VI - LE VIOLON ENCHANTÉ
Christine Daaé, victime d'intrigues sur lesquelles
nous reviendrons plus tard, ne retrouva point tout de suite à l'Opéra le
triomphe de la fameuse soirée de gala. Depuis, cependant, elle avait eu
l'occasion de se faire entendre en ville, chez la duchesse de Zurich, où elle
chanta les plus beaux morceaux de son répertoire; et voici comment le grand
critique X. Y. Z., qui se trouvait parmi les invités de marque, s'exprime sur
son compte:
«Quand on l'entend dans Hamlet, on se demande si
Shakespeare est venu des Champs-Élysées lui faire répéter Ophélie... Il est vrai que, quand elle ceint le
diadème d'étoiles de la reine de la nuit, Mozart, de son côté, doit quitter les
demeures éternelles pour venir l'entendre. Mais non, il n'a pas à se déranger,
car la voix aiguë et vibrante de l'interprète magique de sa Flûte enchantée
vient le trouver dans le Ciel, qu'elle escalade avec aisance, exactement comme
elle a su, sans effort, passer de sa chaumière du village de Skotelof au palais
d'or et de marbre bâti par M. Garnier.»
Mais après la soirée de la duchesse de Zurich,
Christine ne chante plus dans le monde. Le fait est qu'à cette époque, elle
refuse toute invitation, tout cachet. Sans donner de prétexte plausible, elle
renonce à paraître dans une fête de charité, pour laquelle elle avait
précédemment promis son concours. Elle agit comme si elle n'était plus la
maîtresse de sa destinée, comme si elle avait peur d'un nouveau triomphe.
Elle sut que le comte de Chagny, pour faire
plaisir à son frère, avait fait des démarches très actives en sa faveur auprès
de M. Richard; elle lui écrivit pour le remercier et aussi pour le prier de ne
plus parler d'elle à ses directeurs. Quelles pouvaient bien être alors les
raisons d'une aussi étrange attitude? Les uns ont prétendu qu'il y avait là un
incommensurable orgueil, d'autres ont crié à une divine modestie. On n'est
point si modeste que cela quand on est au théâtre; en vérité, je ne sais si je ne
devrais point écrire simplement ce mot: effroi. Oui, je crois bien que
Christine Daaé avait alors peur de ce qui venait de lui arriver et qu'elle en
était aussi stupéfaite que tout le monde autour d'elle. Stupéfaite? Allons
donc! J'ai là une lettre de Christine (collection du Persan) qui se rapporte
aux événements de cette époque. Eh bien, après l'avoir relue, je n'écrirai
point que Christine était stupéfaite ou même effrayée de son triomphe, mais
bien épouvantée. Oui, oui...
épouvantée! «Je ne me reconnais plus quand je chante!» dit-elle.
La
pauvre, la pure, la douce enfant!
Elle ne se montrait nulle part, et le vicomte de
Chagny essaya en vain de se trouver sur son chemin. Il lui écrivit, pour lui
demander la permission de se présenter chez elle, et il désespérait d'avoir une
réponse, quand un matin, elle lui fit parvenir le billet suivant:
«Monsieur, je n'ai point oublié le petit enfant
qui est allé me chercher mon écharpe dans la mer. Je ne puis m'empêcher de vous écrire cela,
aujourd'hui où je pars pour Perros, conduite par un devoir sacré. C'est demain
l'anniversaire de la mort de mon pauvre papa, que vous avez connu, et qui vous
aimait bien. Il est enterré là-bas, avec son violon, dans le cimetière qui
entoure la petite église, au pied du coteau où, tous petits, nous avons tant
joué; au bord de cette route où, un peu plus grands nous nous sommes dit adieu
pour la dernière fois.»
Quand
il reçut ce billet de Christine Daaé, le vicomte de Chagny se précipita sur un
indicateur de chemin de fer, s'habilla à la hâte, écrivit quelques lignes que
son valet de chambre devait remettre à son frère et se jeta dans une voiture,
qui d'ailleurs le déposa trop tard sur le quai de la gare de Montparnasse pour
lui permettre de prendre le train du matin sur lequel il comptait.
Raoul
passa une journée maussade et ne reprit goût à la vie que vers le soir quand il
fut installé dans son wagon. Tout le long du voyage, il relut le billet
de Christine, il en respira le parfum; il ressuscita la douce image de ses
jeunes ans. Il passa toute cette abominable nuit de chemin de fer dans un rêve
fiévreux qui avait pour commencement et fin Christine Daaé. Le jour commençait à poindre quand il débarqua à
Lannion. Il courut à la diligence de Perros-Guirec. Il était le seul voyageur.
Il interrogea le cocher. Il sut que la veille au soir une jeune femme qui avait
tout l'air d'une parisienne s'était fait conduire à Perros et était descendue à
l'auberge du Soleil-Couchant. Ce ne pouvait être que Christine. Elle
était venue seule. Raoul laissa échapper un profond soupir. Il allait pouvoir
en toute paix, parler à Christine, dans cette solitude. Il l'aimait à en
étouffer. Ce grand garçon, qui avait fait le tour du monde, était pur comme une
vierge qui n'a jamais quitté la maison de sa mère.
Au fur
et à mesure qu'il se rapprochait d'elle il se rappelait dévotement l'histoire
de la petite chanteuse suédoise. Bien des détails en sont encore ignorés de la
foule.
Il y avait une fois, dans un petit bourg, aux
environs d'Upsal, un paysan qui vivait là, avec sa famille, cultivant la terre
pendant la semaine et chantant au lutrin, le dimanche. Ce paysan avait une
petite fille à laquelle, bien avant qu'elle sût lire, il apprit à déchiffrer
l'alphabet musical. Le père de Daaé, était, sans qu'il s'en doutât peut-être,
un grand musicien. Il jouait du violon et était considéré comme le meilleur
ménétrier de toute la Scandinavie. Sa réputation s'étendait à la ronde et on
s'adressait toujours à lui pour faire danser les couples dans les noces et les
festins. La mère Daaé, impotente, mourut alors que Christine entrait dans sa
sixième année. Aussitôt le père, qui n'aimait que sa fille et sa musique,
vendit son lopin de terre et s'en fut chercher la gloire à Upsal. Il n'y trouva
que la misère.
Alors, il retourna dans les campagnes, allant de
foire en foire, raclant ses mélodies Scandinaves, cependant que son enfant, qui
ne le quittait jamais, l'écoutait avec extase ou l'accompagnait en chantant. Un
jour, à la foire de Limby, le professeur Valérius les entendit tous deux et les
emmena à Gothenburg. Il prétendait que le père était le premier violoneux du
monde et que sa fille avait l'étoffe d'une grande artiste. On pourvut à
l'éducation et à l'instruction de l'enfant. Partout elle émerveillait un chacun
par sa beauté, sa grâce et sa soif de bien dire et bien faire. Ses progrès
étaient rapides. Le professeur Valérius et sa femme durent sur ces entrefaites,
venir s'installer en France. Ils emmenèrent Daaé et Christine. La maman
Valérius traitait Christine comme sa fille. Quant au bonhomme, il commençait à
dépérir, pris du mal du pays. À Paris il ne sortait jamais. Il vivait dans une
espèce de rêve qu'il entretenait avec son violon. Des heures entières, il
s'enfermait dans sa chambre avec sa fille, et on l'entendait violoner et
chanter tout doux, tout doux. Parfois, la maman Valérius venait les écouter
derrière la porte, poussait un gros soupir, essuyait une larme et s'en
retournait sur la pointe des pieds. Elle aussi avait la nostalgie de son ciel
Scandinave.
Le père
Daaé ne semblait reprendre des forces que l'été, quand toute la famille s'en
allait villégiaturer à Perros-Guirec, dans un coin de Bretagne qui était alors
à peu près inconnu des Parisiens. Il aimait beaucoup la mer de ce pays,
lui trouvant disait-il, la même couleur que là-bas et, souvent, sur la plage,
il lui jouait ses airs les plus dolents, et il prétendait que la mer se taisait
pour les écouter. Et puis, il avait si bien supplié la maman Valérius, que
celle-ci avait consenti à une nouvelle lubie de l'ancien ménétrier.
À l'époque des «pardons», des fêtes de villages,
des danses et des «dérobées», il partit comme autrefois, avec son violon, et il
avait le droit d'emmener sa fille pendant huit jours. On ne se lassait point de
les écouter. Ils versaient pour toute l'année de l'harmonie dans les moindres
hameaux, et couchaient la nuit dans des granges, refusant le lit de l'auberge,
se serrant sur la paille l'un contre l'autre, comme au temps où ils étaient si
pauvres en Suède.
Or, ils étaient habillés fort convenablement,
refusaient les sous qu'on leur offrait, ne faisaient point de quête, et les
gens, autour d'eux, ne comprenaient rien à la conduite de ce violoneux qui
courait les chemins avec cette belle enfant qui chantait si bien qu'on croyait
entendre un ange du paradis. On les suivait de village en village.
Un jour, un jeune garçon de la ville, qui était
avec sa gouvernante, fit faire à celle-ci un long chemin, car il ne se décidait
point à quitter la petite fille dont la voix si douce et si pure semblait l'avoir
enchaîné. Ils arrivèrent ainsi au bord d'une crique que l'on appelle encore
Trestraou. En ce temps-là, il n'y avait en ce lieu que le ciel et la mer et le
rivage doré. Et, par-dessus tout, il y avait un grand vent qui emporta
l'écharpe de Christine dans la mer. Christine poussa un cri et tendit les bras,
mais le voile était déjà loin sur les flots. Christine entendit une voix qui
lui disait:
—Ne
vous dérangez pas, mademoiselle, je vais vous ramasser votre écharpe dans la
mer.
Et elle vit un petit garçon qui courait, qui
courait, malgré les cris et les protestations indignées d'une brave dame, toute
en noir. Le petit garçon entra dans la mer tout habillé et lui rapporta son
écharpe. Le petit garçon et l'écharpe étaient dans un bel état! La dame en noir
ne parvenait pas à se calmer, mais Christine riait de tout son cœur, et elle
embrassa le petit garçon. C'était le vicomte Raoul de Chagny. Il habitait, dans
le moment, avec sa tante, à Lannion. Pendant la saison ils se revirent presque
tous les jours et ils jouèrent ensemble. Sur la demande de la tante et par l'entremise du professeur Valérius, le
bonhomme Daaé consentit à donner des leçons de violon au jeune vicomte. Ainsi,
Raoul apprit-il à aimer les mêmes airs que ceux qui avaient enchanté l'enfance
de Christine.
Ils
avaient à peu près la même petite âme rêveuse et calme. Ils ne se plaisaient
qu'aux histoires, aux vieux contes bretons, et leur principal jeu était d'aller
les chercher au seuil des portes, comme des mendiants. «Madame ou mon bon
monsieur, avez-vous une petite histoire à nous raconter, s'il vous plaît?» Il
était rare qu'on ne leur «donnât» point. Quelle est la vieille grand'mère
bretonne qui n'a point vu, au moins une fois dans sa vie danser les korrigans,
sur la bruyère, au clair de lune?
Mais
leur grande fête était lorsqu'au crépuscule, dans la grande paix du soir, après
que le soleil s'était couché dans la mer, le père Daaé venait s'asseoir à côté
d'eux sur le bord de la route, et leur contait à voix basse, comme s'il
craignait de faire peur aux fantômes qu'il évoquait, les belles, douces ou
terribles légendes du pays du Nord. Tantôt, c'était beau comme les
contes d'Andersen, tantôt c'était triste, comme les chants du grand poète
Runeberg. Quand il se taisait, les deux enfants disaient: «Encore!»
Il y avait une histoire qui commençait ainsi:
«Un roi s'était assis dans une petite nacelle, sur
une de ces eaux tranquilles et profondes qui s'ouvrent comme un œil brillant au
milieu des monts de la Norvège...»
Et une autre:
«La petite Lotte pensait à tout et ne pensait à
rien. Oiseau d'été, elle planait dans les rayons d'or du soleil, portant sur
ses boucles blondes sa couronne printanière. Son âme était aussi claire, aussi
bleue que son regard. Elle câlinait sa mère, elle était fidèle à sa poupée,
avait grand soin de sa robe, de ses souliers rouges et de son violon, mais elle
aimait, par-dessus toutes choses, entendre en s'endormant l'Ange de la
musique.»
Pendant que le bonhomme disait ces choses, Raoul
regardait les yeux bleus et la chevelure dorée de Christine. Et Christine
pensait que la petite Lotte était bienheureuse d'entendre en s'endormant l'Ange
de la musique. Il n'était guère d'histoire du père Daaé où n'intervînt l'Ange
de la musique, et les enfants lui demandaient des explications sur cet Ange, à
n'en plus finir. Le père Daaé prétendait que tous les grands musiciens, tous
les grands artistes reçoivent au moins une fois dans leur vie la visite de l'Ange
de la musique. Cet Ange s'est penché quelquefois sur leur berceau, comme il est
arrivé à la petite Lotte, et c'est ainsi qu'il y a de petits prodiges qui
jouent du violon à six ans mieux que des hommes de cinquante, ce qui, vous
l'avouerez, est tout à fait extraordinaire. Quelquefois, l'Ange vient beaucoup
plus tard, parce que les enfants ne sont pas sages et ne veulent pas apprendre
leur méthode et négligent leurs gammes. Quelquefois, l'Ange ne vient jamais,
parce qu'on n'a pas le cœur pur ni une conscience tranquille. On ne voit jamais
l'Ange, mais il se fait entendre aux âmes prédestinées. C'est souvent dans les
moments qu'elles s'y attendent le moins, quand elles sont tristes et
découragées. Alors, l'oreille perçoit tout à coup des harmonies célestes, une
voix divine, et s'en souvient toute la vie. Les personnes qui sont visitées par
l'Ange en restent comme enflammées. Elles vibrent d'un frisson que ne connaît
point le reste des mortels. Et elles ont ce privilège de ne plus pouvoir
toucher un instrument ou ouvrir la bouche pour chanter, sans faire entendre des
sons qui font honte par leur beauté à tous les autres sons humains. Les gens qui ne savent pas que l'Ange a
visité ces personnes disent qu'elles ont du génie.
La petite Christine demandait à son papa s'il
avait entendu l'Ange. Mais le père Daaé secouait la tête tristement, puis son
regard brillait en regardant son enfant et lui disait:
«Toi, mon enfant, tu l'entendras un jour! Quand je serai au Ciel, je te l'enverrai,
je te le promets!»
Le père
Daaé commençait à tousser à cette époque.
L'automne
vint qui sépara Raoul et Christine.
Ils se
revirent trois ans plus tard; c'étaient des jeunes gens. Ceci se passa à Perros
encore et Raoul en conserva une telle impression qu'elle le poursuivit toute sa
vie. Le professeur Valérius était mort, mais la maman Valérius était restée en
France, où ses intérêts la retenaient avec le bonhomme Daaé et sa fille,
ceux-ci toujours chantant et jouant du violon, entraînant dans leur rêve
harmonieux leur chère protectrice, qui semblait ne plus vivre que de musique.
Le jeune homme était venu à tout hasard à Perros et, de même, il pénétra dans
la maison habitée autrefois par sa petite amie. Il vit d'abord le vieillard
Daaé, qui se leva de son siège les larmes aux yeux et qui l'embrassa, en lui
disant qu'ils avaient conservé de lui un fidèle souvenir. De fait, il ne
s'était guère passé de jour sans que Christine ne parlât de Raoul. Le vieillard
parlait encore quand la porte s'ouvrit et, charmante, empressée, la jeune fille
entra, portant sur un plateau le thé fumant. Elle reconnut Raoul et
déposa son fardeau. Une flamme légère se répandit sur son charmant visage. Elle demeurait hésitante, se taisait. Le
papa les regardait tous deux. Raoul s'approcha de la jeune fille et l'embrassa
d'un baiser qu'elle n'évita point. Elle lui posa quelques questions, s'acquitta
joliment de son devoir d'hôtesse, reprit le plateau et quitta la chambre. Puis
elle alla se réfugier sur un banc dans la solitude du jardin. Elle
éprouvait des sentiments qui s'agitaient dans son cœur adolescent pour la
première fois. Raoul vint la rejoindre et ils causèrent jusqu'au soir, dans un
grand embarras. Ils étaient tout à fait changés, ne reconnaissaient point leurs
personnages, qui semblaient avoir acquis une importance considérable. Ils
étaient prudents comme des diplomates et ils se racontaient des choses qui
n'avaient point affaire avec leurs sentiments naissants. Quand ils se
quittèrent, au bord de la route, Raoul dit à Christine, en déposant un baiser correct
sur sa main tremblante: «Mademoiselle, je ne vous oublierai jamais!» Et il s'en
alla en regrettant cette parole hardie, car il savait bien que Christine Daaé
ne pouvait pas être la femme du vicomte de Chagny.
Quant à
Christine, elle alla retrouver son père et lui dit: «Tu ne trouves pas que
Raoul n'est plus aussi gentil qu'autrefois? Je ne l'aime plus!» Et elle
essaya de ne plus penser à lui. Elle y arrivait assez difficilement et se
rejeta sur son art qui lui prit tous ses instants. Ses progrès devenaient
merveilleux. Ceux qui l'écoutaient lui prédisaient qu'elle serait la première
artiste du monde. Mais son père, sur ces entrefaites, mourut, et, du coup, elle
sembla avoir perdu avec lui sa voix, son âme et son génie. Il lui resta suffisamment de tout cela pour entrer
au Conservatoire, mais tout juste. Elle ne se distingua en aucune façon, suivit
les classes sans enthousiasme et remporta un prix pour faire plaisir à la
vieille maman Valérius, avec laquelle elle continuait de vivre. La première
fois que Raoul avait revu Christine à l'Opéra, il avait été charmé par la
beauté de la jeune fille et par révocation des douces images d'autrefois, mais
il avait été plutôt étonné du côté négatif de son art. Elle semblait
détachée de tout. Il revint l'écouter. Il la suivait dans les coulisses. Il
l'attendit derrière un portant. Il essaya d'attirer son attention. Plus d'une
fois, il l'accompagna jusque vers le seuil de sa loge, mais elle ne le voyait
pas. Elle semblait du reste ne voir personne. C'était l'indifférence qui
passait. Raoul en souffrit, car elle était belle; il était timide et n'osait
s'avouer à lui-même qu'il l'aimait. Et puis, ça avait été le coup de tonnerre de la soirée de gala: les cieux
déchirés, une voix d'ange se faisant entendre sur la terre pour le ravissement
des hommes et la consommation de son cœur...
Et
puis, et puis, il y avait eu cette voix d'homme derrière la porte: «Il faut
m'aimer!» et personne dans la loge...
Pourquoi
avait-elle ri quand il lui avait dit, dans le moment qu'elle rouvrait les yeux:
«Je suis le petit enfant qui a ramassé votre écharpe dans la mer»? Pourquoi
ne l'avait-elle pas reconnu? Et pourquoi lui avait-elle écrit?
Oh! cette côte est longue... longue... Voici le
crucifix des trois chemins... Voici la lande déserte, la bruyère glacée, le
paysage immobile sous le ciel blanc. Les vitres tintinnabulent, lui brisent
leurs carreaux dans les oreilles... Que de bruit fait cette diligence qui avance si peu! Il reconnaît les
chaumières... les enclos, les talus, les arbres du chemin... Voici le dernier
détour de la route, et puis on dévalera et ce sera la mer... la grande baie de
Perros...
Alors, elle est descendue à l'auberge du Soleil
couchant. Dame! Il n'y en a pas d'autre. Et puis, on y est très bien. Il se
rappelle que dans le temps, on y racontait de belles histoires! Comme son cœur
bat! Qu'est-ce qu'elle va dire en le voyant?
La première personne qu'il aperçoit en entrant
dans la vieille salle enfumée de l'auberge est la maman Tricard. Elle le
reconnaît. Elle lui fait des compliments. Elle lui demande ce qui l'amène. Il
rougit. Il dit que, venu pour
affaire à Lannion, il a tenu à «pousser jusque-là pour lui dire bonjour». Elle
veut lui servir à déjeuner, mais il dit: «Tout à l'heure.» Il semble attendre
quelque chose ou quelqu'un. La porte s'ouvre. Il est debout. Il ne s'est
pas trompé: c'est elle! Il veut parler, il retombe. Elle reste devant lui
souriante, nullement étonnée. Sa figure est fraîche et rose comme une fraise
venue à l'ombre. Sans doute, la jeune fille est-elle émue par une marche
rapide. Son sein qui renferme un cœur sincère se soulève doucement. Ses yeux,
clairs miroirs d'azur pâle, de la couleur des lacs qui rêvent, immobiles, tout
là-haut vers le nord du monde, ses yeux lui apportent tranquillement le reflet
de son âme candide. Le vêtement de fourrure est entr'ouvert sur une taille
souple, sur la ligne harmonieuse de son jeune corps plein de grâce. Raoul et
Christine se regardent longuement. La maman Tricard sourit et, discrète,
s'esquive. Enfin Christine parle:
—Vous êtes venu et cela ne m'étonne point. J'avais le pressentiment que je vous
retrouverais ici, dans cette auberge, en revenant de la messe. Quelqu'un
me l'a dit, là-bas. Oui, on m'avait annoncé votre arrivée.
—Qui donc? demande Raoul, en prenant dans ses
mains la petite main de Christine que celle-ci ne lui retire pas.
—Mais,
mon pauvre papa qui est mort.
Il y a
un silence entre les deux jeunes gens.
Puis,
Raoul reprend:
—Est-ce
que votre papa vous a dit que je vous aimais Christine, et que je ne puis vivre
sans vous?
Christine rougit jusqu'aux cheveux et détourne la
tête. Elle dit, la voix tremblante:
—Moi? Vous êtes fou, mon ami.
Et elle éclate de rire pour se donner, comme on
dit, une contenance.
—Ne
riez pas Christine, c'est très sérieux.
Et elle
réplique, grave:
—Je ne
vous ai point fait venir pour que vous me disiez des choses pareilles.
—Vous
m'avez «fait venir» Christine; vous avez deviné que votre lettre ne me
laisserait point indifférent et que j'accourrais à Perros. Comment avez-vous pu
penser cela, si vous n'avez pas pensé que je vous aimais?
—J'ai
pensé que vous vous souviendriez des jeux de notre enfance auxquels mon père se
mêlait si souvent. Au fond, je ne sais pas bien ce que j'ai pensé... J'ai
peut-être eu tort de vous écrire... Votre apparition si subite l'autre soir
dans ma loge, m'avait reporté loin, bien loin dans le passé, et je vous ai
écrit comme une petite fille que j'étais alors, qui serait heureuse de revoir,
dans un moment de tristesse et de solitude, son petit camarade à côté d'elle...
Un instant, ils gardent le silence. Il y a dans l'attitude de Christine quelque chose
que Raoul ne trouve point naturel sans qu'il lui soit possible de préciser sa
pensée. Cependant, il ne la sent pas hostile; loin de là... la tendresse
désolée de ses yeux le renseigne suffisamment. Mais pourquoi cette tendresse
est-elle désolée?... Voilà peut-être ce qu'il faut savoir et ce qui irrite déjà
le jeune homme...
—Quand
vous m'avez vu dans votre loge, c'était la première fois que vous m'aperceviez,
Christine?
Celle-ci ne sait pas mentir. Elle dit:
—Non!
je vous avais déjà aperçu plusieurs fois dans la loge de votre frère. Et
puis aussi sur le plateau.
—Je m'en doutais! fait Raoul en se pinçant les
lèvres. Mais pourquoi donc alors, quand vous m'avez vu dans votre loge, à vos
genoux, et vous faisant souvenir que j'avais ramassé votre écharpe dans la mer,
pourquoi avez-vous répondu comme si vous ne me connaissiez point et aussi
avez-vous ri?
Le ton
de ces questions est si rude que Christine regarde Raoul, étonnée, et ne lui
répond pas. Le jeune homme est stupéfait lui-même de cette querelle subite,
qu'il ose dans le moment même où il s'était promis de faire entendre à
Christine des paroles de douceur, d'amour et de soumission. Un mari, un amant
qui a tous les droits, ne parlerait pas autrement à sa femme ou à sa maîtresse
qui l'aurait offensé. Mais il s'irrite lui-même de ses torts, et se jugeant
stupide, il ne trouve d'autre issue à cette ridicule situation que dans la
décision farouche qu'il prend de se montrer odieux.
—Vous
ne me répondez pas! fait-il rageur et malheureux. Eh bien, je vais répondre
pour vous, moi! C'est qu'il y avait quelqu'un dans cette loge qui vous gênait,
Christine! quelqu'un à qui vous ne vouliez point montrer que vous pouviez vous
intéresser à une autre personne qu'à lui!...
—Si
quelqu'un me gênait, mon ami! interrompit Christine sur un ton glacé... si
quelqu'un me gênait, ce soir-là, ce devait être vous, puisque c'est vous que
j'ai mis à la porte!...
—Oui!...
pour rester avec l'autre!...
—Que
dites-vous, monsieur? fait la jeune femme haletante... et de quel autre
s'agit-il ici?
—De
celui à qui vous avez dit: Je ne chante que pour vous! Je vous ai donné mon âme
ce soir, et je suis morte!
Christine
a saisi le bras de Raoul: elle le lui étreint avec une force que l'on ne
soupçonnerait point chez cet être fragile.
—Vous
écoutiez donc derrière la porte?
—Oui!
parce que je vous aime... Et j'ai tout entendu...
—Vous
avez entendu quoi? Et la jeune fille, redevenue étrangement calme, laisse le
bras de Raoul.
—Il vous a dit: Il faut m'aimer!
À ces
mots, une pâleur cadavérique se répand sur le visage de Christine, ses yeux se
cernent... Elle chancelle, elle va tomber. Raoul se précipite, tend les bras,
mais déjà Christine a surmonté cette défaillance passagère, et, d'une voix
basse, presque expirante:
—Dites!
dites encore! dites tout ce que vous avez entendu!
Raoul
la regarde, hésite, ne comprend rien à ce qui se passe.
—Mais,
dites donc! Vous voyez bien que vous me faites mourir!...
—J'ai
entendu encore qu'il vous a répondu, quand vous lui eûtes dit que vous lui
aviez donné votre âme: Ton âme est bien belle, mon enfant, et je te remercie. Il
n'y a point d'empereur qui ait reçu un pareil cadeau! Les anges ont pleuré ce
soir!
Christine a porté la main sur son cœur. Elle fixe
Raoul dans une émotion indescriptible. Son regard est tellement aigu, tellement
fixe, qu'il paraît celui d'une insensée. Raoul est épouvanté. Mais voilà que
les yeux de Christine deviennent humides et sur ses joues d'ivoire glissent
deux perles, deux lourdes larmes...
—Christine!...
—Raoul!...
Le jeune homme veut la saisir, mais elle lui
glisse dans les mains et elle se sauve dans un grand désordre.
Pendant que Christine restait enfermée dans sa
chambre, Raoul se faisait mille reproches de sa brutalité; mais, d'autre part,
la jalousie reprenait son galop dans ses veines en feu. Pour que la jeune fille
eût montré une pareille émotion en apprenant que l'on avait surpris son secret,
il fallait que celui-ci fût d'importance! Certes, Raoul, en dépit de ce qu'il
avait entendu, ne doutait point de la pureté de Christine. Il savait qu'elle
avait une grande réputation de sagesse et il n'était point si novice qu'il ne
comprît la nécessité où se trouve acculée parfois une artiste d'entendre des
propos d'amour. Elle y avait bien répondu en affirmant qu'elle avait donné son
âme, mais de toute évidence, il ne s'agissait en tout ceci que de chant et de
musique. De toute évidence? Alors,
pourquoi cet émoi tout à l'heure? Mon Dieu, que Raoul était malheureux! Et,
s'il avait tenu l'homme, la voix d'homme, il lui aurait demandé des
explications précises.
Pourquoi Christine s'est-elle enfuie? Pourquoi ne descendait-elle point?
Il
refusa de déjeuner. Il était tout à fait marri et sa douleur était grande de
voir s'écouler loin de la jeune Suédoise, ces heures qu'il avait espérées si
douces? Que ne venait-elle avec lui parcourir le pays où tant de souvenirs leur
étaient communs? Et pourquoi, puisqu'elle semblait ne plus rien avoir à faire à
Perros et, qu'en fait, elle n'y faisait rien, ne reprenait-elle point aussitôt
le chemin de Paris? Il avait appris que le matin, elle avait fait dire une
messe pour le repos de l'âme du père Daaé et qu'elle avait passé de longues
heures en prière dans la petite église et sur la tombe du ménétrier.
Triste,
découragé, Raoul s'en fut vers le cimetière qui entourait l'église. Il en
poussa la porte. Il erra solitaire parmi les tombes, déchiffrant les
inscriptions, mais comme il arrivait derrière l'abside, il fut tout de suite
renseigné par la note éclatante des fleurs qui soupiraient sur le granit tombal
et débordaient jusque sur la terre blanche. Elles embaumaient tout ce coin
glacé de l'hiver breton. C'étaient de miraculeuses roses rouges qui paraissent
écloses du matin, dans la neige. C'était un peu de vie chez les morts, car la
mort, là, était partout. Elle aussi débordait de la terre qui avait rejeté son
trop plein de cadavres. Des squelettes et des crânes par centaines étaient
entassés contre le mur de l'église, retenus simplement par un léger réseau de
fils de fer qui laissait à découvert tout le macabre édifice. Les têtes de
morts, empilées, alignées comme des briques, consolidées dans les intervalles,
par des os fort proprement blanchis, semblaient former la première assise sur
laquelle on avait maçonné les murs de la sacristie. La porte de cette sacristie
s'ouvrait au milieu de cet ossuaire, tel qu'on en voit beaucoup au long des
vieilles églises bretonnes.
Raoul
pria pour Daaé, puis, lamentablement impressionné par ces sourires éternels
qu'ont les bouches des têtes de morts, il sortit du cimetière, remonta le
coteau et s'assit au bord de la lande qui domine la mer. Le vent courait
méchamment sur les grèves, aboyant après la pauvre et timide clarté du jour.
Celle-ci céda, s'enfuit et ne fut plus qu'une raie livide à l'horizon. Alors,
le vent se tut. C'était le soir. Raoul était enveloppé d'ombres glacées, mais
il ne sentait pas le froid. Toute sa pensée errait sur la lande déserte et
désolée, tout son souvenir. C'était là, à cette place, qu'il était venu
souvent, à la tombée du jour, avec la petite Christine, pour voir danser les
korrigans, juste au moment où la lune se lève. Pour son compte, il n'en avait
jamais aperçu, et cependant il avait de bons yeux. Christine, au contraire, qui
était un peu myope, prétendait en avoir vu beaucoup. Il sourit à cette idée, et
puis, tout à coup, il tressaillit. Une forme, une forme précise, mais qui était
venue la sans qu'il sût comment, sans que le moindre bruit l'eût avertit, une
forme debout à ses côtés, disait:
—Croyez-vous
que les korrigans viendront ce soir?
C'était Christine. Il voulut parler. Elle lui ferma la bouche de sa main
gantée.
—Écoutez-moi,
Raoul, je suis résolue à vous dire quelque chose de grave, de très grave!
Sa voix tremblait. Il attendit.
Elle
reprit, oppressée.
—Vous
rappelez-vous, Raoul, la légende de l'Ange de la musique?
—Si je
m'en souviens! fit-il, je crois bien que c'est ici que votre père nous l'a
contée pour la première fois.
—C'est
ici aussi qu'il m'a dit: «Quand je serai au ciel, mon enfant, je te
l'enverrai.» Eh bien! Raoul, mon père est au ciel et j'ai reçu la visite de
l'Ange de la musique.
—Je n'en doute pas, répliqua le jeune homme
gravement, car il croyait comprendre que dans une pensée pieuse, son amie
mêlait le souvenir de son père à l'éclat de son dernier triomphe.
Christine
parut légèrement étonnée du sang-froid avec lequel le vicomte de Chagny
apprenait qu'elle avait reçu la visite de l'Ange de la musique.
—Comment
l'entendez-vous, Raoul? fit-elle, en penchant sa figure pâle si près du visage
du jeune homme que celui-ci put croire que Christine allait lui donner un baiser,
mais elle ne voulait que lire, malgré les ténèbres, dans ses yeux.
—J'entends,
répliqua-t-il, qu'une créature humaine ne chante, point comme vous avez chanté
l'autre soir, sans qu'intervienne quelque miracle, sans que le ciel y soit pour
quelque chose. Il n'est point de professeur sur la terre qui puisse vous
apprendre des accents pareils. Vous avez entendu l'Ange de la musique,
Christine.
—Oui, fit-elle solennellement, dans ma loge. C'est
là qu'il vient me donner ses leçons quotidiennes.
Le ton dont elle dit cela était si pénétrant et si
singulier que Raoul la regarda inquiet, comme on regarde une personne qui dit
une énormité ou affirme quelque vision folle à laquelle elle croit de toutes
les forces de son pauvre cerveau malade. Mais elle s'était reculée et elle
n'était plus, immobile, qu'un peu d'ombre dans la nuit.
—Dans votre loge? répéta-t-il comme un écho
stupide.
—Oui, c'est là que je l'ai entendu et je n'ai pas
été seule à l'entendre...
—Qui
donc l'a entendu encore, Christine?
—Vous,
mon ami.
—Moi?
j'ai entendu l'Ange de la musique?
—Oui,
l'autre soir, c'est lui qui parlait quand vous écoutiez derrière la porte de ma
loge. C'est lui qui m'a dit: «Il faut m'aimer.» Mais je croyais bien être la
seule à percevoir sa voix. Aussi, jugez de mon étonnement quand j'ai appris, ce
matin, que vous pouviez l'entendre, vous aussi...
Raoul
éclata de rire. Et aussitôt, la nuit se dissipa sur la lande déserte et les
premiers rayons de la lune vinrent envelopper les jeunes gens. Christine
s'était retournée, hostile, vers Raoul. Ses yeux, ordinairement si doux,
lançaient des éclairs.
—Pourquoi riez-vous? Vous croyez peut-être avoir
entendu une voix d'homme?
—Dame! répondit le jeune homme, dont les idées
commençaient à se brouiller devant l'attitude de bataille de Christine.
—C'est vous, Raoul! vous qui me dites cela! un
ancien petit compagnon à moi! un ami de mon père! Je ne vous reconnais plus! Mais que croyez-vous
donc? Je suis une honnête fille, moi, monsieur le vicomte de Chagny, et je ne
m'enferme point avec des voix d'homme, dans ma loge. Si vous aviez ouvert la
porte, vous auriez vu qu'il n'y avait personne!
—C'est
vrai! Quand vous avez été partie, j'ai ouvert cette porte et je n'ai trouvé
personne dans la loge...
—Vous voyez bien... alors?
Le comte fit appel à tout son courage.
—Alors,
Christine, je pense qu'on se moque de vous!
Elle poussa un cri et s'enfuit. Il courut derrière
elle, mais elle lui jeta, dans une irritation farouche:
—Laissez-moi!
laissez-moi!
Et elle
disparut. Raoul rentra à l'auberge très las, très découragé et très triste.
Il
apprit que Christine venait de monter dans sa chambre et qu'elle avait annoncé
qu'elle ne descendrait pas pour dîner. Le jeune homme demanda si elle n'était
point malade. La brave aubergiste lui répondit d'une façon ambiguë que, si elle
était souffrante, ce devait être d'un mal qui n'était point bien grave, et,
comme elle croyait à la fâcherie de deux amoureux, elle s'éloigna en haussant
les épaules et en exprimant sournoisement la pitié qu'elle avait pour des
jeunes gens, qui gaspillaient en vaines querelles les heures que le bon Dieu
leur a permis de passer sur la terre. Raoul dîna tout seul, au coin de l'âtre
et, comme vous pensez bien, de façon fort maussade. Puis, dans sa chambre, il
essaya de lire, puis, dans son lit, il essaya dé dormir. Aucun bruit ne se
faisait entendre dans l'appartement à côté. Que faisait Christine?
Dormait-elle? Et si elle ne dormait point, à quoi pensait-elle? Et lui, à quoi
pensait-il? Eût-il été seulement capable de le dire? La conversation
étrange qu'il avait eue avec Christine l'avait tout à fait troublé!... Il
pensait moins à Christine qu'autour de Christine, et cet «autour» était si
diffus, si nébuleux, si insaisissable, qu'il en éprouvait un très curieux et
très angoissant malaise.
Ainsi les heures passaient très lentes; il pouvait
être onze heures et demie de la nuit quand il entendit distinctement marcher
dans la chambre voisine de la sienne. C'était un pas léger, furtif. Christine
ne s'était donc pas couchée? Sans raisonner ses gestes, le jeune homme
s'habilla à la hâte, en prenant garde de faire le moindre bruit. Et, prêt à
tout, il attendit. Prêt à quoi? Est-ce qu'il savait? Son cœur bondit quand il
entendit la porte de Christine tourner lentement sur ses gonds. Où allait-elle
à cette heure où tout reposait dans Perros? Il entr'ouvrit tout doucement sa
porte et put voir, dans un rayon de lune, la forme blanche de Christine qui
glissait précautionneusement dans le corridor. Elle atteignit l'escalier; elle
descendit et, lui, au-dessus d'elle, se pencha sur la rampe. Soudain, il
entendit deux voix qui s'entretenaient rapidement. Une phrase lui arriva: «Ne perdez pas la clef.»
C'était la voix de l'hôtesse. En bas, on ouvrit la porte qui donnait sur la
rade. On la referma. Et tout rentra dans le calme. Raoul revint aussitôt dans
sa chambre et courut à sa fenêtre qu'il ouvrit. La forme blanche de Christine
se dressait sur le quai désert.
Ce
premier étage de l'auberge du Soleil-Couchant n'était guère élevé et un arbre en
espalier qui tendait ses branches aux bras impatients de Raoul permit à
celui-ci d'être dehors sans que l'hôtesse pût soupçonner son absence. Aussi,
quelle ne fut pas la stupéfaction de la brave dame, le lendemain matin, quand
on lui apporta le jeune homme quasi glacé, plus mort que vif, et qu'elle apprit
qu'on l'avait trouvé étendu tout de son long sur les marches du maître-autel de
la petite église de Perros. Elle courut apprendre presto la nouvelle à
Christine, qui descendit en hâte et prodigua, aidée de l'aubergiste, ses soins
inquiets au jeune homme qui ne tarda point à ouvrir les yeux et revint tout à
fait à la vie en apercevant au-dessus de lui le charmant visage de son amie.
Que
s'était-il donc passé? M. le commissaire Mifroid eut l'occasion, quelques
semaines plus tard, quand le drame de l'Opéra entraîna l'action du ministère
public, d'interroger le vicomte de Chagny sur les événements de la nuit de
Perros, et voici de quelle sorte ceux-ci furent transcrits sur les feuilles du
dossier d'enquête. (Cote 150.)
Demande.—Mlle
Daaé ne vous avait pas vu descendre de votre chambre par le singulier chemin
que vous aviez choisi?
Réponse.—Non, monsieur, non, non. Cependant,
j'arrivai derrière elle en négligeant d'étouffer le bruit de mes pas. Je ne
demandais alors qu'une chose, c'est qu'elle se retournât, qu'elle me vît et
qu'elle me reconnut. Je venais de me
dire, en effet, que ma poursuite était tout à fait incorrecte et que la façon
d'espionnage à laquelle je me livrais était indigne de moi. Mais elle ne sembla
point m'entendre et, de fait, elle agit comme si je n'avais pas été là. Elle
quitta tranquillement le quai et puis, tout à coup, remonta rapidement le
chemin. L'horloge de l'église venait de sonner minuit moins un quart, et il me
parut que le son de l'heure avait déterminé la hâte de sa course, car elle se
prit presque à courir. Ainsi arriva-t-elle à la porte du cimetière.
D. La
porte du cimetière était-elle ouverte?
R. Oui, monsieur, et cela me surprit, mais ne
parut nullement étonner Mlle Daaé.
D. Il n'y avait personne dans le cimetière?
R. Je ne vis personne. S'il y avait eu quelqu'un, je l'aurais vu. La
lumière de la lune était éblouissante et la neige qui couvrait la terre, en
nous renvoyant ses rayons, faisait la nuit plus claire encore.
D. On
ne pouvait pas se cacher derrière les tombes?
R. Non,
monsieur. Ce sont de pauvres pierres tombales qui disparaissaient sous la
couche de neige et qui alignaient leurs croix au ras du sol. Les seules ombres
étaient celles de ces croix et les deux nôtres. L'église était toute
éblouissante de clarté. Je n'ai jamais vu une pareille lumière nocturne.
C'était très beau, très transparent et très froid. Je n'étais jamais allé la
nuit dans les cimetières, et j'ignorais qu'on pût y trouver une semblable
lumière, «une lumière qui ne pèse rien».
D. Vous êtes superstitieux?
R. Non, monsieur, je suis croyant.
D. Dans quel état d'esprit étiez-vous?
R. Très sain et très tranquille, ma foi. Certes,
la sortie insolite de Mlle Daaé m'avait tout d'abord profondément troublé; mais
aussitôt que je vis la jeune fille pénétrer dans le cimetière, je me dis
qu'elle y venait accomplir quelque vœu sur la tombe paternelle, et je trouvai
la chose si naturelle que je reconquis tout mon calme. J'étais simplement
étonné qu'elle ne m'eût pas encore entendu marcher derrière elle, car la neige
craquait sous mes pas. Mais sans doute était-elle toute absorbée par sa pensée
pieuse. Je résolus du reste de ne la
point troubler et, quand elle fut parvenue à la tombe de son père, je restai à
quelques pas derrière elle. Elle s'agenouilla dans la neige, fit le
signe de la croix et commença de prier. À ce moment, minuit sonna. Le douzième
coup tintait encore à mon oreille quand, soudain, je vis la jeune fille relever
la tête; son regard fixa la voûte céleste, ses bras se tendirent vers l'astre
des nuits; elle me parut en extase et je me demandais encore quelle avait été la
raison subite et déterminante de cette extase quand moi-même je relevai la
tête, je jetai autour de moi un regard éperdu et tout mon être se tendit vers
l'Invisible, l'invisible qui nous jouait de la musique. Et quelle musique! Nous
la connaissions déjà! Christine et moi l'avions déjà entendue en notre
jeunesse. Mais jamais sur le violon du père Daaé, elle ne s'était exprimée avec
un art aussi divin. Je ne pus mieux
faire, en cet instant, que de me rappeler tout ce que Christine venait de me
dire de range de la musique, et je ne sus trop que penser de ces sons
inoubliables qui, s'ils ne descendaient pas du ciel, laissaient ignorer leur
origine sur terre. Il n'y avait point là d'instrument ni de main pour
conduire l'archet. Oh! je me
rappelai l'admirable mélodie. C'était la Résurrection de Lazare, que le père
Daaé nous jouait dans ses heures de tristesse et de foi. L'ange de Christine
aurait existé qu'il n'aurait pas mieux joué cette nuit-là avec le violon du
défunt ménétrier. L'invocation de Jésus nous ravissait à la terre, et, ma foi,
je m'attendis presque à voir se soulever la pierre du tombeau du père de
Christine. L'idée me vint aussi que Daaé avait été enterré avec son violon et,
en vérité, je ne sais point jusqu'où, dans cette minute funèbre et rayonnante,
au fond de ce petit dérobé cimetière de province, à côté de ces têtes de morts
qui nous riaient de toutes leurs mâchoires immobiles, non je ne sais point
jusqu'où s'en fut mon imagination, ni où elle s'arrêta.
Mais la
musique c'était tue et je retrouvai mes sens. Il me sembla entendre du bruit du
côté des têtes de morts de l'ossuaire.
D.—Ah!
ah! vous avez entendu du bruit du côté de l'ossuaire?
R. Oui,
il m'a paru que les têtes de morts ricanaient maintenant et je n'ai pu
m'empêcher de frissonner.
D. Vous
n'avez point pensé tout de suite que derrière l'ossuaire pouvait se cacher
justement le musicien céleste qui venait de tant vous charmer?
R. J'ai
si bien pensé cela, que je n'ai plus pensé qu'à cela, monsieur le commissaire,
et que j'en oubliai de suivre Mlle Daaé qui venait de se relever et gagnait
tranquillement la porte du cimetière. Quant à elle, elle était tellement
absorbée, qu'il n'est point étonnant qu'elle, ne m'ait pas aperçu. Je ne
bougeai point, les yeux fixés vers l'ossuaire, décidé à aller jusqu'au bout de
cette incroyable aventure et d'en connaître le fin mot.
D. Et alors, qu'arriva-t-il pour qu'on vous ait
retrouvé au matin, étendu à demi mort, sur les marches du maître-autel?
R. Oh! ce fut rapide... Une tête de mort roula à
mes pieds... puis une autre... puis une autre... On eût dit que j'étais le but
de ce funèbre jeu de boules. Et j'eus cette imagination qu'un faux mouvement
avait dû détruire l'harmonie de l'échafaudage derrière lequel se dissimulait
notre musicien. Cette hypothèse m'apparut d'autant plus raisonnable qu'une
ombre glissa tout à coup sur le mur éclatant de la sacristie.
Je me
précipitai. L'ombre avait déjà, poussant la porte, pénétré dans l'église.
J'avais des ailes, l'ombre avait un manteau. Je fus assez rapide pour saisir un
coin du manteau de l'ombre. À ce moment, nous étions, l'ombre et moi, juste
devant le maître-autel et les rayons de la lune, à travers le grand vitrail de
l'abside, tombaient droit devant nous. Comme je ne lâchai point le manteau,
l'ombre se retourna et, le manteau dont elle était enveloppée s'étant
entr'ouvert, je vis, monsieur le juge, comme je vous vois, une effroyable tête
de mort qui dardait sur moi un regard où brûlaient les feux de l'enfer. Je crus
avoir affaire à Satan lui-même et, devant cette apparition d'outre-tombe, mon
cœur, malgré tout son courage, défaillit, et je n'ai plus souvenir de rien
jusqu'au moment où je me réveillai dans ma petite chambre de l'auberge du
Soleil-Couchant.