Il est des gens de qui l'esprit guindé,
Sous un front
jamais déridé,
Ne souffre, n'approuve et n'estime
Que le pompeux et le sublime.
Pour moi, j'ose
poser en fait
Qu'en de certains
moments l'esprit le plus parfait
Peut aimer sans
rougir jusqu'aux marionnettes;
Et qu'il est des temps et des lieux
Où le grave et le sérieux
Ne valent pas
d'agréables sornettes.
Pourquoi faut-il s'émerveiller
Que la raison la mieux sensée,
Lasse souvent de trop veiller,
Par des contes d'ogre et de fée
Ingénieusement bercée,
Prenne plaisir à sommeiller ?
Sans craindre donc qu'on me condamne
De mal employer mon loisir,
Je vais, pour contenter votre juste désir,
Vous conter tout
au long l'histoire de Peau d'Ane.
Il était une fois
un roi,
Le plus grand qui
fût sur la terre,
Aimable en paix,
terrible en guerre,
Seul enfin comparable à soi.
Ses voisins le
craignaient, ses Etats étaient calmes,
Et l'on voyait de
toutes parts
Fleurir, à l'ombre de ses palmes,
Et les vertus et
les beaux arts.
Son aimable
moitié, sa compagne fidèle,
Etait si charmante et si belle,
Avait l'esprit si
commode et si doux,
Qu'il était
encore avec elle
Moins heureux roi qu'heureux époux.
De leur tendre et chaste hyménée
Plein de douceur et d'agrément,
Avec tant de
vertus une fille était née
Qu'ils se consolaient aisément
De n'avoir pas de plus ample lignée.
Dans son vaste et
riche palais
Ce n'était que
magnificence;
Partout y
fourmillait une vive abondance
De courtisans et de valets;
Il avait dans son
écurie
Grands et petits
chevaux de toutes les façons,
Couverts de beaux caparaçons,
Roides d'or et de broderie;
Mais ce qui surprenait tout le monde en entrant,
C'est qu'au lieu
le plus apparent,
Un maître âne
étalait ses deux grandes oreilles.
Cette injustice
vous surprend,
Mais lorsque vous
saurez ses vertus nonpareilles,
Vous ne trouverez
pas que l'honneur fût trop grand.
Tel et si net le forma la nature
Qu'il ne faisait jamais d'ordure,
Mais bien beaux écus au soleil
Et Louis de toute
manière,
Qu'on allait
recueillir sur la blonde litière
Tous les matins à son réveil.
Or le Ciel qui parfois se lasse
De rendre les hommes contents,
Qui toujours à ses biens mêle quelque disgrâce,
Ainsi que la pluie au beau temps,
Permit qu'une
âpre maladie
Tout à coup de la
reine attaquât les beaux jours.
Partout on
cherche du secours,
Mais ni la faculté qui le grec étudie,
Ni les charlatans
ayant cours,
Ne purent tous
ensemble arrêter l'incendie
Que la fièvre allumait
en s'augmentant toujours.
Arrivée à sa dernière heure,
Elle dit au roi
son époux :
"Trouvez bon qu'avant que je meure
J'exige une chose de vous :
C'est que s'il vous prenait envie
De vous remarier quand je n'y serai plus...
-- Ha ! dit le
roi. Ces soins sont superflus,
Je n'y songerai de ma vie,
Soyez en repos là-dessus.
-- Je le crois bien. Reprit la reine,
Si j'en prends à témoin votre amour véhément;
Mais pour m'en rendre plus certaine,
Je veux avoir votre serment,
Adouci toutefois par ce tempérament
Que si vous rencontrez une femme plus belle.
Mieux faite et plus sage que moi,
Vous pourrez franchement lui donner votre foi
Et vous marier avec elle."
Sa confiance en ses attraits
Lui faisait
regarder une telle promesse
Comme un serment,
surpris avec adresse,
De ne se marier jamais.
Le prince jura donc, les yeux baignés de larmes,
Tout ce que la reine voulut;
La reine entre ses bras mourut,
Et jamais un mari
ne fit tant de vacarmes.
A l'ouïr
sangloter et les nuits et les jours,
On jugea que son
deuil ne lui durerait guère,
Et qu'il pleurait
ses défuntes amours
Comme un homme
pressé qui veut sortir d'affaire.
On ne se trompa
point. Au
bout de quelques mois
Il voulut procéder à faire un nouveau choix.
Mais ce n'était pas chose aisée,
Il fallait garder
son serment,
Et que la
nouvelle épousée
Eût plus
d'attraits et d'agrément
Que celle qu'on
venait de mettre au monument.
Ni la cour en
beautés fertile,
Ni la campagne,
ni la ville,
Ni les royaumes
d'alentour
Dont on alla
faire le tour,
N'en purent
fournir une telle;
L'infante seule
était plus belle
Et possédait
certains tendres appâts
Que la défunte n'avait pas.
Le roi le remarqua lui-même
Et, brûlant d'un
amour extrême,
Alla follement s'aviser
Que par cette raison il devait l'épouser.
Il trouva même un casuiste
Qui jugea que le cas se pouvait proposer.
Mais la jeune
princesse triste
D'ouïr parler
d'un tel amour,
Se lamentait et
pleurait nuit et jour.
De mille chagrins
l'âme pleine,
Elle alla trouver
sa marraine,
Loin, dans une
grotte à l'écart
De nacre et de corail richement étoffée.
C'était une
admirable fée
Qui n'eut jamais
de pareille en son art.
Il n'est pas
besoin qu'on vous dise
Ce qu'était une
fée en ces bienheureux temps :
Car je suis sûr que votre mie
Vous l'aura dit dès vos plus jeunes ans.
"Je sais, dit-elle, en voyant la princesse,
Ce qui vous fait venir ici,
Je sais de votre coeur la profonde tristesse;
Mais avec moi n'ayez plus de souci :
Il n'est rien qui vous puisse nuire
Pourvu qu'à mes conseils vous vous laissiez
conduire.
Votre père, il est vrai, voudrait vous épouser;
Ecouter sa folle demande
Serait une faute bien grande,
Mais sans le contredire on le peut refuser.
Dites-lui qu'il faut qu'il vous donne
Pour rendre vos désirs contents,
Avant qu'à son
amour votre coeur s'abandonne,
Une robe qui soit de la couleur du temps.
Malgré tout son
pouvoir et toute sa richesse,
Quoique le Ciel
en tout favorise ses voeux,
Il ne pourra jamais accomplir sa promesse."
Aussitôt la jeune
princesse
L'alla dire en
tremblant à son père amoureux
Qui, dans le
moment, fit entendre
Aux tailleurs les
plus importants
Que s'ils ne lui
faisaient, sans trop le faire attendre,
Une robe qui fût
de la couleur du temps,
Ils pouvaient
s'assurer qu'il les ferait tous pendre.
Le second jour ne
luisait pas encore
Qu'on apporta la
robe désirée;
Le plus beau bleu
de l'Empyrée
N'est pas,
lorsqu'il est ceint de gros nuages d'or.
D'une couleur plus azurée.
De joie et de douleur l'infante pénétrée
Ne sait que dire, ni comment
Se dérober à son engagement.
"Princesse, demandez-en une,
Lui dit sa marraine tout bas,
Qui, plus
brillante et moins commune,
Soit de la couleur de la lune.
Il ne vous la donnera pas."
A peine la princesse en eut fait la demande,
Que le roi dit à son brodeur :
"Que l'astre de la nuit n'ait pas plus de
splendeur,
Et que dans
quatre jours sans faute on me la rende."
Le riche
habillement fut fait au jour marqué,
Tel que le roi s'en était expliqué.
Dans les cieux où la nuit a déployé ses voiles,
La lune est moins pompeuse en sa robe d'argent,
Lors même qu'au milieu de son cours diligent
Sa plus vive clarté fait pâlir les étoiles.
La princesse, admirant ce merveilleux habit,
Etait à consentir presque délibérée;
Mais, par sa marraine inspirée,
Au prince
amoureux elle dit :
"Je ne saurais être contente
Que je n'aie une robe encore plus brillante
Et de la couleur du soleil."
Le prince qui
l'aimait d'un amour sans pareil,
Fit venir
aussitôt un riche lapidaire,
Et lui commanda de la faire
D'un superbe tissu d'or et de diamants,
Disant que s'il manquait à le bien satisfaire,
Il le ferait mourir au milieu des tourments.
Le prince fut
exempt de s'en donner la peine,
Car l'ouvrier
industrieux,
Avant la fin de
la semaine,
Fit apporter
l'ouvrage précieux,
Si beau, si vif,
si radieux,
Que le blond
amant de Clymène,
Lorsque sur la
voûte des cieux
Dans son char
d'or il se promène,
D'un plus
brillant éclat n'éblouit pas les yeux.
L'infante que ces dons achèvent de confondre,
A son père, à son roi ne sait plus que répondre.
Sa marraine aussitôt la prenant par la main :
"Il ne faut pas, lui dit-elle à l'oreille,
Demeurer en si
beau chemin.
Est-ce une si grande merveille
Que tous ces dons que vous en recevez,
Tant qu'il aura l'âne que vous savez,
Qui d'écus d'or sans cesse emplit sa bourse ?
Demandez-lui la peau de ce rare animal.
Comme il est
toute sa ressource,
Vous ne l'obtiendrez pas, ou je raisonne
mal."
Cette fée était
bien savante,
Et cependant elle
ignorait encore
Que l'amour
violent pourvu qu'on le contente,
Compte pour rien
l'argent et l'or;
La peau fut
galamment aussitôt accordée
Que l'infante
l'eut demandée.
Cette peau quand
on l'apporta
Terriblement
l'épouvanta
Et la fit de son
sort amèrement se plaindre.
Sa marraine
survint et lui représenta
Que quand on fait
le bien on ne doit jamais craindre;
Qu'il faut laisser penser au roi
Qu'elle est tout à fait disposée
A subir avec lui la conjugale loi,
Mais qu'au même moment, seule et bien déguisée,
Il faut qu'elle
s'en aille en quelque Etat lointain
Pour éviter un mal si proche et si certain.
"Voici,
poursuivit-elle, une grande cassette
Où nous mettrons tous vos habits,
Votre miroir, votre toilette,
Vos diamants et vos rubis.
Je vous donne
encore ma baguette;
En la tenant en
votre main,
La cassette
suivra votre même chemin,
Toujours sous la
terre cachée;
Et lorsque vous
voudrez l'ouvrir,
A peine mon bâton
la terre aura touchée,
Qu'aussitôt à vos yeux elle viendra s'offrir.
Pour vous rendre méconnaissable,
La dépouille de l'âne est un masque admirable.
Cachez-vous bien dans cette peau,
On ne croira
jamais, tant elle est effroyable,
Qu'elle renferme rien de beau.
La princesse ainsi travestie
De chez la sage fée à peine fut sortie,
Pendant la fraîcheur du matin,
Que le prince qui pour la fête
De son heureux
hymen s'apprête,
Apprend tout
effrayé son funeste destin.
Il n'est point de
maison, de chemin, d'avenue
Qu'on ne parcoure
promptement;
Mais on s'agite
vainement,
On ne peut deviner
ce qu'elle est devenue.
Partout se
répandit un triste et noir chagrin;
Plus de noces,
plus de festin,
Plus de tarte,
plus de dragées;
Les dames de la
cour, toutes découragées,
N'en dînèrent
point la plupart;
Mais du curé sur tout la tristesse fut grande,
Car il en déjeuna
fort tard,
Et qui pis est
n'eut point d'offrande.
L'infante
cependant poursuivait son chemin,
Le visage couvert
d'une vilaine crasse;
A tous passants
elle tendait la main,
Et tâchait pour
servir de trouver une place;
Mais les moins délicats et les plus malheureux
La voyant si maussade et si pleine d'ordure,
Ne voulaient
écouter ni retirer chez eux
Une si sale
créature.
Elle alla donc
bien loin, bien loin, encore plus loin.
Enfin elle arriva
dans une métairie
Où la fermière
avait besoin
D'une souillon,
dont l'industrie
Allât jusqu'à
savoir bien laver des torchons
Et nettoyer
l'auge aux cochons.
On la mit dans un
coin au fond de la cuisine
Où les valets, insolente vermine,
Ne faisaient que la tirailler,
La contredire et la railler;
Ils ne savaient quelle pièce lui faire,
La harcelant à tout propos;
Elle était la
butte ordinaire
De tous leurs
quolibets et de tous leurs bons mots.
Elle avait le
dimanche un peu plus de repos
Car, ayant du
matin fait sa petite affaire,
Elle entrait dans
sa chambre et tenant son huis clos,
Elle se
décrassait, puis ouvrait sa cassette,
Mettait
proprement sa toilette,
Rangeait dessus
ses petits pots.
Devant son grand
miroir, contente et satisfaite,
De la lune tantôt
la robe elle mettait,
Tantôt celle où
le feu du soleil éclatait,
Tantôt la belle
robe bleue
Que tout l'azur des cieux ne saurait égaler,
Avec ce chagrin seul que leur traînante queue
Sur le plancher
trop court ne pouvait s'étaler.
Elle aimait à se
voir jeune, vermeille et blanche
Et plus brave
cent fois que nulle autre n'était;
Ce doux plaisir
la sustentait
Et la menait jusqu'à l'autre dimanche.
J'oubliais de dire en passant
Qu'en cette grande métairie
D'un roi magnifique et puissant
Se faisait la ménagerie,
Que là, poules de barbarie,
Râles, pintades, cormorans,
Oisons musqués, canes petières
Et mille autres oiseaux de bizarres manières,
Entre eux presque tous différents,
Remplissaient à
l'envie dix cours toutes entières.
Le fils du roi
dans ce charmant séjour
Venait souvent au retour de la chasse
Se reposer, boire à la glace
Avec les
seigneurs de sa cour.
Tel ne fut point
le beau céphale :
Son air était
royal, sa mine martiale
Propre à faire
trembler les plus fiers bataillons.
Peau d'Ane de
fort loin le vit avec tendresse,
Et reconnut par
cette hardiesse
Que sous sa
crasse et ses haillons
Elle gardait
encore le coeur d'une princesse.
"Qu'il a
l'air grand, quoiqu'il l'ait négligé,
Qu'il est
aimable, disait-elle,
Et que bienheureuse est la belle
A qui son coeur
est engagé !
D'une robe de
rien s'il m'avait honorée,
Je m'en trouverais plus parée
Que de toutes celles que j'ai."
Un jour le jeune
prince errant à l'aventure
De basse-cour en
basse-cour,
Passa dans une allée obscure
Où de Peau d'Ane était l'humble séjour.
Par hasard il mit l'oeil au trou de la serrure :
Comme il était
fête ce jour,
Elle avait pris
une riche parure
Et ses superbes
vêtements
Qui, tissus de
fin or et de gros diamants,
Egalaient du
soleil la clarté la plus pure.
Le prince au gré de son désir
La contemple et ne peut qu'à peine,
En la voyant,
reprendre haleine,
Tant il est comblé de plaisir.
Quels que soient les habits, la beauté du visage,
Son beau tour, sa
vive blancheur,
Ses traits fins,
sa jeune fraîcheur
Le touchent cent
fois davantage;
Mais un certain
air de grandeur,
Plus encore une
sage et modeste pudeur,
Des beautés de
son âme assuré témoignage,
S'emparèrent de
tout son coeur.
Trois fois, dans la chaleur du feu qui le
transporte,
Il voulut enfoncer la porte;
Mais croyant voir
une divinité,
Trois fois par le respect son bras fut arrêté.
Dans le palais, pensif il se retire,
Et la nuit et le
jour il soupire;
Il ne veut plus
aller au bal
Quoiqu'on soit
dans le carnaval.
Il hait la
chasse, il hait la comédie,
Il n'a plus
d'appétit, tout lui fait mal au coeur;
Et le fond de sa
maladie
Est une triste et
mortelle langueur.
Il s'enquit
quelle était cette nymphe admirable
Qui demeurait
dans une basse-cour
Au fond d'une
allée effroyable,
Où l'on ne voit
goutte en plein jour.
"C'est, lui
dit-on, Peau d'Ane, en rien nymphe ni belle
Et que Peau d'Ane
l'on appelle,
A cause de la
peau qu'elle met sur son cou;
De l'amour c'est
le vrai remède,
La bête en un mot
la plus laide,
Qu'on puisse voir
après le loup."
On a beau dire,
il ne saurait le croire;
Les traits que l'amour a tracés,
Toujours présents à sa mémoire,
N'en seront jamais effacés.
Cependant la reine sa mère,
Qui n'a que lui d'enfant, pleure et se désespère;
De déclarer son mal elle le presse en vain,
Il gémit, il pleure, il soupire,
Il ne dit rien, si ce n'est qu'il désire
Que Peau d'Ane lui fasse un gâteau de sa main;
Et la mère ne
sait ce que son fils veut dire.
"O ciel ! Madame, lui dit-on,
Cette Peau d'Ane
est une noire taupe
Plus vilaine
encore et plus gaupe
Que le plus sale marmiton.
-- N'importe, dit la reine, il faut le satisfaire,
Et c'est à cela seul que nous devons songer."
Il aurait eu de l'or, tant l'aimait cette mère,
S'il en avait
voulu manger.
Peau d'Ane donc
prend sa farine
Qu'elle avait
fait bluter exprès
Pour rendre sa
pâte plus fine,
Son sel, son
beurre et ses oeufs frais;
Et pour bien
faire sa galette,
S'enferme seule en sa chambrette.
D'abord elle se décrassa
Les mains, les
bras et le visage,
Et prit un corps
d'argent que vite elle laça
Pour dignement
faire l'ouvrage
Qu'aussitôt elle
commença.
On dit qu'en
travaillant un peu trop à la hâte,
De son doigt par
hasard il tomba dans la pâte
Un de ses anneaux
de grand prix;
Mais ceux qu'on
tient savoir le fin de cette histoire
Assurent que par elle exprès il y fut mis;
Et pour moi franchement, je l'oserais bien croire,
Fort sûr que, quand le prince à sa porte aborda
Et par le trou la regarda,
Elle s'en était
aperçue.
Sur ce point la
femme est si drue,
Et son oeil va si
promptement,
Qu'on ne peut la
voir un moment
Qu'elle ne sache
qu'on l'a vue.
Je suis bien sûr encore, et j'en ferais serment,
Qu'elle ne douta point que de son jeune amant
La bague ne fût
bien reçue.
On ne pétrit
jamais un si friand morceau,
Et le prince
trouva la galette si bonne
Qu'il ne s'en
fallut rien que d'une faim gloutonne
Il n'avalât aussi
l'anneau.
Quand il en vit
l'émeraude admirable,
Et du jonc d'or
le cercle étroit
Qui marquait la
forme du doigt,
Son coeur en fut
touché d'une joie incroyable;
Sous son chevet
il le mit à l'instant,
Et son mal
toujours augmentant,
Les médecins
sages d'expérience,
En le voyant
maigrir de jour en jour,
Jugèrent tous,
par leur grande science,
Qu'il était
malade d'amour.
Comme l'hymen,
quelque mal qu'on ne dise,
Est un remède
exquis pour cette maladie,
On conclut à le
marier;
Il s'en fit
quelque temps prier,
Puis dit :
"Je le veux bien, pourvu que l'on me donne
En mariage la
personne
Pour qui cet
anneau sera bon."
A cette bizarre
demande,
De la reine et du
roi la surprise fut grande;
Mais il était si
mal qu'on n'osa dire non.
Voilà donc qu'on
se met en quête
De celle que
l'anneau, sans nul égard du sang,
Doit placer dans
un si haut rang;
Il n'en est point
qui ne s'apprête
A venir présenter
son doigt,
Ni qui veuille
céder son droit.
Le bruit ayant
couru que pour prétendre au prince,
Il faut avoir le
doigt bien mince,
Tout charlatan,
pour être bienvenu,
Dit qu'il a le
secret de le rendre menu.
L'une, en suivant
son bizarre caprice,
Comme une rave le
ratisse;
L'autre en coupe
un petit morceau;
Une autre en le
pressant croit qu'elle le rapetisse;
Et l'autre, avec
de certaine eau,
Pour le rendre
moins gros en fait tomber la peau;
Il n'est enfin point
de manoeuvre
Qu'une dame ne
mette en oeuvre,
Pour faire que
son doigt cadre bien à l'anneau.
L'essai fut
commencé par les jeunes princesses,
Les marquises et
les duchesses;
Mais leurs
doigts, quoique délicats,
Etaient trop gros
et n'entraient pas.
Les comtesses, et
les baronnes,
Et toutes les
nobles personnes,
Comme elles tour
à tour présentèrent leur main
Et la
présentèrent en vain.
Ensuite vinrent
les grisettes,
Dont les jolis et
menus doigts,
Car il en est de
très bien faites,
Semblèrent à
l'anneau s'ajuster quelquefois.
Mais la bague,
toujours trop petite ou trop ronde,
D'un dédain
presque égal rebutait tout le monde.
Il fallut en
venir enfin
Aux servantes,
aux cuisinières,
Aux tortillons,
aux dindonnières,
En un mot à tout
le fretin,
Dont les rouges
et noires pattes,
Non moins que les
mains délicates,
Espéraient un
heureux destin.
Il s'y présenta
mainte fille
Dont le doigt,
gros et ramassé,
Dans la bague du
prince eût aussi peu passé
Qu'un câble au
travers d'une aiguille.
On crut enfin que
c'était fait,
Car il ne restait
en effet
Que la pauvre
Peau d'Ane au fond de la cuisine.
Mais comment
croire, disait-on,
Qu'à régner le
Ciel la destine ?
Le prince dit :
"Et pourquoi non ?
Qu'on la fasse
venir." Chacun se prit à rire,
Criant tout haut
: "Que veut-on dire.
De faire entrer
ici cette sale guenon ?"
Mais lorsqu'elle
tira de dessous sa peau noire
Une petite main
qui semblait de l'ivoire
Qu'un peu de
pourpre a coloré,
Et que de la
bague fatale,
D'une justesse
sans égale.
Son petit doigt
fut entouré,
La cour fut dans
une surprise
Qui ne peut pas
être comprise.
On la menait au
roi dans ce transport subit;
Mais elle demanda
qu'avant que de paraître
Devant son
seigneur et son maître,
On lui donnât le
temps de prendre un autre habit.
De cet habit,
pour la vérité dire,
De tous côtés on
s'apprêtait à rire;
Mais lorsqu'elle
arriva dans les appartements,
Et qu'elle eut
traversé les salles
Avec ses pompeux
vêtements
Dont les riches
beautés n'eurent jamais d'égales;
Que ses aimables cheveux
blonds
Mêlés de
diamants, dont la vive lumière
En faisait autant
de rayons,
Que ses yeux
bleus, grands, doux et longs,
Qui pleins d'une
majesté fière
Ne regardent
jamais sans plaire et sans blesser,
Et que sa taille
enfin si menue et si fine
Qu'avecque ses
deux mains on eût pu l'embrasser,
Montrèrent leurs
appâts et leur grâce divine :
Des dames de la
cour, et de leurs ornements
Tombèrent tous
les doux agréments.
Dans la joie et
le bruit de toute l'assemblée,
Le bon roi ne se
sentait pas
De voir sa bru
posséder tant d'appâts;
La reine en était
affolée,
Et le prince son
cher amant,
De cent plaisirs
l'âme comblée,
Succombait sous
le poids de son ravissement.
Pour l'hymen
aussitôt chacun prit ses mesures.
Le monarque en
pria tous les rois d'alentour,
Qui, tous
brillants de diverses parures,
Quittèrent leurs
Etats pour être à ce grand jour.
On en vit arriver
des climats de l'aurore,
Montés sur de
grands éléphants;
Il en vint du
rivage more,
Qui, plus noirs
et plus laids encore,
Faisaient peur aux
petits enfants;
Enfin de tous les
coins du monde,
Il en débarque et
la cour en abonde.
Mais nul prince,
nul potentat,
N'y parut avec
tant d'éclat
Que le père de
l'épousée,
Qui d'elle
autrefois amoureux
Avait avec le
temps purifié les feux
Dont son âme
était embrasée.
Il en avait banni
tout désir criminel,
Et de cette
odieuse flamme
Le peu qui
restait dans son âme
N'en rendait que
plus vif son amour paternel.
Dès qu'il la vit
: "Que béni soit le Ciel
Qui veut bien que
je te revoie,
Ma chère
enfant", dit-il et, tout pleurant de joie,
Courut tendrement
l'embrasser;
Chacun à son
bonheur voulut s'intéresser,
Et le futur époux
était ravi d'apprendre
Que d'un roi si
puissant il devenait le gendre.
Dans ce moment la
marraine arriva
Qui raconta toute
l'histoire,
Et par son récit
acheva
De combler Peau d'Ane de gloire.
Il n'est pas malaisé de voir
Que le but de ce
conte est qu'un enfant apprenne
Qu'il vaut mieux s'exposer à la plus rude peine
Que de manquer à son devoir;
Que la vertu peut être infortunée,
Mais qu'elle est
toujours couronnée;
Que contre un fol
amour et ses fougueux transports
La raison la plus
forte est une faible digue,
Et qu'il n'est
point de si riches trésors
Dont un amant ne
soit prodigue;
Que de l'eau claire et du pain bis
Suffisent pour la nourriture
De toute jeune créature.
Pourvu qu'elle ait de beaux habits;
Que sous le ciel il n'est point de femelle
Qui ne s'imagine
être belle,
Et qui souvent ne s'imagine encore
Que si des trois beautés la fameuse querelle
S'était démêlée avec elle, elle aurait eu la pomme
d'or.
Le conte de Peau d'Ane est difficile à croire;
Mais tant que dans le monde on aura des enfants
Des mères et des mères-grands,
On en gardera la
mémoire.
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