Chapitre III
Le vicaire de Campagne prit la route de
Beaulaincourt et descendit vers Étaples à travers la plaine.
— C’est une promenade, trois lieues au plus, avait
dit M. Menou-Segrais, en souriant. Allez à pied, puisque c’est votre plaisir.
Il n’ignorait pas le goût naïf du pauvre prêtre
pour les voyages en chemin de fer. Mais
cette fois l’abbé Donissan ne rougit pas comme à l’ordinaire… Même il sourit,
non sans malice.
Le
doyen de Campagne l’envoyait à son confrère d’Étaples, à qui les derniers
exercices d’une retraite donnaient beaucoup de souci. Les deux rédemptoristes
qui, depuis plus d’une semaine, trois fois le jour, retentissaient, à bout de
souffle, demandaient grâce à leur tour. Il semblait impossible d’imposer aux
malheureux la suprême épreuve d’un jour et d’une nuit passés au confessionnal :
Votre jeune collaborateur voudra bien nous apporter le secours de son zèle,
avait écrit l’archiprêtre. Et l’abbé Donissan accourait à cet innocent appel.
Il
allait, sous une pluie de novembre, à grands pas, au milieu des prés déserts. À
sa gauche la mer se devinait, invisible, à la limite de l’horizon pressé d’un
ciel mouvant, couleur de cendre. À sa droite, les dernières collines. Devant
lui, la muette étendue plate. Le vent d’ouest plaquait sa soutane aux genoux,
soulevant par intervalles une poussière d’eau glacée, au goût de sel. Il
avançait pourtant d’un pas régulier, sans dévier d’une ligne, son parapluie de
coton roulé sous le bras. Qu’eût-il osé demander de plus? Chaque pas le
rapprochait de la vieille église, déjà reconnue, si étrangement casquée dans sa
détresse solitaire. Il y devine, autour du confessionnal, le petit peuple
féminin, habile à gagner la première place, querelleur, à mines dévotes,
regards à double et triple détente, lèvres saintement jointes ou pincées d’un
pli mauvais — puis, auprès du troupeau murmurant, si gauches et si roides!… les
hommes. Chose singulière, et l’on voudrait pouvoir dire, en un tel sujet,
exquise! Le rude jeune prêtre, à cette pensée, s’émeut d’une tendresse inquiète
; il hâte le pas sans y songer, avec un sourire si doux et si triste qu’un
roulier qui passe lui tire son chapeau sans savoir pourquoi… On l’attend.
Jamais mère sur le chemin du retour, et qui rêve au merveilleux petit corps qui
tiendra bientôt tout entier dans sa caresse, n’eut dans le regard plus
d’impatience et de candeur… Et déjà se creuse, à travers le sable, le lit du
fleuve amer, déjà la colline aride et la haute silhouette du phare blanc dans
les sapins noirs.
Depuis
des semaines, l’abbé Menou-Segrais n’espère plus lire dans un cœur si secret.
Le sombre silence du vicaire semblait jadis moins impénétrable que sa présente
humeur, toujours égale, presque enjouée. Vingt fois il a interrogé l’abbé
Chapdelaine, curé de Larieux, qui chaque jeudi confesse l’abbé Donissan. Le
vieux prêtre se défend de rien trouver d’extraordinaire dans les propos de son
pénitent, et s’amuse bonnement des scrupules de son confrère. « Un enfant,
répète-t-il, un véritable enfant, une très bonne pâte. (Il rit aux larmes.) Mais vous voyez partout, cher
ami, des cas de conscience singuliers!… (Sérieux) : Je voudrais que vous
entendiez ses confessions. Voyons! nous avons tous passé par là, au début de
notre ministère ; un peu d’inquiétude, des rêveries, un goût exagéré de
l’oraison… (Tout à fait grave) : L’oraison est une très bonne chose,
excellente. N’en abusons pas. Nous ne sommes pas des Chartreux, cher ami, nous
avons affaire à de bonnes gens, très simples, et qui, pour la plupart, ont
oublié leur catéchisme. Il ne faut
pas voler trop haut, perdre contact. (Riant de nouveau) : Imaginez ça! Il se
donnait la discipline. Je ne vous décrirai pas l’instrument : vous ne me
croiriez point. Je lui ai interdit ces sévérités absurdes. Il a d’ailleurs,
cédé tout de suite, sans discussion. Il m’obéit, j’en suis sûr. Je n’ai jamais
rencontré de sujet plus docile : une très bonne pâte. »
L’abbé
Menou-Segrais juge opportun de prolonger la discussion et, toujours prudent,
feint de se rendre à de si bons arguments. Mais il se demande avec curiosité :
« Pourquoi diable l’enfant a-t-il choisi, entre tant, cet imbécile? … » Il
finit par perdre le fil de ses déductions subtiles. La vérité, toutefois, est
si simple! L’abbé Donissan, de tous, a tranquillement choisi le plus vieux. Non
par bravade ou dédain, comme on pourrait le croire ; mais parce que cette
promotion à l’ancienneté lui semble admirablement judicieuse, équitable. Mêmement,
chaque jeudi, il écoute le petit discours de M. Chapdelaine. Il est seul au
monde capable de recueillir une si pauvre parole, et avec tant d’amour que le
bonhomme, surpris et flatté, finit par trouver lui-même un sens à son
bredouillement confus.
…Oserait-il s’avouer, pourtant, ce jeune prêtre
audacieux, qu’il recherche pour elle-même la pieuse sottise? Peut-être, il l’oserait. Mais il sait si peu de
chose du grand débat dont il est l’enjeu! Il soutient une gageure
impossible, et ne s’en doute pas. Sans doute l’avertissement solennel de l’abbé
Menou-Segrais l’a troublé pour un temps, puis un autre travail a tellement
endurci son cœur qu’il est comme physiquement insensible à l’aiguillon du
désespoir. Au plein du combat le plus téméraire qu’un homme ait jamais livré
contre lui-même, il ne délibère pas de le livrer seul : littéralement, il
n’éprouve le besoin d’aucun appui. Ce
qui pourrait être présomption n’est ici que simplicité : il est dupe de sa
force, comme un autre de sa faiblesse ; il ne croit rien entreprendre que de
commun, d’ordinaire. Il n’a rien à dire de lui.
Sous
ses yeux, la petite ville s’assombrit, semble descendre sous l’horizon. Il hâte
le pas. Que ne peut-il atteindre, inaperçu, le coin sombre où, jusqu’au souper,
puis dans la nuit, il restera seul — seul derrière la frêle muraille de bois,
l’oreille penchée vers les bouches invisibles! Mais il s’inquiète des visages
inconnus qu’il lui faudra d’abord affronter. L’archiprêtre, seulement entrevu à
la dernière Pentecôte, les deux missionnaires — d’autres peut-être?… Depuis
quelques mois le futur curé de Lumbres s’étonne de certains regards, de
certaines paroles dont il n’entend pas encore le sens, d’une curiosité que sa
naïveté a prise d’abord pour méfiance ou mépris, mais qui, peu à peu, crée
autour de lui une atmosphère étrange, dont il a honte. En vain il s’efface, se
fait plus humble, fuit toute amitié nouvelle, sa solitude même a l’air de
tenter les plus indifférents, sa timidité un peu farouche les défie, sa
tristesse les attire. Parfois c’est lui-même qui rompt le silence, lorsqu’un
mot échappé par hasard a tout à coup sollicité sa grande âme. Et jusqu’à ce que
la surprise muette de tous l’ait rappelé à lui-même et qu’il se taise de
nouveau il parle, parle avec cette éloquence embarrassée, bégayante, d’une
pensée qui semble traîner la parole après elle, comme un fardeau… Mais le plus
souvent, il écoute, avec une attention extrême, le regard avide et douloureux,
tandis que la secrète prière de ses lèvres surprend les vieux prêtres futiles
dans leur innocent bavardage. Son étrangeté frappe d’abord. Nul, un seul
excepté, n’a le pressentiment de ce magnifique destin. C’est assez s’il trouble
et divise.
Et d’ailleurs que peut-on reconnaître dans cet
homme singulier? On l’observe en vain. On pourrait l’épier. Sur l’ordre de l’abbé
Chapdelaine, il a renoncé sans débat aux mortifications dont le crédule vieux
prêtre soupçonne à peine l’effrayante cruauté, encore que l’abbé Donissan ait
répondu à toutes les questions avec sa franchise habituelle. Mais cette
franchise même fait illusion. Pour le vicaire de Campagne, ce sont là des faits
du passé, des épisodes. Il les avoue sans embarras. Il accorde volontiers que
c’est peu pour dompter la nature qu’une étrivière bien tranchante. Le curé de
Lumbres dira plus tard : « Notre pauvre chair consomme la souffrance, comme le
plaisir, avec une même avidité sans mesure. » Nous avons pu lire, écrit de sa main, en marge d’un chapitre des Exercices
de saint Ignace, cet ordre étrange : Si tu crois devoir te châtier, frappe
fort, et peu de temps. Il disait aussi à ses sœurs du Carmel d’Aire : «
Souvenons-nous que Satan sait tirer parti d’une oraison trop longue, ou d’une
mortification trop dure. »
« Notre bonhomme est maintenant tout à fait
raisonnable, » affirme le curé de Larieux. Il est vrai. Sa tête reste froide et lucide. Jamais il ne fut dupe des
mots. Son imagination est plutôt courte. Le cœur consume jusqu’à sa
cendre.
Au crépuscule, le vent s’apaise, une brume légère
monte du sol saturé. Pour la première fois depuis son départ, le vicaire de
Campagne sent la fatigue. Il a d’ailleurs dépassé Verlimont et, jusqu’à
l’église, à présent prochaine, le chemin est facile et sûr. Pourtant il s’arrête, et finit par s’asseoir sur
la terre, au croisement des deux routes de Campreneux et de Verton. Une paysanne
le vit, tête nue, ses mains croisées sur l’énorme parapluie, le chapeau posé
près de lui. « Quel drôle de corps », dit-elle.
C’est
ainsi que parfois il pliait sous le fardeau, et la nature vaincue criait
vainement sa détresse. Car il ne se défendait point de l’entendre : il
ne l’entendait plus. Il agissait en toutes choses comme si la somme de son
énergie fût constante — et peut-être l’était-elle en effet. À certaines heures, et quand tout lui va manquer,
le seul repos qu’il imagine est de descendre en lui-même, et de s’examiner avec
une rigueur accrue. Pour cet homme unique, la fatigue n’est qu’une mauvaise
pensée.
Il
repasse donc dans sa mémoire les faits de ces derniers mois. C’est vrai
qu’il n’éprouve aucun regret de mortifications qui, pour un temps, ont exalté
son courage. Avant que l’abbé Chapdelaine lui en eût demandé le sacrifice, il
les avait déjà condamnées dans son cœur. Ne l’avaient-elles point consolé,
allégé? N’avaient-elles point rouvert en lui cette source de joie, qu’il eût
voulu tarir? À présent, il est plus
fidèle que jamais à la promesse faite un jour devant la Croix, tout à coup
révélée, à la minute inoubliable. La part qu’il a choisie ne lui sera pas
disputée. Nul autre audacieux n’a fait avant lui ce pacte avec les ténèbres.
Si nous
n’avions reçu de la bouche même du saint de Lumbres l’aveu si simple et si
déchirant de ce qu’il lui a plu d’appeler la période effroyable de sa vie, on
se refuserait sans doute à croire qu’un homme ait commis délibérément, avec une
entière bonne foi, comme une chose simple et commune, une sorte de suicide
moral dont la cruauté raisonnée, raffinée, secrète, donne le frisson. On ne
peut en douter pourtant. Des jours et des jours, celui dont la tendre et sagace
charité devait relever l’espérance au fond de tant de cœurs, qui paraissaient
vides à jamais, entreprit d’arracher de lui-même cette espérance. Son subtil
martyre, si parfaitement mêlé à la trame de la vie, finissait par se confondre
avec elle.
Ce fut
les premiers jours comme une fureur de se contredire et de se renier. Les
lectures, dans lesquelles il avait trouvé jusqu’alors non pas seulement sa
joie, mais sa force, furent abandonnées, reprises, de nouveau abandonnées.
Prenant pour prétexte un reproche affectueux de l’abbé Menou-Segrais, il commença
d’annoter et commenter le Traité de l’Incarnation. Il faut avoir tenu entre ses
mains ce livre d’une édition assez rare du dix-huitième siècle, l’un des joyaux
de la bibliothèque du curé de Campagne, dont la grosse écriture de l’abbé
Donissan emplit les marges! La gaucherie de ces notes, le soin naïf que le
pauvre prêtre a pris de renvoyer aux textes par des indications d’une précision
un peu comique — tout, jusqu’aux solécismes de son élémentaire latin, est la
preuve d’un tel effort que le plus cruel n’oserait sourire. Encore savons-nous
que ces remarques ne font que résumer un travail beaucoup plus important —
assurément aussi vain — aujourd’hui perdu, et qui moisit sans doute au fond de
quelque tiroir, témoin tragique et bégayant des divagations d’une grande âme. D’abord
seulement rebutante, cette besogne devint vite une insupportable corvée. Le
curé de Lumbres fut toujours un médiocre métaphysicien et l’expérience seule
peut faire connaître le minutieux supplice qu’inflige à l’intelligence,
dépourvue des éléments de connaissance indispensables, l’obsession d’un texte
obscur. L’entreprise, déjà téméraire, fut bientôt rendue plus difficile par des
complications ridicules. Retenu tout le jour, l’abbé Donissan ne se trouvait
libre qu’à minuit passé, ayant alors perdu la partie de besigue quotidienne de
M. Menou-Segrais. Il fallut peu de
temps au rusé doyen pour pénétrer ce nouveau secret. Il y trouva, selon sa
coutume, la matière de quelques allusions discrètes dont s’émut la simplicité
de son vicaire. Le malheureux s’imposa de travailler à la lueur d’une veilleuse
et souffrit bientôt de névralgies oculaires qui achevèrent de l’épuiser, sans
le réduire pourtant. Car cette dernière épreuve lui fut un prétexte à de
nouvelles folies.
Jusqu’à
ce moment, le curé de Campagne n’avait trouvé quelque repos et relâchement que
dans la prière qu’il aimait, l’humble prière vocale. Longtemps la simplicité du
saint de Lumbres lui fit douter qu’il fût capable d’oraison, alors qu’il la
pratiquait quotidiennement et on peut dire à toute heure du jour. Il résolut de
se vaincre une fois encore.
On a
honte de rapporter des faits si nus, si dépourvus d’intérêt, enfin d’une vérité
commune. Après une nuit de travail, voilà le pauvre prêtre marchant de long en
large à travers la chambre, les mains derrière le dos, la tête basse, retenant
son haleine comme un lutteur qui ménage ses forces, s’appliquant à penser de
son mieux, pensant dans les règles… Le sujet choisi d’avance, soigneusement
repéré, selon les meilleures méthodes, proprement sulpiciennes, il ne le
laissait point qu’il ne l’eût épuisé tout de bon. D’ailleurs, il s’aidait dans
cette nouvelle entreprise d’une sorte de manuel, écrit par un prêtre anonyme,
l’an de grâce 1849. « L’oraison enseignée en vingt leçons, à l’usage des âmes
pieuses », annonce le titre. Chacune des leçons se divise en trois paragraphes
: Réflexions. Élévation. Conclusion, suivie d’un bouquet spirituel. Quelques
poésies (mises en musique par un religieux, affirme la préface…) terminent ce
recueil, et chantent, sur un rythme cher à Mme Deshoulières, les délices et
ferveurs de l’amour divin.
On peut
tenir, presser entre ses doigts l’affreux petit livre. La reliure en est
protégée par une enveloppe de drap noir, soigneusement cousue. Les pages
souvent feuilletées gardent encore une odeur fade et rance. Une méchante gravure polychrome porte au coin
gauche, tracée d’une écriture menue et perfide, à l’encre pâlie, cette phrase
mystérieuse : À ma chère Adoline, pour la consoler de l’ingratitude de
certaines personnes… Suprême témoignage sans doute d’une rancune dévote…
Quoi! c’est le livre, le vil petit compagnon de celui-là dont les plus fiers ne
peuvent dire qu’ils ont soutenu sans embarras le regard posé sur leur propre
pensée — son compagnon — son confident, le confident du saint de Lumbres! Que cherchait-il à travers ces pages
toutes pareilles, où l’énorme ennui d’un prêtre oisif s’est peu à peu délivré?
Que
cherchait-il, et par-dessus tout, qu’a-t-il trouvé? Sans doute l’abbé Donissan
ne nous a laissé aucun ouvrage de doctrine ou de mystique, mais nous possédons
quelques-uns de ses sermons, et le souvenir de ses extraordinaires confidences
est encore trop vivant au cœur de certains. Aucun de ceux qui l’approchèrent ne
mirent en doute son sens aigu du réel, la netteté de son jugement, la
souveraine simplicité de ses voies. Nul ne montra plus de défiance aux beaux
esprits, ou ne les marqua même à l’occasion d’un trait plus ferme et plus dur.
Si délaissé qu’on le suppose à cette époque de sa vie, comment croire que ces
pieux calembours aient nourri son oraison? A-t-il prononcé vraiment sans dégoût
ces prières ostentatoires, respiré la détestable chimie des bouquets
spirituels, pleuré ces larmes de théâtre? Priait-il ou, croyant prier,
ne priait-il déjà plus?
On referme ce petit livre avec dégoût ; le
frôlement du drap malpropre agace encore les doigts. On voudrait connaître,
chercher dans un regard humain le secret de la force dérisoire dont la plus
claire des âmes fut un moment obscurcie. Hé quoi? La grâce même de Dieu peut-elle être ainsi dupée? Chacun
verra-t-il toujours, s’il tourne la tête, derrière lui son ombre, son double,
la bête qui lui ressemble et l’observait en silence? Comme ce petit livre est
lourd!
C’est ainsi que la malice qui le poursuivit
d’ailleurs sans relâche jusqu’au dernier jour, réussit alors contre le
misérable prêtre la plupart de ses entreprises. Après l’avoir engagé dans des
travaux à la fois accablants et absurdes, perfidement présentés à sa conscience
comme un système ingénieux de sacrifice et de renoncement, l’ayant ainsi
dépouillé de toute consolation du dehors, elle s’attaquait maintenant à l’homme
intérieur.
De jour en jour le cruel travail est plus facile
et plus prompt. Enragé de se
détruire, le paysan têtu finit par devenir contre lui-même un raisonneur assez
subtil. Nul acte dans son humble vie dont il ne scrute les mobiles, où il ne
découvre l’intention d’une volonté pervertie, nul repos qu’il ne méprise et
repousse, nulle tristesse qu’il n’interprète aussitôt comme un remords, car tout
en lui et hors de lui porte le signe de la colère.
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Mais l’heure était venue sans doute où l’œuvre
cruelle porterait son fruit, développerait sa pleine malice. Ô fous que nous sommes de ne voir dans notre
propre pensée, que la parole incorpore pourtant sans cesse à l’univers
sensible, qu’un être abstrait dont nous n’avons à craindre aucun péril proche
et certain! Ô l’aveugle qui ne se reconnaît pas dans l’étranger rencontré face
à face, tout à coup, déjà ennemi par le regard et le pli haineux de la bouche,
ou dans les yeux de l’étrangère!
L’abbé
Donissan se leva et, fixant un moment le paysage, aux trois quarts englouti
dans l’ombre, il se sentit troublé par une espèce d’inquiétude, qu’il surmonta
d’abord aisément. Devant lui, la route plongeait maintenant vers la
vallée, entre deux hauts talus, semés d’une herbe courte et rare. Soit qu’ils
le protégeassent tout à fait du vent (qui, le soleil couché, s’était élevé de
nouveau), soit pour toute autre cause, le profond, l’épais silence n’était plus
traversé d’aucun bruit. Et bien que la ville fût proche, et l’heure peu
avancée, il n’entendait, en prêtant l’oreille, que le vague frémissement de la
terre, perceptible à peine, et si monotone que l’extraordinaire silence s’en
trouvait accru. D’ailleurs, ce
murmure même cessa.
Il se
mit à marcher — ou plutôt il lui sembla depuis qu’il avait marché très vite,
sur une route irréprochablement unie, à pente très douce, au sol élastique. Sa
fatigue avait disparu et il se retrouvait, à la fin de sa longue course,
remarquablement libre et léger. Surtout, la liberté de sa pensée l’étonna.
Certaines difficultés qui l’obsédaient depuis des semaines s’évanouirent, sitôt
qu’il essaya seulement de les formuler. Des chapitres entiers de ses livres, si
péniblement lus et commentés, qu’il arrachait ordinairement comme par lambeaux
de sa mémoire, se présentaient tout à coup dans leur ordre, avec leurs titres,
leurs sous-titres, l’alignement de leurs paragraphes et jusqu’à leurs notes
marginales. Toujours marchant, courant presque, il s’avisa de quitter la grande
route pour couper au court par les sentiers de la Ravenelle qui, longeant le
cimetière, débouche au seuil même de l’église. Il s’y engagea sans seulement ralentir
son pas. Habituellement creusé jusqu’au plein de l’été par de profondes
ornières, où dort une eau chargée de sel, le chemin n’est guère suivi que par
les pêcheurs et les bouviers. À la grande surprise de l’abbé Donissan, le sol
lui en parut uni et ferme. Il s’en réjouit. Bien que l’extraordinaire activité,
la libre effervescence de sa pensée l’eût comme enivré, son regard attendait au
passage quelques détails familiers, à travers la nuit, la tache d’un buisson,
un détour brusque, l’abaissement du talus dans sa course vers le ciel noir, la
cabane du cantonnier. Mais, après avoir marché assez longtemps, il fut surpris
de sentir, au contraire de ce qu’il attendait, sous ses pas une pente légère,
soudain plus roide, puis l’herbe drue d’un pré. Levant les yeux, il
reconnut la route quittée un instant plus tôt. Peut-être s’était-il engagé,
sans le voir, dans un chemin de traverse qui l’avait insensiblement ramené au
point de départ, le dos à la ville? Car il vit très nettement (pourquoi si
nettement dans la nuit close?…) les
premières maisons du faubourg.
« Quel
contretemps », pensa-t-il, mais sans déception ni colère.
Il se
remit en marche aussitôt, bien décidé à ne plus quitter la grande route. Il
marchait cette fois lentement, tenant son regard fixé devant lui, sentant à
chaque pas, sous ses grosses semelles, grincer le sable trempé de pluie. Les
ténèbres étaient si épaisses que, si loin que portât son regard, il ne
découvrait non seulement aucune clarté, mais aucun reflet, aucun de ces
frémissements visibles qui sont, dans la nuit la plus profonde, comme le
rayonnement de la terre vivante, la lente corruption, jusqu’au jour, du jour
détruit. Il avançait cependant avec une assurance accrue, enveloppé, pressé
dans cette nuit noire qui s’ouvrait et se refermait derrière lui si étroitement
qu’elle semblait peser. Mais il n’en ressentait toutefois aucune
angoisse. Il marchait d’un pas sûr et ralenti. Bien qu’ordinairement il ne
s’approchât du confessionnal qu’avec beaucoup de crainte et de scrupule, il ne
s’étonnait pas de ne sentir cette fois qu’un mouvement d’impatience presque
joyeux. L’agilité de sa réflexion était telle qu’il en éprouvait comme une
impression physique, cette excitation à fleur de peau, le besoin de dépenser en
activité musculaire un trop-plein de pensées et d’images, la légère fièvre que
connaissent bien les raisonneurs et les amants. Il presse le pas, de nouveau, sans s’en douter. Et toujours la nuit s’ouvre
et se referme. La route s’allonge et glisse sous lui, comme si elle le portait
— droite et facile, d’une pente si douce… Il est alerte, dispos, léger, ainsi
qu’après un bon sommeil dans la fraîcheur du matin. Voici le dernier tournant.
D’un regard rapide il cherche la petite maison de briques roses, au croisement
de la grande route et du chemin qu’il a sans doute dépassé tout à l’heure sans
le voir. Mais il ne découvre rien de distinct, ni chemin ni maison — et, dans
la ville proche, pas une lueur. Il s’arrête, non pas inquiet, mais curieux… Alors
— mais alors seulement — dans le silence, il entendit son cœur battre à coups
rapides et durs. Et il s’aperçut qu’il ruisselait de sueur.
En même temps, l’illusion qui l’avait soutenu
jusqu’alors se dissipant tout à coup, il se sentit recru de fatigue, les jambes
raides et douloureuses, les reins brisés. Ses yeux, qu’il avait tenus grands
ouverts dans les ténèbres, étaient maintenant pleins de sommeil.
«
J’escaladerai le talus, se disait-il ; il est impossible que je ne trouve pas
là-haut ce que je cherche. Le moindre signe me permettra bien de m’orienter…
»
Il répétait mentalement la même phrase avec une
insistance stupide. Et il souffrit étrangement dans tout son corps lorsque, se
décidant enfin, il se hissa des mains et des genoux dans l’herbe glacée. Se
dressant debout, en gémissant, il fit encore quelques pas, cherchant à deviner
la ligne de l’horizon, tournant sur lui-même. Et à sa profonde surprise il se retrouva au bord d’un champ inconnu dont la
terre, récemment retournée, luisait vaguement. Un arbre, qui lui parut immense,
tendait au-dessus de lui ses rameaux invisibles dont il entendait seulement le
bruissement léger. Au delà d’un petit fossé qu’il franchit, le sol plus ferme
et plus clair, entre deux lignes sombres, décelait la route. Du talus gravi,
plus trace. De tous côtés la plaine immense, devinée plutôt qu’entrevue,
confuse, à la limite de la nuit, vide.
Il ne
sentait pas la peur ; il était moins inquiet qu’irrité. Toutefois sa fatigue
était si grande que le froid l’avait saisi : il grelottait dans sa soutane
trempée de sueur. Il se laissa glisser, au hasard, incapable de rester
debout plus longtemps. Puis il ferma les yeux. Soudain, jusque dans
l’accablement du sommeil, une certaine inquiétude le sollicita. Avant que de pouvoir être formulée, elle s’empara
de lui tout entier. Elle était comme un cauchemar lucide, qui rongeait peu à
peu son sommeil, l’éveillant par degrés. Cependant, plus qu’à demi conscient,
il n’osait ouvrir les yeux. Il avait la certitude absolue que le premier regard
jeté autour de lui donnerait à sa crainte vague et confuse un objet. Lequel?
Écartant enfin les mains, dont il tenait les paumes sur ses paupières serrées,
il se tint une seconde prêt à soutenir le choc d’une vision imprévue et
terrible. Regardant brusquement devant lui, il s’aperçut simplement
qu’il était revenu, pour la deuxième fois, à son point de départ, exactement.
Sa surprise fut si grande, si prompte la déception
même de sa crainte, qu’il resta une seconde encore, ridiculement accroupi dans
la boue froide, incapable d’aucun mouvement, d’aucune pensée. Puis il s’avisa
d’inspecter le terrain autour de lui. Il marchait de long en large, courbé en
deux, tâtant parfois le sol de ses mains, s’efforçant de retrouver sa propre
trace, de la suivre pas à pas jusqu’au point mystérieux où il avait dû quitter
la bonne voie pour, insensiblement, lui tourner le dos. Bien qu’il dominât sa
crainte, déjà il en était à ne pouvoir continuer sa route sans avoir trouvé le
mot de l’énigme — et il fallait qu’il le trouvât. Vingt fois il tenta de rompre le cercle,
vainement. À quelque distance toute trace cessait et il dut convenir qu’il
avait marché dans l’herbe du bas côté — assez drue pour que son passage n’y eût
laissé aucun indice. Il remarqua aussi que dans un rayon de quelques mètres le
sol était littéralement piétiné. Un découragement absurde, un désespoir presque
enfantin lui fit monter les larmes aux yeux.
Nul,
moins que le saint de Lumbres ne fut ce que les modernes appellent, dans leur
jargon, un émotif. Peu à peu les illusions et les tromperies de cette nuit
n’apparaissent à sa simplicité que comme des obstacles à vaincre. Une
fois de plus il s’engage dans le chemin, descend la pente, d’abord lentement,
puis plus vite, et plus vite encore, enfin tout courant. Il se croit encore
maître de lui, et ce n’est déjà plus vers son but qu’il se hâte, c’est à la
nuit, à sa terreur qu’il tourne le dos : son dernier effort est une fuite
inconsciente. Depuis longtemps n’eût-il déjà pas dû atteindre la petite ville
inaccessible? Chaque minute de retard est donc une minute inexplicable.
De nouveau les deux talus noirs surgissent
s’abaissent, se relèvent et, lorsqu’ils disparaissent tout à fait, à peine s’il
devine la plaine invisible, tandis qu’un vent froid et glacé, sans aucun bruit,
le frappe au visage… Il est sûr
d’être déjà hors du chemin, sans qu’il puisse comprendre à quel instant il l’a
quitté. Il court plus fort, d’ailleurs poussé en avant par la pente, le dos
arrondi, sa soutane drôlement troussée sur ses jambes maigres — ridicule
fantôme, si drôlement actif et gesticulant, à travers les choses immobiles. Tête
basse, il s’écroule enfin sur une muraille molle et froide, que ses mains
pressent ; il glisse doucement sur le côté, dans la boue, en fermant les yeux. Et, avant de les ouvrir, il sait déjà
qu’il est revenu.
Il ne
se révolte pas encore. Il se relève, avec un profond soupir et, d’un
geste des épaules, comme pour assujettir son fardeau, se remet en marche,
tournant décidément le dos. Il
avance d’un pas régulier, docile, dans la terre qui colle à ses semelles,
enjambe des haies basses, une clôture en fil de fer, évite d’autres obstacles,
à tâtons, sans tourner la tête, de nouveau infatigable. Il ne délire pas
du tout ; il ne se propose aucun but singulier ; il accepte comme une aventure
ordinaire ce voyage si étrangement interrompu et ne songe bonnement qu’à
rentrer le plus vite possible là-bas. au presbytère de Campagne, avant le jour.
Il a décidé simplement de refaire, à rebours, son long voyage. Si l’abbé
Menou-Segrais se dressait tout à coup devant lui, nul doute qu’après l’avoir
poliment salué il lui conterait l’affaire en peu de mots, comme on rend compte
d’un contretemps seulement fâcheux.
Après un dernier fossé franchi, le voilà
maintenant sur un chemin de terre, fort étroit, à peine tracé, au milieu des
labours. Il se souvient de l’avoir
suivi, peut-être, — une heure ou deux plus tôt. Mais alors il était
seul, semble-t-il…
Car depuis un moment (pourquoi ne l’avouerait-il
point?) il n’est plus seul. Quelqu’un marche à ses côtés. C’est sans doute un
petit homme, fort vif, tantôt à droite, tantôt à gauche, devant, derrière, mais
dont il distingue mal la silhouette — et qui trotte d’abord sans souffler mot.
Par une nuit si noire, ne pourrait-on s’entr’aider? A-t-on besoin de se
connaître pour aller de compagnie, à travers ce grand silence, cette grande
nuit?
— Une grande nuit, hein? dit tout à coup le petit
homme.
— Oui,
monsieur, répond l’abbé Donissan. Nous sommes encore loin du jour.
C’est certainement un jovial garçon, car sa voix,
sans aucun éclat, a un accent de gaieté secrète, véritablement irrésistible.
Elle achève de rassurer le pauvre prêtre. Même il craint que sa brève réponse
n’ait fâché le joyeux compagnon, plein de bonne humeur. Qu’une parole humaine
peut être agréable à entendre ainsi, à l’improviste, et qu’elle est douce!
L’abbé Donissan se souvient qu’il n’a pas d’ami.
— J’estime, prononce alors le noir petit marcheur,
que l’obscurité rapproche les gens. C’est une bonne chose, une très bonne
chose. Quand il n’y voit goutte, le plus malin n’est pas fier. Une supposition
que vous m’ayez rencontré en plein midi : vous passiez sans seulement tourner
la tête… Et ainsi donc, vous venez d’Étaples?
Sans attendre la réponse, il précède rapidement
son compagnon, empoigne le fil barbelé d’une clôture invisible, le tient
poliment levé à bout de bras pour faciliter le passage. Puis il reprend, de sa joyeuse voix un peu sourde
:
—
Ainsi, vous venez d’Étaples, et vous allez sans doute à Cumières?… ou Chalindry?…
ou Campagne?…
— À
Campagne, répond le vicaire, qui évite ainsi de mentir.
— Je ne
vous accompagnerai pas jusque-là, reprend-il en riant à petits coups, d’un rire
amical… Nous coupons au court, à travers champs, vers Chalindry : je connais
les clôtures ; j’irais les yeux fermés.
— Je
vous remercie, dit l’abbé Donissan, débordant de reconnaissance. Je vous
remercie de votre obligeance et de votre charité. Tant d’étrangers
m’eussent laissé sans secours : il y a de bonnes gens auxquels ma pauvre
soutane fait peur.
Le petit homme siffle avec dédain :
— Des nigauds, fait-il, des ignorants, des
culs-terreux qui ne savent pas lire. J’en rencontre assez souvent, sur les
marchés, dans les foires de Calais jusqu’au Havre. Que de bêtises on entend! Que de misères! J’ai un
frère de ma mère prêtre, moi qui vous parle.
Il se
pencha de nouveau vers une haie épaisse et courte, hérissée d’épines ; après
l’avoir tâtée, reconnue de ses longs bras agiles, entraînant le vicaire sur la
droite, avec une vivacité singulière, il découvrit une large brèche et,
s’effaçant pour le laisser passer ;
— Constatez vous-même, fit-il, je n’ai pas besoin
d’y voir. Un autre que moi ; par une nuit pareille, tournerait en rond jusqu’au
matin. Mais ce pays-ci m’est connu.
— L’habitez-vous? demanda presque timidement le
vicaire de Campagne (car, à mesure qu’il s’éloignait de la ville dont l’avait
détourné une succession d’événements inexplicables, une terreur comme apaisée,
sourde, mêlée de honte — pareille au souvenir d’un rêve impur — pénétrait
profondément son cœur et, la pointe enfin détournée, le laissait faible,
hésitant, avec le désir enfantin d’une présence secourable, certaine, d’un bras
à serrer).
— Je n’habite nulle part, autant dire, avoua
l’autre. Je voyage pour le compte d’un marchand de chevaux du Boulonnais.
J’étais à Calais avant-hier ; je serai jeudi à Avranches. Oh! la vie est dure, et je n’ai pas le temps de
prendre racine nulle part.
—
Êtes-vous marié? interrogea de nouveau l’abbé Donissan.
Il
éclata de rire ;
— Marié
avec la misère. Où voulez vous que je trouve le loisir de penser sérieusement à
tout ça? On va, on vient, on ne s’attache pas. On prend son plaisir en
passant.
Il se
tut, puis reprit avec embarras :
— Je
vous demande pardon : ça n’est pas des choses à dire à un homme comme vous. Appuyez
franchement sur la droite : il y a près d’ici un fond plein d’eau.
Cette
sollicitude émeut de nouveau l’abbé Donissan. Il marche à présent d’un pas très
rapide, presque sans fatigue. Mais à mesure que la fatigue se dissipe une autre
faiblesse s’insinue en lui, prend possession, pénètre sa volonté d’un
attendrissement si lâche, si poignant! Des paroles montent à ses lèvres que sa
conscience contrôle vaguement.
— Le
bon Dieu vous récompensera de votre peine, dit-il. C’est lui qui vous a
mis sur mon chemin, en un moment où le courage m’abandonnait. Car cette nuit a
été pour moi une dure et longue nuit, plus dure et plus longue que vous ne
pouvez l’imaginer.
C’est tout juste s’il retient encore le récit
naïf, insensé, de sa dernière aventure. Il voudrait parler, se confier,
contempler dans un regard, même inconnu, mais amical, compatissant, sa propre
inquiétude, le doute qui déjà l’assaille, l’horrible rêve. Toutefois, le regard
qu’il rencontre, en levant les yeux, est plus étonné que compatissant.
— Voyager par une nuit sans lune n’est jamais bien
agréable, répond évasivement l’étranger. D’Étaples à Campagne, je pense, il y a bien quatre lieues de mauvaise
route. Et sans moi l’étape était forcément plus longue encore. Le
raccourci nous fait gagner deux kilomètres au moins. Mais nous voici sur la
route de Chalindry.
(La route, blême dans la nuit, s’enfonce toute
droite à travers la plaine informe.)
— Je
vous laisserai continuer seul tout à l’heure, ajouta-t-il, comme avec regret.
Êtes-vous d’ailleurs si pressé de regagner Campagne?
— J’ai
déjà trop tardé, répond le futur curé de Lumbres. Beaucoup trop.
— Je
vous aurais demandé… il eût été possible… préférable même… d’attendre le jour
chez moi, dans une petite bicoque que je connais bien — en lisière du bois de
la Saugerie — une forte cabane de charbonniers avec un âtre, et tout ce qu’il
faut pour faire du feu.
Mais l’invitation est formulée du bout des lèvres.
Et l’hésitation de la voix
jusqu’alors si claire et si franche surprend l’abbé Donissan.
— Il
redoute bien que je n’accepte, pense-t-il avec tristesse. Qu’il a hâte de
m’écarter de son chemin, lui aussi!
Cette humble évidence verse tout à coup dans son
cœur un flot d’amertume. Sa
déception est de nouveau si grande, son désespoir si soudain, si véhément
qu’une telle disproportion de l’effet à la cause inquiète tout de même ce qui
lui reste encore de bon sens ou de raison, à travers son délire grandissant.
(Mais
s’il peut retenir telle parole imprudente, comment tarir ce flot de larmes?)
—
Arrêtons-nous un moment, propose le maquignon, détournant discrètement les yeux
du pauvre prêtre secoué de sanglots. Ne vous gênez pas : c’est la fatigue, vous
êtes rendu. Je connais ça : d’une manière ou d’une autre, il faut que ça crève.
Mais il
ajoute aussitôt, riant à demi :
— Sans
reproche, monsieur le curé, vous venez de loin! vous avez quelques lieues dans
les jambes!…
Il
étend par terre, à la crête d’un talus, son manteau de gros drap. Il y
couche presque de force son compagnon.
Que le geste de ce rude Samaritain est attentif,
délicat, fraternel! Quel moyen de
résister tout à fait à cette tendresse inconnue? Quel moyen de refuser à ce
regard ami la confidence qu’il attend?
Et
toutefois le misérable prêtre, si étrangement humilié, résiste encore,
rassemble ses dernières forces. Si épaisse que soit la nuit qui l’enveloppe, au
dehors et au dedans, il se juge avec sévérité, s’estime puéril et lâche,
déplore ce ridicule scandale, l’odieux de ces larmes stupides. Qu’il le
veuille ou non, il est difficile de ne point rattacher cette aventure, à peine
moins mystérieuse, à l’égarement qui, quelques heures plus tôt, l’arrêtait en
chemin, l’écartait incompréhensiblement de son but… Et cependant, d’autre part,
pourquoi cette dernière rencontre ne serait-elle point un secours, une
rémission? Ne peut-il attendre
humblement conseil de l’homme de bonne volonté qui, en l’assistant, pratique,
sans la pouvoir nommer peut-être, la charité de l’Évangile?… Ah! il est
trop dur de se taire, de repousser une main tendue!
Il la prend, cette main, il la presse, et aussitôt
son cœur s’échauffe étrangement dans sa poitrine. Ce qui lui paraissait encore, une minute avant,
naïf ou dangereux, lui semble à présent judicieux, nécessaire, indispensable.
L’humilité dédaigne-t-elle aucun secours?
— Je ne
sais, commença le vicaire de Campagne, je ne sais comment vous faire
comprendre… excuser…Mais à quoi bon?… Vous jugerez mieux ainsi de ma misère…
Hélas! Monsieur, il est dur de penser qu’un pauvre prêtre tel que moi — si
lâche — si aisément terrassé, n’en a pas moins la mission d’éclairer le
prochain, de relever son courage…Quand Dieu me délaisse…
Il secoua la tête, fit un effort pour se dresser
debout et, pesamment, retomba.
— Vous êtes allé jusqu’au bout de vos forces,
répliqua paisiblement l’étranger. Il faut seulement patienter. Un bon remède,
la patience, l’abbé… Moins brutal que bien d’autres, mais tellement plus sûr!
— La patience… commença l’abbé Donissan d’une voix
déchirante. La patience…
Il inclinait presque malgré lui la tête sur
l’épaule de son singulier compagnon. Sa main n’avait point lâché non plus le
bras déjà familier. Le vertige ceignait sa tête d’une couronne souple, et
pourtant resserrée peu à peu, inflexible. Puis il défaillit, les yeux grands
ouverts, parlant en rêve…
— Non!
ce n’est pas la fatigue qui m’eût accablé à ce point : je suis fort, robuste,
capable de lutter longtemps — mais pas contre certains — pas de cette manière,
en vérité…
Il lui
sembla qu’il glissait dans le silence, d’une chute oblique, très douce. Puis
tout à coup, la durée même de ce glissement l’effraya ; il en mesura la
profondeur. D’un geste instinctif, prompt comme sa crainte, il se hissa des
deux mains vers l’épaule qui ne plia point.
La
voix, toujours amicale, mais qui sonna terriblement à ses oreilles, disait ;
— Ce n’est qu’un étourdissement… là… rien de plus…
Appuyez-vous sur moi : ne craignez rien! Ah! vous avez rudement marché! Que vous êtes las! Il y a longtemps que je
vous suis, que je vous vois faire, l’ami! J’étais sur la route, derrière vous,
quand vous la cherchiez à quatre pattes… votre route… Ho! Ho!…
— Je ne
vous ai pas vu, murmura l’abbé Donissan… Est-ce possible? Étiez-vous là
vraiment? Sauriez-vous me dire…?
Il n’acheva pas. Le glissement reprit d’une chute
sans cesse accélérée, perpendiculaire. Les ténèbres où il s’enfonçait
sifflaient à ses oreilles comme une eau profonde.
Écartant les mains, il étreignit des deux bras les
solides épaules, il s’y cramponna de toutes ses forces. Le torse qu’il pressait
ainsi était dur et noueux comme un chêne. Sous le choc, il ne vacilla pas d’une
ligne. Et le visage du pauvre prêtre sentit le relief et la chaleur d’un autre
visage inconnu.
En une
seconde, pour une fraction presque imperceptible de temps, toute pensée
l’abandonna — seulement sensible à l’appui rencontré — à la densité, à la
fixité de l’obstacle qui le retenait ainsi au-dessus d’un abîme imaginaire. Il
y pesait de tout son poids avec une sécurité accrue, délirante. Son vertige, comme dissous au creux de sa poitrine
par un feu mystérieux, s’écoulait lentement de ses veines.
C’est
alors, c’est à ce moment même, et tout à coup, bien qu’une certitude si
nouvelle ne s’étendît que progressivement dans le champ de la conscience, c’est
alors, dis-je, que le vicaire de Campagne connut que, ce qu’il avait fui tout
au long de cette exécrable nuit, il l’avait enfin rencontré.
Était-ce
la crainte? Était-ce la conviction désespérée que ce qui devait être était
enfin, que l’inévitable était accompli? Était-ce cette joie amère du condamné
qui n’a plus rien à espérer ni à débattre? Ou n’était-ce pas plutôt le
pressentiment de la destinée du curé de Lumbres? En tout cas, il fut à peine
surpris d’entendre la voix qui disait :
—
Calez-vous bien… ne tombez pas, jusqu’à ce que ce petit accès soit passé. Je
suis vraiment votre ami — mon camarade — je vous aime tendrement.
Un bras
ceignait ses reins d’une étreinte lente, douce, irrésistible. Il laissa
retomber tout à fait sa tête, pressée au creux de l’épaule et du cou,
étroitement. Si étroitement qu’il sentait sur son front et sur ses joues
la chaleur de l’haleine.
— Dors sur moi, nourrisson de mon cœur, continuait
la voix sur le même ton. Tiens-moi ferme, bête stupide, petit prêtre, mon
camarade. Repose-toi. Je t’ai bien
cherché, bien chassé. Te voilà. Comme tu m’aimes! Mais comme tu m’aimeras mieux
encore, car je ne suis pas près de t’abandonner, mon chérubin, gueux tonsuré,
vieux compagnon pour toujours!
C’était
la première fois que le saint de Lumbres entendait, voyait, touchait celui-là
qui fut le très ignominieux associé de sa vie douloureuse, et, si nous en
croyons quelques-uns qui furent les confidents ou les témoins d’une certaine
épreuve secrète, que de fois devra-t-il l’entendre encore, jusqu’au définitif
élargissement! C’était la première fois, et pourtant il le reconnut sans
peine. Il lui fut même refusé de
douter à cette minute de ses sens ou de sa raison. Car il n’était pas de ceux
qui prêtent naïvement au bourreau familier, présent à chacune de nos pensées,
nous couvant de sa haine, bien qu’avec patience et sagacité, le port et le
style épiques… Tout autre que le vicaire de Campagne, même avec une égale
lucidité, n’eût pu réprimer, dans une telle conjoncture, le premier mouvement
de la peur, ou du moins la convulsion du dégoût. Mais lui, contracté d’horreur,
les yeux clos, comme pour recueillir au dedans l’essentiel de sa force,
attentif à s’épargner une agitation vaine, toute sa volonté tirée hors de lui
ainsi qu’une épée du fourreau, il tâchait d’épuiser son angoisse.
Toutefois,
lorsque, par une dérision sacrilège, la bouche immonde pressa la sienne et lui
vola son souffle, la perfection de sa terreur fut telle que le mouvement même
de la vie s’en trouva suspendu, et il crut sentir son cœur se vider dans ses
entrailles.
— Tu as
reçu le baiser d’un ami, dit tranquillement le maquignon, en appuyant ses
lèvres au revers de la main. Je t’ai rempli de moi, à mon tour, tabernacle de
Jésus-Christ, cher nigaud! Ne t’effraye pas pour si peu ; j’en ai baisé
d’autres que toi, beaucoup d’autres. Veux-tu que je te dise? Je vous baise
tous, veillants ou endormis, morts ou vivants. Voilà la vérité. Mes délices
sont d’être avec vous, petits hommes-dieux, singulières, singulières, si
singulières créatures! À parler franc, je vous quitte peu. Vous me portez dans
votre chair obscure, moi dont la lumière fut l’essence — dans le triple recès de
vos tripes — moi, Lucifer… Je vous dénombre. Aucun de vous ne m’échappe. Je
reconnaîtrais à l’odeur chaque bête de mon petit troupeau.
Il
écarta le bras dont il étreignait encore les reins de l’abbé Donissan, et
s’écarta légèrement, comme pour lui laisser la place où tomber. Le visage du
saint de Lumbres avait la pâleur et la rigidité du cadavre. Par sa bouche,
relevée aux coins d’une grimace douloureuse qui ressemblait à un effrayant
sourire, par ses yeux durement clos, par la contraction de tous ses traits, il
exprimait sa souffrance. Mais c’est à peine néanmoins s’il s’inclina légèrement
sur le côté. Il restait assis sur le pan du manteau, dans une immobilité
sinistre.
L’ayant observé d’un regard oblique, aussitôt
détourné, le compagnon fit un imperceptible mouvement de surprise. Puis,
reniflant avec bruit, il tira de sa poche un large mouchoir et, le plus
simplement du monde, s’essuya le cou et les joues.
— Trêve
de plaisanterie, monsieur l’abbé, fit-il. La nuit, à sa fin, est
rudement fraîche, dans cette sacrée saison!
Il lui donna sur l’épaule une bourrade amicale,
ainsi qu’on pousse par jeu un objet en état d’équilibre instable, ou les
enfants cet homme de neige qui s’effondre aussitôt sous leurs huées. Cependant
le vicaire de Campagne ne chancela point, mais il ouvrit lentement les yeux.
Et, sans qu’aucun des traits de son visage ne se détendît, commença de couler
entre ses paupières un regard noir et fixe.
— L’abbé! Monsieur l’abbé! Hé! l’abbé!… appela le maquignon d’une voix forte. Vous
passez, l’ami! Vous êtes froid… Hé là!
Il lui
prit les deux mains dans une seule de ses larges paumes, et de l’autre il
frappait sur elles à petits coups.
—
Levez-vous, sacrebleu! Mettez-vous debout, nom de nom! Il y a de quoi se geler
le sang, ma parole!
Il
glissa les doigts sous la soutane et tâta le cœur. Puis, par une succession de
gestes plus rapides, et pour ainsi dire instantanés, il lui toucha le front,
les yeux, la bouche. Puis, encore, il reprit les mains entre les siennes et il
souffla dedans son haleine. Chacun de ses mouvements trahissait une hâte un peu
fébrile, celle de l’ouvrier qui achève un travail délicat, et craint d’être
surpris par la tombée du jour, ou par quelque visite importune. Enfin,
tout à coup, ramenant ses mains sur sa propre poitrine, et agité d’un grand
frisson, comme s’il eût plongé lentement dans une eau profonde et glacée, il se
mit brusquement debout.
— Je résiste au froid, dit-il : je résiste
merveilleusement au froid et au chaud. Mais je m’étonne de vous voir encore là, sur cette boue glacée, immobile,
assis. Vous devriez être mort, ma parole… Il est vrai que vous vous êtes bien
agité tout à l’heure, sur la route, mon cher ami… Pour moi, j’ai froid, je
l’avoue… J’ai toujours froid… Ce sont là des choses que vous ne me ferez pas
aisément dire… Elles sont vraies pourtant… Je suis le Froid lui-même. L’essence
de ma lumière est un froid intolérable… Mais laissons cela… Vous voyez
devant vous un pauvre homme, avec les qualités et les défauts de son état… un
courtier en bidets normands et bretons… un maquignon, qu’ils disent… Laissons
cela encore! Ne considérez que l’ami, le compagnon de cette nuit sans lune, un
bon copain… N’insistez pas! Ne pensez point obtenir beaucoup d’autres
renseignements sur cette rencontre inattendue. Je ne désire que vous rendre service, et que vous m’oubliiez aussitôt. Je
ne vous oublierai pas, moi. Vos mains m’ont fait beaucoup de mal… et aussi
votre front, vos yeux et votre bouche… Je ne les réchaufferai jamais : elles
m’ont littéralement glacé la moelle, gelé les os ; ce sont les onctions, sans
doute, votre sacré barbouillage d’huiles consacrées — des sorcelleries. N’en
parlons plus… Laissez-moi aller…. J’ai encore un long ruban de route. Je ne suis pas rendu. Quittons-nous ici.
Tirons chacun de notre côté.
Il marchait
de long en large, avec agitation, avec colère, gesticulant, mais sans s’écarter
de plus de quelques pas. C’est que l’abbé Donissan le suivait çà et là de son
regard ténébreux. Et maintenant les lèvres ne remuaient plus dans sa
face immobile.
Ce que le visage exprimait désormais, c’était
d’ailleurs moins la crainte qu’une curiosité sans bornes. On eût pu dire la
haine, mais la haine suscite une flamme dans le regard humain. L’horreur, mais
l’horreur est passive, et aucun cri d’angoisse ou de dégoût n’eût desserré les
mâchoires refermées sur une résolution farouche. Le vain appétit de savoir n’a
pas non plus cette dignité souveraine. Encore humble dans son triomphe, à
chaque instant plus complet et plus sûr, le vicaire de Campagne ne doutait
point qu’une victoire sur un tel adversaire est toujours précaire, fragile, de
peu de durée. Qu’importe de voir un
instant l’ennemi à ses pieds, à sa merci? Mais c’est là le tueur d’âmes, auquel
il faut arracher quelqu’un de ses secrets.
Tout à coup l’étrange marcheur s’arrêta net, comme
s’il eût, dans ses gesticulations, resserré d’invisibles liens, tel qu’un
taureau garrotté. Sa voix, un moment plus tôt montée jusqu’au ton le plus aigu,
reprit son habituel accent, et il prononça les paroles suivantes, avec une certaine
simplicité : — Laisse-moi. Ton
expérience est finie. Je ne te savais pas si fort. Nous nous reverrons plus
tard sans doute. Même, si tu le désires, nous ne nous reverrons plus du tout.
Depuis une minute, je n’ai plus aucun pouvoir sur toi.
Il
retira de sa poche le large mouchoir, et s’essuya frénétiquement le visage et
les mains. La respiration faisait entre ses lèvres un sifflement douloureux.
— Ne
bredouille pas tes prières. Tais-toi. Ton exorcisme ne vaut pas un clou.
C’est ta volonté que je n’ai pu forcer.
Ô singulières bêtes que vous êtes!
Il
regardait à droite et à gauche avec une inquiétude grandissante. Même il se
retourna subitement, et scruta l’ombre, derrière lui.
— Cette
guenille commence à me peser, fit-il encore, en agitant violemment les épaules.
Je me sens mal dans ma gaine de peau… Donne un ordre, et tu ne trouveras plus
rien de moi, pas même une odeur…
Il
resta un long moment, le visage entre ses paumes, comme pour recueillir des
forces. Quand il releva la tête, l’abbé Donissan, pour la première fois, vit
ses yeux, et gémit.
Celui
qui, noué des deux mains à la pointe extrême du mât, perdant tout à coup
l’équilibre gravitationnel, verrait se creuser et s’enfler sous lui, non plus
la mer, mais tout l’abîme sidéral, et bouillante à des trillions de lieues
l’écume des nébuleuses en gestation, au travers du vide que rien ne mesure et
que va traverser sa chute éternelle, ne sentirait pas au creux de sa poitrine
un vertige plus absolu. Son cœur battit deux fois plus furieusement
contre ses côtes, et s’arrêta. Une nausée souleva ses entrailles. Les doigts,
d’une étreinte désespérée, seuls vivants dans son corps pétrifié d’horreur,
grattèrent le sol comme des griffes. La sueur ruissela entre ses épaules. L’homme intrépide, comme ployé et
arraché de terre par l’énorme appel du néant, se vit cette fois perdu sans
retour. Et pourtant, à cet instant même, sa suprême pensée fut encore un obscur
défi.
Aussitôt,
d’une seule poussée, la vie suspendue reprit sa course dans ses veines, ses
tempes battirent de nouveau. Le regard, toujours fixé sur le sien, ressemblait
à n’importe quel autre regard, et la même voix parlait à ses oreilles, comme si
elle ne s’était jamais tue.
— Je
vais te quitter, disait-elle. Tu ne me reverras jamais. On ne me voit
qu’une fois. Demeure dans ton
entêtement stupide. Ah! si vous saviez le salaire que ton maître vous réserve,
tu ne serais pas si généreux, car nous seuls — nous, dis-je! — nous seuls ne
sommes point ses dupes et, de son amour ou sa haine, nous avons choisi — par
une sagacité magistrale, inconcevable à vos cervelles de boue — sa haine… Mais
pourquoi t’éclairer là-dessus, chien couchant, bête soumise, esclave qui crée
chaque jour son maître!
Se
baissant avec une agilité singulière, il prit au hasard un caillou du chemin, le
leva vers le ciel entre ses doigts, prononça les paroles de la consécration,
qu’il termina par un joyeux hennissement… D’ailleurs, tout se fit avec la
rapidité de l’éclair. L’écho du rire parut retentir jusqu’à l’extrême horizon.
La pierre rougit, blanchit, éclata soudain d’une lueur furieuse. Et,
toujours riant, il la rejeta dans la boue, où elle s’éteignit avec un
sifflement terrible.
— Cela n’est qu’un jeu, fit-il, un jeu d’enfant. Cela ne vaut même pas la peine d’être vu. Néanmoins,
voici l’heure où nous devons nous quitter pour toujours.
— Va-t’en! dit le saint de Lumbres. Qui te retient?…
Sa voix était basse et tranquille, avec on ne sait
quel frémissement de pitié.
— On nous accueille avec effroi, répondit l’autre
d’une voix également basse, mais on ne nous quitte pas sans péril.
— Va-t’en, répondit doucement le vicaire de
Campagne.
L’affreuse créature fit un bond, tourna plusieurs
fois sur elle-même avec une incroyable agilité, puis fut violemment lancée,
comme par une détente irrésistible, à quelques pas, les deux bras étendus,
ainsi qu’un homme qui chercherait en vain à rattraper son équilibre. Si
grotesque que fût cette cabriole inattendue, la succession des mouvements, leur
violence calculée, plus encore leur brusque arrêt avaient je ne sais quelle
singularité qui ne prêtait pas à rire. L’obstacle invisible contre lequel le
noir lutteur s’était tout à coup heurté n’était certes pas ordinaire, car, bien
qu’il eût paru en esquiver le choc avec une souplesse infinie, dans le grand
silence, imperceptiblement, mais jusque dans ses profondeurs, le sol trembla et
gémit.
Il recula lentement, tête basse, et s’assit sans
bruit, comme humblement.
— Vous me tenez donc, dit-il en haussant les
épaules. Jouissez de votre pouvoir tout le temps qui vous est donné.
— Je
n’ai aucun pouvoir, répondit l’abbé Donissan, avec tristesse ; pourquoi me
tenter? Non! cette force ne vient pas de moi, et tu le sais. Cependant,
je t’observe depuis un moment avec quelque profit. Ton heure est venue.
— Cela
n’a pas beaucoup de sens, répartit l’autre, doucement. De quelle heure
parlez-vous? Est-il encore une heure pour moi?
— Il
m’est donné de te voir, prononça lentement le saint de Lumbres. Autant que cela
est possible au regard de l’homme, je te vois. Je te vois écrasé par ta douleur,
jusqu’à la limite de l’anéantissement — qui ne te sera point accordé, ô
créature suppliciée!
À ce
dernier mot, le monstre roula de haut en bas du talus sur la route, et se
tordit dans la boue, tiré par d’horribles spasmes. Puis il s’immobilisa, les
reins furieusement creusés, reposant sur la tête et sur les talons, ainsi qu’un
tétanique. Et sa voix s’éleva enfin, perçante, aiguë, lamentable :
— Assez!
Assez! chien consacré, bourreau! Qui t’a appris que de tout au monde la pitié
est ce que nous redoutons le plus, bête ointe! Fais de moi ce qu’il te plaira…
Mais si tu me pousses à bout…
Quel homme n’eût entendu avec effroi cette plainte
proférée avec des mots — et cependant hors du monde? Quel homme n’eût au moins douté de sa raison? Mais
le saint de Lumbres, son regard fixé vers le sol, ne songeait qu’à celles des
âmes que celui-ci avait perdues…
Tout le
temps que dura l’oraison, l’autre continua de gémir et de grincer, mais avec
une force décroissante. Lorsque le vicaire de Campagne se releva, il se tut tout
à fait. Il gisait, pareil à une dépouille.
— Que
me voulais-tu, cette nuit? demanda l’abbé Donissan, avec autant de calme que
s’il se fût adressé à quelqu’un de ses familiers.
De la dépouille immobile une nouvelle voix monta :
— Il
nous est permis de t’éprouver, dès ce jour et jusqu’à l’heure de ta mort.
D’ailleurs, qu’ai-je fait moi-même, sinon obéir à un plus puissant? Ne t’en
prends pas à moi, ô juste, ne me menace plus de ta pitié.
— Que
me voulais-tu? répéta l’abbé Donissan. N’essaie pas de mentir. J’ai le moyen de
te faire parler.
— Je ne
mens pas. Je te répondrai. Mais relâche un peu ta prière. À quoi bon, si
j’obéis? Il m’a envoyé vers toi pour t’éprouver. Veux-tu que je te dise de
quelle épreuve? Je te le dirai. Qui te résisterait, ô mon maître?
—
Tais-toi, répondit l’abbé Donissan, avec le même calme. L’épreuve vient
de Dieu. Je l’attendrai, sans en vouloir rien apprendre, surtout d’une telle
bouche. C’est de Dieu que je reçois
à cette heure la force que tu ne peux briser.
Au même
instant, ce qui se tenait devant lui s’effaça, ou plutôt les lignes et contours
s’en confondirent dans une vibration mystérieuse, ainsi que les rayons d’une
roue qui tourne à toute vitesse. Puis ces traits se reformèrent lentement. Et
le vicaire de Campagne vit soudain devant lui son double, une ressemblance si
parfaite, si subtile, que cela se fût comparé moins à l’image reflétée dans un
miroir qu’à la singulière, à l’unique et profonde pensée que chacun nourrit de
soi-même.
Que dire? C’était son visage pâli, sa soutane souillée
de boue, le geste instinctif de sa main vers le cœur ; c’était là son regard,
et, dans ce regard, il lisait la crainte. Mais jamais sa propre conscience, dressée pourtant à l’examen particulier,
ne fût parvenue, à elle seule, à ce dédoublement prodigieux. L’observation
la plus sagace, tournée vers l’univers intérieur, n’en saisit qu’un aspect à la
fois. Et ce que découvrait le futur saint de Lumbres, à ce moment, c’était
l’ensemble et le détail, ses pensées, avec leurs racines, leurs prolongements,
l’infini réseau qui les relie entre elles, les moindres vibrations de son
vouloir, ainsi qu’un corps dénudé montrerait dans le dessin de ses artères et
de ses veines le battement de la vie. Cette vision, à la fois une et multiple,
telle que d’un homme qui saisirait du regard un objet dans ses trois
dimensions, était d’une perfection telle que le pauvre prêtre se reconnut, non
seulement dans le présent, mais dans le passé, dans l’avenir, qu’il reconnut
toute sa vie… Hé quoi! Seigneur,
sommes-nous ainsi transparents à l’ennemi qui nous guette? Sommes-nous donnés
si désarmés à sa haine pensive?…
Un
moment, ils restèrent ainsi, face à face. L’illusion était trop subtile pour
que l’abbé Donissan ressentît proprement de la terreur. Quelque effort qu’il
fît, il ne lui était pas tout à fait possible de se distinguer de son double,
et pourtant il gardait à demi le sentiment de sa propre unité. Non : ce n’était
point de la terreur, mais une angoisse, d’une pointe si aiguë, que l’entreprise
de sommer cette apparence, ainsi qu’un ennemi revêtu de sa propre chair, lui
parut presque insensée. Il l’osa cependant.
— Retire-toi, Satan! dit-il, les dents serrées…
Mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge et sa
main tremblait encore quand il la dressa contre lui-même. Il saisit pourtant
cette épaule, il en sentit l’épaisseur sans mourir d’effroi, il la serra pour
la briser, il la pétrit dans ses doigts avec une fureur soudaine. Son visage
était devant lui, devant lui son propre regard, son souffle sur sa joue, sa
chaleur sous sa paume… Puis tout
disparut.
De la
lamentable dépouille, encore gisante dans la boue, la voix s’éleva de nouveau.
— Tu me
brises, tu me mâches, tu me dévores, geignait-elle. Quel homme es-tu donc pour
anéantir une vision si précieuse avant de l’avoir seulement contemplée?
— Ce
n’est pas cela dont j’ai besoin, continua l’abbé Donissan. Que m’importe de me
connaître? L’examen particulier, sans autre lumière, suffit à un pauvre
pécheur.
Il
parlait ainsi, bien que le regret de la vision perdue blessât toutes ses
fibres. Le vertige d’une curiosité surnaturelle, désormais sans effet, à
jamais, le laissait haletant, vide. Mais il croyait toucher au but.
— Tu es
au bout de tes ruses, dit-il à la chose frémissante que son pied repoussait
hors de la route. Qui sait le temps dont je dispose encore? Hâtons-nous!
Hâtons-nous!
Il se
pencha très bas, moins pour prêter l’oreille que par un geste instinctif du
zèle qui le dévorait :
—
Réponds donc! (Il traça le signe de la croix, non sur l’objet, mais sur sa
propre poitrine.) Dieu t’a-t-il donné ma vie? Dois-je mourir ici même?
— Non, dit la voix, du même accent déchirant. Nous ne disposons pas de toi.
— En ce
cas, que je vive un jour, ou vingt ans, je devrai t’arracher ton secret. Je te
l’arracherai, dussé-je te suivre où sont les tiens. Je ne te crains pas! je
n’ai pas peur! Sans doute, tu m’es de nouveau obscur, mais je t’ai vu tout à
l’heure, ô supplicié. N’as-tu pas perdu assez d’âmes? Te faut-il encore
d’autres proies? Tu es entre mes mains. J’essaierai ce que Dieu m’inspirera. Je
prononcerai des paroles dont tu as horreur. Je te clouerai au centre de ma
prière comme une chouette. Ou tu renonceras à tes entreprises contre les âmes
qui me sont confiées.
À sa
grande surprise, et à l’instant même où il croyait donner toute sa force,
irrésistiblement, il vit la dépouille s’agiter, s’enfler, reprendre une forme
humaine, et ce fut le jovial compagnon de la première heure qui lui répondit :
— Je
vous crains moins, toi et tes prières, que celui… (Commencée dans un
ricanement, sa phrase s’achevait sur le ton de la terreur.) Il n’est pas loin…
Je le flaire depuis un instant… Ho! Ho! que ce maître est dur!
Il
trembla de la tête aux pieds. Puis sa tête s’inclina sur l’épaule, et son
visage s’éclaira de nouveau, comme s’il entendait décroître le pas ennemi. Il
reprit :
— Tu
m’as pressé, mais je t’échappe. M’arrêter dans mes entreprises! Fou que tu es!
je n’ai pas fini de m’emplir de sang chrétien! Aujourd’hui une grâce t’a été
faite. Tu l’as payée cher. Tu la paieras plus cher!
—
Quelle grâce? s’écria l’abbé Donissan.
Il eût
voulu retirer cette parole, mais l’autre s’en empara aussitôt. La bouche impure
eut un frisson de joie.
— Ainsi
que tu t’es vu toi-même tout à l’heure (pour la première et dernière fois),
ainsi tu verras… tu verras… hé! hé!…
—
Qu’entends-tu par là, menteur? cria le vicaire de Campagne.
Comme
si le cri de la curiosité, en dépit de l’outrage, l’eût tout à fait rétabli
dans son équilibre, remis d’aplomb, l’être étrange se dressa lentement, s’assit
avec un calme affecté, boutonna posément sa veste de cuir. Le maquignon picard
était à la même place, comme s’il ne l’eût jamais quittée. La main du futur
saint de Lumbres retomba. Chose étrange! Après avoir soutenu tant de visions
singulières ou farouches, il osait à peine lever les yeux sur cette apparence
inoffensive, ce bonhomme si prodigieusement semblable à tant d’autres. Et le
contraste de cette bouche à l’accent familier, au pli canaille, et des paroles
monstrueuses était tel que rien n’en saurait donner l’idée.
— Ne
t’échappe pas si vite. Ne sois pas trop gourmand de nos secrets. Un prochain
avenir prouvera si j’ai menti ou non. D’ailleurs, si tu t’étais donné la peine,
il n’y a qu’un instant, de voir ce que je te mettais sous les yeux, tu pourrais
te dispenser de m’injurier. (Il employa un autre mot.) Tel tu t’es vu toi-même,
te dis-je, tel tu verras quelques autres… Quel dommage qu’un don pareil
à un lourdaud comme toi!
Il souffla dans ses deux mains jointes, en faisant
vibrer les lèvres, ainsi qu’un homme saisi d’un grand froid. Ses yeux riaient
dans sa face rougeaude, et leur extrême mobilité, sous les paupières
demi-closes, pouvait aussi bien exprimer la joie que le mépris. Mais la joie l’emporta.
— Ho!
Ho! Ho! quel embarras! quel silence! disait-il en bégayant… Vous étiez plus
fringant tout à l’heure, terrible aux démons, exorciste, thaumaturge, saint de
mon cœur!
À
chaque éclat de rire, l’abbé Donissan tressaillait, pour retomber aussitôt dans
une immobilité stupide, son cerveau engourdi ne formant plus aucune pensée.
L’autre
se frottait vigoureusement les paumes.
— Quelle grâce?… Quelle grâce?… répétait-il en
imitant comiquement sa victime… Dans
le combat que tu nous livres, il est facile de faire un faux pas. Ta curiosité
te donne à moi pour un moment.
Il
s’approcha, confidentiel :
— Vous
ignorez tout de nous, petits dieux pleins de suffisance. Notre rage est si
patiente! Notre fermeté si lucide! Il est vrai qu’Il nous a fait servir ses
desseins, car sa parole est irrésistible. Il est vrai — pourquoi le nierais-je?
— que notre entreprise de cette nuit paraît tourner à ma confusion… (Ah! quand
je t’ai pressé tout à l’heure, sa pensée s’est fixée sur toi et ton ange
lui-même tremblait dans la giration de l’éclair!) Cependant, tes yeux de
boue n’ont rien vu.
Il s’ébroua dans un rire hennissant :
— Hi! Hi!
Hi! De tous ceux que j’ai vus marqués du même signe que toi, tu es le plus
lourd, le plus obtus, le plus compact!… Tu creuses ton sillon comme un
bœuf, tu bourres sur l’ennemi comme un bouc… De haut en bas, une bonne cible!
Et toujours l’abbé Donissan, secoué de brusques
frissons, le suivait du regard, avec une frayeur muette. Toutefois, quelque chose comme une prière — mais
hésitante, confuse, informe — errait dans sa mémoire, sans que sa conscience
pût la saisir encore. Et il semblait que son cœur contracté s’échauffait un peu
sous ses côtes.
— Nous
te travaillerons avec intelligence, poursuivait l’autre. Aie souci de nous
nuire. Nous te tarauderons à notre tour. Il n’est pas de rustre dont nous ne
sachions tirer parti. Nous te dégraisserons. Nous t’affinerons.
Il
approchait sa tête ronde, toute flambante d’un sang généreux.
— Je
t’ai tenu sur ma poitrine ; je t’ai bercé dans mes bras. Que de fois encore, tu
me dorloteras, croyant presser l’autre sur ton cœur! Car tel est ton
signe. Tel est sur toi le sceau de ma haine.
Il mit les deux mains sur ses épaules, le força à
plier les genoux, lui fit toucher le sol des genoux… Mais, tout à coup, d’une poussée, le vicaire de
Campagne se rua sur lui. Et il ne rencontra que le vide et l’ombre.
⁂
De
nouveau la nuit s’était faite autour de lui, en lui. Il ne se sentait capable
d’aucun mouvement. Il ne vivait que par l’ouïe. Car il entendait des paroles,
proférées alentour, mais sans consistance, comme suspendues en l’air, dans
l’irréalité d’un rêve. Puis, par un grand effort, il parvint à les rapporter à
des êtres vivant et marchant, tout proches. L’un de ces personnages —
imaginaires ou non — s’éloigna. Il écouta sa voix décroître, décroître aussi le
grincement de ses semelles sur le sable. Enfin il se sentit soulevé, retenu par
un bras replié dont la forte étreinte était douloureuse à son épaule. Quelque
chose lui meurtrit encore les lèvres et les dents, Un jet de flamme traversa sa
gorge et sa poitrine. Le noir où se heurtait son regard s’entr’ouvrit.
Une lueur diffuse naquit lentement dans ses yeux, se précisa lentement. Et il
reconnut, posée sur le sol, à quelque distance, une de ces fortes lanternes
comme en portent les pêcheurs par les nuits de grand vent. Un inconnu le
soutenait d’une main et le faisait boire au goulot d’un bidon de soldat.
— Monsieur l’abbé, dit cet homme, ce n’est pas
trop tôt…
— Que
me voulez-vous? balbutia l’abbé Donissan.
Il parlait le plus lentement possible et le plus
posément. Mais la vision était encore dans son regard et l’homme eut un
mouvement de surprise ou d’effroi qui parut incompréhensible au pauvre prêtre
accablé.
— Je suis jean-Marie Boulainville, carrier à
Saint-Pré, le frère de Germaine Duflos, de Campagne. Je vous connais bien.
Êtes-vous mieux?
Il détournait les yeux d’un air d’embarras mais
plein de pitié.
— Je vous ai trouvé sur le chemin, évanoui. Un
brave gars de Marelles, un marchand de bidets, retour de la foire d’Étaples,
vous avait trouvé avant moi. À nous deux, on vous a porté là.
— Vous
l’avez vu? cria l’abbé Donissan. Il est là!
Il
s’était levé si brusquement que Jean-Marie Boulainville, heurté, chancela.
Mais, interprétant à sa manière un empressement si singulier :
—
Avez-vous quelque chose à lui demander? dit cet homme simple. Voulez-vous que je
le hèle? Il n’est pas loin, sûrement.
— Non, mon ami, dit le vicaire de Campagne, ne le
rappelez pas. Je me sens bien mieux,
d’ailleurs. Laissez-moi faire seul quelques pas.
Il
s’éloigna en chancelant. Son pas se raffermissait à mesure. Quand il s’approcha
de nouveau, il était calme.
— Vous
le connaissez? demanda-t-il.
— Qui ça? répondit l’autre, surpris.
Et, se
reprenant aussitôt :
— Le
gars de Marelles! s’écria-t-il joyeusement. Si je le connais! Le mois passé, à
la foire de Fruges, il m’a vendu deux pouliches. Ainsi!… Mais, si vous m’en
croyez, monsieur l’abbé, nous ferons côte à côte un bout de chemin. De marcher,
ça vous remettra plutôt. Je vais de ce pas aux carrières d’Ailly, où je
travaille. D’ici là, vous vous tâterez. Si vous vous sentez plus mal, vous
trouverez une voiture, chez Sansonnet, au cabaret de la Pie voleuse.
— Avançons donc, répondit le futur saint de
Lumbres. J’ai repris mes forces. Tout va très bien, mon ami.
Ils marchèrent ensemble un moment. Et c’est alors
que l’abbé Donissan connut le véritable sens d’une certaine parole entendue : «
Un prochain avenir prouvera si j’ai menti ou non. »
Ils allaient, d’abord lentement, puis plus vite.
par un chemin assez dur, si plein d’ornières dès l’automne que les équipages ne
l’empruntaient plus, en hiver, que par les fortes gelées. Tel quel, il devint
bientôt impossible d’y marcher de front. Le carrier prit les devants. Le
vicaire de Campagne le suivait les yeux baissés, attentif aux obstacles, posant
bien à plat ses gros souliers, tout au soin de ne pas retarder la marche de son
compagnon. Son corps tremblait
encore de froid, de fatigue et de fièvre, que sa tragique simplicité oubliait
déjà plus qu’à demi les noirs prodiges de cette extraordinaire nuit. Ce n’était
pas légèreté, sans doute, ni l’hébétude d’un épuisement extrême. Il en
écartait volontairement, bien que sans grand effort, la pensée. Il en remettait
naïvement l’examen à un moment plus favorable, sa prochaine confession, par
exemple. Que d’autres se fussent
partagés entre la double angoisse d’avoir été les jouets de leur folie ou
terriblement marqués pour de grandes et surnaturelles épreuves! Lui, la
première terreur surmontée, attendait avec soumission une nouvelle entreprise
du mal, et la grâce nécessaire de Dieu. Possédé, ou fou, dupe de ses rêves ou
des démons, qu’importe, si cette grâce est due, et sera sûrement donnée?… Il
attendait la visite du consolateur avec la sécurité candide d’un enfant qui,
l’heure venue du repas, lève les yeux sur son père et dont le petit cœur, même
dans l’extrême dénuement, ne peut douter du pain quotidien.
Ils avaient fait ensemble, en une heure, vers les
carrières d’Ailly, plus que les trois quarts du chemin. La route lui était inconnue, et il prenait bien
garde de ne s’en écarter soit à droite, soit à gauche. Parfois son pied
glissait : la fange limoneuse sautait jusqu’à sa face et l’aveuglait. Cette
continuelle tension de l’esprit, jointe à une espèce de résistance intérieure,
la mise en garde instinctive d’une imagination déjà surmenée, détournait sa pensée
d’une certaine sensation nouvelle, indéfinissable, qu’il eût été bien en peine
d’analyser, même s’il en eût éprouvé le goût. Peu à peu cette sensation devint si vive — ou, pour mieux dire (car elle le
sollicitait avec une particulière douceur), si persistante, si continue, qu’il
en fut enfin troublé. Venait-elle du dehors ou de lui-même? C’était, au
creux de sa poitrine, une chaleur comme immatérielle, une dilatation du cœur. Et c’était aussi quelque chose de plus,
d’une réalité si proche, si pressante, qu’il crut un moment que le jour s’était
levé, ou encore le clair de lune. Pourquoi n’osait-il cependant lever les yeux?
Car il
marchait toujours le regard fixé à terre. les paupières presque closes, ne
découvrant aucune lueur, aucun reflet que l’imperceptible miroitement de l’eau
boueuse. Et pourtant il eût juré qu’il traversait à mesure une lumière douce et
amie, une poussière dorée. Sans se l’avouer, ni le croire peut-être, il
redoutait, en levant la tête, de voir se dissiper à la fois son illusion et sa
joie. Il ne craignait pas cette joie, il sentait qu’il n’eût pu la fuir avant
de l’avoir reconnue, comme il en avait fui tant d’autres. Il était sollicité,
non contraint, appelé. Il se défendait mollement, sans remords, sûr de céder
tôt ou tard à la force impérieuse, mais bienfaisante. « Je ferai encore dix
pas, se disait-il. J’en ferai encore dix autres, les yeux baissés. Puis
dix autres encore… » Les talons du carrier sonnaient joyeusement sur un sol
plus ferme, asséché. Il les écoutait avec un attendrissement extrême. Il
s’avisait peu à peu que cet homme était sûrement un ami, qu’une étroite amitié,
une amitié céleste, d’une céleste lucidité, les liait ensemble, les avait sans
doute toujours liés. Des larmes lui vinrent aux yeux. Ainsi se rencontraient
deux élus, nés l’un pour l’autre, un clair matin, dans les jardins du Paradis.
Ils étaient arrivés au croisement de deux routes ;
l’une en pente douce, rejoint le village ; l’autre, défoncée par les charrois,
descend vers les carrières. On entendait au loin l’appel d’un coq, et des voix
d’hommes : d’autres carriers sans doute, se hâtant vers le travail avant le
jour… Ce fut à ce moment que l’abbé
Donissan leva les yeux.
Était-ce devant lui son compagnon? Il ne le crut
pas d’abord. Ce qu’il avait sous les yeux, ce qu’il saisissait du regard, avec
une certitude fulgurante, était-ce un homme de chair? À peine si la nuit eût
permis de découvrir dans l’ombre la silhouette immobile, et pourtant il avait
toujours l’impression de cette lumière douce, égale, vivante, réfléchie dans sa
pensée, véritablement souveraine. C’était la première fois que le futur saint
de Lumbres assistait au silencieux prodige qui devait lui devenir plus tard si
familier, et il semblait que ses sens ne l’acceptaient pas sans lutte. Ainsi l’aveugle-né à qui la lumière se
découvre tend vers la chose inconnue ses doigts tremblants et s’étonne de n’en
saisir la forme ni l’épaisseur. Comment le jeune prêtre eût-il été introduit
sans lutte à ce nouveau mode de connaissance, inaccessible aux autres hommes? Il
voyait devant lui son compagnon, il le voyait à n’en pas douter, bien qu’il ne
distinguât point ses traits, qu’il cherchât vainement son visage ou ses mains…
Et néanmoins, sans rien craindre, il regardait l’extraordinaire clarté avec une
confiance sereine, une fixité calme, non point pour la pénétrer, mais sûr
d’être pénétré par elle. Un long temps s’écoula, à ce qu’il lui parut.
Réellement, ce ne fut qu’un éclair. Et tout à coup il comprit.
« Ainsi que tu t’es vu toi-même tout à l’heure, »
avait dit l’affreux témoin. C’était ainsi. Il voyait. Il voyait de ses yeux de
chair ce qui reste caché au plus pénétrant — à l’intuition la plus subtile — à
la plus ferme éducation : une conscience humaine. Certes, notre propre nature
nous est, partiellement, donnée ; nous nous connaissons sans doute un peu plus
clairement qu’autrui, mais chacun doit descendre en soi-même et à mesure qu’il
descend les ténèbres s’épaississent jusqu’au tuf obscur, au moi profond, où
s’agitent les ombres des ancêtres, où mugit l’instinct, ainsi qu’une eau sous
la terre. Et voilà… et voilà que ce misérable prêtre se trouvait soudain
transporté au plus intime d’un autre être, sans doute à ce point même où porte
le regard du juge. Il avait conscience du prodige, et il était dans le
ravissement que ce prodige fût si simple, et sa révélation si douce. Cette
effraction de l’âme, qu’un autre que lui n’eût point imaginée sans éclairs et
sans tonnerre, à présent qu’elle était accomplie, ne l’effrayait plus. Peut-être s’étonnait-il que la révélation
en fût venue si tard. Sans pouvoir l’exprimer (car il ne sut l’exprimer
jamais), il sentait que cette connaissance était selon sa nature, que
l’intelligence et les facultés dont s’enorgueillissent les hommes y avaient peu
de part, qu’elle était seulement et simplement l’effervescence, l’expansion, la
dilatation de la charité. Déjà, incapable de se juger digne d’une grâce
singulière, exceptionnelle, dans la sincérité de son humble pensée, il était
près de s’accuser d’avoir retardé par sa faute cette initiation, de n’avoir pas
encore assez aimé les âmes, puisqu’il les avait méconnues. Car
l’entreprise était si simple, au fond, et le but si proche, dès que la route
était choisie! L’aveugle, quand il a pris possession du nouveau sens qui lui
est rendu, ne s’étonne pas plus de toucher du regard le lointain horizon qu’il
n’atteignait jadis qu’avec tant de labeur, à travers les fondrières et les
ronces.
Toujours le carrier le précédait de son pas
tranquille. Un instant, par
surprise, l’abbé Donissan fut tenté de le joindre, de l’appeler. Mais ce ne fut
qu’un instant. Cette âme tout à coup découverte l’emplissait de respect et
d’amour. C’était une âme simple et sans histoire, attentive, quotidienne,
occupée de pauvres soucis. Mais une humilité souveraine, ainsi qu’une lumière
céleste, le baignait de son reflet. Quelle leçon, pour ce pauvre prêtre
tourmenté, obsédé par la crainte, que la découverte de ce juste ignoré de tous
et de lui-même, soumis à sa destinée, à ses devoirs, aux humbles amours de sa
vie, sous le regard de Dieu! Et une pensée lui vint spontanément, ajoutant au
respect et à l’amour une sorte de crainte : n’était-ce pas devant celui-là, et
celui-là seul, que l’autre avait fui?
Il eût
voulu s’arrêter, sans risquer de rompre la délicate et magnifique vision. Il
cherchait vainement la parole qui devait être dite. Mais il lui semblait que
toute parole était indigne. Cette majesté du cœur pur arrêtait les mots sur ses
lèvres. Était-ce possible, était-ce possible qu’à travers la foule humaine,
mêlé aux plus grossiers, témoin de tant de vices que sa simplicité ne jugeait
point ; était-ce possible que cet ami de Dieu, ce pauvre entre les pauvres, se
fût gardé dans la droiture et dans l’enfance, qu’il suscitât l’image d’un autre
artisan, non moins obscur, non moins méconnu, le charpentier villageois,
gardien de la reine des anges, le juste qui vit le Rédempteur face à face, et
dont la main ne trembla point sur la varlope et le rabot, soucieux de contenter
la clientèle et de gagner honnêtement son salaire?
Hélas! pour une part, cette leçon serait vaine. La paix qu’il ne connaîtra jamais, ce
prêtre est nommé pour la dispenser aux autres. Il est missionné pour les seuls
pécheurs. Le saint de Lumbres poursuit sa voie dans les inquiétudes et dans les
larmes.
Ils étaient arrivés au croisement des chemins
avant que l’abbé Donissan trouvât une parole. Il savourait cette douceur ; il
l’épuisait dans le pressentiment qu’elle serait une des rares étapes de sa
misérable vie. Et néanmoins il était déjà prêt à la laisser comme il l’avait
reçue, à la quitter en silence.
Le carrier fit halte et, lissant sa casquette :
— Nous sommes rendus, monsieur l’abbé, dit-il.
Votre route est toute droite : une lieue et demie. Êtes-vous d’attaque à présent? Sinon, j’irai avec
vous chez Sansonnet.
— C’est inutile, mon ami, répondit le vicaire de
Campagne. La marche au contraire m’a
fait du bien. Je m’en vais donc vous dire adieu.
Un
instant, il médita de le revoir, mais il lui parut aussitôt préférable de s’en
rapporter, pour une nouvelle rencontre, à la même volonté qui avait préparé la
première. Il eût aussi voulu le bénir. Puis il n’osa.
Il le
considérait une dernière fois. Il mit dans ce regard tout l’amour qu’il
allait dispenser à tant d’autres. Et, ce regard, l’humble compagnon ne le vit
point. Ils se serrèrent la main, à tâtons.
La
route s’ouvrait de nouveau devant l’abbé Donissan. Il la reconnut. Il
allait vite, très vite. D’abord, il
remerciait Dieu, sans une parole, de ce qui lui avait été permis de voir. Il
marchait comme environné encore de cette lumière qu’il avait connue. Ce n’était
pas la présence, et c’était quelque chose de plus que le souvenir. Ainsi l’on
s’écarte d’un chant qui longtemps vous suit.
Hélas!
c’était bien l’écho allant s’affaiblissant d’une mystérieuse harmonie, qu’il
n’ouïrait plus jamais, jamais! Le prolongement de sa joie dura peu. Chaque pas
semblait d’ailleurs l’en éloigner, mais, quand par un geste naïf il s’arrêta,
la fuite parut s’en accélérer encore. Il courba le dos, et s’en fut.
Peu à
peu le paysage encore indécis à la toute première heure de l’aube lui devenait
plus familier. Il le retrouvait avec tristesse. Chaque objet reconnu, des
habitudes reprises une à une, rendaient plus incertaine et plus vague la grande
aventure de la nuit. Bien plus vite encore qu’il n’eût pensé, elle
perdait ses détails et ses contours, reculait dans le rêve. Il traversa ainsi le village de Pomponne, dépassa
le hameau de Brême, gravit la dernière côte. Enfin il aperçut au-dessous de
lui, dans le creux de la colline, le signal tout à coup si proche, la lumière
de la petite gare de Campagne.
Il
s’arrêta debout, haletant, tête nue, grelottant dans sa soutane raide de boue,
ne sachant tout à coup si c’était de froid ou de honte, et les oreilles pleines
de rumeur.
À ce
moment, la vie quotidienne le reprit avec tant de force, et si brusquement,
qu’une minute il ne resta rien, absolument rien dans son esprit d’un passé
pourtant si proche. Ce brutal effacement fut surtout ressenti comme une
douloureuse diminution de son être.
« Ai-je
donc rêvé? » se dit-il. Ou plutôt il s’efforça de prononcer les syllabes, de
les articuler dans le silence. C’était pour faire taire une autre voix
qui, beaucoup plus nettement, avec une terrible lenteur, au dedans de lui,
demandait : « Suis-je fou? »
Ah! l’homme qui sent fuir, comme à travers un
crible, sa volonté, son attention, puis sa conscience, tandis que son dedans
ténébreux, comme la peau retournée d’un gant, paraît tout à coup au dehors,
souffre une agonie très amère, en un instant que nul balancier ne mesure. Mais celui-ci — pauvre prêtre! — s’il
doute, ne doute pas seulement de lui mais de son unique espérance. En se
perdant, il perd un bien plus précieux, divin, Dieu même. Au dernier éclair de
sa raison, il mesure la nuit où s’en va se perdre son grand amour.
Il
n’oubliera pas le lieu du nouveau combat. Parvenue à la dernière crête, la
route tourne brusquement, découvre une étroite bande de terrain, où se dresse
un orme centenaire. Le village est à droite, au dernier pli de la colline, en
contre-bas. Aux lumières de la gare, rouges et vertes, répond la vague lueur
dans le ciel du four de Josué Thirion, le boulanger. La pâle lumière du
jour traîne encore dans les fonds, insaisissable.
À
gauche de l’abbé Donissan, s’amorce aussi un chemin de terre, à la pente
rapide, qui mène aux communs du château de Cadignan. Il s’enfonce tout de
suite, à travers de maigres broussailles, et ressemble ainsi plutôt à un ravin,
ou un trou d’eau. C’est une tache d’ombre dans l’ombre. Le vicaire de
Campagne y plonge involontairement son regard. Le vent fait entre les ronces un
bruit de soie fripée, avec des silences soudains. De la terre détrempée,
parfois une pierre s’échappe et roule. Et subitement, dans ce murmure… un
bruit, reconnaissable entre tous les autres, dans ce solitaire matin — le
frémissement d’un corps vivant, qui se met debout, s’approche…
— Hé là!
dit une voix de femme, très jeune, mais assourdie, un peu tremblante. Ah! je
vous entends déjà depuis un moment. Êtes-vous donc revenu, enfin?
— Qui
êtes-vous donc vous-même? demanda doucement l’abbé Donissan.
Debout,
au bord du talus, sa haute silhouette à peine visible sur le fond plus pâle et
mouvant du ciel, il suivait d’un regard triste et comme intérieur la petite
ombre au-dessous de lui, entre les murailles d’argile. De cette ombre
mystérieuse, à quelques pas, et se rapprochant sans cesse, il ne connaissait
rien, bien qu’il sût déjà d’une certitude calme, absolue, pleine de silence,
que cela qui montait et clapotait doucement dans la boue était le dernier et
suprême acteur de cette inoubliable nuit…
— Ah!
ce n’est donc que vous! dit Mlle Malorthy, avec une espèce de grimace
douloureuse.
Pour le
voir, elle s’était dressée sur la pointe des pieds, à la hauteur de son épaule.
Le petit visage crispé ne reflétait qu’une affreuse déception. En un éclair, la
colère, le défi, un désespoir cynique s’y tracèrent tour à tour et avec une
telle netteté, un tel approfondissement des traits, que cette figure d’enfant
n’avait plus d’âge. C’est alors que ses yeux rencontrèrent le regard
étrange fixé sur elle. Ils le soutinrent à peine. Et ils gardaient encore leur
flamme, que l’arc détendu de la bouche n’exprimait plus qu’une anxiété pleine
de rage.
Car ce regard ne s’était pas détourné un instant.
Toujours prudente, même dans l’égarement de la folie, elle en épiait
l’expression, avec sa méfiance ordinaire. Jusqu’alors le jeune prêtre qui,
selon l’expression du docteur Gallet, « tournait les têtes faibles de Campagne
», avait été son moindre souci. À le
rencontrer en tel lieu, à telle heure, sa surprise était grande. Pour d’autres
raisons, sa déception n’était pas moindre. Mais un moment plus tôt elle n’eût
pas douté de l’effrayer, au moins de provoquer sa colère. Et maintenant,
elle lisait dans son regard une immense pitié.
Non pas
cette pitié qui n’est que le déguisement du mépris, mais une pitié douloureuse,
ardente, bien que calme et attentive. Rien ne trahissait l’effroi, ni même la
surprise, ou le moindre étonnement dans le visage incliné vers elle, un peu
penché sur l’épaule, car elle ne pouvait épier que le visage. Le regard se
dérobait à demi sous les paupières et, lorsqu’elle voulut le rencontrer, elle
s’aperçut qu’elle s’était abaissée peu à peu sur sa poitrine, comme si l’homme
de Dieu, dédaignant les vaines lueurs de la prunelle humaine, eût regardé
battre les cœurs.
Elle ne
se trompait qu’à demi. De nouveau il avait entendu l’appel doux et fort. Puis,
comme le rayonnement d’une lueur secrète, comme l’écoulement à travers lui
d’une source inépuisable de clarté, une sensation inconnue, infiniment subtile
et pure, sans aucun mélange, atteignait peu à peu jusqu’au principe de la vie,
le transformait dans sa chair même. Ainsi qu’un homme mourant de soif s’ouvre
tout entier à la fraîcheur aiguë de l’eau, il ne savait si ce qui l’avait comme
transpercé de part en part était plaisir ou douleur.
Connaissait-il en cet instant le prix du don qui
lui était fait, ou ce don même? Celui
qui, toute sa vie, à travers tant de débats tragiques où sa volonté parfois
parut fléchir, garda ce pouvoir d’une lucidité souveraine, n’en eut sans doute
jamais la claire conscience. C’est que rien ne ressemblait moins à la lente
investigation de l’expérience humaine, quand elle va du fait observé au fait
observé, hésitant sans cesse, et presque toujours arrêtée en chemin,
lorsqu’elle n’est pas dupe de sa propre sagacité. La vision intérieure de
l’abbé Donissan, précédant toute hypothèse, s’imposait par elle-même ; mais, si
cette soudaine évidence eût accablé l’esprit, l’intelligence déjà conquise ne retrouvait
que lentement, et par un détour, la raison de sa certitude. Ainsi l’homme qui
s’éveille devant un paysage inconnu, tout à coup découvert, à la lumière de
midi, alors que son regard s’est déjà emparé de tout l’horizon, ne remonte que
par degrés de la profondeur de son rêve.
— Que
me voulez-vous? dit brutalement Mlle Malorthy ; est-ce l’heure d’arrêter les
gens?
Elle
riait d’un rire méchant, mais ce rire était menteur, et il le savait bien. Ou,
plutôt, peut-être ne l’entendait-il même pas. Car plus haut qu’aucune voix
humaine criait vers lui la douleur sans espérance, dont elle était consumée.
— Je
venais par la route de Sennecourt, poursuivit-elle avec volubilité, mais j’ai
fait un détour vers Corzargues. Cela vous étonne, c’est très naturel : je ne puis
dormir la nuit… Je n’ai pas d’autre raison… Mais vous, reprit-elle, avec
une soudaine colère, un saint homme du bon Dieu, ça ne va pas s’embusquer au
coin des haies pour surprendre les filles… À moins que…
Elle cherchait sur le visage pénible la moindre
trace d’irritation ou d’embarras qui pût déchaîner de nouveau son rire, mais ce
rire s’éteignit dans sa gorge, car elle n’y vit rien, absolument rien qui lui
permît de croire d’avoir été seulement entendue. En sorte que, reprenant la
parole, son regard démentait déjà sa voix, qui — elle encore — raillait :
— Je vois que la plaisanterie ne vous va pas,
dit-elle. Que voulez-vous? j’aime
rire… Est-ce défendu? J’ai déjà tant ri!
Elle soupira, puis reprit, d’un autre accent :
— C’est bon. Nous n’avons plus grand’chose à nous
dire, j’espère?
Pour descendre un creux de chemin, elle passa
devant lui et, glissant sur la pente, rattrapa son équilibre en posant ses cinq
petites griffes sur la manche noire.
Pourquoi
s’arrêta-t-elle de nouveau? Quel doute la retint un moment encore immobile? Et
surtout pourquoi prononça-t-elle d’autres paroles, qu’en elle-même, au même
instant, elle désavouait?
— Hein? vous pensez : elle vient de quitter son
amant ; elle rentre avant l’aube?… Vous
ne vous trompez pas tout à fait.
Ses yeux,
à la dérobée, firent le tour de l’horizon. À leur droite, les grands pins de
Norvège, au feuillage noir, faisaient une masse sombre et grondante, sur le
ciel oriental, déjà pâli. Ce n’était pas la première fois qu’elle
entendait leur âpre voix.
L’abbé Donissan posa doucement la main sur son
épaule, et dit simplement :
—
Voulez-vous que nous fassions ensemble un peu de chemin?
Il descendit le talus et prit, sans hésiter, la
direction du hameau de Tiers, tournant le dos au château de Cadignan et au
village même. Le chemin se
rétrécissant peu à peu, il leur était impossible de marcher de front.
Jamais
le petit cœur de Mouchette ne sauta plus fort dans sa poitrine qu’à l’instant
où, sans force encore pour résister ou même ruser, elle entendit derrière elle
piétiner les gros souliers ferrés. Ils firent ainsi quelques pas, en silence. À
chacune de ses larges enjambées, le vicaire de Campagne, marchant littéralement
sur ses talons, la forçait à se hâter. Au bout d’un instant cette contrainte
parut si insupportable à Mouchette que l’espèce de crainte qui la paralysait
tomba. Sautant légèrement sur le talus, elle lui fit signe de passer.
— Vous
n’avez rien à craindre, dit l’abbé Donissan, et je ne vous contraindrai pas.
Aucune curiosité ne me pousse. Je suis seulement heureux de vous avoir
rencontrée aujourd’hui, après tant de jours perdus. Mais il n’est pas
trop tard.
— Il est même un peu trop tôt, répondit Mlle
Malorthy, en affectant de contenir un rire aigu.
— Je ne
vous ai pas cherchée, reprit le vicaire de Campagne : je vous demande pardon. Pour
vous rencontrer j’ai fait un long détour, un très long détour, un détour bien
singulier. Pourquoi me
refuseriez-vous ce que je vous demande : un moment d’entretien, qui sera sans
doute plein de consolations pour moi et pour vous?
Elle haussa les épaules, et ne fit aucun geste
pour le suivre. Toutefois elle hésitait à prendre parti, retenue là par une
inquiétude dont elle ne savait pas encore qu’elle était une espérance secrète.
Elle avait quitté la veille ses cousins de Remangey.
La voiture l’avait conduite jusqu’à Faulx, où elle avait demandé qu’on la
laissât, vers sept heures du soir. Elle devait dîner chez son amie, Suzanne
Rabourdin, à l’estaminet de la « Jeune France », et ferait à pied, disait-elle,
après souper, les quatre ou cinq kilomètres qui la séparaient de Campagne.
Depuis sa dernière maladie, bien que son accouchement eût été tenu secret,
quelques-uns de ses parents n’ignoraient pas qu’elle avait gravement souffert
d’une « maladie noire ». La « maladie noire » est, pour ces bonnes gens,
inguérissable, et ceux qui en sont atteints se trouvent décidément classés dans
la catégorie des pauvres diables qui, selon l’amer et touchant dicton, « n’ont
pas tout ». Pour cette raison, il était rare depuis quelques mois qu’on
s’opposât à ses fantaisies. Elle avait donc quitté l’estaminet de la « Jeune
France », ayant refusé la compagnie du gars Rabourdin. Si tard qu’elle se fût
mise en route, elle aurait pu aisément regagner Campagne avant dix heures du
soir, mais, traversant la grand’route d’Étaples, elle s’était, selon une
habitude déjà ancienne, un peu détournée pour longer le parc de Cadignan.
Combien de temps, sans nulle crainte, mais remâchant seulement ses souvenirs,
les deux poings sous le menton, accotée à la haie, ses pieds dans la boue, elle
avait pesé le pour et le contre, comme toujours, d’une cervelle froide et d’un
cœur ardent? Vaincue, jetée hors de
son rêve, tenue à jamais pour une pauvre fille obsédée de vains fantômes —
condamnée à la pitié perpétuelle — dépouillée de tout, même de son crime… Et la
seule consolation de sa petite âme farouche était encore de revoir, à la même
heure inoubliable, cette route, qu’elle avait parcourue au cours d’une nuit
unique, la barrière à présent close, le détour mystérieux de l’avenue, et
là-bas — tout au fond — les grands murs pleins de silence, où veillait le mort
inutile, son muet témoin.
Le vicaire de Campagne attendit la réponse une
longue minute, sans donner signe d’impatience, mais sans paraître douter non
plus d’être obéi. Par contraste, sa voix se faisait de plus en plus humble et
douce, presque timide, tandis que son attitude exprimait une autorité
grandissante. Et tout à coup, sans changer de ton, il ajouta ces paroles
inattendues que Mlle Malorthy sentit comme éclater dans son cœur :
— Je voulais simplement vous éloigner d’abord, car
vous savez bien que le mort que vous attendez ici n’y est plus.
La
stupeur de Mouchette ne se marqua que par un grand frisson, qu’elle réprima
d’ailleurs à l’instant. Et ce n’était pas la peur qui fit trembler sur ses
lèvres les premiers mots qu’elle prononça, presque au hasard :
— Un mort? Quel mort?
Il reprit, avec le même calme, tout en la
devançant pour poursuivre son chemin, tandis qu’elle trottait docilement
derrière lui :
— Nous
sommes mauvais juges en notre propre cause, et nous entretenons souvent
l’illusion de certaines fautes, pour mieux nous dérober la vue de ce qui en
nous est tout à fait pourri et doit être rejeté à peine de mort.
— Quel
mort? reprit Mouchette. De quel mort parlez-vous?
Et elle
serrait machinalement le pan de sa soutane, tandis que chaque pas de son
compagnon la repoussait, essoufflée et bégayante, sur le bord du talus. Le
ridicule de cette poursuite, l’humiliation d’interroger à son tour, d’implorer
presque, étaient amers à sa fierté. Mais elle sentait aussi quelque chose comme
une joie obscure. Elle parlait encore qu’ils sortirent du chemin, et
débouchèrent dans la plaine. Elle reconnut la place aussitôt.
C’était, à deux cents mètres des premières maisons
de Trilly, le petit carrefour cerné de haies vives, planté de maigres tilleuls,
à la mode ancienne. Au premier dimanche d’août, à la ducasse, les forains y
installent leurs pauvres boutiques roulantes, et des amateurs y font parfois
danser les filles.
Ils se trouvèrent
de nouveau face à face, comme au premier moment de leur rencontre. La triste
aurore errait dans le ciel, et la haute silhouette du vicaire parut à Mlle
Malorthy plus haute encore, lorsque, d’un geste souverain, d’une force et d’une
douceur inexprimables, il s’avança vers elle et, tenant levée sur sa tête sa
manche noire :
— Ne
vous étonnez pas de ce que je vais dire : n’y voyez surtout rien de capable
d’exciter l’étonnement ou la curiosité de personne. Je ne suis moi-même qu’un
pauvre homme. Mais, quand l’esprit de révolte était en vous, j’ai vu le nom de
Dieu écrit dans votre cœur.
Et, baissant le bras, il traça du pouce, sur la
poitrine de Mouchette, une double croix.
Elle fit un bond léger en arrière, sans trouver
une parole, avec un étonnement stupide. Et quand elle n’entendit plus en
elle-même l’écho de cette voix dont la douceur l’avait transpercée, le regard
paternel acheva de la confondre.
Si
paternel!… (Car il avait lui-même goûté le poison et savouré sa longue
amertume)
La
langue humaine ne peut être contrainte assez pour exprimer en termes abstraits
la certitude d’une présence réelle, car toutes nos certitudes sont déduites, et
l’expérience n’est pour la plupart des hommes, au soir d’une longue vie, que le
terme d’un long voyage autour de leur propre néant. Nulle autre évidence que
logique ne jaillit de la raison, nul autre univers n’est donné que celui des
espèces et des genres. Nul feu, sinon divin, qui force et fonde la glace des
concepts. Et pourtant ce qui se découvre à cette heure au regard de l’abbé
Donissan n’est point signe ou figure : c’est une âme vivante, un cœur pour tout
autre scellé! Pas plus qu’à l’instant de leur extraordinaire rencontre, il ne
serait capable de justifier par des mots la vision extérieure d’un éclat
toujours égal, ce qui se confond avec la lumière intérieure dont il est
lui-même saturé. La première vision de l’enfant est mêmement si pleine et si
pure que l’univers dont il vient de s’emparer ne saurait se distinguer d’abord
du frémissement de sa propre joie. Toutes les couleurs et toutes les
formes s’épanouissent à la fois dans son rire triomphal.
Quand on l’interrogeait plus tard sur ce don de
lire dans les âmes, il niait d’abord et presque toujours obstinément. Parfois
aussi, craignant de mentir, il s’en expliqua plus clairement, mais avec un tel
scrupule, une recherche de précision si naïve que sa parole était souvent pour
les curieux une déception nouvelle. Ainsi quelque dévot villageois interpréterait l’extase et l’union en Dieu
de sainte Thérèse ou de saint Jean de La Croix. C’est que la vie n’est
confusion et désordre que pour qui la contemple du dehors. Ainsi l’homme
surnaturel est à l’aise si haut que l’amour le porte et sa vie spirituelle ne
comporte aucun vertige sitôt qu’il reçoit les dons magnifiques, sans s’arrêter
à les définir et sans chercher à les nommer.
Que voyez-vous? demandait-on au saint homme. Quand voyez-vous? Quel avertissement? Quel
signe? Et il répétait d’une voix d’enfant studieux auquel échappe le mot du
rudiment : « J’ai pitié… J’ai seulement pitié!… » Quand il avait rencontré Mlle
Malorthy sur le bord du chemin, ne voyant devant lui qu’une ombre presque
indiscernable, une violente pitié était déjà dans son cœur. N’est-ce
point ainsi qu’une mère s’éveille en sursaut, sachant de toute certitude que
son enfant est en péril? La charité des grandes âmes, leur surnaturelle
compassion semblent les porter d’un coup au plus intime des êtres. La charité,
comme la raison, est un des éléments de notre connaissance. Mais si elle a ses
lois, ses déductions sont foudroyantes, et l’esprit qui les veut suivre n’en
aperçoit que l’éclair.
Le regard que l’homme de Dieu tenait baissé sur
Mouchette, à toute autre, peut-être, eût fait plier les genoux. Et il est vrai
qu’elle se sentit, pour un moment, hésitante et comme attendrie. Mais alors un
secours lui vint — jamais vainement attendu — d’un maître de jour en jour plus
attentif et plus dur ; rêve jadis à peine distinct d’autres rêves, désir plus
âpre à peine, voix entre mille autres voix, à cette heure réelle et vivante ;
compagnon et bourreau, tour à tour plaintif, languissant, source des larmes,
puis pressant, brutal, avide de contraindre, puis encore, à la minute décisive,
cruel, féroce, tout entier présent dans un rire douloureux, amer, jadis serviteur,
maintenant maître.
Cela jaillit d’elle tout à coup. Une colère
aveugle, une rage de défier ce regard, de lui fermer son âme, d’humilier la
pitié qu’elle sentait sur elle suspendue, de la flétrir, de la souiller. Son
élan la jeta, toute frémissante, non pas aux pieds, mais face au juge, dans son
silence souverain.
Elle ne trouvait d’abord aucun mot ; en était-il
pour exprimer ce transport sauvage? Elle repassait seulement dans son esprit,
mais avec une rapidité et une netteté surhumaine, les déceptions capitales de
sa courte vie, comme si la pitié de ce prêtre en était le terme et le
couronnement… Elle put articuler enfin, d’une voix presque inintelligible :
— Je vous hais!
—
N’ayez pas honte, dit-il.
—
Gardez vos conseils, cria Mouchette. (Mais il avait frappé si juste que sa
colère en fut comme trompée.) Je ne sais même pas ce que vous voulez dire!
—
Assurément, d’autres épreuves vous attendent, continua-t-il, plus rudes… Quel
âge avez-vous? demanda-t-il après un silence.
Depuis un moment le regard de Mouchette trahissait
une surprise, déjà déçue. À ce dernier mot, par un violent effort, elle sourit.
— Vous
devez le savoir, vous qui savez tant de choses…
— Jusqu’à ce jour vous avez vécu comme une enfant.
Qui n’a pas de pitié d’un petit
enfant? Et ce sont les pères de ce monde! Ah! voyez-vous. Dieu nous assiste
jusque dans nos folies. Et, quand l’homme se lève pour le maudire, c’est
Lui seul qui soutient cette main débile!
— Un enfant, fit-elle, un enfant! Des enfants de
chœur comme moi, vous n’en rencontrerez pas beaucoup dans vos sacristies : ils
n’useront pas votre eau bénite. Les chemins où j’ai passé, souhaitez ne les
connaître jamais.
Elle prononça ces derniers mots avec une emphase
un peu comique. Il répondit
tranquillement :
—
Qu’avez-vous donc trouvé dans le péché qui valût tant de peine et de tracas? Si
la recherche et la possession du mal comporte quelque horrible joie, soyez bien
sûre qu’un autre l’exprima pour lui seul, et la but jusqu’à la lie.
L’abbé Donissan fit encore un pas vers elle. Rien
dans son attitude n’exprimait une émotion excessive, ni le désir d’étonner. Et
pourtant les paroles qu’il prononça clouèrent Mouchette sur place, et
retentirent dans son cœur.
— Laissez cette pensée, dit-il. Vous n’êtes point
devant Dieu coupable de ce meurtre. Pas plus qu’en ce moment-ci votre volonté
n’était libre. Vous êtes comme un jouet, vous êtes comme la petite balle d’un
enfant, entre les mains de Satan.
Il ne
lui laissa pas le temps de répondre et d’ailleurs elle ne trouvait pas un mot.
Il l’entraînait déjà, tout en parlant, sur la route de Desvres, à grands pas,
dans les champs déserts. Elle le suivait. Elle devait le suivre. Il parlait,
comme il n’avait jamais parlé, comme il ne parlerait plus jamais, même à
Lumbres et dans la plénitude de ses dons, cpar elle était sa première proie. Ce
qu’elle entendait, ce n’était pas l’arrêt du juge, ni rien qui passât son
entendement de petite bête obscure et farouche, mais avec une terrible douceur,
sa propre histoire, l’histoire de Mouchette non point dramatisée par le metteur
en scène, enrichie de détails rares et singuliers — mais résumée au contraire,
réduite à rien, vue du dedans. Que le péché qui nous dévore laisse à la vie peu
de substance! Ce qu’elle voyait se consumer au feu de la parole, c’était
elle-même, ne dérobant rien à la flamme droite et aiguë, suivie jusqu’au
dernier détour, à la dernière fibre de chair. À mesure que s’élevait ou
s’abaissait la voix formidable, reçue dans les entrailles, elle sentait croître
ou décroître la chaleur de sa vie, cette voix d’abord distincte, avec les mots
de tous les jours, que sa terreur accueillait comme un visage ami dans un
effrayant rêve, puis de plus en plus confondue avec le témoignage intérieur, le
murmure déchirant de la conscience troublée dans sa source profonde, tellement
que les deux voix ne faisaient plus qu’une plainte unique, comme au seul jet de
sang vermeil.
Mais
quand il fit silence, elle se sentit vivre encore.
· · ·
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Ce
silence se prolongea longtemps, ou du moins un temps impossible à mesurer,
indiscernable. Puis la voix — mais venue de si loin! — parvint de nouveau à ses
oreilles.
—
Remettez-vous, disait-elle. N’abusez pas de vos forces. Vous en avez assez dit.
— Assez
dit? Qu’ai-je dit? Je n’ai rien dit.
— Nous avons parlé, reprit la voix. Et même nous avons parlé longtemps. Voyez comme le
ciel s’éclaircit : la nuit s’achève.
— Ai-je
parlé? répéta-t-elle, d’un ton suppliant.
Et tout
à coup (ainsi qu’au réveil surgit de la mémoire, avec une brutale évidence,
l’acte accompli) :
— J’ai
parlé! s’écria-t-elle. J’ai parlé!
Dans le
gris de l’aube, elle reconnut le visage du vicaire de Campagne. Il exprimait
une lassitude infinie. Et ses yeux, où la flamme s’était à présent effacée,
semblaient comme rassasiés de la vision mystérieuse.
Elle se
sentait si faible, si désarmée qu’elle n’aurait pu faire alors un pas,
semblait-il, ni pour le joindre, ni pour l’éviter. Elle hésita.
— Cela
est-il possible? dit-elle encore… De quel droit?…
— Je n’ai aucun droit sur vous, répondit-il avec
douceur. Si Dieu…
— Dieu!
commença-t-elle… Mais il lui fut impossible d’achever. L’esprit de
révolte était en elle comme engourdi.
— Comme vous vous débattez dans Sa main, fit-il
tristement. Lui échapperez-vous de
nouveau? Je ne sais…
D’une
voix très humble, après un nouveau silence, il ajouta :
—
Épargnez-moi, ma fille!
Sa pâleur était effrayante. La main qu’il levait
vers elle retomba gauchement, et son regard se détourna.
Et déjà, elle serrait avec impatience ses petits
poings.
Il la vit, telle qu’il l’avait entrevue dans
l’ombre, une heure plus tôt, avec ce visage d’enfant vieillie, contracté,
méconnaissable. L’inutilité de son grand effort, la vaine dispersion des grâces
sublimes qui venaient d’être prodiguées, là, à cette place, l’inexorable
prévision lui serra le cœur.
— Dieu! s’écriait-elle, avec un rire dur…
L’aube livide s’élevait à mesure autour d’eux et
ils n’en voyaient que le reflet pathétique sur leurs visages. À leur droite le hameau, à peine émergé de la brume,
au creux des collines, faisait un paysage de désolation. Dans l’immense
plaine, à l’infini, seul, vivait un mince filet de fumée, au-dessus d’un toit
invisible.
Alors,
le rire de Mouchette se tut. La flamme instable de son regard
s’éteignit. Et soudain, lamentable,
exténuée, obstinée, elle implora de nouveau :
— Je ne
voulais pas vous offenser… N’est-ce pas que vous m’avez menti tout à l’heure?
Je n’ai rien dit. Que vous aurais-je dit? Il me semble que je dormais. Ai-je
dormi?
Il
semblait ne pas l’entendre. Elle redoubla :
— Ne me
refusez pas… Vous ne pouvez refuser de répondre… Pour l’apprendre, je me
soumettrai à ce que vous jugerez bon de m’ordonner.
Jamais
la voix de l’étrange fille ne s’était faite si humble, si suppliante.
Il ne
répondit pas encore.
Elle
recula de quelques pas, le dévisagea longuement, ardemment, les sourcils
froncés, le front bas, et soudain :
— J’ai tout avoué! dit-elle. Vous savez tout!
Mais,
se reprenant aussitôt :
— Et
quand cela serait? Je ne crains rien. Que m’importe?… Mais dites-moi… Ah!
dites-moi, qu’avez-vous fait? Ai-je vraiment parlé en songe?
Dans son extrême épuisement, sa curiosité
indomptable la jetait déjà vers une nouvelle aventure. Le sang montait à ses joues. Ses yeux retrouvaient
leur flamme sombre. Et lui, il la contemplait avec pitié, ou peut-être avec
mépris.
Car, à
sa grande surprise, la vision s’était effacée, anéantie. Le souvenir en était
trop vif, trop précis pour qu’il doutât. Les paroles échangées sonnaient encore
à ses oreilles. Mais les ténèbres étaient retombées. Pourquoi n’obéit-il pas
alors au mouvement intérieur qui lui commandait de se dérober sans retard?
Devant lui, ce n’était qu’une pauvre créature reformant en hâte la trame un
instant déchirée de ses mensonges… Mais n’avait-il pas été une minute — une
éternité! — par un effort presque divin, affranchi de sa propre nature? Fut-ce
le désespoir de cette puissance perdue? Ou la rage de la reconquérir? Ou la
colère de retrouver rebelle la misérable enfant tout à l’heure à sa merci? Il
eut un geste des épaules, d’une énorme brutalité.
— Je
t’ai vue! (À ce tu, elle frémit de rage.) Je t’ai vue comme peut-être aucune
créature telle que toi ne fut vue ici-bas! Je t’ai vue de telle manière que tu
ne peux m’échapper, avec toute ta ruse. Penses-tu que ton péché me fasse
horreur? À peine as-tu plus offensé Dieu que les bêtes. Tu n’as porté que de
faux crimes, comme tu n’as porté qu’un fœtus. Cherche! Remue ton limon : le
vice dont tu te fais honneur y a pourri depuis longtemps, à chaque heure du
jour ton cœur se crevait de dégoût. De toi, tu n’as tiré que de vains rêves,
toujours déçus. Tu crois avoir tué un homme… Pauvre fille! tu l’as délivré de
toi. Tu as détruit de tes mains l’unique instrument possible de ton abominable
libération. Et, quelques semaines après, tu rampais aux pieds d’un autre qui ne
le valait pas. Celui-là t’a mis la face contre terre. Tu le méprises et il te
craint. Mais tu ne peux lui échapper.
— …Je
ne puis… lui… échapper, bégaya Mouchette. Sa terreur et sa rage étaient telles
que sur son visage, d’une excessive mobilité, à présent durci, se peignit comme
une sérénité sinistre.
— Je
sais que je le puis, dit-elle enfin. Quand je le voudrai. On m’a crue
folle : qu’ai-je fait pour les détromper tous? J’attendais d’être prête, voilà
tout.
Il appuya si violemment la main sur son épaule
qu’elle chancela.
— Tu ne
seras jamais prête. Tu ne dérobes à Dieu que le pire : la boue dont tu es
faite, Satan! Te crois-tu libre? Tu ne l’aurais été qu’en Dieu. Ta vie….
Il
respira profondément, pareil à un lutteur qui va donner son effort. Et déjà
montait dans ses yeux la même lueur de lucidité surhumaine, cette fois
dépouillée de toute pitié. Le don périlleux, il l’avait donc conquis de
nouveau, par force, dans un élan désespéré, capable de faire violence, même au
ciel. La grâce de Dieu s’était faite visible à ses yeux mortels : ils ne
découvraient plus maintenant que l’ennemi, vautré dans sa proie. Et déjà aussi
la pâle figure de Mouchette, comme rétrécie par l’angoisse, chavirait dans le
même rêve, dont leur double regard échangeait le reflet hideux.
— Ta
vie répète d’autres vies, toutes pareilles, vécues à plat, juste au niveau des
mangeoires où votre bétail mange son grain. Oui! chacun de tes actes est le
signe d’un de ceux-là dont tu sors, lâches, avares, luxurieux et menteurs. Je
les vois. Dieu m’accorde de les voir. C’est vrai que je t’ai vue en eux, et eux
en toi. Oh! que notre place est ici-bas dangereuse et petite! que notre chemin
est étroit!
Et il
commença de tenir des propos plus singuliers encore, mais en baissant la voix,
avec une grande simplicité.
Comment les rapporterait-on ici? C’était encore
l’histoire de Mouchette, merveilleusement confondue avec d’autres vieilles
histoires oubliées depuis longtemps, à moins qu’elles n’eussent été jamais connues.
Avant qu’elle en comprît le sens, Mouchette sentit son cœur se serrer, comme à
une brusque descente, et cette surprise qui fait hésiter le plus étourdi, au
seuil d’une demeure profonde et secrète. Puis ce fut des noms entendus,
familiers, ou seulement pleins d’un souvenir vague, de plus en plus nombreux,
s’éclairant l’un par l’autre, jusqu’à ce que la trame même du récit apparût en
dessous. Humbles faits de la vie quotidienne, sans aucun éclat, pris dans la
malice la plus commune — comme des cailloux dans leur gaine de boue, — mornes
secrets, mornes mensonges, mornes radotages du vice, mornes aventures qu’un nom
soudain prononcé illuminait comme un phare, puis retombant dans des ténèbres où
l’esprit n’eût rien distingué encore mais qu’une espèce d’horreur sacrée
dénonçait comme un grouillement de vies obscures. Tandis que Mouchette, une
fois de plus, se sentait entraînée malgré sa volonté et sa raison, c’était
cette horreur même qui vivait et pensait pour elle. Car, à la frontière du
monde invisible, l’angoisse est un sixième sens, et douleur et perception ne
font qu’un. Ces noms, que prononçait l’un après l’autre la voix redevenue
souveraine, elle les reconnaissait au passage, mais pas tous. C’étaient ceux
des Malorthy, des Brissaut, des Paully, des Pichon, aïeux et aïeules,
négociants sans reproche, bonnes ménagères, aimant leur bien, jamais décédés
intestats, honneur des Chambres de commerce et des études de notaires. (Ta tante Suzanne, ton oncle Henri, tes
grand’mères Adèle et Malvina ou Cécile…) Mais ce que la voix racontait, d’un
accent tout uni, peu d’oreilles l’entendirent jamais — l’histoire saisie du
dedans — la plus cachée, la mieux défendue, et non point telle quelle, dans
l’enchevêtrement des effets et des causes, des actes et des intentions, mais
rapportée à quelques faits principaux, aux fautes mères. Et certes
l’intelligence de Mouchette, à elle seule, n’eût saisi que peu de choses d’un
tel récit, dont l’effrayante ellipse eût déçu de plus lucides. Où la voix
trouvait son écho, n’était-ce pas dans sa chair même, que chacune de ces fautes
avait marquée, affaiblie à l’instant même qu’elle fût conçue? À voir peu à peu
ces morts et ces mortes sortir tout nus de leur linceul, elle ne sentait même
rien qu’on pût appeler surprise. Elle écoutait cette révélation surhumaine,
d’un cœur abîmé d’angoisse, toutefois sans véritable curiosité ni stupeur. Il
semblait qu’elle l’eût déjà entendue, ou mieux encore. Mensonges calomnieux,
haines longuement nourries, amours honteuses, crimes calculés de l’avarice et
de la haine, tout se reformait en elle à mesure, comme se reforme, à l’état de
veille, une cruelle image du rêve. Jamais, non jamais! morts ne furent si
brutalement tirés de leur poussière, jetés dehors, ouverts. À un mot, à un nom
soudain prononcé, ainsi qu’à la surface une bulle de boue, quelque chose
remontait du passé au présent — acte, désir, ou parfois, plus profonde et plus
intime, une seule pensée (car elle n’était pas morte avec le mort), mais si
intime, si profonde, si sauvagement arrachée que Mouchette la recevait avec un
gémissement de honte. Elle ne distinguait plus la voix impitoyable de sa
propre révélation intérieure, mille fois plus riche et plus ample. D’ailleurs
plus rapides qu’aucune parole humaine, ces fantômes innombrables qui se levaient
de toutes parts n’eussent pu seulement être nommés ; pourtant, comme à travers
un orage de sons monte la dominante irrésistible, une volonté active et claire
achevait d’organiser ce chaos. En vain Mouchette, dans un geste de défense
naïve, levait vers l’ennemi ses petites mains. Tandis qu’un autre songe, sitôt
fixé de sang-froid, se dérobe et se disperse, celui-ci se rapprochait d’elle,
ainsi qu’une troupe qui se rassemble pour charger. La foule, un instant plus
tôt si grouillante, où elle avait reconnu tous les siens, se rétrécissait à
mesure. Des visages se superposaient entre eux, ne faisaient plus qu’un visage,
qui était celui même d’un vice. Des gestes confus se fixaient dans une attitude
unique, qui était le geste du crime. Plus encore : parfois le mal ne laissait
de sa proie qu’un amas informe, en pleine dissolution, gonflé de son venin,
digéré. Les avares faisaient une masse d’or vivant, les luxurieux un tas
d’entrailles. Partout le péché crevait son enveloppe, laissait voir le mystère
de sa génération : des dizaines d’hommes et de femmes liés dans les fibres du
même cancer, et les affreux liens se rétractant, pareils aux bras coupés d’un
poulpe, jusqu’au noyau du monstre même, la faute initiale, ignorée de tous,
dans un cœur d’enfant… Et, soudain, Mouchette se vit comme elle ne s’était
jamais vue, pas même à ce moment où elle avait senti se briser son orgueil :
quelque chose fléchit en elle d’un plus irréparable fléchissement, puis
s’enfonça d’une fuite obscure. La voix, toujours basse, mais d’un trait vif et
brûlant, l’avait comme dépouillée, fibre à fibre. Elle doutait d’être, d’avoir
été. Toute abstraction, dans son esprit, prend une forme, et peut être serrée
sur la poitrine ou repoussée. Que dire de ce fléchissement de la conscience
même! Elle s’était reconnue dans les siens et, au paroxysme du délire, ne se
distinguait plus du troupeau. Quoi! pas un acte de sa vie qui n’eût ailleurs
son double? Pas une pensée qui lui appartînt en propre, pas un geste qui ne fût
dès longtemps tracé? Non point semblables, mais les mêmes! Non point répétés,
mais uniques. Sans qu’elle pût retracer en paroles intelligibles aucune des
évidences qui achevaient de la détruire, elle sentait dans sa misérable petite
vie l’immense duperie, le rire immense du dupeur. Chacun de ces ancêtres
dérisoires, d’une monotone ignominie, ayant reconnu et flairé en elle son bien,
venait le prendre ; elle abandonnait tout. Elle livrait tout et c’était comme
si ce troupeau était venu manger dans sa main sa propre vie. Que leur disputer? Que reprendre? Ils avaient
jusqu’à sa révolte même.
Alors
elle se dressa, battant l’air de ses mains, la tête jetée en arrière, puis
d’une épaule à l’autre, absolument comme un noyé qui s’enfonce. La sueur
ruisselait sur son visage, ainsi qu’un torrent de larmes, tandis que ses yeux,
que dévorait la vision intérieure, n’offraient au vicaire de Campagne qu’un
métal refroidi. Aucun cri ne sortait de ses lèvres, bien qu’il parût vibrer
dans sa gorge muette. Ce cri, qu’on n’entendait pas, imposait pourtant sa forme
à la bouche contractée, au col ployé, aux maigres épaules, aux reins creusés,
au corps tout entier comme tiré en haut pour un appel désespéré… Enfin
elle s’enfuit.
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Jusqu’au premier tournant de la route elle crut ne
pas hâter son pas, quand déjà elle courait presque. Au bas de la descente, lorsque les haies dégarnies
et les troncs pressés de pommiers lui furent un abri, elle se mit à fuir de
toute la vitesse de ses jambes. À l’entrée de Campagne, cependant, elle quitta
la grande route et prit d’instinct le sentier désert à cette heure et qui lui
permit d’atteindre, sans être vue, son jardin. Elle ne pensait clairement à
rien, ne désirait rien que se trouver seule, derrière une porte bien close, à
l’abri, seule. Le dehors, l’horizon familier, le ciel même appartenaient
à son ennemi. Sa frayeur ou, pour mieux dire, son désordre était tel que, si
l’occasion s’en fût seulement présentée, elle eût appelé à l’aide n’importe
qui, son père même.
Mais
l’occasion ne se présenta pas. La cuisine était vide. Elle grimpa l’escalier
quatre à quatre, poussa le verrou, se jeta en travers de son lit, puis se
redressa aussitôt comme mordue, se jeta vers la fenêtre, ouvrit les rideaux et,
découvrant son regard dans la glace, fit en arrière un bond de bête surprise.
— Est-ce toi, Germaine? demandait à travers la
cloison Mme Malorthy.
La
glace connut seule ce nouveau regard de Mouchette, la grimace frénétique de ses
lèvres. Elle répondit d’une voix basse et calme :
— C’est moi, maman.
Et, avant que la vieille femme eût placé encore un
mot, elle trouva sans hésiter, sans y penser même, le seul mensonge qui ne fût
pas tout à fait invraisemblable :
— Cousin Georges m’a reconduite en voiture
jusqu’au hameau de Viel. Il allait
au marché de Viel-Aubin.
— À
ct’heure?
— Il
est parti très tôt, parce qu’il embarquait des porcs. Il fallait profiter de
l’occasion, ou revenir à pied.
— T’as
pas dîné, répondit la vieille. Je vas te faire un peu de café.
—
Justement parce que je n’ai pas dormi, je me couche, fit Mouchette. Laisse-moi.
— Ouvre
donc, répéta Mme Malorthy.
— Non!
cria farouchement Mouchette.
Mais,
se reprenant aussitôt, de sa petite voix sèche et dure, qui faisait trembler sa
mère :
— Je
n’ai besoin que de dormir. Bonsoir.
Et quand elle entendit décroître, au tournant de
l’escalier, le bruit des sabots, ses genoux fléchirent : elle s’accroupit dans
le coin sombre, sans parole, sans regard.
Le
péril présent n’engendre que la crainte, qui frappe de stupeur le lâche. Elle
endort avant que de tuer. La terreur s’éveille plus tard, lorsque la conscience
engourdie prend peu à peu connaissance et possession de son hôte sinistre. Le
jugement touche le condamné comme la pierre d’une fronde, et le chiourme qui le
reconduit à sa cellule ne jette sur le lit qu’une espèce de cadavre. Mais,
quand il ouvre les yeux, dans la nuit profonde et douce, le misérable connaît
tout à coup qu’il est étranger parmi les hommes.
Rarement
Mouchette prit le temps de s’observer avec quelque sollicitude : elle n’y
trouve aucun plaisir. Sur un tel sujet, son inexpérience est grande ; elle
ressemble à la candeur. Si loin qu’elle remonte dans le passé, elle n’a connu
des scrupules et des remords que cette gêne vague — la crainte du péril, ou son
défi, — la conscience obscure d’être pour un moment hors la loi, l’instinct
tout entier en éveil de l’animal loin de son gîte, sur une route inconnue. À
cette minute même rien ne l’occupe que le danger mystérieux entrevu quelques
instants plus tôt, la volonté qui a brisé la sienne, le prêtre ridicule, connu
de tous, salué dans la rue, familier, qui lui a vu plier les genoux.
Ce
souvenir est encore si fort qu’il écarte tous les autres : elle s’est heurtée à
un obstacle, et l’obstacle, c’est ce prêtre. Jadis une telle évidence
eût réveillé sa colère et tendu les mille réseaux de sa ruse. Ce qui la tient
cette fois face contre terre, c’est la cruelle surprise de ne sentir au fond de
son cœur humilié qu’un amer dégoût.
Un
moment — un seul moment — l’idée lui vient (mais si embarrassée de se formuler
seulement) : briser l’obstacle, répéter le geste meurtrier. Elle l’écarte
aussitôt : elle lui paraît vaine et grotesque, pareille à ces entreprises
poursuivies dans les rêves. On ne tue pas pour quelques paroles obscures. Telle
est la raison qu’elle se donne ; mais il est plus vrai qu’en l’atteignant dans
son orgueil le rude adversaire a rompu le ressort de sa vie.
Le danger l’exciterait plutôt ; l’odieux ne
l’arrêterait pas. Elle craint
seulement quelque chose qui pourrait être le ridicule ou la pitié. Comme
il arrive parfois, les mots qui lui viennent tout à coup aux lèvres, sans
qu’elle les cherche, expriment sa crainte profonde : « Ils me croiraient tout à
fait folle », murmura-t-elle.
Folle!… Elle arrête ici un long moment sa pensée. Jusqu’alors, même à l’hospice de Campagne,
elle n’a pas douté de sa raison. Dès le premier instant de lucidité, elle
écoutait discuter son cas avec une ironique curiosité. — Que savaient-ils, ces
messieurs, de la terrible aventure? — Presque rien, l’essentiel demeurant son
secret. Elle était, au milieu de ces nouveaux spectateurs, ce qu’elle
avait désiré d’être, toujours semblable à son personnage favori, une fille
dangereuse et secrète, au destin singulier, une héroïne parmi les couards et les
sots… Toutefois, aujourd’hui, à cet instant…
Qui justifiait sa terreur? Au tournant de la route
déserte, elle ne laissait derrière elle qu’un jeune prêtre, rencontré déjà bien
des fois, inoffensif en apparence, et même un peu sot. Sans doute il a parlé. Qu’a-t-il
donc dit de tellement grave? À ce point, l’effort qu’elle fait pour se
reprendre, se dominer, ne peut se poursuivre. De minute en minute, il lui
paraît, cependant plus clair qu’elle s’est trouvée dupe en quelque façon. Elle
a pris peur pour un certain nombre de phrases vagues, d’allusions en apparence
perfides — peut-être innocentes, maladroitement interprétées. Lesquelles encore?
Un mot dit en passant sur le crime déjà si ancien, presque oublié, un mot fait
plutôt pour la rassurer : « Vous n’êtes pas devant Dieu coupable de ce meurtre…
» (elle a beau répéter ces mêmes mots, elle ne retrouve pas la rage humiliée
qui alors lui travaillait si puissamment le cœur.) Puis quoi? Des reproches,
des exhortations à quitter la voie mauvaise… (elle ne se souvient nettement
d’aucune) et enfin… (là, sa mémoire tourne court) certaine révélation
singulière qui l’a troublée au point que, l’angoisse seule survivant à sa
cause, elle ne saurait dire pourquoi elle se blottit dans l’angle du mur, le
visage sur ses genoux, toute hérissée de frissons, claquant des dents. Là! Là
est le secret. C’est alors seulement qu’elle a fui. Ce vide affreux s’est alors
creusé en elle. Est-il possible? Est-il possible pourtant qu’elle ait fui d’une
telle fuite désespérée de vagues récits empruntés sans doute à la chronique du
bourg, sur elle et les siens? C’est vrai qu’elle les a crus, et elle en sait
encore assez pour être sûre qu’à un certain moment elle ne pouvait pas ne pas
les croire. Nul doute que la même
présence et la même parole la convaincraient à nouveau. Et puis après? A-t-elle
jamais redouté la haine des sots? Mais qu’a-t-il pu donc rapporter de neuf, ce
prêtre? La terreur qui l’a comme tirée hors d’elle-même pour la jeter ici
tremblante ne vient pas de lui. Elle n’est dupe que d’un rêve… et ce rêve
qu’elle emporte engourdi peut ressusciter tout à coup… Oh! oh! voilà que déjà
son cœur bat et sonne, tandis que la sueur ruisselle entre ses épaules. La
houle d’angoisse l’agite, l’affreuse caresse glacée la saisit durement à la gorge.
Le hurlement qu’elle pousse s’entend jusqu’à l’extrémité de la place, et le mur
même en a frémi.
Elle se
retrouve couchée à plat ventre au pied de son lit. L’édredon a glissé
par-dessous et elle y a enfoncé ses crocs, en sorte que sa bouche est pleine de
duvet. Rien ne trouble plus le silence, et elle s’avise tout à coup
qu’elle n’a crié qu’en songe. À présent, de toutes les forces qui lui restent,
elle repousse, elle refoule un nouveau cri. Car, en un éclair, elle s’est vue
reconduite à l’hospice, la porte refermée sur elle, cette fois décidément folle
— folle à ses propres yeux — de son aveu même… D’abord elle gémit à petits
coups, puis se tut.
Parfois, lorsque l’âme même fléchit dans son
enveloppe de chair, le plus vil souhaite le miracle et, s’il ne sait prier,
d’instinct au moins, comme une bouche à l’air respirable, s’ouvre à Dieu. Mais c’est en vain que la misérable fille
userait, à résoudre l’énigme qu’elle se propose, ce qui lui reste de vie.
Comment s’élèverait-elle par ses propres forces à la hauteur où l’a portée tout
à coup l’homme de Dieu, et d’où est présentement retombée? De la lumière qui
l’a percée de part en part — pauvre petit animal obscur — il ne reste que sa
douleur inconnue, dont elle mourrait sans la comprendre. Elle se débat, l’arme
éblouissante en plein cœur, et la main qui l’a poussée ne connaît pas sa
cruauté. Pour la divine miséricorde, elle l’ignore et ne saurait même pas
l’imaginer… Que d’autres se débattent ainsi, vainement serrés sur la poitrine
de l’ange dont ils ont entrevu, puis oublié la face! Les hommes regardent
curieusement s’agiter tel d’entre eux marqué de ce signe, et s’étonnent de le
voir tour à tour frénétique dans la recherche du plaisir, désespéré dans sa
possession, promenant sur toutes choses un regard avide et dur, où le reflet
même de ce qu’il désire s’est effacé!
Deux
longues heures, tantôt reployée sur elle-même, sans mouvement, tantôt se
tordant à terre dans une rage convulsive et muette, puis encore assommée d’un
affreux sommeil, elle crut vraiment perdre la raison, descendre une à une les
marches noires. Son destin se retraçait ligne par ligne : elle en
parcourait les étapes. C’était comme une suite de tableaux fulgurants. Elle en
comptait les personnages imaginaires, elle scrutait leurs visages, entendait
leurs voix. À chaque image recherchée, suscitée volontairement, épuisée, elle
sentait littéralement frémir ses sens et sa raison, ainsi qu’un frêle navire
dans le vent ; toujours sa douleur lucide reprenait le dessus. Elle en était à
soulever délibérément en elle les puissances de désordre, appelant la folie
ainsi que d’autres appellent la mort. Mais par un instinct profond à peine
conscient elle s’interdisait la seule manifestation extérieure qui risquât de
briser ses forces : elle ne poussait aucun cri, elle étouffait même sa plainte
: un seul témoin de son délire, et c’était assez pour qu’elle perdît pied. Cela
elle le savait : elle n’appelait point. À mesure que la résistance intérieure,
en dépit d’elle-même, s’affermissait, ses gestes devenaient une agitation
factice, sa rage s’exténuait par sa violence même. Elle redevenait par degrés
spectatrice de sa propre folie. Quand elle se vit de nouveau respirant
fortement ainsi qu’au retour d’un grand rêve, un calme affreux rétabli dans son
âme, sa déception fut totale, absolue. C’était comme la chute brusque du vent,
sur une mer démontée, dans une nuit noire.
La même
chose ignorée lui manquait toujours, manquait à sa vie. Mais quoi? Mais
laquelle? Vainement elle essuyait ses joues déchirées à coups d’ongle, ses
lèvres mordues ; vainement elle regardait à travers les vitres la lumière de
l’aube ; vainement elle répétait de sa triste voix sans timbre : « C’est fini…
c’est fini!…» La vérité lui apparaissait ; l’évidence serrait son cœur ; même
la folie lui refusait son asile ténébreux. Non! elle n’était pas folle, ne le
serait jamais. Cette chose lui manquait, qu’elle avait tenue — mais où? mais
quand! De quelle manière? Et il était sûr à présent qu’elle s’était joué depuis
quelques instants la comédie de la démence pour masquer, pour oublier — à
quelque prix que ce fût — son mal réel, inguérissable, inconnu.
(Ah!
parfois Dieu nous appelle d’une voix si pressante et si douce! Mais, quand il
se retire tout à coup, le hurlement qui s’élève de la chair déçue doit étonner
l’enfer!)
C’est alors qu’elle appela — du plus profond, du
plus intime — d’un appel qui était comme un don d’elle-même, Satan.
D’ailleurs, qu’elle l’eût nommé ou non, il ne
devait venir qu’à son heure et par une route oblique. L’astre livide, même imploré, surgit rarement de
l’abîme. Aussi n’eût-elle su dire, à demi consciente, quelle offrande elle
faisait d’elle-même, et à qui. Cela vint tout à coup, monta moins de son esprit
que de sa pauvre chair souillée. La componction, que l’homme de Dieu avait en
elle suscitée un moment, n’était plus qu’une souffrance entre ses souffrances.
La minute présente était toute angoisse. Le passé un trou noir. L’avenir un
autre trou noir. Le chemin où d’autres vont pas à pas, elle l’avait déjà
parcouru : si petit que fût son destin, au regard de tant de pécheurs
légendaires, sa malice secrète avait épuisé tout le mal dont elle était capable
— à une faute près — la dernière. Dès l’enfance, sa recherche s’était tournée
vers lui, chaque désillusion n’ayant été que prétexte à un nouveau défi. Car
elle l’aimait.
Où
l’enfer trouve sa meilleure aubaine, ce n’est pas dans le troupeau des agités
qui étonnent le monde de forfaits retentissants. Les plus grands saints
ne sont pas toujours les saints à miracles, car le contemplatif vit et meurt le
plus souvent ignoré. Or l’enfer aussi a ses cloîtres.
La
voilà donc sous nos yeux, cette mystique ingénue, petite servante de Satan,
sainte Brigitte du néant. Un meurtre excepté, rien ne marquera ses pas sur la
terre. Sa vie est un secret entre elle et son maître, ou plutôt le seul
secret de son maître. Il ne l’a pas cherchée parmi les puissants, leurs noces
ont été consommées dans le silence. Elle s’est avancée jusqu’au but, non pas à
pas mais comme par bonds, et le touche, quand elle ne s’en croyait pas si
proche. Elle va recevoir son salaire. Hélas! il n’est pas d’homme qui, sa
décision prise et le remords d’avance accepté, ne se soit, au moins une minute,
rué au mal avec une claire cupidité, comme pour en tarir la malédiction, cruel
rêve qui fait geindre les amants, affole le meurtrier, allume une dernière
lueur au regard du misérable décidé à mourir, le col déjà serré par la corde et
lorsqu’il repousse la chaise d’un coup de pied furieux… C’est ainsi, mais d’une
force multipliée, que Mouchette souhaite dans son âme, sans le nommer, la
présence du cruel Seigneur.
Il vint, aussitôt, tout à coup, sans nul débat,
effroyablement paisible et sûr. Si loin qu’il pousse la ressemblance de Dieu,
aucune joie ne saurait procéder de lui, mais, bien supérieure aux voluptés qui
n’émeuvent que les entrailles, son chef-d’œuvre est une paix muette, solitaire,
glacée, comparable à la délectation du néant. Quand ce don est offert et reçu,
l’ange qui nous garde détourne avec stupeur sa face.
Il vint et, sitôt venu, l’agitation de Mouchette
cessa par miracle, son cœur battit lentement, la chaleur revint par degrés, son
corps et son âme ne furent qu’attente ferme et calculée — sans impatience
inutile — d’un événement désormais certain. Presque en même temps, son cerveau l’imagina, le réalisa pleinement. Et
elle comprit que l’heure était venue de se tuer, sans aucun délai surtout! à
l’instant même.
Avant que ses membres n’eussent fait un mouvement,
son esprit fuyait déjà sur la route de la délivrance. Après lui elle s’y jeta.
Chose étrange : son regard seul restait trouble et hésitant. Toute sa vie sensible était à l’extrémité de ses
doigts, dans la paume de ses mains agiles. Elle ouvrit la porte sans faire
crier l’huis, poussa celle de la chambre de son père (à cette heure toujours
vide), prit le rasoir à sa place ordinaire, l’ouvrit tout grand. Déjà elle
était de nouveau chez elle, face à la glace, dressée sur la pointe de ses
petits pieds, le menton jeté en arrière, sa gorge tendue, offerte… Quelle
que fût son envie, elle n’y jeta pas la lame, elle l’y appliqua férocement,
consciemment et l’entendit grincer dans sa chair. Son dernier souvenir fut le
jet de sang tiède sur sa main et jusqu’au pli de son bras.