XIV - UN COUP DE MAITRE DE L'AMATEUR DE TRAPPES
Raoul et Christine coururent, coururent.
Maintenant, ils fuyaient le toit où il y avait les yeux de braise que l'on
n'aperçoit que dans la nuit profonde; et ils ne s'arrêtèrent qu'au huitième
étage en descendant vers la terre. Ce soir-là il n'y avait pas représentation,
et les couloirs de l'Opéra étaient déserts.
Soudain une silhouette bizarre se dressa devant
les jeunes gens, leur barrant le chemin:
—Non! pas par ici!
Et la silhouette leur indiqua un autre couloir par
lequel ils devaient gagner les coulisses.
Raoul voulait s'arrêter, demander des
explications.
—Allez! allez vite!... commanda cette forme vague,
dissimulée dans une sorte de houppelande et coiffée d'un bonnet pointu.
Christine
entraînait déjà Raoul, le forçait à courir encore:
—Mais
qui est-ce? Mais qui est-ce, celui-ci? demandait le jeune homme.
Et Christine répondait:
—C'est Le Persan!...
—Qu'est-ce qu'il fait là...
—On n'en sait rien!... Il est toujours dans
l'Opéra!
—Ce que vous me faites faire là est lâche,
Christine, dit Raoul, qui était fort ému. Vous me faites fuir, c'est la
première fois de ma vie.
—Bah!
répondit Christine, qui commençait à se calmer, je crois bien que nous avons
fui l'ombre de notre imagination!
—Si
vraiment nous avons aperçu Erik j'aurais dû le clouer sur la lyre d'Apollon,
comme on cloue la chouette sur les murs dans nos fermes bretonnes, et il n'en
n'aurait plus été question.
—Mon bon Raoul, il vous aurait fallu monter
d'abord jusqu'à la lyre d'Apollon; ce n'est pas une ascension facile.
—Les yeux de braise y étaient bien.
—Eh! vous voilà maintenant comme moi, prêt à le
voir partout, mais on réfléchit après et l'on se dit: ce que j'ai pris pour les
yeux de braise n'étaient sans doute que les clous d'or de deux étoiles qui
regardaient la ville à travers les cordes de la lyre.
Et Christine descendit encore un étage. Raoul
suivait. Il dit:
—Puisque
vous êtes tout à fait décidée à partir, Christine, je vous assure encore qu'il
vaudrait mieux fuir tout de suite. Pourquoi attendre demain? Il nous a
peut-être entendus ce soir!...
—Mais
non! mais non! Il travaille, je vous le répète à son Don Juan triomphant, et il
ne s'occupe pas de nous.
—Vous en
êtes si peu sûre que vous ne cessez de regarder derrière vous.
—Allons
dans ma loge.
—Prenons
plutôt rendez-vous hors de l'Opéra.
—Jamais,
jusqu'à la minute de notre fuite! Cela nous porterait malheur de ne point tenir
ma parole. Je lui ai promis de ne nous voir qu'ici.
—C'est
encore heureux pour moi qu'il vous ait encore permis cela. Savez-vous, fit
amèrement Raoul, que vous avez été tout à fait audacieuse en nous permettant le
jeu des fiançailles.
—Mais, mon cher, il est au courant. Il m'a dit: «J'ai
confiance en vous, Christine. M.
Raoul de Chagny est amoureux de vous et doit partir. Avant de partir, qu'il
soit aussi malheureux que moi!...»
—Et
qu'est-ce que cela signifie, s'il vous plaît?
—C'est moi qui devrais vous le demander, mon ami.
On est donc malheureux, quand on aimé?
—Oui, Christine, quand on aime et quand on n'est
point sûr d'être aimé.
—C'est
pour Erik que vous dites cela?
—Pour Erik et pour moi, fit le jeune homme en
secouant la tête d'un air pensif et désolé.
Ils
arrivèrent à la loge de Christine.
—Comment
vous croyez-vous plus en sûreté dans cette loge que dans le théâtre? demanda
Raoul. Puisque vous l'entendiez à travers les murs, il peut nous entendre.
—Non!
Il m'a donné sa parole de n'être plus derrière les murs de ma loge et je crois
à la parole d'Erik. Ma loge et ma chambre, dans l'appartement du lac, sont à
moi, exclusivement à moi, et sacrées pour lui.
—Comment
avez-vous pu quitter cette loge pour être transportée dans le couloir obscur,
Christine? Si nous essayions de répéter vos gestes, voulez-vous?
—C'est
dangereux, mon ami, car la glace pourrait encore m'emporter et, au lieu de
fuir, je serais obligée d'aller au bout du passage secret qui conduit aux rives
du lac et là d'appeler Erik.
—Il vous entendrait?
—Partout où j'appellerai Erik, partout Erik
m'entendra... C'est lui qui me l'a dit, c'est un très curieux génie. Il ne faut pas croire, Raoul, que c'est
simplement un homme qui s'est amusé à habiter sous la terre. Il fait des
choses qu'aucun autre homme ne pourrait faire; il sait des choses que le monde
vivant ignore.
—Prenez garde, Christine, vous allez en refaire un
fantôme.
—Non ce n'est pas un fantôme; c'est un homme du
ciel et de la terre, voilà tout.
—Un homme du ciel et de la terre... voilà tout!...
Comme vous en parlez!... Et vous
êtes décidée toujours à le fuir?
—Oui
demain.
—Voulez-vous
que je vous dise pourquoi je voudrais vous voir fuir ce soir?
—Dites,
mon ami.
—Parce
que, demain, vous ne serez, plus décidée à rien du tout!
—Alors,
Raoul, vous m'emporterez malgré moi!... n'est-ce pas entendu?
—Ici
donc, demain soir! à minuit je serai dans votre loge, fit le jeune homme d'un
air sombre; quoi qu'il arrive, je tiendrai ma promesse. Vous dites qu'après
avoir assisté à la représentation, il doit aller vous attendre dans la salle à
manger du lac?
—C'est en effet là qu'il m'a donné rendez-vous.
—Et
comment deviez-vous vous rendre chez lui, Christine, si vous ne savez pas
sortir de votre loge «par la glace»?
—Mais en me rendant directement sur le bord du
lac.
—À
travers tous les dessous? Par les escaliers et les couloirs où passent les
machinistes et les gens de service? Comment auriez-vous conservé le secret
d'une pareille démarche? Tout le monde aurait suivi Christine Daaé et
elle serait arrivée avec une foule sur les bords du lac.
Christine sortit d'un coffret une énorme clef et
la montra à Raoul.
—Qu'est ceci? fit celui-ci.
—C'est la clef de la grille du souterrain de la
rue Scribe.
—Je comprends, Christine. Il conduit directement
au lac. Donnez-moi cette clef, voulez-vous?
—Jamais! répondit-elle avec énergie. Ce serait une
trahison!
Soudain, Raoul vit Christine changer de couleur.
Une pâleur mortelle se répandit sur ses traits.
—Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle... Erik! Erik! ayez pitié de moi!
—Taisez-vous!
ordonna le jeune homme... Ne m'avez-vous pas dit qu'il pouvait vous entendre?
Mais
l'attitude de la chanteuse devenait de plus en plus inexplicable. Elle se
glissait les doigts les uns sur les autres, en répétant d'un air égaré:
—Oh! mon Dieu! Oh! mon Dieu!
—Mais,
qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? implora Raoul.
—L'anneau.
—Quoi
l'anneau? Je vous en prie, Christine, revenez à vous!
—L'anneau
d'or qu'il m'avait donné...
—Ah? c'est Erik qui vous avait donné, l'anneau
d'or!
—Vous le savez bien, Raoul! Mais ce que vous ne savez pas, c'est ce qu'il m'a
dit en me le donnant: «Je vous rends votre liberté, Christine, mais c'est à la
condition que cet anneau sera toujours à votre doigt. Tant que vous le
garderez, vous serez préservée de tout danger et Erik restera votre ami. Mais
si vous vous en séparez jamais, malheur à vous, Christine, car Erik se
vengera!.... Mon ami, mon ami! L'anneau n'est plus à mon doigt!...
malheur sur nous!
C'est en vain qu'ils cherchèrent l'anneau autour
d'eux. Ils ne le retrouvèrent point. La jeune fille ne se calmait pas.
—C'est pendant que je vous ai accordé ce baiser,
là-haut, sous la lyre d'Apollon, tenta-t-elle d'expliquer en tremblant;
l'anneau aura glissé de mon doigt et aura glissé sur la ville! Comment le
retrouver maintenant? Et de quel malheur, Raoul, sommes-nous menacés! Ah! fuir!
fuir! Fuir tout de suite, insista une fois encore Raoul.
Elle hésita. Il crut qu'elle allait dire oui... Et
puis ses claires prunelles se troublèrent et elle dit: Non! Demain!
Et elle le quitta précipitamment, dans un désarroi
complet, continuant à se glisser les doigts les uns sur les autres, sans doute
dans l'espérance que l'anneau allait réapparaître comme cela.
Quant à
Raoul, il rentra chez lui, très préoccupé de tout ce qu'il avait entendu.
—Si je
ne la sauve point des mains de ce charlatan, dit-il, tout haut dans sa chambre,
en se couchant, elle est perdue; mais je la sauverai!
Il éteignit sa lampe, et il éprouva dans les
ténèbres, le besoin d'injurier Erik. Il cria par trois fois à haute voix: «Charlatan!... Charlatan!...
Charlatan!...»
Mais,
tout à coup, il se leva sur un coude; une sueur froide lui coula aux tempes.
Deux yeux, brûlants comme des brasiers, venaient de s'allumer au pied de son
lit. Ils le regardaient fixement, terriblement, dans la nuit noire.
Raoul était brave, et cependant il tremblait. Il
avança la main, tâtonnante, hésitante, incertaine, sur la table de nuit. Ayant
trouvé la boîte d'allumettes, il fit de la lumière. Les yeux disparurent.
Il
pensa, nullement rassuré:
—Elle
m'a dit que ses yeux ne se voyaient que dans l'obscurité. Ses yeux ont disparu
avec la lumière, mais lui, il est peut-être encore là.
Et il se leva, chercha, fit prudemment le tour des
choses. Il regarda sous son lit, comme un enfant. Alors, il se trouva ridicule. Il dit tout haut:
—Que
croire? Que ne pas croire avec un pareil conte de fées? Où finit le
réel, où commence le fantastique? Qu'a-t-elle vu? Qu'a-t-elle cru voir?
Il ajouta, frémissant:
—Et
moi-même, qu'ai-je vu? Ai-je bien vu les yeux de braise tout à l'heure? N'ont-ils
brillé que dans mon imagination? Voilà que je ne suis plus sûr de rien! Et je
ne prêterais point serment sur ces yeux-là.
Il se
recoucha. De nouveau, il fit l'obscurité.
Les yeux réapparurent.
—Oh! soupira Raoul.
Dressé sur son séant, il les fixait à son tour
aussi bravement qu'il pouvait. Après un silence qu'il occupa à ressaisir tout
son courage, il cria tout à coup:
—Est-ce toi, Erik? Homme! génie ou fantôme! Est-ce
toi?
Il réfléchit:
—Si c'est lui... il est sur le balcon!
Alors il courut en chemise, à un petit meuble dans
lequel il saisit à tâtons, un revolver. Armé, il ouvrit la porte-fenêtre. La
nuit était alors extrêmement fraîche. Raoul ne prit que le temps de jeter un
coup d'œil sur le balcon désert et il rentra, refermant la porte. Il se recoucha en frissonnant, le revolver
sur la table de nuit, à sa portée.
Une
fois encore il souffla la bougie.
Les yeux étaient toujours là, au bout du lit. Étaient-ils entre le lit et la glace de la
fenêtre, ou derrière la glace de la fenêtre, c'est-à-dire sur le balcon?
Voilà
ce que Raoul voulait savoir. Il voulait savoir aussi si ces yeux-là
appartenaient à un être humain... il voulait tout savoir...
Alors, patiemment, froidement, sans déranger la
nuit qui l'entourait, le jeune homme reprit son revolver et visa.
Il visa
les deux étoiles d'or qui le regardaient toujours avec un si singulier éclat
immobile.
Il visa
un peu au-dessus des deux étoiles. Certes! si ces étoiles étaient des yeux, et
si au-dessus de ces yeux, il y avait un front, et si Raoul n'était point trop
maladroit...
La
détonation roula avec un fracas terrible dans la paix de la maison endormie...
Et pendant que, dans les corridors, des pas se précipitaient, Raoul, sur son
séant, le bras tendu, prêt à tirer encore, regardait...
Les
deux étoiles, cette fois, avaient disparu.
De la
lumière, des gens, le comte Philippe, affreusement anxieux.
—Qu'y
a-t-il, Raoul?
—Il y
a, que je crois bien que j'ai rêvé, répondit le jeune homme. J'ai tiré sur deux
étoiles qui m'empêchaient de dormir.
—Tu
divagues?... Tu es souffrant!... je t'en prie, Raoul, que s'est-il passé?... et
le comte s'empara du revolver.
—Non, non, je ne divague pas!... du reste, nous allons bien savoir...
Il se
releva, passa une robe de chambre, chaussa ses pantoufles, prit des mains d'un
domestique une lumière, et ouvrant la porte-fenêtre, retourna sur le balcon.
Le
comte avait constaté que la fenêtre avait été traversée d'une balle à hauteur
d'homme. Raoul était penché sur le balcon avec sa bougie.
—Oh! oh! fit-il... du sang!... du sang!... Ici... là... encore du sang! Tant
mieux!... Un fantôme qui saigne... c'est moins dangereux! ricana-t-il.
—Raoul! Raoul! Raoul!
Le comte le secouait comme s'il eût voulu faire
sortir un somnambule de son dangereux sommeil.
—Mais,
mon frère, je ne dors pas! protesta Raoul impatienté. Vous pouvez voir
ce sang comme tout le monde. J'avais cru rêver et tirer sur deux étoiles.
C'étaient les yeux d'Erik... et voici son sang!...
Il ajouta, subitement inquiet:
—Après tout, j'ai peut-être eu tort de tirer, et
Christine est bien capable de ne me le point pardonner!... Tout ceci ne serait
point arrivé si j'avais eu la précaution de laisser retomber les rideaux de la
fenêtre en me couchant.
—Raoul!
es-tu devenu subitement fou! Réveille-toi!
—Encore!
Vous feriez mieux, mon frère, de m'aider à chercher Erik... car, enfin, un
fantôme qui saigne, ça doit pouvoir se retrouver...
Le
valet de chambre du comte dit:
—C'est vrai, monsieur, qu'il y a du sang sur le
balcon.
Un domestique apporta une lampe à la lueur de
laquelle on put examiner toutes choses. La trace du sang suivait la rampe du
balcon et allait rejoindre une gouttière et la trace de sang remontait le long
de la gouttière.
—Mon ami, dit le comte Philippe, tu as tiré sur un
chat.
—Le malheur! fit Raoul avec un nouveau ricanement,
qui sonna douloureusement aux oreilles du comte, est que c'est bien possible.
Avec Erik, on ne sait jamais! Est-ce Erik? Est-ce le chat? Est-ce le fantôme? Est-ce de la chair ou de
l'ombre? Non! non! Avec Erik, on ne sait jamais!
Raoul
commençait à tenir cette sorte de propos bizarres qui répondaient si intimement
et si logiquement aux préoccupations de son esprit et qui faisaient si bien
suite aux confidences étranges, à la fois réelles et d'apparences
surnaturelles, de Christine Daaé; et ces propos ne contribuèrent point peu à
persuader à beaucoup que le cerveau du jeune homme était dérangé. Le
comte lui-même y fut pris et plus tard le juge d'instruction, sur le rapport du
commissaire de police, n'eut point de peine à conclure.
—Qui est Erik? demanda le comte en pressant la
main de son frère.
—C'est mon rival! et s'il n'est pas mort, tant
pis!
D'un
geste il chassa les domestiques.
La
porte de la chambre se referma, sur les deux Chagny. Mais les gens ne
s'éloignèrent point si vite que le valet de chambre du comte n'entendît Raoul
prononcer distinctement et avec force:
—Ce
soir! j'enlèverai Christine Daaé.
Cette
phrase fut répétée par la suite au juge d'instruction Faure. Mais on ne sut
jamais exactement ce qui se dit entre les deux frères pendant cette entrevue.
Les
domestiques racontèrent que ce n'était point cette nuit-là la première querelle
qui les faisait s'enfermer.
À
travers les murs on entendait des cris, et il était toujours question d'une
comédienne qui s'appelait Christine Daaé.
Au
déjeuner—au petit déjeuner du matin, que le comte prenait dans son cabinet de
travail, Philippe donna l'ordre que l'on allât prier son frère de le venir
rejoindre. Raoul arriva, sombre et muet. La scène fut très courte.
Le comte:—Lis ceci!
Philippe tend à son frère un journal: «l'Époque». Du doigt, il lui désigne l'écho suivant.
Le
vicomte, du bout des lèvres, lisant:
«Une
grande nouvelle au faubourg: il y a promesse de mariage entre Mlle Christine
Daaé, artiste lyrique, et M. le vicomte Raoul de Chagny. S'il faut en croire
les potins de coulisses, le comte Philippe aurait juré que pour la première
fois les Chagny ne tiendraient point leur promesse. Comme l'amour, à l'Opéra
plus qu'ailleurs, est tout-puissant, on se demande de quels moyens peut bien
disposer le comte Philippe pour empêcher le vicomte, son frère, de conduire à
l'autel la Marguerite nouvelle. On dit que les deux frères s'adorent, mais le
comte s'abuse étrangement s'il espère que l'amour fraternel le cédera à l'amour
tout court!»
Le
comte (triste).—Tu vois, Raoul, tu nous rends ridicules!... Cette petite
t'a complètement tourné la tête avec ses histoires de revenant.
(Le vicomte avait donc rapporté le récit de
Christine à son frère.)
Le vicomte.—Adieu, mon frère!
Le comte.—C'est bien entendu? Tu pars ce soir? (Le
vicomte ne répond pas.)... avec elle?... Tu ne feras pas une pareille bêtise? (Silence du vicomte.) Je saurai
bien t'en empêcher!
Le vicomte.—Adieu, mon frère!
(Il s'en va.)
Cette scène a été racontée au juge d'instruction
par le comte lui-même, qui ne devait plus revoir son frère Raoul que le soir
même, à l'Opéra, quelques minutes avant la disparition de Christine.
Toute la journée en effet fut consacrée par Raoul
aux préparatifs d'enlèvement.
Les chevaux, la voiture, le cocher, les
provisions, les bagages, l'argent nécessaire, l'itinéraire,—on ne devait pas
prendre le chemin de fer pour dérouter le fantôme,—tout cela l'occupa jusqu'à
neuf heures du soir.
À neuf heures, une sorte de berline dont les
rideaux étaient tirés sur les portières hermétiquement closes vint prendre la
file du côté de la Rotonde. Elle était attelée à deux vigoureux chevaux et
conduite par un cocher dont il était difficile de distinguer la figure, tant
celle-ci était emmitouflée dans les longs plis d'un cache-nez. Devant cette
berline se trouvaient trois voitures. L'instruction établit plus tard que
c'étaient les coupés de la Carlotta, revenue soudain à Paris, de la Sorelli, et
en tête, du comte Philippe de Chagny. De la berline, nul ne descendit. Le
cocher resta sur son siège. Les trois autres cochers étaient restés également
sur le leur.
Une ombre, enveloppée d'un grand manteau noir, et
coiffée d'un chapeau de feutre mou noir, passa sur le trottoir entre la Rotonde
et les équipages. Elle semblait considérer plus attentivement la berline. Elle
s'approcha des chevaux, puis du cocher, puis l'ombre s'éloigna sans avoir
prononcé un mot. L'instruction crut plus tard que cette ombre était celle du
vicomte Raoul de Chagny; quant à moi, je ne le crois pas, attendu que ce
soir-là comme les autres soirs, le vicomte de Chagny avait un chapeau haute
forme qu'on a, du reste, retrouvé. Je pense plutôt que cette ombre était celle
du fantôme qui était au courant de tout comme on va le voir tout de suite.
On jouait Faust, comme par hasard. La salle était
des plus brillantes. Le faubourg était magnifiquement représenté. À cette
époque, les abonnés ne cédaient point, ne louaient ni ne sous-louaient, ni ne
partageaient leurs loges avec la finance ou le commerce ou l'étranger. Aujourd'hui, dans la loge du marquis un
tel qui conserve toujours ce titre: loge du marquis un tel, puisque le marquis
en est, de par contrat, titulaire, dans cette loge, disons-nous, se prélasse
tel marchand de porc salé et sa famille,—ce qui est le droit du marchand de
porc puisqu'il paie la loge du marquis.—Autrefois, ces mœurs étaient à peu près
inconnues. Les loges d'Opéra étaient des salons ou l'on était à peu près sûr de
rencontrer ou de voir des gens du monde qui, quelquefois, aimaient la musique.
Toute
cette belle compagnie se connaissait, sans pour cela se fréquenter
nécessairement. Mais on mettait tous les noms sur les visages et la physionomie
du comte de Chagny n'était ignorée de personne.
L'écho paru le matin dans l'Époque avait dû déjà
produire son petit effet, car tous les yeux étaient tournés vers la loge où le
comte Philippe, d'apparence fort indifférente et de mine insouciante, se
trouvait tout seul. L'élément féminin de cette éclatante assemblée paraissait
singulièrement intrigué et l'absence du vicomte donnait lieu à cent
chuchotements derrière les éventails. Christine Daaé fut accueillie assez
froidement. Ce public spécial ne lui pardonnait point d'avoir regardé si haut.
La diva
se rendit compte de la mauvaise disposition d'une partie de la salle, et en fut
troublée.
Les
habitués, qui se prétendaient au courant des amours du vicomte, ne se privèrent
pas de sourire à certains passages du rôle de Marguerite. C'est ainsi qu'ils se
retournèrent ostensiblement vers la loge de Philippe de Chagny quand Christine
chanta la phrase: «Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme, si c'est
un grand seigneur et comment il se nomme».
Le menton appuyé sur sa main, le comte ne semblait
point prendre garde à ces manifestations. Il fixait la scène; mais la
regardait-il? Il paraissait loin de tout...
De plus en plus, Christine perdait toute
assurance. Elle tremblait. Elle allait à une catastrophe... Carolus Fonta se demanda si elle n'était pas
souffrante, si elle pourrait tenir en scène jusqu'à la fin de l'acte qui était
celui du jardin. Dans la salle, on se rappelait le malheur arrivé, à la fin de
cet acte, à la Carlotta, et le ce couac» historique qui avait momentanément
suspendu sa carrière à Paris.
Justement, la Carlotta fit alors son entrée dans
une loge de face, entrée sensationnelle. La pauvre Christine leva les yeux vers ce nouveau sujet d'émoi. Elle
reconnut sa rivale. Elle crut la voir ricaner. Ceci la sauva. Elle oublia tout,
pour une fois de plus, triompher.
À
partir de ce moment, elle chanta de toute son âme. Elle essaya de
surpasser tout ce qu'elle avait fait jusqu'alors et elle y parvint. Au dernier
acte, quand elle commença d'invoquer les anges et de se soulever de terre, elle
entraîna dans une nouvelle envolée toute la salle frémissante, et chacun put
croire qu'il avait des ailes.
À cet appel surhumain, au centre de
l'amphithéâtre, un homme s'était levé et restait debout, face à l'actrice,
comme si d'un même mouvement il quittait la terre... C'était Raoul:
Anges purs! Anges radieux! Anges purs! Anges
radieux!
Et Christine, les bras tendus, la gorge embrasée,
enveloppée dans la gloire de sa chevelure dénouée sur ses épaules nues, jetait
la clameur divine:
Portez
mon âme au sein des deux!
***
C'est alors que, tout à coup, une brusque
obscurité se fit sur le théâtre. Cela
fut si rapide que les spectateurs eurent à peine le temps de pousser un cri de
stupeur, car la lumière éclaira la scène à nouveau.
... Mais Christine Daaé n'y était plus!...
Qu'était-elle devenue?... Quel était ce miracle?... Chacun se regardait sans
comprendre et l'émotion fut tout de suite à son comble. L'émoi n'était pas
moindre sur le plateau et dans la salle. Des coulisses on se précipitait vers
l'endroit où, à l'instant même, Christine chantait. Le spectacle était
interrompu au milieu du plus grand désordre.
Où donc? où donc était passée Christine? Quel
sortilège l'avait ravie à des milliers de spectateurs enthousiastes et dans les
bras mêmes de Carolus Fonta? En vérité, on pouvait se demander si, exauçant sa
prière enflammée, les anges ne l'avaient point réellement emportée «au sein des
cieux» corps et âme?...
Raoul, toujours debout à l'amphithéâtre, avait
poussé un cri. Le comte Philippe s'était dressé dans sa loge. On regardait la
scène, on regardait le comte, on regardait Raoul, et l'on se demandait si ce
curieux événement n'avait point affaire avec l'écho paru le matin même dans un
journal. Mais Raoul quitta hâtivement sa place, le comte disparut de sa loge,
et, pendant que l'on baissait le rideau, les abonnés se précipitèrent vers
l'entrée des coulisses. Le public attendait une annonce dans un brouhaha
indescriptible. Tout le monde parlait à la fois. Chacun prétendait expliquer
comment les choses s'étaient passées. Les uns disaient: «Elle est tombée dans
une trappe»; les autres: «Elle a été enlevée dans les frises; la malheureuse
est peut-être victime d'un nouveau truc inauguré par la nouvelle direction»;
d'autres encore: «C'est un guet-apens. La coïncidence de la disparition et de l'obscurité le prouve suffisamment.»
Enfin
le rideau se leva lentement, et Carolus Fonta s'avançant jusqu'au pupitre du
chef d'orchestre, annonça d'une voix grave et triste:
«Mesdames
et messieurs, un événement inouï et qui nous laisse dans une profonde
inquiétude vient de se produire. Notre camarade, Christine Daaé, a disparu sous
nos yeux sans que l'on puisse savoir comment!»
XV - SINGULIÈRE ATTITUDE D'UNE
ÉPINGLE DE NOURRICE
Sur le plateau, c'est une cohue sans nom.
Artistes, machinistes, danseuses, marcheuses, figurants, choristes, abonnés,
tout le monde interroge, crie, se bouscule.—«Qu'est-elle devenue?»—«Elle s'est
fait enlever!»—C'est le vicomte de Chagny qui l'a emportée!»—«Non, c'est le
comte!»—«Ah! voilà Carlotta! c'est Carlotta qui a fait le coup!»—Non! c'est le
fantôme!»
Et quelques-uns rient, surtout depuis que l'examen
attentif des trappes et planchers a fait repousser l'idée d'un accident.
Dans cette foule bruyante, on remarque un groupe
de trois personnages qui s'entretiennent à voix basse avec des gestes
désespérés. C'est Gabriel, le maître de chant; Mercier, l'administrateur, et le
secrétaire Rémy. Ils se sont retirés dans l'angle d'un tambour qui fait
communiquer la scène avec le large couloir du foyer de la danse. Là, derrière
d'énormes accessoires, ils parlementent:
—J'ai frappé! Ils n'ont pas répondu! Ils ne sont
peut-être plus dans le bureau. En tout cas, il est impossible de le savoir, car
ils ont emporté les clefs.
Ainsi s'exprime le secrétaire Rémy et il n'est
point douteux qu'il ne désigne par ces paroles MM. les directeurs. Ceux-ci ont
donné l'ordre au dernier entr'acte de ne venir les déranger sous aucun
prétexte, «Ils n'y sont pour personne.»
—Tout de même, s'exclame Gabriel... on n'enlève
pas une chanteuse, en pleine scène, tous les jours!...
—Leur
avez-vous crié cela? interroge Mercier.
—J'y retourne, fait Rémy, et, courant, il
disparaît.
Là-dessus,
le régisseur arrive.
—Eh bien?
monsieur Mercier, venez-vous? Que faites-vous ici tous les deux? On a
besoin de vous, monsieur l'administrateur.
—Je ne veux rien faire ni rien savoir avant
l'arrivée du commissaire, déclare Mercier! J'ai envoyé chercher Mifroid. Nous verrons quand il sera là!
—Et moi
je vous dis qu'il faut descendre tout de suite au jeu d'orgue.
—Pas
avant l'arrivée du commissaire...
—Moi,
j'y suis déjà descendu au jeu d'orgue.
—Ah! et
qu'est-ce que vous avez vu?
—Eh
bien! je n'ai vu personne! Entendez-vous bien, personne!
—Qu'est-ce
que vous voulez que j'y fasse?
—Évidemment,
réplique le régisseur, qui se passe avec frénésie les mains dans une toison
rebelle. Évidemment! Mais peut-être que s'il y avait quelqu'un au jeu d'orgue,
ce quelqu'un pourrait nous expliquer comment l'obscurité a été faite tout à
coup sur la scène. Or, Mauclair n'est nulle part, comprenez-vous?
Mauclair
était le chef d'éclairage qui dispensait à volonté sur la scène de l'Opéra, le
jour et la nuit.
—Mauclair n'est nulle part, répète Mercier
ébranlé. Eh bien! et ses aides?
—Ni Mauclair ni ses aides! Personne à l'éclairage,
je vous dis! Vous pensez bien, hurle le régisseur, que cette petite ne s'est
pas enlevée toute seule! Il y avait là «un coup monté» qu'il faut savoir... Et
les directeurs qui ne sont pas là?... J'ai défendu qu'on descende à
l'éclairage, j'ai mis un pompier devant la niche du jeu d'orgue! J'ai pas bien fait?
—Si,
si, vous avez bien fait... Et maintenant attendons le commissaire.
Le régisseur s'éloigne en haussant les épaules,
rageur, mâchant des injures à l'adresse de ces «poules mouillées» qui restent
tranquillement blotties dans un coin quand tout le théâtre est «sens dessus
dessous».
Tranquilles, Gabriel et Mercier ne l'étaient
guère. Seulement, ils avaient reçu une consigne qui les paralysait. On ne
devait déranger les directeurs pour aucune raison au monde. Rémy avait enfreint
cette consigne et cela ne lui avait point réussi.
Justement, le voici qui revient de sa nouvelle
expédition. Sa mine est curieusement effarée.
—Eh
bien! vous leur avez parlé? interroge Mercier?
Rémy
répond:
—Moncharmin
a fini par m'ouvrir la porte. Les yeux lui sortaient de la tête. J'ai cru qu'il
allait me frapper. Je n'ai pas pu placer un mot, et savez-vous ce qu'il m'a
crié? «Avez-vous une épingle de nourrice?»—Non!—«Eh bien! fichez-moi la
paix!...» Je veux lui répliquer qu'il se passe au théâtre un événement inouï...
Il clame: «Une épingle de nourrice? Donnez-moi tout de suite une épingle de
nourrice!» Un garçon de bureau qui l'avait entendu—il criait comme un
sourd—accourt avec une épingle de nourrice, la lui donne et aussitôt,
Moncharmin me ferme la porte au nez! Et voilà!
—Et
vous n'avez pas pu lui dire: Christine Daaé...
—Eh!
j'aurais voulu vous y voir!... Il écumait... Il ne pensait qu'à son épingle de
nourrice... Je crois que, si on ne la lui avait pas apportée sur-le-champ, il
serait tombé d'une attaque! Certainement, tout ceci n'est pas naturel et
nos directeurs sont en train de devenir fous!...
M. le secrétaire Rémy n'est pas content. Il le
fait voir.
—Ça ne peut pas durer comme ça! Je n'ai pas l'habitude d'être traité de la sorte!
Tout à coup Gabriel souffle:
—C'est encore un coup de F. de l'O.
Rémy ricane. Mercier soupire, semble prêt à lâcher
une confidence... mais ayant regardé Gabriel qui lui fait signe de se taire, il
reste muet.
Cependant, Mercier, qui sent sa responsabilité
grandir au fur et à mesure que les minutes, s'écoulent et que les directeurs ne
se montrent pas, n'y tient plus:
—Eh! je cours moi-même les relancer, décide-t-il.
Gabriel, subitement très sombre et très grave,
l'arrête.
—Pensez à ce que vous faites, Mercier!—S'ils
restent dans leur bureau, c'est que, peut-être, c'est nécessaire! F. de l'O a
plus d'un tour dans son sac!
Mais
Mercier secoue la tête.
—Tant pis! J'y vais! Si on m'avait écouté, il y
aurait beau temps qu'on aurait tout dit à la police!
Et il part.
—Tout quoi? demande aussitôt Rémy. Qu'est-ce qu'on
aurait dit à la police? Ah! vous vous taisez, Gabriel!... Vous aussi, vous êtes
dans la confidence! Eh bien! vous ne
feriez pas mal de m'y mettre si vous voulez que je ne crie point que vous
devenez tous fous!... Oui, fous, en vérité!
Gabriel
roule des yeux stupides et affecte de ne rien comprendre à cette «sortie»
inconvenante de M. le secrétaire particulier.
—Quelle confidence? murmure-t-il. Je ne sais ce que vous voulez dire.
Rémy s'exaspère.
—Ce soir Richard et Moncharmin, ici-même, dans les
entr'actes, avaient des gestes d'aliénés.
—Je
n'ai pas remarqué, grogne Gabriel, très ennuyé.
—Vous
êtes le seul!... Est-ce que vous croyez que je ne les ai pas vus?... Et que M.
Parabise, le directeur du Crédit Central, ne s'est aperçu de rien?... Et que M.
l'ambassadeur de la Borderie a les yeux dans sa poche?... Mais, monsieur le
maître de chant, tous les abonnés se les montraient du doigt, nos directeurs!
—Qu'est-ce qu'ils ont donc fait, nos directeurs?
demande Gabriel de son air le plus niais.
—Ce qu'ils ont fait? Mais vous le savez mieux que
personne ce qu'ils ont fait!... Vous
étiez là!... Et vous les observiez, vous et Mercier!... Et vous étiez les seuls
à ne pas rire...
—Je ne
comprends pas!
Très
froid, très «renfermé», Gabriel étend les bras et les laisse retomber, geste
qui signifie évidemment qu'il se désintéresse de la question... Rémy
continue.
—Qu'est-ce
que c'est que cette nouvelle manie?... Ils ne veulent plus qu'on les
approche maintenant?
—Comment? Ils ne veulent plus qu'on les approche?
—Ils ne veulent plus qu'on les touche?
—Vraiment, vous avez remarqué qu'ils ne veulent
pas qu'on les touche? Voilà qui est certainement, bizarre!
—Vous l'accordez! Ce n'est pas trop tôt! Et ils marchent à reculons!
—À
reculons! Vous avez remarqué que nos directeurs marchent à reculons! Je croyais
qu'il n'y avait que les écrevisses qui marchaient à reculons.
—Ne
riez pas, Gabriel! Ne riez pas!
—Je ne
ris pas, proteste Gabriel, qui se manifeste sérieux «comme un pape».
—Pourriez-vous
m'expliquer, je vous prie, Gabriel, vous qui êtes l'ami intime de la direction,
pourquoi à l'entr'acte du «jardin», devant le foyer, alors que je m'avançais la
main tendue vers M. Richard, j'ai entendu M. Moncharmin me dire précipitamment
à voix basse: «Éloignez-vous! Éloignez-vous! Surtout ne touchez pas à M. le
directeur?...» Suis-je un pestiféré?
—Incroyable!
—Et
quelques instants plus tard, quand M. l'ambassadeur de La Borderie s'est dirigé
à son tour vers M. Richard, n'avez-vous pas vu M. Moncharmin se jeter entre eux
et ne l'avez-vous pas entendu s'écrier: «Monsieur l'ambassadeur, je vous en
conjure, ne touchez pas à M. le directeur!»
—Effarant!... Et qu'est-ce que faisait Richard
pendant ce temps-là?
—Ce qu'il faisait? Vous l'avez bien vu! Il faisait
demi-tour, saluait devant lui, alors qu'il n'y avait personne devant lui! et se
retirait «à reculons».
—À reculons?
—Et Moncharmin, derrière Richard, avait fait, lui
aussi, demi-tour, c'est-à-dire qu'il avait accompli derrière Richard un rapide
demi-cercle, et lui aussi se retirait «à reculons»!... Et ils s'en sont allés
comme ça jusqu'à l'escalier de l'administration, à reculons!... à reculons!... Enfin! s'ils ne sont pas fous,
m'expliquerez-vous ce que ça veut dire?
—Ils répétaient peut-être, indique Gabriel, sans
conviction, une figure de ballet!
M. le secrétaire Rémy se sent outragé par une
aussi vulgaire plaisanterie dans un moment aussi dramatique Ses yeux se
froncent, ses lèvres se pincent. Il
se penche à l'oreille de Gabriel.
—Ne
faites pas le malin, Gabriel. Il se passe des choses ici dont Mercier et vous
pourriez prendre votre part de responsabilité.
—Quoi donc? interroge Gabriel.
—Christine Daaé n'est point la seule qui ait
disparu tout à coup, ce soir.
—Ah!
bah!
—Il n'y
a pas de «ah! bah!» Pourriez-vous me dire pourquoi, lorsque la mère Giry est
descendue tout à l'heure au foyer, Mercier l'a prise par la main et l'a emmenée
dare dare avec lui?
—Tiens!
fait Gabriel, je n'ai pas remarqué.
—Vous
l'avez si bien remarqué, Gabriel, que vous avez suivi Mercier et la mère Giry,
jusqu'au bureau de Mercier. Depuis ce moment, on vous a vu, vous et
Mercier, mais on n'a plus revu la mère Giry...
—Croyez-vous
donc que nous l'avons mangée?
—Non!
mais vous l'avez enfermée à double tour dans le bureau, et, quand on passe près
de la porte du bureau, savez-vous ce qu'on entend? On entend ces mots:
«Ah! les bandits! Ah! les bandits!
À ce moment de cette singulière conversation
arrive Mercier, tout essoufflé.
—Voilà! fait-il d'une voix morne... C'est plus
fort que tout!... Je leur ai crié: «C'est très grave! Ouvrez! C'est moi,
Mercier.» J'ai entendu des pas. La
porte s'est ouverte et Moncharmin est apparu. Il était très pâle. Il me
demanda: «Qu'est-ce que vous voulez?» Je lui ai répliqué: «On a enlevé
Christine Daaé.» Savez-vous ce qu'il m'a répondu? «Tant mieux pour
elle!» Et il a refermé la porte en me déposant ceci dans la main.
Mercier ouvre la main; Rémy et Gabriel regardent. L'épingle de nourrice! s'écrie Rémy.
—Étrange!
Étrange! prononce tout bas Gabriel qui ne peut se retenir de frissonner.
Soudain une voix les fait se retourner tous les
trois.
—Pardon messieurs, pourriez-vous me dire où est
Christine Daaé?
Malgré la gravité des circonstances, une telle
question les eût sans doute fait éclater de rire s'ils n'avaient aperçu une
figure si douloureuse qu'ils en eurent pitié tout de suite. C'était le vicomte
Raoul de Chagny.