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Wednesday, 24 August 2016

"Le Pêcheur et le Voyageur" by Jeanne Marie Leprince de Beaumont (in French)



Il y avait une fois un homme qui n’avait pour tout bien qu’une pauvre cabane sur le bord d’une petite rivière: il gagnait sa vie à pêcher du poisson ; mais comme il n’y en avait guère dans cette rivière, il ne gagnait pas grand-chose, et ne vivait presque que de pain et d’eau. Cependant il était content dans sa pauvreté, parce qu’il ne souhaitait rien que ce qu’il avait. Un jour, il lui prit fantaisie de voir la ville, et il résolut d’y aller le lendemain. Comme il pensait à faire ce voyage, il rencontra un voyageur qui lui demanda s’il y avait bien loin jusqu’à un village, pour trouver une maison où il pût coucher.
            «Il y a douze milles, répondit le pêcheur, et il est bien tard; si vous voulez passer la nuit dans ma cabane, je vous l’offre de bon cœur.»
            Le voyageur accepta sa proposition, et le pêcheur, qui voulait le régaler, alluma du feu, pour faire cuire quelques petits poissons. Pendant qu’il apprêtait le souper, il chantait, il riait et paraissait de fort bonne humeur.
            «Que vous êtes heureux! lui dit son hôte, de pouvoir vous divertir: je donnerais tout ce que je possède au monde, pour être aussi gai que vous.
            — Et qui vous en empêche? dit le pêcheur, ma joie ne me coûte rien, et je n’ai jamais eu sujet d’être triste. Est-ce que vous avez quelque grand chagrin, qui ne vous permet pas de vous réjouir?
            — Hélas, reprit le voyageur, tout le monde me croit le plus heureux des hommes. J’étais marchand, et je gagnais de grands biens, mais je n’avais pas un moment de repos. Je craignais toujours qu’on ne me fit banqueroute, que mes marchandises ne se gâtassent, que les vaisseaux que j’avais sur la mer, ne fissent naufrage; ainsi, j’ai quitté le commerce pour essayer d’être plus tranquille, et j’ai acheté une charge chez le roi. D’abord, j’ai eu le bonheur de plaire au prince, je suis devenu son favori, et je croyais que j’allais être content; mais je connus bientôt que j’étais plus esclave du prince, que son favori. Il fallait renoncer à tout moment à mes inclinations, pour suivre les siennes. Il aimait la chasse et moi le repos; cependant j’étais obligé de courir avec lui les bois toute la journée: je revenais au palais bien fatigué, et avec une grande envie de me coucher. Point du tout, la maîtresse du roi donnait un bal, un festin; on me faisait l’honneur de m’en prier pour faire sa cour au roi: j’y allais en enrageant; mais l’amitié du prince me consolait un peu. Il y a environ quinze jours qu’il s’est avisé de parler d’un air d’amitié à un des seigneurs de sa cour, il lui a donné deux commissions, et a dit qu’il le croyait un fort honnête homme. Dès ce moment j’ai bien vu que j’étais perdu, et j’ai passé plusieurs nuits sans dormir.
            — Mais, dit le pêcheur, en interrompant son hôte, est-ce que le roi vous faisait mauvais visage, et ne vous aimait plus?
            — Pardonnez-moi, répondit cet homme, le roi me faisait plus d’amitié qu’à l’ordinaire; mais pensez donc qu’il ne m’aimait plus tout seul, et que tout le monde disait que ce seigneur allait devenir un second favori. Vous sentez bien que cela est insupportable, aussi ai-je manqué en mourir de chagrin. Je me retirai hier au soir dans ma chambre tout triste, et quand je fus seul, je me mis à pleurer. Tout d’un coup, je vis un grand homme, d’une physionomie fort agréable, qui me dit, «Azaël, j’ai pitié de ta misère, veux-tu devenir tranquille, renonce à l’amour des richesses et au désir des honneur. — Hélas! Seigneur, ai-je dit à cet homme, je le souhaiterais de tout mon cœur ; mais comment y réussir? — Quitte la cour, m’a-t-il dit, et marche pendant deux jours par le premier chemin qui s’offrira à ta vue; la folie d’un homme te prépare un spectacle capable de te guérir pour jamais de l’ambition. Quand tu auras marché pendant deux jours, reviens sur tes pas, et crois fermement qu’il ne tiendra qu’à toi de vivre gai et tranquille.» J’ai déjà marché un jour entier pour obéir à cet homme, et je marcherai encore demain: mais j’ai bien de la peine à espérer le repos qu’il m’a promis.»
            Le pêcheur ayant écouté cette histoire, ne pût s’empêcher d’admirer la folie de cet ambitieux, qui faisait dépendre son bonheur des regards et des paroles du prince.
            «Je serai charmé de vous revoir, et d’apprendre votre guérison, dit-il au voyageur: achevez votre voyage, et dans deux jours revenez dans ma cabane ; je vais voyager aussi; je n’ai jamais été à la ville, et je m’imagine que je me divertirai beaucoup de tout le tracas qu’il doit y avoir.
            — Vous avez là une mauvaise pensée, dit le voyageur: puisque vous êtes heureux à présent, Pourquoi cherchez-vous à vous rendre misérable? Votre cabane vous paraît suffisante aujourd’hui mais quand vous aurez vu les palais des grands, elle vous paraîtra bien petite et bien chétive. Vous êtes content de votre habit, parce qu’il vous couvre; mais il vous fera mal au cœur, quand vous aurez examiné les superbes vêtements des riches.
            — Monsieur, dit le pêcheur à son hôte, vous parlez comme un livre, servez-vous de ces belles raisons, pour apprendre à ne vous pas fâcher quand on regarde les autres, ou qu’on leur parle. Le monde est plein de ces gens qui conseillent les autres, pendant qu’ils ne peuvent se gouverner eux-mêmes.»
            Le voyageur ne répliqua rien, parce qu’il n’est pas honnête de contredire les gens dans leur maison, et le lendemain il continua son voyage, pendant que le pêcheur commençait le sien. Au bout de deux jours, le voyageur Azaël, qui n’avait rien rencontré d’extraordinaire, revint à la cabane. Il trouva le pêcheur assis devant sa porte, la tête appuyée dans sa main, et les yeux fixés contre terre.
            «À quoi pensez-vous? lui demanda Azaël.
            — Je pense que je suis fort malheureux, répondit le pêcheur. Qu’est-ce que j’ai fait à Dieu pour m’avoir rendu si pauvre pendant qu’il y a une si grande quantité d’hommes si riches et si contents?»
            Dans le moment, cet homme qui avait commandé à Azaël de marcher pendant deux jours, et qui était un ange, parut.
            «Pourquoi n’as-tu pas suivi les conseils d’Azaël? dit-il au pêcheur. La vue des magnificences de la ville a fait naître chez toi l’avarice et l’ambition, elles en ont chassé la joie et la paix. Modère tes désirs, et tu retrouveras ces précieux avantages.
            — Cela vous est bien aisé à dire, reprit le pêcheur; mais cela ne m’est pas possible, et je sens que je serai toujours malheureux, à moins qu’il ne plaise à Dieu de changer ma situation.
            — Ce serait pour ta perte, lui dit l’ange. Crois-moi, ne souhaite que ce que tu as.
            — Vous avez beau parler, reprit le pêcheur, vous ne m’empêcherez pas de souhaiter une autre situation.
            — Dieu exauce quelquefois les vœux de l’ambitieux, répondit l’ange; mais c’est dans sa colère, et pour le punir.
            — Et que vous importe, dit le pêcheur. S’il ne tenait qu’à souhaiter, je ne m’embarrasserais guère de vos menaces.
            — Puisque tu veux te perdre, dit l’ange, j’y consens: tu peux souhaiter trois choses, Dieu te les accordera."
            Le pêcheur transporté de joie, souhaita que sa cabane fût changée en un palais magnifique, et aussitôt son souhait fut accompli. Le pêcheur, après avoir admiré ce palais, souhaita que la petite rivière qui était devant sa porte, fût changée en une grande mer, et aussitôt son souhait fut accompli. Il lui en restait un troisième à faire; il y rêva quelque temps, et ensuite il souhaita que la petite barque fût changée en un vaisseau superbe, chargé d’or et de diamants. Aussitôt qu’il vit le vaisseau, il y courut pour admirer les richesses dont il était devenu le maître; mais à peine y fut-il entré, qu’il s’éleva un grand orage. Le pêcheur voulut revenir au rivage et descendre à terre, mais il n’y avait pas moyen. Ce fut alors qu’il maudit son ambition: regrets inutiles, la mer l’engloutit avec toutes ses richesses, et l’ange dit à Azaël:
            «Que cet exemple te rende sage. La fin de cet homme est presque toujours celle de l’ambitieux. La cour où tu vis présentement, est une mer fameuse par les naufrages et les tempêtes: pendant que tu le peux encore, gagne le rivage, tu le souhaiteras un jour sans pouvoir y parvenir.»
            Azaël effrayé promit d’obéir à l’ange, et lui tint parole. Il quitta la cour, et vint demeurer à la campagne, où il se maria avec une fille qui avait plus de vertu que de beauté et fortune. Au lieu de chercher à augmenter ses grandes richesses, il ne s’appliqua plus qu’à en jouir avec modération, et à en distribuer le superflu aux pauvres. Il se vit alors heureux et content, et il ne passa aucun jour sans remercier Dieu de l’avoir guéri de l’avarice et de l’ambition, qui avaient jusqu’alors empoisonné tout le bonheur de sa vie.

Friday, 8 July 2016

“Le Prince Chéri” by Jeanne Marie Leprince de Beaumont (in French)



            Il y avait une fois un roi, qui était si honnête homme, que ses sujets l’appelaient le Roi bon. Un jour qu’il était à la chasse, un petit lapin blanc, que les chiens allaient tuer, se jeta dans ses bras. Le roi caressa ce petit lapin, et dit:
            «Puisqu’il s’est mis sous ma protection, je ne veux pas qu’on lui fasse du mal.»
            Il porta ce petit lapin dans son palais, et il lui fit donner une jolie petite maison, et de bonnes herbes à manger. La nuit, quand il fut seul dans sa chambre, il vit paraître une belle dame: elle n’avait point d’habits d’or, et d’argent; mais sa robe était blanche comme la neige; et au lieu de coiffure, elle avait une couronne de roses blanches sur sa tête. Le bon roi fut bien étonné de voir cette dame; car sa porte était fermée, et il ne savait pas comment elle était entrée. Elle lui dit:
            «Je suis la fée Candide; je passais dans le bois pendant que vous chassiez; et j’ai voulu savoir si vous étiez bon, comme tout le monde le dit. Pour cela, j’ai pris la figure d’un petit lapin, et je me suis sauvée dans vos bras; car je sais que ceux qui ont de la pitié pour les bêtes, en ont encore plus pour les hommes; et si vous m’aviez refusé votre secours, j’aurais cru que vous étiez méchant. Je viens vous remercier du bien que vous m’avez fait; et vous assurer que je serai toujours de vos amies. Vous n’avez qu’à me demander tout ce que vous voudrez, je vous promets de vous l’accorder.
            — Madame, dit le bon roi, puisque vous êtes une fée, vous devez savoir tout ce que je souhaite. Je n’ai qu’un fils, que j’aime beaucoup, et pour cela, on l’a nommé le prince Chéri: si vous avez quelque bonté pour moi, devenez la bonne amie de mon fils.
            — De bon cœur, lui dit la fée; je puis rendre votre fils le plus beau prince du monde, ou le plus riche, ou le plus puissant; choisissez ce que vous voudrez pour lui.
            — Je ne désire rien de tout cela pour mon fils, répondit le bon roi; mais je vous serai bien obligé, si vous voulez le rendre le meilleur de tous les princes. Que lui servirait-il d’être beau, riche, d’avoir tous les royaumes du monde, s’il était méchant? Vous savez bien qu’il serait malheureux, et qu’il n’y a que la vertu qui puisse le rendre content.
            — Vous avez raison, lui dit Candide; mais il n’est pas en mon pouvoir de rendre le prince Chéri honnête homme malgré lui: il faut qu’il travaille lui-même à devenir vertueux. Tout ce que je puis vous promettre, c’est de lui donner de bons conseils, de le reprendre de ses fautes, et de le punir, s’il ne veut pas se corriger et se punir lui-même.»
            Le bon roi fut fort content de cette promesse, et il mourut peu de temps après. Le prince Chéri pleura beaucoup son père, car il l’aimait de tout son cœur, et il aurait donné tous ses royaumes, son or, et son argent pour le sauver: mais cela n’était pas possible. Deux jours après la mort du bon roi, Chéri étant couché, Candide lui apparut.
            «J’ai promis à votre père, lui dit-elle, d’être de vos amies, et pour tenir ma parole, je viens vous faire un présent» .
            En même temps elle mit au doigt de Chéri une petite bague d’or, et lui dit:
            «Gardez bien cette bague, elle est plus précieuse que les diamants; toutes les fois que vous ferez une mauvaise action, elle vous piquera le doigt mais si, malgré sa piqûre, vous continuez cette mauvaise action, vous perdrez mon amitié, et je deviendrai votre ennemie.»
            En finissant ces paroles, Candide disparut, et laissa Chéri fort étonné. Il fut quelque temps si sage, que la bague ne le piquait point du tout; et cela le rendait si content, qu’on ajouta au nom de Chéri qu’il portait, celui d’Heureux. Quelque temps après, il fut à la chasse, et il ne prit rien, ce qui le mit de mauvaise humeur: il lui sembla alors que sa bague lui pressait un peu le doigt; mais comme elle ne le piquait pas, il n’y fit pas beaucoup attention. En rentrant dans sa chambre, sa petite chienne Bibi vint à lui en sautant pour le caresser, il lui dit:
            «Retire-toi; je ne suis plus d’humeur de recevoir tes caresses.»
            La pauvre petite chienne, qui ne l’entendait pas, le tirait par son habit pour l’obliger à la regarder au moins. Cela impatienta Chéri, qui lui donna un grand coup de pied. Dans le moment la bague le piqua, comme si c’eût été une épingle: il fut bien étonné, et s’assit tout honteux dans un coin de sa chambre. Il disait en lui-même, je crois que la fée se moque de moi; quel grand mal ai-je fait pour donner un coup de pied à un animal qui m’importune? À quoi me sert d’être maître d’un grand empire, puisque je n’ai pas la liberté de battre mon chien?
            «Je ne me moque pas de vous, dit une voix, qui répondait à la pensée de Chéri, vous avez fait trois fautes, au lieu d’une. Vous avez été de mauvaise humeur, parce que vous n’aimez pas à être contredit, et que vous croyez que les bêtes et les hommes sont faits pour obéir. Vous vous êtes mis en colère, ce qui est fort mal: et puis, vous avez été cruel à un pauvre animal qui ne méritait pas d’être maltraité. Je sais que vous êtes beaucoup au-dessus d’un chien; mais si c’était une chose raisonnable et permise, que les grands pussent maltraiter tout ce qui est au-dessous d’eux, je pourrais à ce moment vous battre, vous tuer, puisqu’une fée est plus qu’un homme. L’avantage d’être maître d’un grand empire, ne consiste pas à pouvoir faire le mal qu’on veut, mais tout le bien qu’on peut.»
            Chéri avoua sa faute, et promit de se corriger mais il ne tint pas sa parole. Il avait été élevé par une sotte nourrice qui l’avait gâté quand il était petit. S’il voulait avoir une chose, il n’avait qu’à pleurer, se dépiter, frapper du pied; cette femme lui donnait tout ce qu’il demandait, et cela l’avait rendu opiniâtre. Elle lui disait aussi, depuis le matin jusqu’au soir, qu’il serait roi un jour, et que les rois étaient fort heureux, parce que tous les hommes devaient leur obéir, les respecter, et qu’on ne pouvait pas les empêcher de faire ce qu’ils voulaient. Quand Chéri avait été grand garçon, et raisonnable, il avait bien connu, qu’il n’y avait rien de si vilain que d’être fier, orgueilleux, opiniâtre. Il avait fait quelques efforts pour se corriger ; mais il avait pris la mauvaise habitude de tous ces défauts; et une mauvaise habitude est bien difficile à détruire. Ce n’est pas qu’il eût naturellement le cœur méchant. Il pleurait de dépit quand il avait fait une faute, et il disait, «je suis bien malheureux d’avoir à combattre tous les jours contre ma colère et mon orgueil: si on m’avait corrigé quand j’étais jeune, je n’aurais pas tant de peine aujourd’hui». Sa bague le piquait bien souvent, quelquefois il s’arrêtait tout court; d’autres fois, il continuait, et ce qu’il y avait de singulier, c’est qu’elle ne le piquait qu’un peu pour une légère faute; mais quand il était méchant, le sang sortait de son doigt. À la fin cela l’impatienta, et voulant être mauvais tout à son aise, il jeta sa bague. Il se crut le plus heureux de tous les hommes, quand il se fut débarrassé de ses piqûres. Il s’abandonna à toutes les sottises qui lui venaient à l’esprit, en sorte qu’il devint très méchant, et que personne ne pouvait plus le souffrir.
            Un jour que Chéri était à la promenade, il vit une fille qui était si belle, qu’il résolut de l’épouser. Elle se nommait Zélie, et elle était aussi sage que belle. Chéri crut que Zélie se croirait fort heureuse de devenir une grande reine ; mais, cette fille lui dit avec beaucoup de liberté:
            «Sire, je ne suis qu’une bergère, je n’ai point de fortune; mais, malgré cela, je ne vous épouserai jamais.
            — Est-ce que je vous déplais ? lui demanda Chéri, un peu ému.
            — Non, mon prince, lui répondit Zélie. Je vous trouve tel que vous êtes, c’est-à-dire, fort beau, mais que me serviraient votre beauté, vos richesses, les beaux habits, les carrosses magnifiques que vous me donneriez, si les mauvaises actions, que je vous verrais chaque jour, me forçaient à vous mépriser et à vous haïr.»
            Chéri se mit fort en colère contre Zélie, et commanda à ses officiers de la conduire de force dans son palais. Il fut occupé toute la journée du mépris que cette fille lui avait montré ; mais comme il l’aimait, il ne pouvait se résoudre à la maltraiter. Parmi les favoris de Chéri, il y avait son frère de lait, auquel il avait donné toute sa confiance: cet homme, qui avait les inclinations aussi basses que sa naissance, flattait les passions de son maître, et lui donnait de fort mauvais conseils. Comme il vit Chéri fort triste, il lui demanda le sujet de son chagrin: le prince lui ayant répondu qu’il ne pouvait souffrir le mépris de Zélie, et qu’il était résolu de se corriger de ses défauts, puisqu’il fallait être vertueux pour lui plaire, ce méchant homme lui dit:
            «Vous êtes bien bon, de vouloir vous gêner pour une petite fille, si j’étais à votre place, ajouta-t-il, je la forcerais bien à m’obéir. Souvenez-vous que vous êtes roi, et qu’il serait honteux de vous soumettre aux volontés d’une bergère, qui serait trop heureuse d’être reçue parmi vos esclaves. Faites-la jeûner au pain et à l’eau; mettez-la dans une prison, et si elle continue à ne vouloir pas vous épouser, faites-la mourir dans les tourments, pour apprendre aux autres à céder à vos volontés. Vous serez déshonoré si l’on sait qu’une simple fille vous résiste; et tous vos sujets oublieront qu’ils ne sont au monde que pour vous servir.
            — Mais, dit Chéri, ne serai-je pas déshonoré, si je fais mourir une innocente? Car, enfin, Zélie n’est coupable d’aucun crime.
            — On n’est point innocent, quand on refuse d’exécuter vos volontés, reprit le confident: mais je suppose que vous commettiez une injustice, il vaut bien mieux qu’on vous en accuse, que d’apprendre qu’il est quelquefois permis de vous manquer de respect, et de vous contredire.»
            Le courtisan prenait Chéri par son faible; et la crainte de voir diminuer son autorité, fit tant d’impression sur le roi, qu’il étouffa le bon mouvement qui lui avait donné envie de se corriger. Il résolut d’aller le soir même dans la chambre de la bergère, et de la maltraiter, si elle continuait à refuser de l’épouser. Le frère de lait de Chéri, qui craignait encore quelque bon mouvement, rassembla trois jeunes seigneurs, aussi méchants que lui, pour faire la débauche avec le roi, ils soupèrent ensemble, et ils eurent soin d’achever de troubler la raison de ce pauvre prince, en le faisant boire beaucoup. Pendant le souper ils excitèrent sa colère contre Zélie, et lui firent tant de honte de la faiblesse qu’il avait eue pour elle, qu’il se leva comme un furieux, en jurant qu’il allait la faire obéir, ou qu’il la ferait vendre le lendemain comme une esclave.
            Chéri étant entré dans la chambre où était cette fille, fut bien surpris de ne la pas trouver; car il avait la clef dans sa poche. Il était dans une colère épouvantable, et jurait de se venger sur tous ceux qu’il soupçonnerait d’avoir aidé Zélie à s’échapper. Ses confidents, l’entendant parler ainsi, résolurent de profiter de sa colère, pour perdre un seigneur, qui avait été gouverneur de Chéri. Cet honnête homme avait pris quelquefois la liberté d’avertir le roi de ses défauts, car il l’aimait, comme si c’eût été son fils. D’abord Chéri le remerciait; ensuite il s’impatienta d’être contredit, et puis il pensa que c’était par esprit de contradiction que son gouverneur lui trouvait des défauts, pendant que tout le monde lui donnait des louanges. Il lui commanda donc de se retirer de la cour; mais, malgré cet ordre, il disait de temps en temps que c’était un honnête homme, qu’il ne l’aimait plus, mais qu’il l’estimait, malgré lui-même. Les confidents craignaient toujours, qu’il ne prit fantaisie au roi de rappeler son gouverneur, et ils crurent avoir trouvé une occasion favorable pour se débarrasser de lui. Ils firent entendre au roi, que Suliman (c’était le nom de ce digne homme) s’était vanté de rentre la liberté à Zélie: trois hommes corrompus par des présents dirent qu’ils avaient ouï tenir ce discours à Suliman; et le prince, transporté de colère, commanda à son frère de lait, d’envoyer des soldats pour lui amener son gouverneur, enchaîné comme un criminel. Après avoir donné ces ordres, Chéri se retira dans sa chambre: mais, à peine fut-il entré, que la terre trembla; il fit un grand coup de tonnerre, et Candide parut à ses yeux.
            «J’avais promis à votre père, lui dit-elle, d’un ton sévère, de vous donner des conseils, et de vous punir, si vous refusiez de les suivre; vous les avez méprisés, ces conseils: vous n’avez conservé que la figure d’homme, et vos crimes vous ont changé en un monstre, l’horreur du ciel, et de la Terre. Il est temps que j’achève de satisfaire ma promesse, en vous punissant. Je vous condamne à devenir semblable aux bêtes, dont vous avez pris les inclinations. Vous vous êtes rendu semblable au lion, par la colère; au loup, par la gourmandise; au serpent, en déchirant celui qui avait été votre second père; au taureau, par votre brutalité. Portez dans votre nouvelle figure, le caractère de tous ces animaux.»
            À peine la fée avait-elle achevé ces paroles, que Chéri se vit avec horreur tel qu’elle l’avait souhaité. Il avait la tête d’un lion, les cornes d’un taureau, les pieds d’un loup, et la queue d’une vipère. En même temps, il se trouva dans une grande forêt, sur le bord d’une fontaine, où il vit son horrible figure, et il entendit une voix qui lui dit:
            «Regarde attentivement l’état où tu t’es réduit par tes crimes. Ton âme est devenue mille fois plus affreuse que ton corps.»
            Chéri reconnut la voix de Candide, et dans sa fureur, il se retourna, pour s’élancer sur elle, et la dévorer, s’il eût été possible; mais il ne vit personne, et la même voix lui dit:
            «Je me moque de ta faiblesse et de ta rage. Je vais confondre ton orgueil, en te mettant sous la puissance de tes propres sujets.»
            Chéri crut qu’en s’éloignant de cette fontaine, il trouverait du remède à ses maux, puisqu’il n’aurait point devant ses yeux sa laideur et sa difformité; il s’avançait donc dans le bois; mais à peine y eut-il fait quelques pas, qu’il tomba dans un trou, qu’on avait fait pour prendre les ours: en même temps, des chasseurs qui étaient cachés sur des arbres, descendirent, et l’ayant enchaîné, le conduisirent dans la ville capitale de son royaume. Pendant le chemin, au lieu de reconnaître qu’il s’était attiré ce châtiment par sa faute, il maudissait la fée, il mordait ses chaînes, et s’abandonnait à la rage. Lorsqu’il approcha de la ville, où on le conduisait, il vit de grandes réjouissances; et les chasseurs ayant demandé ce qui était arrivé de nouveau, on leur dit que le prince Chéri, qui ne se plaisait qu’à tourmenter son peuple, avait été écrasé dans sa chambre par un coup de tonnerre ; car on le croyait ainsi. «Les dieux, ajouta-t-on, n’ont pu supporter l’excès de ses méchancetés, ils en ont délivré la terre. Quatre seigneurs, complices de ses crimes, croyaient en profiter et partager son empire entre eux: mais, le peuple, qui savait que c’étaient leurs mauvais conseils qui avaient gâté le roi, les a mis en pièces, et a été offrir la couronne à Suliman, que le méchant Chéri voulait faire mourir. Ce digne Seigneur vient d’être couronné, et nous célébrons ce jour comme celui de la délivrance du royaume; car il est vertueux, et va ramener parmi nous la paix et l’abondance. » Chéri soupirait de rage en écoutant ce discours; mais ce fut bien pis, lorsqu’il arriva dans la grande place, qui était devant son palais. Il vit Suliman sur un trône superbe, et tout le peuple qui lui souhaitait une longue vie, pour réparer tous les maux qu’avait faits son prédécesseur. Suliman fit signe de la main pour demander silence, et il dit au peuple:
            «J’ai accepté la couronne que vous m’avez offerte, mais c’est pour la conserver au prince Chéri: il n’est point mort, comme vous le croyez, une fée me l’a révélé, et peut-être qu’un jour vous le reverrez vertueux, comme il était dans ses premières années. Hélas! continua-t-il, en versant des larmes, les flatteurs l’avaient séduit. Je connaissais son cœur, il était fait pour la vertu; et sans les discours empoisonnés de ceux qui l’approchaient, il eût été votre père à tous. Détestez ses vices; mais plaignez-le, et prions tous ensemble les dieux qu’ils nous le rendent: pour moi, je m’estimerais trop heureux d’arroser ce trône de mon sang, si je pouvais l’y voir remonter avec des dispositions propres à le lui faire remplir dignement.»
            Les paroles de Suliman allèrent jusqu’au cœur de Chéri. Il connut alors, combien l’attachement et la fidélité de cet homme avaient été sincères, et se reprocha ses crimes pour la première fois. À peine eut-il écouté ce bon mouvement, qu’il sentit calmer la rage dont il était animé: il réfléchit sur tous les crimes de sa vie, et trouva qu’il n’était pas puni aussi rigoureusement qu’il l’avait mérité. Il cessa donc de se débattre dans la cage de fer, où il était enchaîné, et devint doux comme un mouton. On le conduisit dans une grande maison, où l’on gardait tous les monstres et les bêtes féroces, et on l’attacha avec les autres.
            Chéri, alors, prit la résolution de commencer à réparer ses fautes, en se montrant bien obéissant à l’homme qui le gardait. Cet homme était un brutal, et quoique le monstre fût fort doux, quand il était de mauvaise humeur, il le battait sans rime, ni raison. Un jour que cet homme s’était endormi, un tigre, qui avait rompu sa chaîne, se jeta sur lui pour le dévorer : d’abord Chéri sentit un mouvement de joie, de voir qu’il allait être délivré de son persécuteur; mais aussitôt il condamna ce mouvement, et souhaita d’être libre.
            «Je rendrais, dit-il, le bien pour le mal, en sauvant la vie de ce malheureux.»
            À peine eut-il formé ce souhait, qu’il vit sa cage de fer ouverte: il s’élança aux côtés de cet homme, qui s’était réveillé, et qui se défendait contre le tigre. Le gardien se crut perdu, lorsqu’il vit le monstre, mais sa crainte fut bientôt changée en joie: ce monstre bienfaisant se jeta sur le tigre, l’étrangla, et se coucha ensuite aux pieds de celui qu’il venait de sauver. Cet homme, pénétré de reconnaissance, voulut se baisser pour caresser le monstre, qui lui avait rendu un si grand service mais il entendit une voix qui disait, une bonne action ne demeure point sans récompense, et en même temps il ne vit plus qu’un joli chien à ses pieds. Chéri, charmé de sa métamorphose, fit mille caresses à son gardien, qui le prit entre ses bras, et le porta au roi, auquel il raconta cette merveille. La reine voulut avoir le chien, et Chéri se fût trouvé heureux dans sa nouvelle condition, s’il eût pu oublier qu’il était homme et roi. La reine l’accablait de caresses; mais dans la peur qu’elle avait, qu’il ne devînt plus grand qu’il n’était, elle consulta ses médecins, qui lui dirent qu’il ne fallait le nourrir que de pain, et ne lui en donner qu’une certaine quantité. Le pauvre Chéri mourait de faim la moitié de la journée ; mais il fallait prendre patience.
            Un jour, qu’on venait de lui donner son petit pain pour déjeuner, il lui prit fantaisie d’aller le manger dans le jardin du palais; il le prit dans sa gueule et marcha vers un canal qu’il connaissait, et qui était un peu éloigné; mais il ne trouva plus ce canal, et vit à la place une grande maison, dont les dehors brillaient d’or et de pierreries. Il y voyait entrer une grande quantité d’hommes et de femmes, magnifiquement habillés; on chantait, on dansait dans cette maison, on y faisait bonne chère, mais tous ceux qui en sortaient, étaient pâles, maigres, couverts de plaies, et presque tous nus; car leurs habits étaient déchirés par lambeaux. Quelques-uns tombaient morts en sortant, sans avoir la force de se traîner plus loin; d’autres s’éloignaient avec beaucoup de peine; d’autres restaient couchés contre terre, mourant de faim; ils demandaient un morceau de pain à ceux qui entraient dans cette maison; mais ils ne les regardaient pas seulement. Chéri s’approcha d’une jeune fille, qui tâchait d’arracher des herbes pour les manger: touché de compassion, le prince dit en lui-même, j’ai bon appétit, mais je ne mourrai pas de faim jusqu’au temps de mon dîner; si je sacrifiais mon déjeuner à cette pauvre créature, peut-être lui sauverais-je la vie. Il résolut de suivre ce bon mouvement, et mit son pain dans la main de cette fille, qui le porta à sa bouche avec avidité. Elle parut bientôt entièrement remise, et Chéri, ravi de joie de l’avoir secourue si à propos, pensait à retourner au palais, lorsqu’il entendit de grands cris; c’était Zélie entre les mains de quatre hommes, qui l’entraînaient vers cette belle maison, où ils la forcèrent d’entrer. Chéri regretta alors sa figure de monstre, qui lui aurait donné les moyens de secourir Zélie; mais, faible chien, il ne put qu’aboyer contre ses ravisseurs, et s’efforça de les suivre. On le chassa à coups de pied, et il résolut de ne point quitter ce lieu, pour savoir ce que deviendrait Zélie. Il se reprochait les malheurs de cette belle fille. Hélas! disait-il en lui-même, je suis irrité contre ceux qui l’enlèvent; n’ai-je pas commis le même crime? Et si la justice des dieux n’avait prévenu mon attentat, ne l’aurais-je pas traitée avec autant d’indignité?
            Les réflexions de Chéri furent interrompues par un bruit qui se faisait au-dessus de sa tête. Il vit qu’on ouvrait une fenêtre, et sa joie fut extrême, lorsqu’il aperçut Zélie, qui jetait par cette fenêtre un plat plein de viandes si bien apprêtées, qu’elles donnaient appétit à voir. On referma la fenêtre aussitôt, et Chéri, qui n’avait pas mangé de toute la journée, crut qu’il devait profiter de l’occasion. Il allait donc manger de ces viandes, lorsque la jeune fille, à laquelle il avait donné son pain, jeta un cri, et l’ayant pris dans ses bras:
            «Pauvre petit animal, lui dit-elle, ne touche point à ces viandes, cette maison est le palais de la volupté, tout ce qui en sort est empoisonné.»
            En même temps, Chéri entendit une voix qui disait, «tu vois qu’une bonne action ne demeure point sans récompense»; et aussitôt il fut changé en un beau petit pigeon blanc. Il se souvint que cette couleur était celle de Candide, et commença à espérer qu’elle pourrait enfin lui rendre ses bonnes grâces. Il voulut d’abord s’approcher de Zélie, et s’étant élevé en l’air, il vola tout autour de la maison, et vit avec joie qu’il y avait une fenêtre ouverte: mais il eut beau parcourir toute la maison, il n’y trouva point Zélie, et désespéré de sa perte, il résolut de ne point s’arrêter, qu’il ne l’eût rencontrée. Il vola pendant plusieurs jours, et étant entré dans un désert, il vit une caverne, de laquelle il s’approcha, quelle fut sa joie! Zélie y était assise à côté d’un vénérable ermite, et prenait avec lui un frugal repas. Chéri, transporté, vola sur l’épaule de cette charmante bergère, et exprimait, par ses caresses, le plaisir qu’il avait de la voir. Zélie, charmée de la douceur de ce petit animal, le flattait doucement avec la main: et quoiqu’elle crût qu’il ne pouvait l’entendre, elle lui dit qu’elle acceptait le don qu’il lui faisait de lui-même, et qu’elle l’aimerait toujours.
            «Qu’avez-vous fait, Zélie? lui dit l’ermite, vous venez d’engager votre foi.
            — Oui, charmante bergère, lui dit Chéri, qui reprit à ce moment sa forme naturelle, la fin de ma métamorphose était attachée au consentement que vous donneriez à notre union. Vous m’avez promis de m’aimer toujours, confirmez mon bonheur, ou je vais conjurer la fée Candide, ma protectrice, de me rendre la figure, sous laquelle j’ai eu le bonheur de vous plaire.
            — Vous n’avez point à craindre son inconstance, lui dit Candide, qui, quittant la forme de l’ermite, sous laquelle elle s’était cachée, parut à leurs veux telle qu’elle était en effet. Zélie vous aima aussitôt qu’elle vous vit; mais vos vices la contraignirent à vous cacher le penchant que vous lui aviez inspiré. Le changement de votre cœur lui donne la liberté de se livrer à toute sa tendresse. Vous allez vivre heureux, puisque votre union sera fondée sur la vertu.»
            Chéri et Zélie s’étaient jetés aux pieds de Candide. Le prince ne pouvait se lasser de la remercier de ses bontés, et Zélie, enchantée d’apprendre que le prince détestait les égarements, lui confirmait l’aveu de sa tendresse.
            «Levez-vous, mes enfants, leur dit la fée, je vais vous transporter dans votre palais, pour rendre à Chéri une couronne, de laquelle ses vices l’avaient rendu indigne.»
            À peine eut-elle cessé de parler, qu’ils se trouvèrent dans la chambre de Suliman, qui charmé de revoir son cher maître, devenu vertueux, lui abandonna le trône et resta le plus fidèle de ses sujets. Chéri régna longtemps avec Zélie, et on dit qu’il s’appliqua tellement à ses devoirs, que la bague qu’il avait reprise, ne le piqua pas une seule fois jusqu’au sang.

Thursday, 26 May 2016

"Belote et Laidronette" by Jeanne Marie Leprince de Beaumont (in French)



Il y avait une fois un seigneur qui avait deux filles jumelles, à qui l’on avait donné deux noms qui leur convenaient parfaitement. L’aînée, qui était très belle, fut nommée Belote, et la seconde, qui était fort laide, fut nommée Laidronette. On leur donna des maîtres, et jusqu’à l’âge de douze ans, elles s’appliquèrent à leurs exercices; mais alors leur mère fit une sottise, car sans penser qu’il leur restait encore bien des choses à apprendre, elle les mena avec elle dans les assemblées. Comme ces deux filles aimaient à se divertir, elles furent bien contentes de voir le monde, et elles n’étaient plus occupées que de cela, même pendant le temps de leurs leçons; en sorte que leurs maîtres commencèrent à les ennuyer. Elles trouvèrent mille prétextes pour ne plus apprendre; tantôt il fallait célébrer le jour de leur naissance une autre fois elles étaient priées à un bal, à une assemblée, et il fallait passer le jour à se coiffer; en sorte qu’on écrivait souvent des cartes aux maîtres, pour les prier de ne point venir. D’un autre côté les maîtres, qui voyaient que les deux petites filles ne s’appliquaient plus, ne se souciaient pas beaucoup de leur donner des leçons; car dans ce pays, les maîtres ne donnaient pas leçon seulement pour gagner de l’argent, mais pour avoir le plaisir de voir avancer leurs écolières. Ils n’y allaient donc guère souvent, et les jeunes filles en étaient bien aises. Elles vécurent ainsi jusqu’à quinze ans, et à cet âge, Belote était devenue si belle, qu’elle faisait l’admiration de tous ceux qui la voyaient. Quand la mère menait ses filles en compagnie, tous les cavaliers faisaient la cour à Belote; l’un louait sa bouche, l’autre ses yeux, sa main, sa taille; et pendant qu’on lui donnait toutes ces louanges, on ne pensait seulement pas que sa sœur fût au monde. Laidronette mourait de dépit d’être laide, et bientôt elle prit un grand dégoût pour le monde et les compagnies, où tous les honneurs et les préférences étaient pour sa sœur. Elle commença donc à souhaiter de ne plus sortir: et un jour qu’elles étaient priées à une assemblée, qui devait finir par un bal, elle dit à sa mère, qu’elle avait mal à la tête, et qu’elle souhaitait de rester à la maison. Elle s’y ennuya d’abord à mourir, et pour passer le temps, elle fut à la bibliothèque de sa mère, pour chercher un roman, et fut bien fâchée de ce que sa sœur en avait emporté la clef. Son père aussi avait une bibliothèque, mais c’étaient des livres sérieux, et elle les haïssait beaucoup. Elle fut pourtant forcée d’en prendre un: c’était un recueil de lettres, et en ouvrant le livre, elle trouva celle que je vais vous rapporter :
            Vous me demandez, d’où vient que la plus grande partie des belles personnes sont extrêmement sottes et stupides? Je crois pouvoir vous en dire la raison. Ce n’est pas qu’elles aient moins d’esprit que les autres, en venant au monde; mais c’est qu’elles négligent de le cultiver. Toutes les femmes ont de la vanité; elles veulent plaire. Une laide connaît qu’elle ne peut être aimée à cause de son visage; cela lui donne la pensée de se distinguer par son esprit. Elle étudie donc beaucoup, et elle parvient à devenir aimable, malgré la nature. La belle, au contraire, n’a qu’à se montrer pour plaire, sa vanité est satisfaite: comme elle ne réfléchit jamais, elle ne pense pas que sa beauté n’aura qu’un temps; d’ailleurs elle est si occupée de sa parure, du soin de courir les assemblées pour se montrer, pour recevoir des louanges, qu’elle n’aurait pas le temps de cultiver son esprit, quand même elle en connaîtrait la nécessité. Elle devient donc une sotte tout occupée de puérilités, de chiffons, de spectacles; cela dure jusqu’à trente ans, quarante ans au plus, pourvu que la petite vérole, ou quelque autre maladie, ne viennent pas déranger sa beauté plus tôt. Mais quand on n’est plus jeune, on ne peut plus rien apprendre: ainsi, cette belle fille, qui ne l’est plus, reste une sotte pour toute sa vie, quoique la nature lui ait donné autant d’esprit qu’à une autre; au lieu que la laide, qui est devenue fort aimable, se moque des maladies et de la vieillesse, qui ne peuvent rien lui ôter…
            Laidronette, après avoir lu cette lettre qui semblait avoir été écrite pour elle, résolut de profiter des vérités qu’elle lui avait découvertes. Elle redemande ses maîtres, s’applique à la lecture, fait de bonnes réflexions sur ce qu’elle lit, et en peu de temps, devient une fille de mérite. Quand elle était obligée de suivre sa mère dans les compagnies, elle se mettait toujours à côté des personnes en qui elle remarquait de l’esprit, et de la raison, elle leur faisait des questions, et retenait toutes les bonnes choses qu’elle leur entendait dire; elle prit même l’habitude de les écrire, pour s’en mieux souvenir, et à dix-sept ans, elle parlait et écrivait si bien, que toutes les personnes de mérite se faisaient un plaisir de la connaître, et d’entretenir un commerce de lettres avec elle. Les deux sœurs se marièrent le même jour. Belote épousa un jeune prince qui était charmant, et qui n’avait que vingt-deux ans. Laidronette épousa le ministre de ce prince: c’était un homme de quarante-cinq ans. Il avait reconnu l’esprit de cette fille, et il l’estimait beaucoup; car le visage de celle qu’il prenait pour sa femme, n’était pas propre à lui inspirer de l’amour, il avoua à Laidronette qu’il n’avait que de l’amitié pour elle: c’était justement ce qu’elle demandait, et elle n’était point jalouse de sa sœur qui épousait un prince, qui était si fort amoureux d’elle, qu’il ne pouvait la quitter une minute, et qu’il rêvait d’elle toute la nuit. Belote fut fort heureuse pendant trois mois; mais au bout de ce temps, son mari, qui l’avait vue tout à son aise, commença à s’accoutumer à sa beauté, et à penser qu’il ne fallait pas renoncer à tout pour sa femme. Il fut à la chasse, et fit d’autres parties de plaisir dont elle n’était pas, ce qui parut fort extraordinaire à Belote; car elle s’était persuadée que son mari l’aimerait toujours de la même force: et elle se crut la plus malheureuse personne du monde, quand elle vit que son amour diminuait. Elle lui en fit des plaintes; il se fâcha; ils se raccommodèrent: mais comme ces plaintes recommençaient tous les jours, le prince se fatigua de l’entendre. D’ailleurs Belote ayant eu un fils, elle devint maigre, et sa beauté diminua considérablement; en sorte qu’à la fin, son mari, qui n’aimait en elle que cette beauté, ne l’aima plus du tout. Le chagrin qu’elle en conçut acheva de gâter son visage; et comme elle ne savait rien, sa conversation était fort ennuyeuse. Les jeunes gens s’ennuyaient avec elle, parce qu’elle était triste; les personnes plus âgées, et qui avaient du bon sens, s’ennuyaient aussi avec elle, parce qu’elle était sotte: en sorte qu’elle restait seule presque toute la journée. Ce qui augmentait son désespoir, c’est que sa sœur Laidronette était la plus heureuse personne du monde. Son mari la consultait sur les affaires, il lui confiait tout ce qu’il pensait, il se conduisait par ses conseils, et disait partout que sa femme était le meilleur ami qu’il eût au monde. Le prince même, qui était un homme d’esprit, se plaisait dans la conversation de sa belle-sœur, et disait qu’il n’y avait pas moyen de rester une demi-heure sans bâiller avec Belote, parce qu’elle ne savait parler que de coiffures, et d’ajustements, en quoi il ne connaissait rien. Son dégoût pour sa femme devint tel, qu’il l’envoya à la campagne, où elle eut le temps de s’ennuyer tout à son aise, et où elle serait morte de chagrin, si sa sœur Laidronette n’avait pas eu la charité de l’aller voir le plus souvent qu’elle pouvait. Un jour qu’elle tâchait de la consoler, Belote lui dit:
            «Mais ma sœur, d’où vient donc la différence qu’il y a entre vous et moi? Je ne puis pas m’empêcher de voir que vous avez beaucoup d’esprit, et que je ne suis qu’une sotte; cependant quand nous étions jeunes, on disait que j’en avais pour le moins autant que vous.»
            Laidronette alors raconta son aventure à sa sœur, et lui dit:
            «Vous êtes fort fâchée contre votre mari, parce qu’il vous a envoyée à la campagne et cependant cette chose, que vous regardez comme le plus grand malheur de votre vie, peut faire votre bonheur, si vous le voulez. Vous n’avez pas encore dix-neuf ans, ce serait trop tard pour vous appliquer, si vous étiez dans la dissipation de la ville; mais la solitude, dans laquelle vous vivez, vous laisse tout le temps nécessaire pour cultiver votre esprit. Vous n’en manquez pas, ma chère sœur ; mais il faut l’orner par la lecture, et les réflexions.»
            Belote trouva d’abord beaucoup de difficultés à suivre les conseils de sa sœur, par l’habitude qu’elle avait contractée de perdre son temps en niaiseries; mais à force de se gêner, elle y réussit, et fit des progrès surprenants dans toutes les sciences, à mesure qu’elle devenait aussi raisonnable: et comme la philosophie la consolait de ses malheurs, elle reprit son embonpoint, et devint plus belle qu’elle n’avait jamais été; mais elle ne s’en souciait pas du tout, et ne daignait même pas se regarder dans le miroir. Cependant, son mari avait pris un si grand dégoût pour elle, qu’il fit casser son mariage. Ce dernier malheur pensa l’accabler, car elle aimait tendrement son mari; mais sa sœur Laidronette vint à bout de la consoler.
            «Ne vous affligez pas, lui disait-elle, je sais le moyen de vous rendre votre mari; suivez seulement mes conseils, et ne vous embarrassez de rien.»
            Comme le prince avait eu un fils de Belote, qui devait être son héritier, il ne se pressa point de prendre une autre femme, et ne pensa qu’à se bien divertir. Il goûtait extrêmement la conversation de Laidronette, et lui disait quelquefois, qu’il ne se remarierait jamais, à moins qu’il ne trouvât une femme qui eût autant d’esprit qu’elle.
            «Mais, si elle était aussi laide que moi, lui répondit-elle, en riant.
            — En vérité, madame, lui dit le prince, cela ne m’arrêterait pas un moment: on s’accoutume à un laid visage, le vôtre ne me paraît plus choquant, par l’habitude que j’ai de vous voir; quand vous parlez, il ne s’en faut de rien que je ne vous trouve jolie; et puis, à vous dire la vérité, Belote m’a dégoûté des belles, toutes les fois que j’en rencontre une, stupide, je n’ose lui parler, dans la crainte qu’elle ne me réponde une sottise.»
            Cependant, le temps du carnaval arriva, et le prince crut qu’il se divertirait beaucoup, s’il pouvait courir le bal sans être connu de personne. Il ne se confia qu’à Laidronette, et la pria de se masquer avec lui; car, comme elle était sa belle-sœur, personne ne pouvait y trouver à redire, et quand on l’aurait su, cela n’aurait pu nuire à sa réputation; cependant, Laidronette en demanda la permission à son mari, qui y consentit, d’autant plus volontiers qu’il avait lui-même mis cette fantaisie en tête du prince, pour faire réussir le dessein qu’il avait, de le réconcilier avec Belote. Il écrivit à cette princesse abandonnée de concert avec son épouse, qui marqua en même temps à sa sœur, comment le prince devait être habillé. Dans le milieu du bal, Belote vint s’asseoir entre son mari et sa sœur, et commença une conversation extrêmement agréable avec eux : d’abord, le prince crut reconnaître la voix de sa femme; mais elle n’eut pas parlé un demi-quart d’heure, qu’il perdit le soupçon qu’il avait eu au commencement. Le reste de la nuit passa si vite, à ce qu’il lui sembla, qu’il se frotta les yeux quand le jour parut, croyant rêver, et demeura charmé de l’esprit de l’inconnue, qu’il ne put jamais engager à se démasquer: tout ce qu’il en put obtenir, c’est qu’elle reviendrait au premier bal avec le même habit. Le prince s’y trouva des premiers; et quoique l’inconnue y arrivât un quart d’heure après lui, il l’accusa de paresse, et lui jura qu’il s’était beaucoup impatienté. Il fut encore plus charmé de l’inconnue cette seconde fois que la première, et avoua à Laidronette qu’il était amoureux comme un fou de cette personne.
            «J’avoue qu’elle a beaucoup d’esprit, lui répondit sa confidente; mais si vous voulez que je vous dise mon sentiment, je soupçonne qu’elle est encore plus laide que moi: elle connaît que vous l’aimez, et craint de perdre votre cœur, quand vous verrez son visage.
            — Ah ! madame, dit le prince, que ne peut-elle lire dans mon âme! L’amour qu’elle m’a inspiré, est indépendant de ses traits: j’admire ses lumières, l’étendue de ses connaissances, la supériorité de son esprit, et la bonté de son cœur.
            — Comment pouvez-vous juger de la bonté de son cœur? lui dit Laidronette.
            — Je vais vous le dire, reprit le prince, quand je lui ai fait remarquer de belles femmes, elle les a louées de bonne fois et elle m’a même fait remarquer avec adresse des beautés qu’elles avaient, et qui échappaient à ma vue. Quand j’ai voulu, pour l’éprouver, lui conter les mauvaises histoires qu’on mettait sur le compte de ces femmes, elle a détourné adroitement le discours, ou bien elle m’a interrompu, pour me raconter quelque belle action de ces personnes; et enfin, quand j’ai voulu continuer, elle m’a fermé la bouche, en me disant qu’elle ne pouvait souffrir la médisance. Vous voyez bien, madame, qu’une femme qui n’est point jalouse de celles qui sont belles, une femme qui prend plaisir à dire du bien du prochain, une femme qui ne peut souffrir la médisance, doit être d’un excellent caractère, et ne peut manquer d’avoir un bon cœur. Que me manquera-t-il pour être heureux avec une telle femme, quand même elle serait aussi laide que vous le pensez? Je suis donc résolu à lui déclarer mon nom, et à lui offrir de partager ma puissance.»
            Effectivement, dans le premier bal, le prince apprit sa qualité à l’inconnue, et lui dit qu’il n’y avait point de bonheur à espérer pour lui, s’il n’obtenait pas sa main; mais, malgré ces offres, Belote s’obstina à demeurer masquée, ainsi qu’elle en était convenue avec sa sœur. Voilà le pauvre prince dans une inquiétude épouvantable. il pensait comme Laidronette, que cette personne si spirituelle devait être un monstre, puisqu’elle avait tant de répugnance à se laisser voir; mais quoiqu’il se la peignît de la manière du monde la plus désagréable, cela ne diminuait point l’attachement, l’estime, et le respect, qu’il avait conçus pour son esprit et pour sa vertu. Il était tout prêt à tomber malade de chagrin, lorsque l’inconnue lui dit:
            «Je vous aime, mon prince, et je ne chercherai point à vous le cacher; mais plus mon amour est grand, plus je crains de vous perdre, quand vous me connaîtrez. Vous vous figurez, peut-être, que j’ai de grands yeux, une petite bouche, de belles dents, un teint de lis et de roses; et si par aventure j’allais me trouver des yeux louches, une grande bouche, un nez camard, des dents gâtées, vous me prieriez bien vite, de remettre mon masque. D’ailleurs, quand je ne serais pas si horrible, je sais que vous êtes inconstant: vous avez aimé Belote à la folie, et cependant vous vous en êtes dégoûté.
            — Ah ! madame, dit le prince, soyez mon juge; j’étais jeune, quand j’épousai Belote, et je vous avoue que je ne m’était jamais occupé qu’à la regarder, et point à l’écouter; mais lorsque je fus son mari, et que l’habitude de la voir eut dissipé mon illusion, imaginez-vous si ma situation dut être bien agréable? Quand je me trouvais seul avec mon épouse, elle me parlait d’une robe nouvelle qu’elle devait mettre le lendemain, des souliers de celle-ci, des diamants de celle-là. S’il se trouvait à ma table une personne d’esprit, et que l’on voulût parler de quelque chose de raisonnable, Belote commençait par bâiller, et finissait par s’endormir. Je voulus essayer de l’engager à s’instruire, cela l’impatienta; elle était si ignorante, qu’elle me faisait trembler et rougir toutes les fois qu’elle ouvrait la bouche. D’ailleurs, elle avait tous les défauts des sottes: quand elle s’était fourré une chose dans la tête, il n’était pas possible de l’en faire revenir, en lui donnant de bonnes raisons car elle ne pouvait les comprendre. Encore, s’il m’avait été permis de me désennuyer d’un autre côté, j’aurais eu patience, mais ce n’était pas là son compte: elle eût voulu que le sot amour, qu’elle m’avait inspiré, eût duré toute ma vie, et m’eût rendu son esclave. Vous voyez bien qu’elle m’a mise dans la nécessité de faire casser mon mariage.
            — J’avoue que vous étiez à plaindre, lui répondit l’inconnue; mais tout ce que vous dites, ne me rassure point. Vous dites que vous m’aimez, voyez si vous serez assez hardi pour m’épouser aux yeux de tous vos sujets, sans m’avoir vue.
            — Je suis le plus heureux de tous les hommes, puisque vous ne demandez que cela, répondit le prince; venez dans mon palais avec Laidronette, et demain, dès le matin, je ferai assembler mon conseil, pour vous épouser à ses yeux.»
            Le reste de la nuit parut bien long au prince, et avant de quitter le bal, s’étant démasqué, il ordonna à tous les seigneurs de la cour, de se rendre dans son palais, et fit avertir tous les ministres. Ce fut en leur présence qu’il raconta ce qui lui était arrivé avec l’inconnue; et après avoir fini son discours, il jura de n’avoir jamais d’autre épouse qu’elle, telle que pût être sa figure. Il n’y eut personne qui ne crût, comme le prince, que celle qu’il épousait ainsi ne fût horrible à voir: quelle fut la surprise de tous les assistants, lorsque Belote s’étant démasquée, leur fit voir la plus belle personne qu’on pût imaginer? Ce qu’il y eut de plus singulier, c’est que le prince, ni les autres, ne la reconnurent pas d’abord, tant le repos et la solitude l’avaient embellie ; on se disait seulement tout bas, que l’autre princesse lui ressemblait en laid. Le prince extasié, d’être trompé si agréablement, ne pouvait parler; mais Laidronette rompit le silence, pour féliciter sa sœur du retour de la tendresse de son époux.
            «Quoi! s’écria le roi, cette charmante et spirituelle personne est Belote? Par quel enchantement a-t-elle joint aux charmes de la figure, ceux de l’esprit et du caractère qui lui manquaient absolument? Quelque fée favorable a-t-elle fait ce miracle en sa faveur?
            — Il n’y a point de miracle, reprit Belote, j’avais négligé de cultiver les dons de la nature; mes malheurs, la solitude et les conseils de ma sœur, m’ont ouvert les yeux, et m’ont engagée à acquérir des grâces à l’épreuve du temps et des maladies.
            — Et ces grâces m’ont inspiré un attachement à l’épreuve de l’inconstance», lui dit le prince en l’embrassant.
            Effectivement, il l’aima toute sa vie avec une fidélité, qui lui fit oublier ses malheurs passés.