Thursday 26 November 2020

Thursday's Serial: "Le Comte de Chanteleine - épisode de la Révolution" by Jules Verne (in French) - I

 I. — Dix Mois d’Une Guerre Héroïque.

Le 24 février 1793, la Convention nationale décréta une levée supplémentaire de trois cent mille hommes pour résister à la coalition étrangère ; le 10 mars suivant, le tirage des conscrits devait avoir lieu à Saint-Florent, en Anjou, pour le contingent de cette commune.

Ni la proscription des nobles, ni la mort de Louis XVI n’avaient pu émouvoir les paysans de l’Ouest ; mais la dispersion de leurs prêtres, la violation de leurs églises, l’intronisation des curés assermentés dans les paroisses, et enfin cette dernière mesure de la conscription, les poussèrent à bout. — Puisqu’il faut mourir, mourons chez nous ! s’écrièrent-ils.

Ils se jetèrent sur les commissaires de la Convention, et, armés de leurs bâtons, ils mirent en pleine déroute la milice rassemblée pour protéger le tirage.

Ce jour-là, la guerre de Vendée venait de commencer ; le noyau de l’armée catholique et royale se formait sous la direction du voiturier Cathelineau et du garde-chasse Stofflet.

Le 14 mars, la petite troupe s’empara du château de Jallais, défendu par les soldats du 84e et par la garde nationale de Charonnes. Là, fut enlevé aux républicains ce premier canon de l’armée catholique, qui fut baptisé le Missionnaire.

— À cela il faut une suite, dit Cathelineau à ses camarades.

Cette suite fut la guerre de ces paysans, qui mirent aux abois les meilleures troupes de la république.

Après le coup de main du château de Jallais, les deux chefs vendéens s’emparèrent de Chollet, et firent des cartouches avec les gargousses des canons républicains. Le mouvement gagna, dès lors, les provinces du Poitou et de l’Anjou ; à la fin de mars, Chantonnay fut pillé, Saint-Fulgent pris. Pâques approchait, les paysans se séparèrent pour aller accomplir leurs devoirs religieux, cuire du pain, et changer leurs sabots usés à poursuivre les Bleus.

En avril, l’insurrection recommença ; les gars du Marais et ceux du Bocage se rassemblèrent sous les ordres de MM. de Charette, de Bonchamps, d’Elbée, de La Rochejaquelein, de Lescure, de Marigny. Des gentilshommes bretons vinrent se jeter dans le mouvement, et parmi eux, l’un des plus braves, l’un des meilleurs, le comte Humbert de Chanleleine ; il quitta son château, et rejoignit l’armée catholique, forte alors de cent mille hommes.

Le comte de Chanteleine, toujours au premier rang, fut pendant dix mois de toutes les victoires comme de toutes les défaites, vainqueur à Fontenay, à Thouars, à Saumur, à Bressuire, vaincu au siège de Nantes, où mourut le généralissime Cathelineau.

Bientôt toutes les provinces de l’Ouest furent soulevées.

Les Blancs marchèrent alors de victoire en victoire, et ni Aubert Dubayet, ni Kléber avec ses terribles Mayençais, ni les troupes du général Canclaux ne purent résister à leur indomptable ardeur.

La Convention, effrayée, ordonna de détruire le sol de la Vendée et d’en chasser les « populations. » Le général Santerre demanda des mines pour faire sauter le pays, et des fumées soporifiques pour l’étouffer ; il voulait procéder par l’asphyxie générale. Les Mayençais furent chargés de « créer le désert » décrété par le comité de salut public.

Les troupes royales, à ces nouvelles, devinrent terribles ; le comte de Chanteleine commandait alors un corps de cinq mille hommes ; il se battit en héros à Doué, aux ponts de Cé, à Torfou, à Montaigu. Mais enfin, l’heure des revers sonna.

Le 9 octobre, de Lescure fut vaincu à Châtillon ; le 15, les Vendéens étaient chassés de Chollet ; quelques jours plus tard, Bonchamps et d’Elbée tombaient frappés à mort. Marigny et Chanteleine firent des prodiges de valeur, mais les colonnes républicaines les serraient de près ; il fallut songer alors à repasser la Loire avec une armée fugitive qui comptait encore quarante mille hommes en état de combattre.

Le fleuve fut franchi au milieu d’une extrême confusion. Chanteleine et les siens rallièrent l’armée de La Rochejaquelein, qui venait d’être nommé généralissime, et là, malgré Kléber, les Blancs remportèrent une grande victoire devant Laval, la dernière de cette héroïque campagne.

En effet, les Blancs étaient désorganisés. Chanteleine travailla de son mieux à refaire l’armée royale ; il n’en avait ni le temps ni les moyens. Marceau venait d’être nommé général en chef par le comité de salut public, et il poursuivait les royalistes avec une extrême vigueur. La Rochejaquelein, Marigny, Chanteleine, durent se replier sur le Mans, puis se rejeter dans Laval, d’où ils furent chassés une troisième fois, et fuir enfin vers Ancenis, afin de repasser sur la rive gauche de la Loire.

Mais pas un pont, pas un bateau ; la masse désespérée des paysans descendit la rive droite du fleuve, et, ne pouvant regagner la Vendée, les fuyards n’eurent d’autre ressource que de se jeter sur la Bretagne. À Blain, ils remportèrent un dernier avantage d’arrière-garde, et se précipitèrent vers Savenay.

Le comte de Chanteleine n’avait pas un seul instant failli à son devoir ; ce fut pendant la journée du 22 décembre que Marigny et lui, suivis d’une foule effarée, arrivèrent devant la ville ; ils s’embusquèrent avec une poignée de Vendéens dans deux petits bois qui couvrent Savenay.

— C’est ici qu’il faut mourir, dit Chanteleine.

Quelques heures plus tard, parurent Kléber et l’avant-garde républicaine ; le général lança trois compagnies sur les gars de Marigny et de Chanteleine ; malgré leurs efforts opiniâtres, il les débusqua et les força de rentrer dans la ville. Puis il s’arrêta, et ne fit plus un pas en avant. Marceau et Westerman le pressèrent d’attaquer ; mais Kléber, voulant donner le temps à toute l’armée royale de se concentrer dans Savenay, ne bougea pas. Il disposa ses troupes en croissant, sur les hauteurs voisines, et il attendit patiemment l’heure d’écraser les Blancs d’un seul coup.

La nuit qui vint fut sinistre et silencieuse. On sentait que le dénoûment de cette guerre était proche. Les chefs royalistes se réunirent dans un conseil suprême. Il n’y avait plus rien à attendre que de l’énergie du désespoir ; pas de quartier à espérer, pas de reddition à tenter, toute fuite impossible, il fallait donc se battre, et, pour mieux se battre, attaquer.

Le lendemain, le 23 décembre, ou, pour parler le langage du calendrier républicain, le 3 nivôse de l’an II, à huit heures du matin, les Blancs se jetèrent sur les Bleus.

Il faisait un temps affreux ; une pluie froide et glaciale tombait à torrents ; les marais étaient chargés de brouillards ; la Loire disparaissait sous la brume ; le combat allait se livrer dans la boue.

Quoique inférieurs en nombre, les Vendéens attaquèrent avec une irrésistible ardeur. Aux cris de Vive le roi ! répondaient les cris de Vive la république ! Le choc fut terrible ; l’avant-garde républicaine plia ; le désordre se mit dans les premiers rangs des Bleus, qui refluèrent jusqu’au quartier général de Kléber. Les munitions vinrent à leur manquer.

— Nous n’avons plus de cartouches ! crièrent quelques soldats à leur général.

— Eh bien, les enfants, à coups de crosse ! répondit Kléber.

Et en même temps, il lança un bataillon du 31e ; les chevaux manquaient comme les munitions ; mais le général républicain, faisant une cavalerie de son état-major, jeta ses officiers sur l’ennemi.

Les Blancs commencèrent alors à rompre ; il leur fallut rentrer dans Savenay, où ils furent poursuivis à outrance. En vain firent-ils des prodiges de valeur ; ils durent céder au nombre. Piron, Lyrot furent tués, les armes à la main. Fleuriot, après avoir vainement essayé de rallier ses bandes éparses, dut percer l’armée républicaine pour se précipiter avec une poignée d’hommes dans les forêts voisines.

Pendant ce temps, Marigny et Chanleleine luttaient avec désespoir ; mais les rangs des paysans s’éclaircissaient ; la mort et la fuite creusaient des vides.

— Tout est perdu ! dit Marigny au comte de Chanteleine, qui combattait en héros à ses côtés.

Le comte était un homme âgé de quarante-cinq ans à peu près, d’une belle stature, la figure noble, hardie, mais triste sous la poudre et le sang, superbe à voir, malgré ses vêtements souillés ; il tenait d’une main un pistolet déchargé, de l’autre son sabre sanglant et faussé ; il venait de rejoindre Marigny, après avoir fait une trouée dans les rangs républicains.

— Il n’y a plus à nous défendre, dit Marigny.

— Non ! non ! répondit le comte avec un geste de désespoir, mais ces femmes, ces enfants, ces vieillards dont regorge la ville, les abandonnerons-nous ?

— Non pas, Chanteleine ! mais où les diriger ?

— Sur la route de Guérande.

— Va donc ! entraîne-les à ta suite.

— Mais toi !

— Moi ! je vous protégerai tous de mes derniers coups de canon.

— Au revoir, Marigny.

— Adieu, Chanteleine.

Les deux officiers se serrèrent la main. Chanteleine se précipita dans la ville, et bientôt une longue colonne de fuyards quitta Savenay sous ses ordres en descendant vers Guérande.

— À moi, les gars ! avait crié Marigny en se séparant de son compagnon d’armes.

À ce cri, les paysans rallièrent leur chef, traînant avec eux deux pièces de huit ; Marigny les établit sur une hauteur, de manière à couvrir la retraite ; deux mille hommes, les seuls survivants de son armée, l’entouraient, prêts à se faire hacher.

Mais ils ne purent tenir contre la masse des républicains. Après deux heures d’une lutte suprême, les derniers Blancs, décimés, durent se débander, et ils s’élancèrent à travers la campagne.

Ce jour-là, 23 décembre 1793, la grande armée catholique et royale avait fini d’exister.

 

 

Ii. — La Route de Guérande.

Une immense foule effrayée, éperdue, fuyait du côté de Guérande ; elle descendait les pentes de la ville comme un torrent, se heurtant aux angles, et rejaillissait au delà du talus. Plus d’un achevait là de mourir, que le sabre des Bleus avait mutilé pendant la bataille. La confusion était inexprimable.

Cependant, en moins d’une heure, la ville fut entièrement évacuée ; la résistance de Marigny avait donné aux fuyards le temps de rassembler femmes, vieillards, enfants et de les pousser sur la route. Ils pouvaient entendre au-dessus de leur tête le canon qui protégeait la retraite. Mais quand celui-ci vint à se taire, les Blancs accueillirent son silence par des cris de désespoir. Ils allaient avoir à leurs trousses toute l’armée ennemie. En effet, des coups de fusil plus nombreux, plus rapprochés, éclatèrent bientôt sur les flancs de la longue colonne, et les malheureux tombèrent en grand nombre pour ne plus se relever.

Le spectacle de cette débandade est impossible à décrire ; la pluie redoublait au milieu d’un brouillard illuminé çà et là par les coups de feu ; d’immenses mares d’eau mêlées d’un sang vif coupaient la route. Mais, coûte que coûte, il fallait les franchir. La seule chance de salut était en avant ; à droite, des marais immenses, à gauche, le fleuve grossi et débordé ; impossible de s’écarter de la ligne droite, et si quelque royaliste désespéré se fût jeté du côté de la Loire, il eût trouvé ses bords encore encombrés des cadavres de Carrier.

Les généraux républicains harcelaient les fugitifs, les décimant ou les dispersant ; les blessés, les vieillards, les femmes retardaient la marche du funèbre convoi ; des enfants nés de la veille, étaient exposés nus à toutes les rigueurs de la saison ; les mères n’avaient pas de quoi les couvrir ; la faim et le froid ajoutaient leurs tortures à toutes ces souffrances ; les bestiaux qui fuyaient par la même route, dominaient la tempête de leurs mugissements, et souvent, pris d’insurmontables terreurs, ils donnaient tête baissée à travers les groupes et faisaient de leurs cornes des trouées sanglantes dans la foule.

Là, au milieu de cet encombrement, les rangs, les classes, tout se confondait ; un grand nombre de jeunes femmes des plus nobles familles de la Vendée, de l’Anjou, du Poitou, de la Bretagne, celles qui avaient suivi leurs frères, leurs pères, leurs maris pendant la grande guerre, partageaient la souffrance des plus humbles paysannes. Quelques-unes de ces vaillantes filles, d’une bravoure à toute épreuve, protégeaient elles-mêmes les flancs de la colonne. Souvent, l’une d’elles s’écriait :

— Au feu ! les Vendéennes !

Alors, à la façon des Blancs, elles s’égayaient parmi les halliers de la route, et faisaient le coup de fusil avec les soldats républicains.

Cependant la nuit approchait ; le comte de Chanteleine, sans songer à lui, encourageait ces infortunés ; il relevait les uns qui s’embourbaient, les autres que trahissaient leurs forces ; il se demandait si l’obscurité protégerait les fuyards ou permettrait à leurs ennemis de les achever. Son cœur saignait à la vue de tant de souffrances, et des larmes lui venaient aux yeux ; il ne pouvait accoutumer ses regards à ce sinistre spectacle.

Pourtant il en avait bien vu, pendant cette guerre de dix mois ; au premier soulèvement de Saint-Florent, quittant son château de Chanteleine, sa femme, sa fille, tout ce qu’il aimait, il vola à la défense de l’autel. Audacieux, dévoué, héroïque, le premier au feu à tous les combats de l’armée royale, il était de ces gens qui firent dire au général Beaupuy :

« Des troupes qui ont vaincu de tels Français, peuvent se flatter de vaincre tous les peuples de l’Europe réunis contre un seul. »

Cependant, sa tâche n’était pas finie avec la défaite de Savenay ; il se tenait en queue de l’immense colonne, activant, pressant les rangs des fugitifs, brûlant ses dernières cartouches, et repoussant du sabre les Bleus trop avancés. Mais, en dépit de tout, il voyait ses compagnons tomber peu à peu en arrière, et il entendait leurs cris pendant qu’on les égorgeait dans l’ombre.

Alors, les bras étendus, il poussait cette foule sur la route de Guérande, il l’exhortait, il la pressait de ses paroles !

— Mais allez donc ! disait-il aux retardataires.

— Mon officier, je n’en puis plus, lui répondait l’un.

— Je meurs, s’écriait un autre.

— À moi ! à moi ! faisait une femme qu’une balle ennemie venait de frapper à ses côtés.

— Ma fille ! ma fille ! s’écriait une mère brusquement séparée de son enfant.

Le comte de Chanteleine, consolant, soutenant, aidant, allait de l’un à l’autre ; mais il se sentait débordé.

Vers quatre heures du soir, il fut rejoint par un paysan, qu’il reconnut, malgré l’obscurité et le brouillard.

— Kernan ! s’écria-t-il.

— Oui ! notre maître.

— Vivant !

— Oui ! mais marchons ! marchons ! répondit le paysan en essayant d’entraîner le comte.

— Et ces malheureux, dit celui-ci, montrant les groupes épars, nous ne pouvons les abandonner !

— Votre courage n’y fera rien, notre maître !!… Venez ! venez !

— Kernan ! que me veux-tu ?

— Je veux vous dire que de grands malheurs vous attendent !

— Moi ?

— Oui ! notre maître. Madame la comtesse, ma nièce Marie…

— Ma femme ! ma fille ! s’écria le comte en saisissant le bras de Kernan.

— Oui ! j’ai vu Karval !

— Karval ! s’écria le comte, entraînant hors de la foule l’homme qui lui parlait.

C’était un paysan coiffé d’un bonnet de laine brune ; par-dessus, un chapeau à large bord, entouré d’un chapelet, maintenait dans l’ombre sa figure énergique et rude : ses longs cheveux souillés de sang retombaient sur ses larges épaules ; des braies de toile descendaient en plis flottants jusqu’à ses genoux nus et rouges de froid ; au-dessous, des guêtres drapées se rattachaient par des jarretières multicolores ; ses pieds, engouffrés dans d’énormes sabots à demi brisés, reposaient sur une litière de paille et de sang. Une peau de bique jetée sur le dos du Breton complétait son costume ; le manche d’un coutelas sortait de sa ceinture à large boucle, et de la main droite, il tenait son fusil par le milieu du canon.

Ce paysan devait être d’une extrême vigueur ; en effet, il passait dans son pays pour avoir une force formidable, surhumaine ; on citait de lui des traits étonnants, et jamais le terrible lutteur n’avait trouvé son maître dans les pardons de Bretagne.

Ses vêtements déchirés, souillés, ensanglantés, disaient assez la part qu’il avait prise aux derniers combats de l’armée catholique.

Il suivit le comte de Chanteleine à grands pas ; celui-ci, pour se frayer un chemin plus rapide, prit par les douves à demi pleines d’eau et de fange. Les paroles que venait de prononcer Kernan l’avaient épouvanté. Lorsqu’il eut gagné la tête de la colonne, il se trouva près d’un petit bois, une sorte de taillis, dans lequel il poussa le Breton, et d’une voix altérée il lui dit :

— Tu as vu Karval ?

— Oui ! notre maître !

— Où ?

— Dans la mêlée ! parmi les Bleus !

— Et t’a-t-il reconnu ?

— Oui !

— Et il t’a parlé ?

— Oui, après avoir déchargé ses pistolets sur moi.

— Tu n’es pas blessé ? s’écria vivement le comte.

— Non ! pas encore ! répondit le Breton avec un triste sourire.

— Et que t’a dit ce misérable ?

— « On t’attend au château de Chanteleine, » s’est-il écrié en disparaissant au milieu de la fumée ! J’ai voulu le rejoindre ; mais en vain !

— « On t’attend au château de Chanteleine, » répéta le comte ! Qu’a-t-il voulu dire par ces paroles ?

— De mauvaises choses, notre maître !

— Et que faisait-il dans l’armée républicaine ?

— Il commandait à une troupe de brigands de sa trempe.

— Ah ! un digne officier des armées de la Convention, que j’ai chassé de chez moi, pour vol !

— Oui ! les bandits font leur chemin, par le temps qui court. Mais les paroles de Karval n’en sont pas moins terribles ! « Au château de Chanteleine, » a-t-il dit ; il faut y courir !

— Oui ! oui ! répondit le comte avec une exaltation douloureuse ! Mais ces malheureux et la cause catholique !…

— Notre maître, dit gravement Kernan, avant la patrie, il y a la famille. Que deviendraient, sans nous, madame la comtesse et ma nièce Marie ! Vous avez rempli votre devoir en gentilhomme : vous vous êtes battu pour Dieu et le roi. Retournons au château, et, une fois les nôtres en sûreté, nous reviendrons. L’armée catholique est détruite, mais tout n’est pas fini ! croyez-moi ! on se remue dans le Morbihan ; je sais là un certain Jean Cottereau, qui donnera du fil à retordre aux républicains, et nous l’aiderons à embrouiller l’écheveau.

— Viens donc, dit le comte ; tu as raison ! les paroles de ce Karval contiennent une menace ! il faut que je conduise ma femme et ma fille hors de France, et je reviendrai me faire tuer ici.

— Nous y reviendrons ensemble, notre maître, répondit Kernan.

— Mais comment arriver au château ?

— M’est avis, reprit le paysan, que nous devons rejoindre Guérande, de là, suivre la côte soit au Croisic, soit à Piriac, et gagner par mer une des baies du Finistère.

— Mais une barque ? s’écria le comte.

— Vous avez de l’or sur vous ?

— Oui, près de quinze cents livres.

— Eh bien ! avec cela on achète un bateau de pêche, et, s’il le faut, le pêcheur par-dessus le marché.

— Cependant ?

— Il n’y a pas de choix, notre maître ; par terre, nous tomberions bientôt dans un parti de Bleus, ou, forcés de nous cacher, d’éviter les routes, de prendre par les traînées, de perdre du temps en marches et en contre-marches, nous risquerions d’arriver trop tard, si nous arrivions…

— Alors, en route, reprit le comte.

— En route, répondit Kernan.

Une famille bretonne, d’après le plâtre de M… Dessin de Morin.

Le comte de Chanteleine avait toute confiance dans ce Kernan, son frère de lait ; ce brave Breton faisait partie de la famille ; il appelait « ma nièce » Mlle Marie de Chanteleine, et la jeune fille le nommait « mon oncle Kernan ». Depuis leur enfance, le maître et le serviteur ne s’étaient jamais quittés ; le Breton, par l’éducation qu’il avait reçue, se trouvait supérieur aux gens de sa condition. Après avoir partagé les plaisirs de l’enfant, les fatigues du jeune homme, il venait de prendre avec lui sa part des misères et des malheurs de la guerre. Le comte, en partant pour rejoindre Cathelineau, aurait voulu laisser Kernan au château de Chanteleine, mais séparer le frère du frère eût été impossible ; d’autres serviteurs restaient, d’ailleurs, pour protéger la comtesse. Puis, la situation du château au fond du Finistère, loin de Quimper, loin de Brest, où s’agitaient les clubs républicains, dans un pays perdu entre le Fouesnant et Plougastel, rassurait le comte, et croyant sa famille en sûreté, il n’avait pas hésité à se jeter dans le mouvement royaliste.

Seulement la rencontre de Karval, ancien domestique du château, et chassé un an auparavant pour vol, ses menaces, ses paroles, créaient un danger immédiat au-devant duquel il fallait voler.

Le comte et Kernan se jetèrent donc en dehors de la route, au moment où les fuyards arrivaient aux marais de Saint-Joachim. Ils entrevirent une dernière fois cette colonne effarée qui se perdait au milieu des ténèbres et dont les cris s’éteignirent peu à peu dans l’ombre de la nuit.

À huit heures du soir, le comte et Kernan arrivèrent à Guérande. Ils devançaient d’une demi-heure à peine les plus rapides des fugitifs ; les herses de la ville étaient levées, mais, par la poterne, ils pénétrèrent dans ses rues désertes.

Quelle morne tranquillité comparée à l’horrible fracas de Savenay ! Pas une lumière aux fenêtres, pas un passant attardé ! la terreur enfermait les habitants dans leurs maisons noires, sous les barres et les verrous des portes ; les Guérandais avaient entendu le canon pendant toute la matinée. Quelle que fût l’issue du combat, ils devaient craindre l’envahissement de vaincus désespérés, comme l’envahissement de vainqueurs intraitables.

Les deux compagnons de fuite marchaient rapidement sur les pavés raboteux, et leur pas retentissait d’une façon sinistre ; ils arrivèrent à la place de l’Église et bientôt sur les remparts.

De là, ils purent entendre le bruit croissant qui venait de la campagne, un murmure menaçant dans lequel éclataient quelquefois des détonations d’armes à feu.

La pluie avait cessé ; la lune apparaissait au travers des nuages déchirés, bas et sombres, que le vent de l’ouest tordait sous ses rafales ; par suite d’une illusion d’optique, l’astre des nuits, comme pris de vertige, semblait fuir dans une course insensée ; sa lumière, très-vive par instants, éclairait violemment la campagne dont elle relevait les moindres lignes avec une remarquable netteté, et promenait sur le sol des ombres larges et rapides.

Le comte et Kernan jetèrent alors un coup d’œil vers la mer ; la baie de Guérande s’ouvrait devant eux au delà de l’immense échiquier des marais salants. À gauche, le clocher du bourg de Batz sortait des dunes jaunâtres ; plus loin, la flèche du Croisic, estompée par la brume, terminait cette langue de terre qui se perdait dans l’Océan ; à droite, à l’extrémité de la baie, les excellents yeux de Kernan purent distinguer encore le clocher de Piriac. Au delà, la mer étincelait sous le faisceau des rayons lunaires et se confondait dans un même éclat avec la ligne du ciel.

Le vent soufflait violemment ; les maigres arbres agitaient leur squelette décharné, et de temps en temps, une pierre, détachée de son alvéole, roulait du haut des remparts dans le fossé bourbeux.

— Eh bien ! dit le comte de Chanteleine à son compagnon en s’arc-boutant contre le vent. Là-bas, le Croisic ; là-bas, Piriac. Où allons-nous ?

— Au Croisic, nous trouverions plus facilement une barque de pêcheur ; mais s’il nous fallait revenir sur nos pas, une fois engagés dans cette langue de terre, nous serions fort embarrassés, et il deviendrait facile de nous couper toute retraite.

— À tes ordres, Kernan. Je te suis, mais prends par le plus court, sinon par le plus sûr.

— M’est avis de tourner la baie et de marcher sur Piriac. C’est à trois lieues à peine, et, d’un bon pas, nous y arriverons en moins de deux heures.

— En route, répondit le comte.

Les deux fugitifs quittèrent la ville, au moment où les premiers rangs des Vendéens y entraient par le rempart opposé, forçant les portes, escaladant les fossés, donnant un véritable assaut. Des lumières apparaissaient rapidement aux fenêtres ; la paisible Guérande s’emplissait d’un bruit et d’un désordre inaccoutumés. Des détonations ébranlaient ses vieilles murailles, et bientôt la cloche de son église jeta dans les airs les sons haletants du tocsin.

Le comte éprouva un violent serrement de cœur ; sa main se crispa sur son fusil ; on eût dit qu’il allait retourner au secours de ses infortunés compagnons.

— Et Mme la comtesse ? dit Kernan d’une voix grave, et ma nièce Marie ?

— Viens ! viens ! répondit le comte en descendant d'un pas rapide les talus de la ville.

Bientôt le maître et le serviteur furent en pleine campagne ; ils gagnèrent la côte pour éviter la route ordinaire et tournèrent les marais salants dont les mulons de sel étincelaient sous les rayons de la lune. Des murmures sinistres venaient au travers des arbres rachitiques courbés sous le vent du large, et l’on entendait l’assourdissante mélancolie de la marée montante.

Plusieurs fois des cris douloureux arrivaient ; quelque balle perdue venait s’aplatir avec un bruit sec sur les rochers de la côte. Des flammes d’incendie éclairaient l’horizon de reflets blafards, et des bandes de loups affamés, sentant la chair vive, poussaient dans l’ombre leurs sinistres hurlements.

Le comte et Kernan marchaient sans échanger une parole ; mais les mêmes pensées les agitaient et se communiquaient de l’un à l’autre aussi distinctement que s’ils eussent parlé.

Quelquefois ils s’arrêtaient pour regarder en arrière et examiner la campagne ; puis, ne se voyant pas poursuivis, ils reprenaient leur marche à grands pas.

Avant dix heures, ils atteignirent le bourg de Piriac ; ils ne voulurent pas se hasarder dans ses rues et gagnèrent directement la pointe Castelli.

De là, leur regard s’étendit sur la pleine mer ; à droite, se dressaient les rochers de l’île Dumet ; à gauche, le phare du Four jetait ses éclats intermittents à tous les points de l’horizon ; au large, s’étalait la masse sombre et confuse de Belle-Île.

Le comte et son compagnon, n’apercevant aucune barque de pêcheur, revinrent à Piriac. Là, plusieurs chaloupes, ancrées sur le sable, se balançaient à la houle de la marée montante.

Kernan avisa l’une d’elles, qu’un pêcheur se disposait à quitter après avoir replié sa voile.

— Oh hé ! l’ami ! lui cria-t-il.

Le pêcheur interpellé sauta sur le sable et s’approcha d’un air assez inquiet.

— Viens donc, lui dit le comte.

— Vous n’êtes point de chez nous, dit le pêcheur après avoir fait quelques pas en avant. Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Peux-tu prendre la mer cette nuit même, dit Kernan, et nous conduire…

Kernan s’arrêta.

— Où ? fit le pêcheur.

— Où ? nous te le dirons une fois embarqués, répondit le comte.

— La mer est mauvaise et le vent de surouë n’est pas bon.

— Si on te paye bien ? répondit Kernan.

— On ne payera jamais bien ma peau, fit le pêcheur, qui cherchait à dévisager ses interlocuteurs.

Après un instant, il leur dit :

— Vous venez du côté de Savenay, vous autres ! Ça ronflait, là-bas !

— Que t’importe ! fit Kernan. Veux-tu nous embarquer ?

— Ma foi, non.

— Trouverons-nous dans le bourg quelque marin plus hardi que toi ? demanda le comte.

— Je ne crois guère, répondit le pêcheur. Mais, dites donc, ajouta-t-il en clignant de l’œil, vous ne dites que la moitié de ce qu’il faut dire pour qu’on vous embarque ! Qu’offrez-vous ?

— Mille livres, répondit le comte.

— Du mauvais papier !

— De l’or, répondit Kernan.

— De l’or, du vrai or, voyons un peu.

Le comte dénoua sa ceinture et en retira une cinquantaine de louis.

— Ta barque vaut à peine le quart de cette somme.

— Oui ! répondit le pêcheur, les yeux allumés par la convoitise, mais ma peau vaut bien le reste.

— Eh bien !

— Embarque, fit le pêcheur en prenant l’or du comte.

Il attira sa chaloupe vers la grève. Le comte et Kernan entrèrent dans l’eau jusqu’aux genoux et sautèrent dans l’embarcation ; l’ancre fut arrachée du fond du sable. Pendant ce temps, Kernan hissa la vergue, et la misaine rougeâtre se tendit au vent.

Au moment où le pêcheur allait s’embarquer à son tour, Kernan le repoussa vivement et, d’un coup de gaffe, il rejeta la chaloupe à une dizaine de pieds au large.

— Eh bien ! fit le pêcheur.

— Garde ta peau, lui cria Kernan, nous n’en avons que faire. Ton bateau est payé.

— Mais, fit le comte.

— Cela me connaît, répondit Kernan, qui, bordant son écoute et tenant la barre, lança la chaloupe dans le vent.

Le pêcheur, stupéfait, était resté muet, et quand il recouvra la parole, ce fut pour crier :

— Voleurs de républicains !

Mais déjà l’embarcation disparaissait dans l’ombre, au milieu de l’écume obscurcie des vagues.

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