subitement et cherchait à se dérober derrière les noirs feuillages des cyprès. Il pensa d’abord que ses yeux subissaient une hallucination involontaire.
— Je me trompe, se dit-il, quelqu’un ici à cette heure ? ce n’est pas possible !…
Cependant, en regardant attentivement, il vit la forme s’agiter sous les arbres ; en même temps il remarqua des empreintes fraîches. Quelqu’un venait évidemment de s’enfuir.
Était-ce un fossoyeur qui faisait sa ronde, un gardien, un détrousseur de morts ?
Kernan arrêta le comte de la main ; il attendit quelques instants, et l’individu n’ayant pas reparu, il marcha vers la fosse commune.
— C’est ici, notre maître ! dit-il.
Le comte s’agenouilla sur la terre glacée, ôta son chapeau et, tête nue, se mit à prier et à pleurer aussi ; ses larmes roulaient jusqu’à terre, et la neige fondait à leur brûlant contact.
Kernan, agenouillé de même, priait aussi, mais il observait et surveillait les environs.
Pauvre comte de Chanteleine ! Il eût voulu de ses mains écarter cette terre qui lui cachait son enfant, revoir une dernière fois ses traits chéris et donner une tombe plus décente à ses restes inanimés ! Ses mains se plongeaient dans la neige, et des soupirs à lui briser le cœur s’échappaient de sa poitrine.
Depuis un quart d’heure il était ainsi ; Kernan n’osait interrompre sa douleur. Mais il craignait que les sanglots du comte ne fussent surpris par quelque espion aux aguets.
En ce moment, il crut entendre des pas ; il se retourna avec inquiétude ; il vit distinctement cette fois une forme humaine quitter le massif de cyprès et se diriger vers la fosse.
— Ah ! fit le Breton, si c’est un espion, il le payera cher !
Et, son couteau à la main, il se précipita vers un inconnu, qui ne parut pas vouloir l’éviter ; au contraire, celui-ci semblait attendre son agresseur de pied ferme. Bientôt ces deux hommes furent à trois pas l’un de l’autre, dans l’attitude de la défense.
— Que venez-vous faire là ? demanda rudement le Breton.
L’inconnu, un jeune homme de trente ans, vêtu d’un costume de paysan, répondit d’une voix émue :
— Ce que vous êtes venu faire vous-même !
— Prier ?
— Prier !
— Ah ! dit Kernan, vous avez des parents ?…
— Oui ! répondit le jeune homme d’une voix triste.
Le Breton le regarda attentivement et vit des pleurs dans ses yeux.
— Excusez-moi, dit-il, je vous avais pris pour un espion. Venez donc.
Et suivi de l’inconnu, il revint près du comte ; celui-ci, tiré de sa torpeur, allait se lever, quand le jeune homme lui fit signe de ne pas se déranger.
— Vous venez prier, monsieur ? dit le comte. Il y a place pour nous deux sur cette tombe ! Je suis un père qui pleure son enfant ! Ils l’ont tuée ce matin et ils l’ont mise là !
— Pauvre père ! fit le jeune homme.
— Mais, qui êtes-vous ? fit Kernan.
— Le chevalier de Trégolan, répondit le jeune homme sans hésiter.
— Le chevalier de Trégolan ! s’écria Kernan.
Et il se mit sur ses gardes en reprenant toute sa défiance, car ce nom lui rappelait la scène du matin, et il ne comprenait pas ce que ce jeune homme eût à faire dans le cimetière.
— Oui ! avait répondu le chevalier.
— Vous qui ce matin avez obtenu la grâce de votre sœur et qui l’avez sauvée !
— Sauvée ! fit le jeune homme en joignant ses mains.
— Et c’est elle que vous venez pleurer ici ?
— Chevalier, dit le comte qui ne doutait pas, vous avez eu plus de bonheur que moi ! Je ne suis pas même arrivé assez tôt pour voir une dernière fois mon enfant !…
— Qui donc êtes-vous ? demanda vivement le jeune homme.
Kernan allait s’élancer vers son maître pour lui fermer la bouche et l’empêcher de livrer le secret de son nom, quand celui-ci dit gravement :
— Je suis le comte de Chanteleine !
— Vous ! s’écria le jeune homme, vous, le comte de Chanteleine ?…
— Moi, monsieur !
— Mon Dieu ! mon Dieu ! fit l’inconnu en saisissant les mains du comte et en cherchant à le dévisager.
— Eh bien ? demanda Kernan impatienté.
— Venez, venez ! dit vivement le jeune homme, venez sans perdre un instant !
— Halte-là ! fit Kernan, que voulez-vous ? Où prétendez-vous mener notre maître ?
— Mais venez donc ! s’écria le jeune homme avec une certaine violence.
Le Breton allait se précipiter sur le chevalier, qui s’était attaché au bras du comte et cherchait à l’entraîner, quand le comte lui dit :
— Allons ! Kernan, allons ! celui-ci est un homme de cœur !
Kernan, obéissant, se plaça à la gauche du jeune homme, prêt à le frapper au moindre indice de trahison, et tous les trois sortirent par la brèche du cimetière ; ils tournèrent les murs. Le chevalier de Trégolan ne parlait pas, mais ses mains demeuraient crispées sur le bras du comte.
Ils rentrèrent ainsi dans la ville et s’enfoncèrent dans des ruelles étroites au lieu de suivre les rues ; d’ailleurs, ils étaient absolument seuls ; ce qui n’empêchait pas Kernan de jeter des regards attentifs autour de lui.
Le silence de la nuit ne fut troublé qu’une fois, quand le chevalier et ses deux compagnons passèrent auprès de l’évêché, dont les fenêtres, vivement illuminées, laissaient passage à des cris de joie. On y fêtait le retour de Karval ; on chantait, on dansait, les juges avec les bourreaux, et Kernan sentit une épouvantable rage lui monter au cœur.
Enfin, le jeune homme s’arrêta devant une maison tranquille et un peu isolée à l’extrémité d’un faubourg.
— C’est là ! dit-il.
Et il s’avança pour frapper à la porte. Kernan lui arrêta le bras au moment où il saisissait le marteau.
— Un instant ! fit-il.
— Laisse faire, Kernan ! dit le comte.
— Non pas, notre maître ! Dans ces temps de misère, toute maison est suspecte ! Il faut savoir où l’on va. Pourquoi nous introduisez-vous dans cette demeure ? dit-il en fixant le jeune homme.
— Pour vous montrer ma sœur ! répondit le jeune homme avec un triste sourire.
Il frappa légèrement à la porte. On entendit des pas craintifs s’avancer dans l’allée et s’arrêter. Le chevalier frappa une seconde fois d’une certaine façon et dit :
— Dieu et le roi !…
La porte s’ouvrit ; une vieille dame se trouvait là, et parut inquiète en voyant le jeune homme accompagné de deux étrangers.
— Des amis, dit celui-ci, ne craignez rien !
La porte se referma rapidement ; une cire allumée permit à Kernan d’entrevoir un escalier de bois qui tournait au fond de l’allée ; le chevalier monta, suivi du comte et du Breton, celui-ci toujours armé.
Cependant, il avait dû être rassuré par les paroles suivantes échangées entre la vieille dame et le jeune homme :
— Chevalier, avait dit celle-là, que votre absence m’inquiétait !…
— Et elle ? demanda-t-il.
— Elle, répondit la vieille dame, elle pleure à faire pitié !…
— Venez, monsieur le comte ! dit le jeune homme.
Au haut de l’escalier se trouvait une porte dessous laquelle filtrait une nappe de lumière. Le chevalier l’ouvrit toute grande et dit ces seuls mots :
— Monsieur le comte de Chanteleine, voilà ma sœur !…
Avant le comte, Kernan avait jeté un rapide coup d’œil à l’intérieur de cette chambre, et il avait poussé un cri, mais un cri d’effrayante surprise !
Mlle de Chanteleine, Marie, sa nièce, était devant ses yeux, étendue sur un lit, mais vivante ! vivante !…
— Mon enfant ! s’écria le comte.
— Ah ! mon père ! fit la jeune fille en se relevant et en se jetant dans ses bras.
Ce fut un indescriptible moment de délire. Comment peindre les caresses de ce père et de son enfant ? Kernan pleurait dans un coin après avoir embrassé Marie. Le chevalier de Trégolan considérait cette scène attendrissante en se croisant les mains.
Soudain, Marie poussa un cri, et une pensée terrible passa devant son souvenir.
— Ma mère ! s’écria-t-elle.
Elle ignorait que sa mère eût péri dans le sac du château.
Le comte, sans parler, montra du doigt le ciel à sa fille, qui retomba presque évanouie sur le lit.
— Mon enfant ! mon enfant ! fit le comte en se précipitant vers elle.
— Ne craignez rien, notre maître, dit Kernan en soulevant la tête de la jeune fille ; c’est une crise qui passera !
En effet, au bout de quelques instants, Marie reprit connaissance, et ses larmes coulèrent en abondance. Enfin, ses sanglots s’arrêtèrent, et le comte put l’interroger.
— Mais quel miracle t’a soustraite à la mort, mon enfant ? demanda-t-il.
— Je l’ignore, mon père ! J’ai été traînée mourante à l’échafaud ! Je n’ai rien vu, rien entendu ! et je me suis retrouvée ici !
— Parlez donc, monsieur de Trégolan, parlez ! dit le comte.
— Monsieur le comte, répondit le chevalier, ma sœur avait été jetée dans les prisons de Quimper ; désespéré, je courus à Paris, et après de longues sollicitations j’obtins sa grâce de Couthon, auquel ma famille avait autrefois rendu service. Je revins à Quimper avec l’ordre signé, et malgré mes efforts, je suis arrivé trop tard !…
— Trop tard ?…
— La tête de ma pauvre sœur, reprit le chevalier en sanglotant, venait de rouler sur l’échafaud en ma présence !…
— Oh ! oh ! fit le comte en saisissant les mains du jeune homme.
— Comment ne suis-je pas tombé mort ?… comment n’ai-je pas crié ?… comment n’ai-je pas redemandé celle dont j’avais la vie entre les mains ?… Je ne puis vous le dire, mais le Ciel m’envoya une inspiration dont je le remercie. Toutes ces malheureuses victimes étaient là pêle-mêle ; les exécuteurs ne les reconnaissaient même pas ! Au moment où Mlle de Chanteleine montait évanouie au bras du bourreau, je m’avançai, je fis un effort surhumain, et je dis : Grâce ! grâce ! c’est ma sœur !… et il fallut bien me la rendre, et je la transportai chez cette bonne dame. Voilà pourquoi vous m’avez vu priant ce soir sur la tombe de celle qui n’est plus !
Le comte s’était levé.
— Mon fils ! dit-il au chevalier en s’agenouillant devant lui.
Kernan, étendu à terre, couvrait de ses larmes les pieds du jeune homme.
VIII. — La Fuite.
On peut se figurer quelle nuit le comte passa près de sa fille sauvée de la mort. S’il ressentit plus vivement alors la perte de la comtesse, s’il entretint Marie de sa pauvre mère, une sainte et une martyre, toutes ces douleurs furent pourtant mêlées d’une joie immense ; quelles prières de miséricorde il éleva vers le ciel pour sa femme morte, de reconnaissance pour sa fille vivante et pour son sauveur !
Kernan avait dit au jeune homme :
— Monsieur le chevalier, vous avez en moi un chien dévoué, et tout mon sang ne payera pas ce que vous avez fait là !
Pauvre jeune homme ! on sentait que toute cette joie devait être désolante pour lui, car elle était payée de la mort de sa sœur.
Le matin venu, Kernan songea au plus pressé ; on ne pouvait demeurer dans cette maison sans mettre en danger la vie de la vieille dame ; on résolut donc de partir et, provisoirement, Kernan dut renoncer à sa vengeance contre Karval. Actuellement, le salut de sa nièce Marie passait avant tout.
On discuta le parti à prendre.
— Monsieur le comte, dit le chevalier de Trégolan, j’avais tout disposé pour mettre ma pauvre sœur en lieu de sûreté dans une cabane de pêcheur, au village de Douarnenez ; voulez-vous y venir attendre des jours meilleurs ou une occasion de quitter la France ?
Le comte regarda Kernan.
— Allons à Douarnenez, répondit celui-ci ; l’avis est bon, et si on ne peut s’embarquer, nous tâcherons de nous cacher si bien qu’on ne soupçonne pas notre présence.
— Je conseille de partir ce matin même, dit le chevalier ; il ne faut pas perdre un instant, et il est nécessaire de pourvoir au plus tôt à la sûreté de Mlle de Chanteleine.
— Mais à Douarnenez, demanda le comte, trouverons-nous à vivre sans exciter les soupçons ?
— Oui ; j’ai là un vieux serviteur de ma famille qui y exerce l’état de pêcheur, le bonhomme Locmaillé ; il nous recevra de grand cœur et nous pourrons demeurer dans sa maison jusqu’à ce qu’une occasion se présente de quitter la France.
— Va comme il est dit, répondit Kernan, et mettons-nous en route au plus tôt. Nous ne sommes qu’à cinq lieues de Douarnenez et nous pouvons y arriver ce soir.
Le comte approuva ce parti ; il avait hâte de donner à sa fille un peu de cette tranquillité dont la pauvre enfant avait grand besoin ; mais, à la voir si faible, il craignait qu’elle ne pût supporter les fatigues de la route ; les scènes de l’échafaud revenaient parfois à l’esprit de Marie avec une telle vivacité, qu’elle paraissait sur le point de s’évanouir. Elle tressaillait au moindre bruit ; elle savait ses bourreaux encore si près d’elle ! Cependant, les caresses de son père, celles de Kernan lui rendirent un peu de force, et elle se déclara prête à tout braver pour quitter cette ville dans laquelle elle laissait d’épouvantables souvenirs.
Il fallut alors procéder à sa toilette.
On fit venir la vieille dame, à laquelle le comte adressa de vives paroles de reconnaissance. Cette digne femme put fournir des vêtements de paysanne. La jeune fille, restée seule dans sa chambre avec sa bienfaisante hôtesse, revêtit ce costume, sous lequel on ne devait pas soupçonner Marie de Chanteleine, des bas de laine rouge usés par un fréquent lavage, une jupe de laine rayée, avec un tablier de grosse toile qui l’entourait tout entière.
Marie de Chanteleine était une jeune fille de dix-sept ans ; elle ressemblait beaucoup au comte, avec ses doux yeux bleus, alors rougis par les larmes, et sa bouche charmante qui essayait de sourire ; elle avait cruellement souffert pendant sa détention, mais un observateur attentif eût reconnu toute sa réelle beauté. Le reste de ses cheveux blonds, coupés par la main du bourreau, se dissimula facilement sous la coiffe bretonne qui lui enveloppait la tête suivant la mode du pays ; le haut de son tablier se rabattit sur son corsage, retenu par des pattes fixées au moyen de grosses épingles ; ses mains blanches furent frottées de terre afin de prendre une couleur moins suspecte, et, ainsi vêtue, elle eût été méconnaissable à tous, même à Karval, son plus terrible ennemi.
Au bout d’une demi-heure sa toilette était terminée, et elle fut prête à partir. Sept heures du matin sonnaient à l’horloge de la municipalité, il faisait à peine jour, et les fugitifs, après de sympathiques adieux à la vieille dame, quittèrent la ville sans avoir été remarqués.
Il s’agissait de gagner d’abord la grande route d’Audierne qui conduit à Douarnenez. Kernan connaissait parfaitement le pays ; il fit prendre à la petite troupe des chemins détournés, plus longs mais plus sûrs ; on ne pouvait marcher vite ; Marie se traînait à peine et s’appuyait tantôt sur le bras de son père et tantôt sur celui de Kernan. Mais on voyait au prix de quels efforts elle parvenait à se soutenir ; ce grand air pur, dont elle avait été privée pendant sa douloureuse incarcération et qu’elle aspirait à pleins poumons, lui causait une sorte de vertige et l’enivrait comme un vin généreux.
Au bout de deux heures de marche, elle fut contrainte de s’arrêter et demanda quelques instants de repos. Les fugitifs firent halte.
— Nous n’arriverons pas aujourd’hui, dit Kernan.
— Non, répondit le jeune homme, nous serons obligés de demander asile dans quelque maison.
— Toute maison me paraît suspecte, répondit le Breton, et s’il le fallait absolument, j’aimerais mieux prendre quelques heures de repos sous un hallier de la route.
— Continuons, mes amis, répondit Marie après un quart d’heure d’arrêt, je puis encore faire quelques pas ; lorsque cela me sera tout à fait impossible, je vous le dirai.
Et l’on reprit la marche interrompue. La neige avait cessé, mais il faisait froid ; Kernan se débarrassa de sa peau de bique et en couvrit les épaules de la jeune fille.
Vers onze heures du matin, les voyageurs avaient à peine fait deux lieues ; le village de Plonéis n’était pas encore dépassé ; la campagne semblait déserte ; on ne voyait pas même une cabane de chaume ; le sol disparaissait tout entier sous d’immenses nappes blanches. Marie ne pouvait plus faire un pas. Kernan fut obligé de la prendre et de la porter ; mais la pauvre enfant, que la marche ne réchauffait plus, demeurait glacée entre les bras du Breton ; le comte, le chevalier se dépouillèrent de leurs vestes et entourèrent ses pieds du mieux qu’ils purent.
Enfin, tant bien que mal, le soir, après avoir suivi la grande route, on parvint au village de Kermingny ; il restait encore plus d’une lieue et demie à faire pour arriver à Douarnenez ; mais alors le froid devint tel qu’on fut obligé de s’arrêter ; Marie perdait connaissance.
— Elle ne peut aller plus loin ! fit Kernan. Il lui faut quelques heures de repos.
Le comte s’était assis sur le revers de la route et soutenait son enfant dans ses bras ; il essayait vainement de la réchauffer sous ses baisers.
— Que faire ! que faire ! dit alors Kernan. Je ne veux pourtant pas demander l’hospitalité chez des gens qui nous trahiraient.
— Quoi ! s’écria le comte d’un ton désespéré, n’y a-t-il donc pas dans le pays une âme assez charitable pour nous recevoir ?
— Hélas ! non, répondit le chevalier. S’adresser aux paysans, ce serait courir à une mort certaine ! Les soldats Bleus se conduisent d’une manière horrible avec ceux qui donnent asile aux proscrits ; ils leur coupent les oreilles ou les envoient à l’échafaud sur le moindre soupçon.
— Monsieur de Trégolan a raison, répliqua Kernan, ce serait risquer non pas notre vie, qui est peu importante, mais celle de cette enfant !
— Kernan, dit le comte, je ne sais qu’une chose, c’est que ma fille ne peut passer la nuit en plein air ! elle mourrait de froid !
— Eh bien ! répondit le chevalier, je vais aller jusqu’aux maisons du village, et je verrai si la terreur n’a pas tué tout sentiment d’hospitalité chez les paysans bretons.
— Allez, monsieur de Trégolan ! allez, dit le comte en joignant les mains, et sauvez encore une fois la vie à ma fille !
Le chevalier s’élança vers le village ; la nuit était venue ; au bout d’un quart d’heure de course, le jeune homme arriva aux premières maisons ; elles étaient toutes fermées et silencieuses ; les portes et les fenêtres semblaient bouchées avec tant de soin, que la plus mince lumière ne pouvait filtrer au-dehors.
— On se cache ici comme partout, se dit le jeune homme.
Il frappa à plusieurs portes ; il appela ; il ne reçut aucune réponse ; cependant il reconnut à quelques fumées qui s’échappaient dans l’ombre que ces maisons devaient être habitées ; il heurta de nouveau aux portes et aux fenêtres ; il cria. C’était un parti pris de ne pas répondre.
Le chevalier ne perdit pas courage. La pensée de la jeune fille mourante était toujours devant ses yeux ; il alla donc à toutes les maisons, il frappa de porte en porte. Partout même silence ! Il comprit que pas un des habitants de ce village, habitués sans doute à craindre la visite des Bleus, ne lui ouvrirait sa porte. La terreur rendait durs et cruels ceux qu’elle frappait.
Après sa vaine tentative, Henry de Trégolan n’avait plus qu’à rejoindre ses compagnons ; il revint donc d’un air désespéré. Il retrouva bientôt le comte et Marie dans la position où il les avait laissés : le père, assis sur le revers d’un fossé, essayait toujours de réchauffer sa fille entre ses bras. Mais, en dépit de ses soins, il la sentait se glacer peu à peu. Au moment même où le jeune homme arrivait, le comte, effrayé de l’immobilité de Marie, la regarda et la trouva sans connaissance.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il.
— Eh bien ! répondit celui-ci, ce village est un cimetière !
— Alors, dit Kernan, jetons-nous de l’autre côté de la route, dans la forêt de Nevet ; nous passerons la nuit derrière quelque tronc de chêne, et nous ferons du feu avec du bois mort.
— Nous n’avons pas d’autres ressources, répondit le jeune homme, en route !
Kernan communiqua son projet au comte, reprit la jeune fille entre ses bras et, suivi de ses deux compagnons, il traversa la route d’Audierne ; quelques minutes plus tard, il entrait dans le taillis ; les branches sèches craquaient sous ses pieds. Henry le précédait pour lui frayer le chemin.
Il fallait s’enfoncer au plus profond du bois afin d’échapper à tous regards. Après un grand quart d’heure de marche, Henry découvrit un gros chêne creux qui pouvait offrir un abri à la jeune fille ; là, elle fut couchée soigneusement, puis Kernan, faisant jaillir des étincelles de son briquet, eut bientôt allumé un feu clair et pétillant.
À cette bienfaisante chaleur, Marie ne tarda pas à reprendre connaissance ; son retour au sentiment fut marqué par un profond effroi ; mais quand elle se vit entourée de tous ceux qu’elle aimait, elle sourit faiblement et ne tarda pas à s’endormir.
Pendant toute cette nuit, le comte, Kernan et le jeune homme veillèrent auprès d’elle ; elle était bien couverte, bien abritée, et son repos fut paisible.
Kernan entretenait son feu de branches mortes ; ses compagnons, accroupis ou étendus, se réchauffaient de leur mieux ; quant à dormir, il n’en était pas question ; ni le comte, ni le chevalier ne pouvaient trouver le sommeil dans ces circonstances ; ils causèrent une partie de la nuit.
Le chevalier raconta au comte de Chanteleine l’histoire de sa famille, histoire douloureuse aussi. Les Trégolan, originaires de Saint-Pol-de-Léon, avaient presque tous péri dans les sanglantes batailles dont la ville fut le théâtre en mars 1793 ; M. de Trégolan le père tomba mitraillé par les canons du général Canclaux, quand celui-ci voulut faire rétablir le pont coupé par les insurgés de Kerguiduff, sur la route de Lesneven ; le jeune homme avait vainement essayé de se faire tuer auprès de son père ; les balles républicaines ne voulurent pas de lui, et quand il revint à Saint-Pol-de-Léon il trouva sa maison en flammes et sa sœur entraînée dans les prisons de Quimper. En prononçant le nom de sa sœur, Henry ne put retenir ses pleurs, et le comte le pressa dans ses bras.
Alors, à son tour, il lui raconta ses propres malheurs, le pillage de son château et la mort de la comtesse ; leurs histoires se réunissaient par le lien commun du malheur, et ils pouvaient mêler ensemble ces larmes que la République faisait couler.
La nuit se passa ainsi. Kernan veillait avec soin et battait parfois les taillis environnants. Mais heureusement le jour arriva, et les fugitifs purent quitter leur retraite.
Ces quelques heures de repos et de sommeil avaient ranimé la jeune fille ; elle se sentait assez forte pour marcher ; elle s’appuya au bras de son père, et la route fut reprise à huit heures du matin.
À neuf heures, Kernan, guidant ses compagnons, quitta la route d’Audierne au village de Plouaré ; une demi-heure plus tard, la petite troupe arrivait à l’entrée du bourg de Douarnenez, et le chevalier la conduisit directement à la maison du vieux pécheur.
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