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Thursday 6 January 2022

Thursday's Serial: “Sous le Soleil de Satan” by George Bernanos (in French) - the end

 Chapitre XIII

Sourire magique ! La vieille église, attiédie par le jour, respire autour de lui, d’une lente haleine ; une odeur de pierre antique et de bois vermoulu, aussi secrète que celle de la futaie profonde, glisse au long des piliers trapus, erre en brouillard sur les dalles mal jointes ou s’amasse dans les coins sombres, pareille à une eau dormante. Un renfoncement du sol, l’angle d’un mur, une niche vide la recueille comme dans une ornière de granit. Et la lueur rouge de la veilleuse, au loin, vers l’autel, ressemble au fanal sur un étang solitaire.

Saint-Marin flaire avec délice cette nuit campagnarde, entre des murailles du xvie siècle, pleines du parfum de tant de saisons. Il a gagné le côté droit de la nef, se ramasse à l’extrémité d’un banc de chêne, dur et cordial ; une lampe de cuivre, au bout d’un fil de fer, se balance au-dessus, avec un grincement léger. Par intervalles une porte bat. Et, lorsque tout va faire silence, peut-être, ce sont les vitraux poussiéreux qui grelottent dans leur résille de plomb, au trot d’un cheval, sur la route.

— À cette heure, se dit-il, le docteur chavranchais et son insupportable compagnon trottent je ne sais où, s’écartent juste assez pour me permettre de jouir en paix d’une heure parfaite !… (Car il croit volontiers à ces politesses du hasard, à des accords mystérieux.) Cette église, ce silence, les jeux de l’ombre… Voyons ! tout est à lui… tout l’attendait. Au moins, qu’ils ne reviennent pas trop tôt, souhaite-t-il.

Ils ne reviendront pas trop tôt.

(Les mourants connaissent bien leurs désirs, mais ils se taisent sur toutes choses, disait Mécislas Golberg, ce vieux juif.)

L’angoisse de l’éminent maître s’est dissipée peu à peu dans le grand silence intérieur qu’il a si rarement connu. Mille souvenirs s’y allument, pareils aux petites lumières d’une ville nocturne. Sa mémoire les repasse et jouit de leur confusion, de leur désordre enivrant. À travers les limites tracées par nos calendriers, comme les ans, les jours, les heures, s’appellent et se répondent !… Un clair matin de vacances, où retentit le beau son de cuivre d’une bassine à confitures…, un soir où coule une eau limpide et glacée, sous un feuillage immobile…, le regard surpris d’une cousine blonde, à travers la table familiale, et la petite poitrine haletante…, et puis tout à coup — le demi-siècle franchi d’un bond — les premières morsures de la vieillesse, un rendez-vous dénoué…, le grand amour, chèrement gardé, pas à pas défendu, disputé, jusqu’à la dernière minute, lorsque les lèvres du vieil amoureux pressent une bouche mobile et furtive, demain féroce… C’est là sa vie — tout ce que le temps épargne — qui dans son passé garde encore forme et figure ; le reste n’est rien, son œuvre, ni la gloire. L’effort de cinquante années, sa carrière illustre, trente livres célèbres… Hé quoi ! cela compte-t-il si peu ?… Que de niais vont s’écriant que l’art… Quel art ? Le merveilleux jongleur en connaît seulement les servitudes. Il l’a porté comme un fardeau. L’harmonieux bavard qui n’a parlé que de lui ne s’est pas exprimé une fois. L’univers, qui croit l’aimer, ne sait que ce qui le déguise. Il est exilé de ses livres et, par avance, dépossédé… Tant de lecteurs, pas un ami !

Il n’en éprouve d’ailleurs nul regret. La certitude qu’il échappe ainsi pour toujours, qu’on n’aura de lui qu’un simulacre, fait briller son regard malicieux. Le meilleur de son œuvre ne mérite pas d’autre conclusion que cette plaisanterie in extremis. Il ne souhaite aucun disciple. Ceux qui l’entourent sont des ennemis. Impuissants à renouveler un charme, une gentillesse dont leur maître eut le secret, ils se contentent de pasticher adroitement son style. Leurs plus grandes audaces sont dans l’ordre de la grammaire. « Ils démontent mes paradoxes, dit-il, mais ils ne savent pas les remonter. » La jeunesse décimée, qui vit Péguy couché dans les chaumes, à la face de Dieu, s’éloigne avec dégoût du divan où la supercritique polit ses ongles. Elle laisse à Narcisse le soin de raffiner encore sur sa délicate impuissance. Mais elle hait déjà, de toutes les forces de son génie, les plus robustes et les mieux venus du troupeau qui briguent la succession du mauvais maître, distillent en grimaçant leurs petits livres compliqués, grincent au nez des plus grands, et n’ont d’autre espoir en ce monde que de pousser leur crotte aigre et difficile au bord de toutes les sources spirituelles où les malheureux vont boire.

Cependant, qu’importe à l’auteur du Cierge Pascal le grignotement, dans son ombre, de tant de quenottes assidues ? Il a rongé plutôt par nécessité que par goût, avec ennui. Place aux jeunes rats mieux dentés ! Ce soir, il pourrait rêver d’eux sans colère. Il songe, en frissonnant de plaisir, à la grande ville lointaine, à sa foule bouillonnante, sous l’énorme ciel noir. La reverra-t-il jamais ? Existe-t-elle encore seulement, quelque part, là-bas, dans la nuit si douce ?

Presque au-dessus de sa tête, l’horloge bat à petits coups, comme un cœur. Il ferme un moment les yeux pour mieux l’entendre, vivre et respirer avec elle, l’antique aïeule sans âge, qui dispense à regret, depuis des siècles, l’impitoyable avenir. Ce bruit qu’il écoute, imperceptible à peine dans la charpente sonore, ce ronron monotone, seulement interrompu par la voix grave des heures, durera plus que lui, cheminera des années et des années encore, à travers de nouveaux espaces de silence, jusqu’au jour… Quel jour ? Quel jour aura marqué pour la dernière fois, au coup de minuit, les deux aiguilles rouillées, les deux commères, avant de s’arrêter pour jamais ?

Il ouvre les yeux. Devant lui une plaque de marbre grisâtre, scellée au mur, porte une inscription dont il déchiffre lentement les larges lettres dédorées.

 

À la mémoire… de… Jean-Baptiste Heame, notaire royal 1690-1741… et de Mélanie-Hortense Le Pean, son épouse… de Pierre Antoine Dominique… de Jean-Jacques Heame, seigneur d’Hemecourt… de Paul-Louis-François… et ainsi jusqu’au bas de la liste, jusqu’au dernier : Jean-César Heame d’Hemecourt, capitaine de cavalerie, ancien marguillier de la paroisse, décédé à Cannes… en 1889… Bienfaiteur de cette église…

Priez pour cette famille entièrement éteinte.

 

demande encore la vieille pierre, humblement, comme pour s’excuser d’être là.

— Fameuse perte !… murmure l’auteur du Cierge Pascal entre ses dents. Mais il sourit d’un bon sourire de sympathie protectrice. Le copieux morceau de marbre, consciencieusement gravé, rehaussé d’or fin, aussi cossu que n’importe quelle autre pièce de mobilier bourgeois ! Rien de plus triste qu’une tombe de pierre blanche, aux quatre bornes enchaînées, fouettée par la pluie, un jour d’hiver. Mais à l’abri du froid et du chaud, face au banc d’œuvre où le défunt marguillier reçut le pain bénit, cette pierre, aussi lisse et polie qu’au premier jour, cirée chaque semaine par un sacristain diligent, quelle consolante image de la mort ! La sensibilité de l’écrivain s’émeut pour ce confortable posthume. Il épelle tous ces noms, comme des noms d’amis, dont le voisinage le rassure. Avec cette dynastie des Heame, que d’autres encore, sous les dalles aux lettres effacées, çà et là, jusqu’au pied de l’autel, bonnes gens qui voulurent dormir sous un toit, durer aussi longtemps que la sûre assise ! On peut rêver dormir là, de compagnie… Jamais le célèbre romancier ne se sentit si résigné, si docile. Une fatigue exquise détend jusqu’à ses dernières fibres, fait flotter devant ses yeux l’image de la profonde église endormie, désormais sans secret, amicale, familière. Il goûte une paix sentie, un extrême bien-être, presque religieux… Il se dorlote, il s’étire ; il étouffe un bâillement, comme une prière.

Au dehors, le ciel s’obscurcit ; un dernier vitrail du transept s’éteint tout à fait. Désormais, la porte s’ouvre et se referme sur un fond de velours noir, où le monde extérieur ne se dénonce plus que par son parfum. Des ombres éparses se rapprochent, s’assemblent. Un chuchotement discret court au long des travées, de banc de chêne en banc de chêne, des petits pas impatients gagnent le seuil, l’église se vide peu à peu de son menu peuple invisible. L’heure du salut quotidien est passée depuis longtemps, la sacristie reste close, trois lampes sur douze éclairent seules l’immense vaisseau. Que se passe-t-il ? Qu’attendre encore ?… On se cherche à tâtons, on s’appelle de loin, d’une petite toux caressante, on discute entre initiés. Car, avec la dernière diligence automobile de Vaucours, les curieux et les curieuses ont disparu : Lumbres ne garde si tard que ses vieux amis. Les derniers s’éloignent cependant. Saint-Marin va rester seul.

 

 

Chapitre XIV

Pour lui seul, ce grand joujou un peu funèbre, mais charmant tout de même — pour le seul auteur du Cierge Pascal — pour lui seul ! Il suit amoureusement du regard les nervures de la voûte, réunies en rosace, et qui retombent trois à trois sur les pilastres des murailles latérales, d’un mouvement si souple, d’une grâce vivante, presque animale. Le maître-maçon qui, jadis, traça leur course aérienne, n’a-t-il pas, sans le savoir, travaillé pour réjouir les yeux du génie vieillissant ? Qu’attendent de plus les dévots et les dévotes, et même ce prêtre paysan, lorsqu’ils lèvent le nez vers leur ciel vide, qu’un relâchement de leurs liens, une courte paix, la provisoire acceptation de la destinée ? Ce qu’ils appellent naïvement grâce de Dieu, don de l’Esprit, efficace du Sacrement, c’est ce même répit qu’il goûte dans ce lieu solitaire. Pauvres gens, dont la candeur s’embarrasse de tant d’inutiles discours ! Brave saint campagnard qui croit consommer chaque matin la Vie éternelle, et dont les sens ne connaissent pourtant qu’une illusion assez grossière, comparable à peine au rêve lucide, à l’illusion volontaire du merveilleux écrivain. « Que ne suis-je venu plus tôt, se dit-il, respirer l’air d’une église rustique !… Nos grand’mères 1830 savaient des secrets que nous avons perdus ! » Il regrette la visite au presbytère, qui pensa l’égarer, le sot pèlerinage à la chambre du saint (ce pan de mur, dont la vue fit chanceler un moment sa raison), spectacle en somme un peu barbare, et fait pour un public moins délicat… « La sainteté, s’avoue-t-il, comme toutes choses en ce monde, n’est belle à voir qu’en scène ; l’envers du décor est puant et laid. » Sa cervelle en rumeur bourdonne de mille pensées nouvelles, hardies ; une jeune espérance, confuse encore, émeut jusqu’à ses muscles ; il ne s’est pas senti, depuis bien des jours, si souple, si vigoureux.

— Il y a une joie dans le vieillir, s’écrie-t-il, presque à voix haute, qui m’est révélée aujourd’hui. L’amour même — oui, l’amour même ! — peut être quitté sans rudesse. J’ai recherché la mort dans les livres, ou dans les ignobles cimetières citadins, tantôt démesurée, comme une vision formée dans les rêves, tantôt rabaissée à la taille d’un homme en casquette, qui tient en bon état, disent-ils, la clôture des tombes, enregistre, administre. Non ! c’est ici, ou dans d’autres séjours semblables, qu’il faut l’accueillir avec bonhomie, ainsi que le froid et le chaud, la nuit et le jour, la marche insensible des astres, le retour des saisons, à l’exemple des sages et des bêtes. Combien le philosophe peut apprendre de choses précieuses, incomparables, du seul instinct de quelque vieux prêtre tel que celui-ci, tout proche de la nature, héritier de ces solitaires inspirés dont nos pères firent jadis les divinités des champs. Ô l’inconscient poète, qui, cherchant le royaume du ciel, trouve au moins le repos, une humble soumission aux forces élémentaires, la profonde paix…

En étendant le bras, l’illustre maître pourrait toucher du doigt le confessionnal où le saint de Lumbres dispense à son peuple les trésors de sa sagesse empirique. Il est là, entre deux piliers, badigeonné d’un affreux marron, vulgaire, presque sordide, fermé de deux rideaux verts. L’auteur du Cierge Pascal déplore tant de laideur inutile, et qu’un prophète villageois rende ses oracles au fond d’une boîte de sapin ; mais il considère toutefois avec curiosité le grillage de bois derrière lequel il imagine le calme visage du vieux prêtre, souriant, attentif, les yeux clos, la main levée pour bénir. Qu’il l’aime mieux ainsi que tout sanglant, là-haut, face à la muraille nue, le fouet à la main, dans son cruel délire ! « Les plus doux rêveurs, pense-t-il, ont sans doute besoin de ces secousses un peu vives qui raniment dans leur cerveau les images défaillantes. Ce que d’autres demandent à la morphine ou à l’opium, celui-ci l’obtient des morsures d’une lanière sur son dos et ses flancs. »

Au bout du fil de fer, la lampe de cuivre oscille doucement, passe et repasse. À chaque retour l’ombre se déploie jusqu’aux voûtes, puis, chassée de nouveau, s’embusque au noir des piliers, s’y replie, pour se déployer encore, « Ainsi passons-nous du froid au chaud, rêve Saint-Marin, tantôt bouillants d’ardeur, effervescents, tantôt froids et las, selon des lois méconnues, et sans doute inconnaissables. Jadis, notre scepticisme était encore un défi. L’indifférence même, où nous croyons plus tard tout atteindre, n’est bientôt qu’une pose assez fatigante à garder. Quelle crampe. Seigneur ! derrière le sourire épicurien. Mais nos petits-neveux ne réussiront pas mieux que nous. L’esprit humain fait varier sans cesse la forme et la courbure de son aile, attaque l’air sous tous les angles, du négatif au positif, et ne vole jamais. Quoi de plus décrié que ce nom de dilettante, porté jadis avec honneur ? La nouvelle génération fut manifestement marquée d’un autre signe ; on a su lequel depuis : c’était celui de son sacrifice, sort honorable, envié par les militaires. J’ai vu, tout frémissant d’une impatience sacrée, le jeune Lagrange pareil à un pressentiment vivant… Il goûte avant moi le repos qu’il a détesté. Croyants ou libertins, de quelque mot qu’on nous nomme, ce n’est pas assez que notre recherche soit vaine ; chaque effort hâte notre fin. L’air même que nous respirons brûle au dedans, nous consume. Douter n’est pas plus rafraîchissant que nier. Mais d’être un professeur de doute, quel supplice chinois ! Encore, dans la force de l’âge, la recherche des femmes, l’obsession du sexe congestionne habituellement les cerveaux, refoule la pensée. Nous vivons dans le demi-délire de la délectation morose, coupé d’accès de désespoir lucide. Mais d’année en année les images perdent leur force, nos artères filtrent un sang moins épais, notre machine tourne à vide. Nous remâchons dans la vieillesse des abstractions de collège, qui tenaient de l’ardeur de nos désirs toute leur vertu ; nous répétons des mots non moins épuisés que nous-mêmes ; nous guettons aux yeux des jeunes gens les secrets que nous avons perdus. Ah ! l’épreuve la plus dure est de comparer sans cesse à sa propre déchéance l’ardeur et l’activité d’autrui, comme si nous sentions glisser inutilement sur nous la puissante vague de fond qui ne nous lèvera plus… À quoi bon tenter ce qui ne peut être tenté qu’une fois ? Ce bonhomme de prêtre a fait moins sottement qui s’est retiré de la vie avant que la vie ne se retirât. Sa vieillesse est sans amertume. Ce que nous regrettons de perdre, il souhaite en être au plus tôt délivré ; quand nous nous lamentons de ne plus sentir de pointe au désir, il se flatte d’être moins tenté. Je jurerais qu’à trente ans il s’était fait des félicités de vieillard, sur quoi l’âge n’a pu mordre. Est-il trop tard pour l’imiter ? Un paysan mystique, nourri de vieux livres et des leçons de maîtres grossiers, dans la poudre des séminaires, peut s’élever par degrés à la sérénité du sage, mais son expérience est courte, sa méthode naïve et parfois sangrenue, compliquée d’inutiles superstitions. Les moyens dont dispose, à la fin de sa carrière, mais dans la pleine force de son génie, un maître illustre, ont une autre efficace. Emprunter à la sainteté ce qu’elle a d’aimable ; retrouver sans roideur la paix de l’enfance ; se faire au silence et à la solitude des champs ; s’étudier moins à ne rien regretter qu’à ne se souvenir de rien ; observer par raison, avec mesure, les vieux préceptes d’abstinence et de chasteté, assurément précieux ; jouir de la vieillesse comme de l’automne ou du crépuscule ; se rendre peu à peu la mort familière, n’est-ce pas un jeu difficile, mais rien qu’un jeu, pour l’auteur de beaucoup de livres, dispensateur d’illusion ? « Ce sera ma dernière œuvre, conclut l’éminent maître, et je ne l’écrirai que pour moi, acteur et public tour à tour… »

Mais ce dernier livre est celui-là qu’on n’écrit pas, à peine entrevu dans les songes. De le rêver seulement est un signe fatal. Ainsi les vieux chats qui vont mourir caressent encore des griffes la laine du tapis, et traînent sur les belles couleurs un regard plein d’une tendresse obscure.

C’est ce même regard que l’auteur du Cierge Pascal fixe au mince treillage de bois derrière lequel il imagine son héros bénisseur, patriarche au rire indulgent, à la langue savoureuse et drue, riche de l’expérience des âmes. Il l’aime déjà de tout le bien qu’il peut en attendre. Pour être un saint on n’en est pas moins sensible à une certaine forme rare de la courtoisie, cette sympathie attentive, pénétrante, qui est la suprême politesse d’un grand seigneur de l’intelligence. Celui que la flatterie rebute goûte mieux les formes supérieures de la louange. Hé ! Hé ! d’autres que l’illustre Saint-Marin se sont agenouillés ici, ont écouté le bon vieillard, et sont partis moins lourds. Pourquoi pas ? Dans la confession, l’expérience du péché est-elle jamais complète ? N’y a-t-il pas, dans la honte de l’aveu, même incomplet, déloyal, une sensation âpre et forte qui ressemble au remords, un remède un peu rude et singulier à l’affadissement du vice ? Et d’ailleurs les maniaques de la libre pensée sont bien sots de dédaigner à l’église une méthode de psychothérapie qu’ils jugent excellente et nouvelle chez un neurologiste en renom. Ce professeur, dans sa clinique, fait-il autre chose qu’un simple prêtre au confessionnal : provoquer, déclancher la confidence pour suggestionner ensuite, à loisir, un malade apaisé, détendu. ? Combien de choses pourrissent dans le cœur, dont ce seul effort délivre ! L’homme célèbre, qui vit dans son ombre, se voit dans tous les yeux, s’entend sur toutes les lèvres, se reconnaît jusque dans la haine et l’envie qui le pressent, peut bien tenter d’échapper à sa propre obsession, de rompre le cercle enchanté. Il ne s’ouvre jamais à l’inférieur, il ment toujours à son égal. S’il laisse après lui des mémoires véridiques, sa dissimulation naturelle se double d’un de ces effrayants accès de vanité posthume que le public connaît assez. Rien n’est moins qu’une parole d’outre-tombe. Alors… Alors, il est beau qu’une fois, par hasard, ce don précieux de lui-même, qu’il a toujours refusé, il le fasse au premier venu, comme on jette une poignée d’or à un mendiant.

Pas une minute cet homme pourtant subtil qui, à défaut de goût véritable, ressent au moins la grossièreté d’autrui comme une contrainte physique, n’échappe au piège de sa propre bassesse. Il remue ces idées pêle-mêle, avec une assurance naïve, se flatte de n’avoir qu’à faire un choix entre tant de solides raisons. Il a fini par regarder les marches de bois, usées par les genoux, avec autant de curiosité que d’envie… Une fois là, le reste va de soi. Qui le retiendrait ? Ce qui fut donné si souvent à cette même place, aux vieilles filles illettrées, ne sera pas refusé sans doute à l’observateur le plus retors, et qui garde mieux son sang-froid, délicieux railleur ! Il ne faut qu’un petit effort, après avoir sucé, vidé tant de sensations rares et difficiles, parlé tant de langages, fait tant de savantes grimaces, pour finir dans la peau d’un philosophe campagnard, désabusé, pacifié, à point dévot. Depuis l’empereur qui planta des raves, on a vu plus d’un grand de ce monde s’assurer une mort bucolique. En argot de coulisse, cela s’appelle entrer dans son rôle, pour se prendre soi-même à son jeu. C’est ainsi qu’au terme d’une consciencieuse étude tel comédien, gras à souhait, rouge de plaisir, avale son bock, referme son livre, et s’écrie : Je tiens mon Polyeucte !…

 

 

Chapitre XV

« Je tiens mon saint ! » pourrait dire à ce moment l’illustre maître, s’il était d’humeur à plaisanter. Et il le tient en effet, ou va le tenir. Il songe, candide, qu’après avoir tâté d’une dent dédaigneuse les fruits plus précieux cueillis au jardin des rois, il peut mordre encore avec appétit au morceau de gros pain arraché à la bouche du pauvre, car telle est la curiosité du génie, toujours neuve.

C’est une belle chose de goûter si tard les joies de l’initiation ! De Paris à Lumbres, il est vrai que la route est longue ; mais du presbytère tout proche à l’église paisible, quel autre espace il a franchi ! Tout à l’heure encore, inquiet, anxieux, sans autre espoir que de rentrer bientôt, tête basse, au petit hôtel de la rue de Verneuil, pour y mourir un jour, inutile, oublié, au bras d’une servante qui murmure à la cantonade que « le pauvre Monsieur a bien du mal à passer », maintenant délivré, libre, avec un projet en tête — ô délices ! — une petite fièvre à fleur de peau… En six semaines tout peut être décidé, conclu. Il trouvera quelque part, à la lisière d’un bois, une de ces maisons mi-paysannes, mi-bourgeoises, entre deux humides pelouses vertes. La conversion de Saint-Marin, sa retraite à Lumbres… le cri de triomphe des dévots… la première interview… une délicate mise au point… qui sera comme le testament du grand homme : une suprême caresse à la jeunesse, à la beauté, au plaisir perdus, non point reniés, puis le silence, le grand silence, où le public ensevelit pieusement, côte à côte, dans leur solitude de Lumbres, le philosophe et le saint.

L’obsession devient si forte qu’il croit rêver, perd un moment contact, frissonne en se retrouvant seul. Ce réveil trop brusque a rompu l’équilibre, le laisse agité, nerveux. Il regarde avec méfiance le confessionnal vide, si proche. La porte close au rideau vert l’invite… Hé quoi ! quelle meilleure occasion de voir plus que le pauvre logis du bonhomme, son grabat, sa discipline ; le lieu même où il se manifeste aux âmes ? L’auteur du Cierge Pascal est seul et d’ailleurs il s’inquiète peu d’être vu. À soixante-dix ans, sa première impulsion est toujours nette, franche, irrésistible, dangereux privilège des écrivains d’imagination… Sa main tâtonne, trouve une poignée, ouvre d’un coup. L’hésitation a suivi le geste, au lieu de le devancer ; la réflexion vient trop tard. Un remords indéfinissable, le regret d’avoir agi si vite, au hasard ; la crainte, ou la honte, de surprendre un secret mal défendu, lui fait un instant baisser les yeux ; mais déjà le reflet de la lampe sur les dalles a trouvé l’ouverture béante, s’y glisse, monte lentement… Son regard monte avec lui…

…S’arrête… À quoi bon ? On ne recouvre plus ce que la lumière découvre une fois, pour toujours.

…Deux gros souliers, pareils à ceux trouvés là-haut ; le pli d’une soutane bizarrement troussée… une longue jambe maigre dans un bas de laine toute roide, un talon posé sur le seuil, voilà ce qu’il a vu d’abord. Puis… petit à petit… dans l’ombre plus dense… une blancheur vague, et tout à coup la face terrible, foudroyée.

Antoine Saint-Marin sait montrer dans les cas extrêmes une bravoure froide et calculée. D’ailleurs, mort ou vif, ce bonhomme inattendu l’irrite au moins autant qu’il l’effraie. En somme, on l’interrompt tout à coup, au bon moment, en plein rêve ; le dernier mot reste, au fond de sa boîte obscure, à ce témoin singulier, au cadavre vertical. Un professeur d’ironie trouve son maître, et s’éveille, quinaud, d’un songe un peu niais, attendrissant.

Il ouvre largement la porte, recule d’un pas, mesure du regard son étrange compagnon, et sans oser encore le défier, l’affronte.

— Beau miracle ! siffle-t-il entre ses dents, un peu rageur. Le brave prêtre est mort ici sans bruit, d’une crise cardiaque. Tandis que ces imbéciles trottent à sa recherche sur les chemins, il est là, bien tranquille, telle une sentinelle, tuée d’une balle dans sa guérite, à bout portant !…

Dressé contre la paroi, les reins soutenus par l’étroit siège sur lequel il s’est renversé au dernier moment, arc-bouté de ses jambes roides contre la mince planchette de bois qui barre le seuil, le misérable corps du saint de Lumbres garde, dans une immobilité grotesque, l’attitude d’un homme que la surprise met debout.

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Que d’autres soient, d’une main amie, sous un frais drap blanc, disposés pour le repos ; celui-ci se lève encore dans sa nuit noire, écoute le cri de ses enfants… Il a encore quelque chose à dire… Non ! son dernier mot n’est pas dit… Le vieil athlète percé de mille coups témoigne pour de plus faibles, nomme le traître et la trahison… Ah ! le diable, l’autre, est sans doute un adroit, un merveilleux menteur, ce rebelle entêté dans sa gloire perdue, plein de mépris pour le bétail humain lourd et pensif que les mille ressources de sa ruse excitent ou retiennent à son gré, mais son humble ennemi lui fait front, et sous la huée formidable remue sa tête obstinée. De quelle tempête de rires et de cris le joyeux enfer acclame la parole naïve, à peine intelligible, la défense confuse et sans art ! Qu’importe ! un autre encore l’entend, que les deux ne cèleront pas toujours !

 

Seigneur, il n’est pas vrai que nous vous ayons maudit ; qu’il périsse plutôt, ce menteur, ce faux témoin, votre rival dérisoire ! Il nous a tout pris, nous laisse tout nus, et met dans notre bouche une parole impie. Mais la souffrance nous reste, qui est notre part commune avec vous, le signe de notre élection, héritée de nos pères, plus active que le feu chaste, incorruptible… Notre intelligence est épaisse et commune, notre crédulité sans fin, et le suborneur subtil avec sa langue dorée… Sur ses lèvres, les mots familiers prennent le sens qu’il lui plaît, et les plus beaux nous égarent mieux. Si nous nous taisons, il parle pour nous et, lorsque nous essayons de nous justifier, notre discours nous condamne. L’incomparable raisonneur, dédaigneux de contredire, s’amuse à tirer de ses victimes leur propre sentence de mort. Périssent avec lui les mots perfides ! C’est par son cri de douleur que s’exprime la race humaine, la plainte arrachée à ses flancs par un effort démesuré. Vous nous avez jetés dans l’épaisseur comme un levain. L’univers, que le péché nous a ôté, nous le reprendrons pouce par pouce, nous vous le rendrons tel que nous le reçûmes, dans son ordre et sa sainteté, au premier matin des jours. Ne nous mesure pas le temps, Seigneur ! Notre attention ne se soutient pas, notre esprit se détourne si vite ! Sans cesse le regard épie, à droite ou à gauche, une impossible issue ; sans cesse l’un de vos ouvriers jette son outil et s’en va. Mais, votre pitié, elle, ne se lasse point, et partout vous nous présentez la pointe du glaive ; le fuyard reprendra sa tâche, ou périra dans la solitude… Ah ! l’ennemi qui sait tant de choses ne saura pas celle-là ! Le plus vil des hommes emporte avec lui son secret, celui de la souffrance efficace, purificatrice… Car ta douleur est stérile, Satan !… Et pour moi, me voici où tu m’as mené, prêt à recevoir ton dernier coup… Je ne suis qu’un pauvre prêtre assez simple, dont ta malice s’est jouée un moment, et que tu vas rouler comme une pierre… Qui peut lutter de ruse avec toi ? Depuis quand as-tu pris le visage et la voix de mon Maître ? Quel jour ai-je cédé pour la première fois ? Quel jour ai-je reçu avec une complaisance insensée le seul présent que tu puisses faire, trompeuse image de la déréliction des saints, ton désespoir, ineffable à un cœur d’homme ? Tu souffrais, tu priais avec moi, ô l’affreuse pensée ! Ce miracle même… Qu’importe ! Qu’importe ! Dépouille-moi ! Ne me laisse rien ! Après moi un autre, et puis un autre encore, d’âge en âge, élevant le même cri, tenant embrassée la Croix… Nous ne sommes point ces saints vermeils à barbe blonde que les bonnes gens voient peints, et dont les philosophes eux-mêmes envieraient l’éloquence et la bonne santé. Notre part n’est point ce que le monde imagine. Auprès de celle-ci, la contrainte même du génie est un jeu frivole. Toute belle vie. Seigneur, témoigne pour vous ; mais le témoignage du saint est comme arraché par le fer.

 

Telle fut sans doute, ici-bas, la plainte suprême du curé de Lumbres, élevée vers le Juge, et son reproche amoureux. Mais, à l’homme illustre qui l’est venu chercher si loin, il a autre chose à dire. Et, si la bouche noire, dans l’ombre, qui ressemble à une plaie ouverte par l’explosion d’un dernier cri, ne profère plus aucun son, le corps tout entier mime un affreux défi :

— Tu voulais ma paix, s’écrie le saint, viens la prendre !…

 

FIN

Thursday 30 December 2021

Thursday's Serial: “Sous le Soleil de Satan” by George Bernanos (in French) - XI

Chapitre XI

L’illustre vieillard exerce, depuis un demi-siècle, la magistrature de l’ironie. Son génie, qui se flatte de ne respecter rien, est de tous le plus docile et le plus familier. S’il feint la pudeur ou la colère, raille ou menace, c’est pour mieux plaire à ses maîtres, et, comme une esclave obéissante, tour à tour mordre ou caresser. Dans la bouche artificieuse, les mots les plus sûrs sont pipés, la vérité même est servile. Une curiosité, dont l’âge n’a pas encore émoussé la pointe, et qui est l’espèce de vertu de ce vieux jongleur, l’entraîne à se renouveler sans cesse, à se travailler devant le miroir. Chacun de ses livres est une borne où il attend le passant. Aussi bien qu’une fille instruite et polie par l’âpre expérience du vice, il sait que la manière de donner vaut mieux que ce qu’on donne, et, dans sa rage à se contredire et à se renier, il arrive à prêter chaque fois au lecteur un homme tout neuf.

Les jeunes grammairiens qui l’entourent portent aux nues sa simplicité savante, sa phrase aussi rouée qu’une ingénue de théâtre, les détours de sa dialectique, l’immensité de son savoir. La race sans moelle, aux reins glacés, reconnaît en lui son maître. Ils jouissent, comme d’une victoire remportée sur les hommes, au spectacle de l’impuissance qui raille au moins ce qu’elle ne peut étreindre, et réclament leur part de la caresse inféconde. Nul être pensant n’a défloré plus d’idées, gâché plus de mots vénérables, offert aux goujats plus riche proie. De page en page, la vérité qu’il énonce d’abord avec une moue libertine, trahie, bernée, brocardée, se retrouve à la dernière ligne, après une suprême culbute, toute nue, sur les genoux de Sganarelle vainqueur… Et déjà la petite troupe, bientôt grossie d’un public hagard et dévot, salue d’un rire discret le nouveau tour du gamin bientôt centenaire.

— Je suis le dernier des Grecs, dit-il de lui-même, avec un rictus singulier.

Aussitôt vingt niais, hâtivement instruits d’Homère par ce qu’ils en ont pu lire en marge de M. Jules Lemaître, célèbrent ce nouveau miracle de la civilisation méditerranéenne, et courent réveiller, de leurs cris aigus, les Muses consternées. Car c’est la coquetterie du hideux vieillard, et sa grâce la plus cynique, de feindre attendre la gloire sur les genoux de l’altière déesse, bercé contre la chaste ceinture où il égare ses vieilles mains… Étrange, effroyable nourrisson !

Depuis longtemps, il avait décidé de visiter Lumbres, et ses disciples ne cachaient plus aux profanes qu’il y porterait l’idée d’un nouveau livre. « Les hasards de la vie, confiait-il à son entourage, sur ce ton d’impertinence familière avec lequel il prétend dispenser les trésors d’un scepticisme de boulevard, baptisé pour lui sagesse antique, — les hasards de la vie m’ont permis d’approcher plus d’un saint, pourvu qu’on veuille donner ce nom à ces hommes de mœurs simples et d’esprit candide, dont le royaume n’est pas de ce monde, et qui se nourrissent, comme nous tous, du pain de l’illusion, mais avec un exceptionnel appétit. Toutefois ceux-là vivent et meurent, reconnus de peu de gens, et sans avoir étendu bien loin la contagion de leur folie. Qu’on me pardonne d’être revenu si tard à des rêves d’enfant. Je voudrais, de mes yeux, voir un autre saint, un vrai saint, un saint à miracles et, pour tout dire, un saint populaire. Qui sait ? Peut-être irai-je à Lumbres pour y achever de mourir entre les mains de ce bon vieillard ?

Ce propos, d’autres encore, furent longtemps tenus pour une aimable fantaisie, bien qu’ils exprimassent, avec une espèce de pudeur comique, un sentiment sincère, bas mais humain, une crainte sordide de la mort. L’illustre écrivain, pour son malheur, n’est que vil, non pas médiocre. Sa forte personnalité, douloureusement à l’étroit dans ses livres, s’est délivrée dans le vice. C’est en vain qu’il s’efforce de cacher à tous, redoublant de scepticisme et d’ironie, le secret hideux qui sue parfois à travers les mots. À mesure qu’il avance en âge, le misérable se voit traqué, forcé dans son mensonge, de jour en jour moins capable de tromper en hors-d’œuvre et bagatelles sa voracité grandissante. Impuissant à se surmonter, conscient du dégoût qu’il inspire, ne trouvant qu’à force de ruse et d’industrie de rares occasions de se satisfaire, il se jette en glouton sur ce qui passe à portée de ses gencives et, l’écuelle vide, pleure de honte. L’idée d’un obstacle à vaincre, et du retardement qu’impose la comédie de la séduction, même écourtée, la crainte du fléchissement physique toujours possible, le caprice de ses fringales, le découragent par avance des rendez-vous hasardeux. Aux gouvernantes qu’il entretenait jadis avec un certain décor succèdent aujourd’hui des gothons et des servantes, qui sont ses tyrans domestiques. Il excuse de son mieux leur langue familière, affecte une bonhomie navrante, détourne l’attention d’un rire qui sonne faux, tandis qu’il suit du regard, à la dérobée, le cotillon court sur lequel, tout à l’heure, il ira rouler sa tête blanche.

Mais hélas ! cette morne débauche l’épuise sans le rassasier ; il n’imagine rien de plus bas, il touche le fond de son grotesque enfer. Au désir, jamais plus âcre et plus pressant, succède un trop court plaisir, furtif, instable. L’heure est venue où le besoin survit à l’appétit, dernière énigme du sphinx charnel… C’est alors qu’entre ce vieux corps inerte et la volupté vainement pressée la mort se leva, comme un troisième camarade.

Celle qu’il avait tant de fois caressée dans ses livres, et dont il croyait avoir épuisé la douceur, la mort, — d’ailleurs partout visible à travers sa froide ironie, comme un visage sous une eau claire et profonde, — cent fois rêvée, savourée, il ne la reconnut plus. Il la voyait désormais de trop près, bouche à bouche. Il avait choisi l’image d’une lente vieillesse, à la pente douce et fleurie, et qui s’endort contente, au dernier pas. Mais il n’attendait point cette surprise en plein jour, cette effraction… Hé quoi ? déjà ?

Il s’efforce d’en chasser la pensée, de la déguiser au moins ; il dépense à ce jeu misérable des ressources infinies. À peine ose-t-il confier aux plus intimes quelque chose de son angoisse, et ils ne l’entendent qu’à demi ; nul ne veut voir, dans les yeux du grand homme, le regard tragique où s’exprime une terreur d’enfant. Au secours ! dit le regard. Et l’auditoire s’écrie : Quel merveilleux causeur !

 

 

Chapitre XII

M. Gambillet s’avança vers le célèbre auteur du Cierge Pascal, et se présenta lui-même, non sans esprit, car il ne manque tout à fait ni de malice ni d’à-propos. Puis, se tournant vers son compagnon, et lui donnant la parole :

— M. le curé de Luzarnes, fit-il, est plus qualifié que moi pour vous souhaiter la bienvenue dans ce miraculeux pays de Lumbres, à deux pas de la petite église que vous êtes venu visiter.

Antoine Saint-Marin pencha vers l’abbé Sabiroux sa longue face blême, le considérant de haut en bas, avec ennui.

— Cher et illustre maître, dit alors celui-ci d’un ton mesuré, je ne m’attendais pas à vous voir jamais d’aussi près. Le ministère que j’exerce au fond de ces campagnes nous condamne tous à l’isolement jusqu’à la mort, et c’est un grand malheur que le clergé de France soit ainsi tenu à l’écart de l’élite intellectuelle du pays. Qu’il soit au moins permis à l’un de ses plus humbles représentants…

Saint-Marin secoua de haut en bas cette fine main blanche qu’immortalise le tableau de Clodius Nyvelin.

— L’élite intellectuelle du pays, monsieur l’abbé, est une société bien bruyante et bien désagréable que je vous conseillerai plutôt de tenir éloignée de vos presbytères. Et pour l’isolement, ajouta-t-il avec un petit rire, puissé-je y avoir été jadis condamné comme vous !

L’ancien professeur de chimie, un moment déconcerté, choisit de sourire aussi. Mais le jeune docteur de Chavranches, déjà familier :

— Allons, allons ! l’abbé, vous voilà comme un bourgmestre à l’entrée du roi dans sa bonne ville. L’illustre maître n’a pas fait cent lieues pour s’entendre louer. Dois-je l’avouer, monsieur, continua-t-il en s’inclinant vers Saint-Marin. je suis prêt moi-même à commettre envers vous une faute plus grave.

— Ne vous gênez pas, répondit le romancier d’une voix douce.

— Permettez-moi seulement de vous demander pour quel motif…

— N’ajoutez plus un mot, si vous tenez à mon estime ! s’écria l’auteur du Cierge Pascal. Je devine que vous désirez connaître la raison qui m’a déterminé à entreprendre ce petit voyage ? Or, grâce à Dieu, je n’en sais pas là-dessus plus long que vous. Le travail de composition, jeune homme, est le plus ennuyeux et le plus ingrat de tous ; c’est bien assez de composer mes livres, je ne compose pas ma vie. Cette page-ci est une page blanche.

— J’espère que vous l’écrirez, cependant, soupira le curé de Luzarnes, et j’ose dire que vous nous la devez.

Le regard toujours un peu vague de l’illustre maître tomba de haut sur son benoît quémandeur, et l’effleura sans se poser. Puis il demanda, les yeux mi-clos :

— Ainsi nous attendons tous les trois le bon plaisir d’un saint ?

— Les clefs du sanctuaire d’abord, remarqua l’enfant terrible de Chavranches, et le bon plaisir du sacristain Ladislas.

— Comment cela ? fit Saint-Marin, sans daigner voir le geste du curé de Luzarnes demandant la parole.

Mais Gambillet, plus prompt, fit à sa manière le récit des événements de la journée, vingt fois repris par son sourcilleux compagnon, qu’un léger mouvement d’impatience de l’illustre maître rejetait chaque fois au néant. Lorsqu’il eut tout entendu :

— Ma foi, monsieur, dit le romancier, je n’espérais pas tant d’une journée mal commencée. Ô la rafraîchissante surprise d’un peu de surnaturel et de miraculeux !

— Surnaturel et miraculeux ? protesta d’une voix grave le curé de Luzarnes.

— Pourquoi pas ? demanda brusquement Saint-Marin, se retournant tout d’une pièce vers son inoffensif ennemi.

(Si bas que le grand homme soit tombé, la bêtise toute nue lui fait honte. Mais il redoute par-dessus tout de rencontrer son image dans la sottise ou la lâcheté d’autrui, comme dans un tragique miroir.)

— Pourquoi pas ? répéta-t-il, plutôt sifflant qu’épelant chaque mot entre ses longues dents jointes. Nous espérons tous un miracle, monsieur, et le triste univers l’appelle avec nous. Aujourd’hui, ou dans un millier de siècles, que m’importe, si quelque événement libérateur doit faire brèche un jour dans le mécanisme universel ? J’aime autant l’attendre pour demain et m’endormir content. De quel droit la brute polytechnique viendrait-elle m’éveiller de mon rêve ? Surnaturel et miraculeux sont des adjectifs pleins de sens, monsieur, et qu’un honnête homme ne prononce qu’avec envie…

De son aveu, jamais le curé de Luzarnes ne se sentit plus injustement mortifié.

— M. Saint-Marin, confia-t-il à son ami Gambillet, m’a paru plus poète que philosophe et capable d’interpréter à sa guise les paroles d’autrui. Mais quelle raison de se mettre en colère ?

L’auteur du Cierge Pascal lui-même eût été bien embarrassé de répondre. Car il hait d’instinct ce qui lui ressemble et goûte, sans l’avouer, l’amère ivresse de se mépriser chez les autres. Mieux que personne, il sait par quelle nuance légère et fragile l’homme qui ne fait profession que d’esprit se distingue du sot, et dans certains niais bien disants le vieux cynique flaire avec rage un petit de la même portée.

— Si vous n’avez point vu l’ermite, reprit le docteur de Chavranches pour rompre le silence, au moins connaissez-vous l’ermitage ? Quelle curieuse maison ! Quelle solitude !

— J’étais tout à l’heure sous le charme, dit Saint-Marin. Il n’y a de vraiment précieux dans la vie que le rare et le singulier, la minute d’attente et de pressentiment. Je l’ai connue ici.

M. Gambillet hocha la tête, approuva d’un sourire prudent. Cependant le grand vieillard, s’approchant de la fenêtre, commença de promener ses longs doigts sur les vitres. La lumière de la lampe faisait danser son ombre au mur, la diminuant et l’allongeant tour à tour. Au dehors, les yeux ne distinguaient rien que la tâche blême de la route. Et dans le profond silence le docteur de Chavranches entendait le léger grincement des ongles sur le verre poli.

La voix de Saint-Martin le fit tout à coup sursauter :

— Ce diable de sacristain, dit-il, veut nous tuer de mélancolie. Je suis une grande bête d’attendre et de bâiller ici, quand j’ai devant moi tout un jour. Car je ne quitterai Lumbres que demain. Et puis, ma parole ! je suis bizarrement rompu.

— D’ailleurs, remarqua M. Gambillet, si les imaginations de l’abbé Sabiroux ont quelque réalité, son pauvre confrère sera hors d’état de vous entretenir ce soir.

— Pour cette fois, d’ailleurs, répondit l’illustre maître, c’est assez de connaître ce presbytère campagnard : un lieu unique.

(Il désignait la pièce aux quatre murs nus d’un geste caressant, comme un rarissime bibelot à tenter le collectionneur.)

Cette simple phrase fut à l’amour-propre du curé de Luzarnes comme un baume.

— Je dois vous faire remarquer, dit-il, que cette salle est improprement désignée sous le nom d’oratoire : mon vénéré confrère s’y tient rarement. À vrai dire, il ne quitte guère sa chambre.

— Ouais ? fit l’auteur du Cierge Pascal, intéressé.

— Je me ferai une joie de vous y conduire, s’empressa le futur chanoine. Monsieur le curé de Lumbres, j’en suis sûr, vous donnerait volontiers cette marque d’égards, et je ne ferai qu’interpréter sa pensée.

Il prit la lampe, l’éleva au-dessus de sa tête, puis, marquant un petit temps, la main sur le bouton de la porte :

— Si ces messieurs veulent me suivre ?

Au premier étage, le curé de Luzarnes, désignant à l’extrémité d’un long couloir une porte entr’ouverte :

— Permettez-moi de vous précéder, fit-il.

Ils entrèrent après lui. La lampe, tenue à bout de bras, éclairait une longue salle mansardée, peinte à la chaux, et qui parut d’abord absolument vide. Le parquet de sapin, récemment lavé, exhalait une odeur tenace. Quelques meubles, ingénument rangés contre la muraille, apparurent, dénoncés par leurs ombres ; deux chaises de paille, un prie-Dieu, une courte table chargée de livres…

— Cela ressemble à n’importe quel grenier d’étudiant pauvre, dit Saint-Marin, déçu.

Mais le futur chanoine, infatigable, les entraînait plus loin, penchant vers le sol son lumignon fumant.

— Voilà son lit, dit cet homme incomparable, avec une espèce de fierté.

L’enfant terrible de Chavranches, et l’écrivain, pourtant tous deux sans vergogne, échangèrent par-dessus le large dos un sourire gêné. La paillasse, ridiculement étroite et menue, couverte d’un amas de hardes, faisait à elle seule un spectacle d’une assez pitoyable mélancolie. Cependant, Saint-Marin la vit à peine ; il regardait deux gros souliers béants, verdis par l’âge, l’un debout, drôlement campé, l’autre à plat, montrant ses clous rouillés, son cuir gondolé, le retroussis de sa semelle, deux pauvres souliers, pleins d’une lassitude infinie, plus misérables que des hommes.

— Quelle image ! dit-il à voix basse ; quelle ridicule et merveilleuse image !

Il pensait à la fuite circulaire de toute vie humaine, au chemin vainement parcouru, au suprême faux pas. Qu’était-il allé chercher si loin, ce vagabond magnanime ? La même chose qu’il attendait lui-même, au milieu des objets familiers, ses chères estampes, ses livres, ses maîtresses et ses courtisans, dans l’hôtel de la rue de Verneuil, où mourut Mme de Janzé. Jamais le patriarche du néant, à ses meilleures heures, ne s’éleva plus haut qu’un lyrique dégoût de vivre, un nihilisme caressant. Néanmoins, sa gorge se serra, son cœur battit plus vite.

Alors, il parla d’abondance.

— Nous sommes ici, dit-il, dans un lieu consacré, aussi vénérable qu’un temple. Si le vaste monde est un champ clos, la place vaut d’être marquée où fut donné le grand effort, tentée la plus folle espérance. Les anciens eussent considéré sans doute notre saint de Lumbres avec mépris ; mais une longue expérience du malheur nous a rendus moins sévères pour cette espèce de sagesse, un peu barbare, qui trouve dans l’élan même de l’action sa raison d’être et sa récompense. La différence est moins grande qu’on imagine entre celui qui veut tout étreindre et celui qui repousse tout. Il y a une grandeur sauvage que la sagesse antique n’a pas connue…

La belle voix grave de l’illustre écrivain resta comme perchée sur la dernière syllabe, tandis que son regard se fixait à l’angle du mur où le diligent Sabiroux promenait à ce moment la lumière de sa lampe. Dans une sorte de renfoncement, formé par l’arête extérieure du toit, une planchette grossièrement clouée supportait un crucifix de métal. Au-dessous, jetée sur le sol, dans le coin le plus obscur, une lanière repliée, de celles que les toucheurs de bœufs nomment « coutelas », aiguë à sa pointe, large de trois doigts à sa base, pareille à un plat serpent noir. Mais ni le crucifix ni le fouet ne retenaient le regard du maître. C’était, à hauteur d’homme, une singulière éclaboussure, couvrant presque un pan de la muraille, faite de mille petites traces si rapprochées vers le centre qu’elles n’y formaient plus qu’une masse unique, d’un roux pâli, quelques-unes plus fraîches, d’un rose encore vif, d’autres à peine visibles, dans l’épaisseur de la chaux, comme absorbés, des séchées, d’une couleur indéfinissable. La croix, le fouet de cuir, la muraille rougie… Cette grandeur sauvage que la sagesse antique… L’éminent musicien n’eut pas le courage de plaquer son dernier accord, et cessa brusquement sa chanson.

Immobile, M. Gambillet bredouilla plusieurs fois dans sa moustache les mots de folie mystique, guettant en dessous Saint-Marin muet. L’irrésistible confident de la société chavranchaise, si vif à retourner un drap sur des nudités lamentables, et qui se vanta souvent de tout regarder et de tout entendre avec un front d’airain, eut, comme il l’avoua plus tard, froid dans le dos. Le plus épais des hommes ne voit pas sans trouble violer devant lui l’humble secret d’un grand amour, la part réservée du pauvre, son seul trésor, et qu’il emporte avec lui.

M. le curé de Luzarnes, détournant la lampe, dit aussitôt, avec un naturel parfait :

— Mon vénérable ami, messieurs, se maltraite et compromet gravement sa santé ! Dieu me garde de blâmer son zèle ! Mais je dois dire que ces violences contre soi-même, non pas prescrites, seulement tolérées, furent néanmoins regardées par plusieurs comme un dangereux moyen de sanctification, et trop souvent le scandale des faibles ou la risée des impies.

L’ancien professeur appuya ce dernier mot d’un geste familier, le pouce et l’index joints, le petit doigt levé, du ton d’un homme qui précise un point contesté. L’embarras du docteur, le silence de l’autre, lui parurent une preuve assez flatteuse de leur bienveillante attention. Il le marqua d’un sourire, puis partit content, car le prêtre médiocre est, entre tous, impénétrable.

— Que ce grand homme est donc nerveux ! se disait Gambillet, marchant sur les talons de Saint-Marin, et regardant curieusement la longue main d’ivoire crispée sur la canne, dont elle frappait parfois le sol à petits coups. Depuis quelques instants l’auteur du Cierge Pascal faisait, en effet, pour cacher son trouble et se surmonter, un effort presque héroïque. Sans doute. il n’était pas resté insensible à cette lugubre poésie dè la maison du pauvre, mais il y a beau temps que le romancier n’est plus dupe d’aucun battement de son vieux cœur ! L’émotion à peine formée, et comme à l’état naissant, est aussitôt mise en ordre, utilisée ; c’est la matière première qu’accommode au goût de l’acheteur son industrieux génie.

Le vieux comédien n’est accessible que par les sens ; la tache rousse, sur le mur, dans l’auréole de la lampe, avait mis ses nerfs à nu.

On connaît de lui, on sait de mémoire vingt pages effrontées où, de toutes les ressources de son art, le malheureux s’exerce à conjurer son intraitable fantôme. Nul n’a parlé plus librement de la mort, avec plus de nonchalance et d’amoureux mépris. Nul écrivain de notre langue ne semble l’avoir observée d’un regard si candide, raillée d’une moue si moqueuse et si tendre… Pour quelle mystérieuse revanche, la plume posée, la craint-il comme une bête, comme une brute ?

À l’idée de la chute inexorable, ce n’est pas sa raison qui cède au vertige, c’est la volonté qui fléchit, menace de se rompre. Ce raffiné connaît avec désespoir le soulèvement de l’instinct, l’odieuse panique, le recul et le hérissement de l’animal qui, à l’abattoir, vient flairer le mandrin du tueur. Ainsi jadis, si l’on en croit Goncourt, le père du naturalisme et des Rougon-Macquart, réveillé en pleine nuit par les mêmes affres, se jetait au bas du lit, donnant le spectacle d’un accusateur en bannière et tremblant de peur à son épouse consternée.

Debout, sur la première marche, le visage tourné vers la cage obscure, les tempes serrées, la gorge sèche, il respire à grands coups, seul remède à de telles crises. Derrière lui, Gambillet, bloqué, s’étonne, écoute avec inquiétude le souffle irrégulier, profond, du maître. Il appuie légèrement la main sur son épaule :

— Seriez-vous souffrant ? dit-il.

Saint-Marin se détourne avec peine, et répond d’une voix fausse :

— Non pas ! Non pas… un malaise… une légère suffocation… Cela va mieux… tout à fait bien…

Mais il se sent encore si faible et si lâche que la banale sympathie du médecin de Chavranches est incroyablement douce à son cœur. Dans l’euphorie de la détente nerveuse, il est ainsi souvent tenté de parler, de donner son secret, de mendier au plus près un conseil et un appui. Par bonheur, l’amour-propre engourdi le réveille toujours à temps de son mauvais rêve.

— Docteur, dit-il avec un sourire paternel, l’expérience vous fera connaître que les voyages ne peuvent plus former la vieillesse, mais seulement hâter sa fin. Avantage encore précieux ! Car, au dernier détour, lorsqu’un vieux bonhomme souhaite et redoute le petit faux pas qui le précipite au néant, un rien de brusquerie est quelquefois nécessaire.

— Le néant ! proteste poliment le curé de Luzarnes, voilà, maître, un bien gros mot ?

(Saint-Marin, par-dessus l’épaule du Chavranchais, considère une seconde son insupportable galant.)

— Qu’importe le mot ? fait-il. A-t-on le choix ?

— Il y a des mots si désespérés… si douloureux… s’écrie le pauvre prêtre, déjà pâlissant.

— Permettez, poursuit l’auteur du Cierge Pascal, je n’espère pas qu’une syllabe de plus ou de moins va me conférer l’immortalité !

— Je me fais mal comprendre, riposte le futur chanoine, enragé de conciliation. Sans doute, un esprit comme le vôtre se fait… de la vie future… une autre image… probablement… que le commun de nos fidèles… mais je ne puis croire que… votre haute intelligence… accepte sans révolte… l’idée d’une déchéance absolue, irrémédiable, d’une dissipation dans le néant ?

Les derniers mots s’étranglent dans sa gorge, tandis qu’il implore des yeux, avec une émouvante confusion, l’indulgence, la pitié du grand homme.

La férocité du mépris que Saint-Marin témoigne aux sots étonne d’abord, car il affecte volontiers par ailleurs un scepticisme complaisant. Mais c’est ainsi qu’il peut manifester au dehors, avec un moindre risque, sa haine naturelle des infirmes et des faibles.

— Je vous remercie, dit-il au curé de Luzarnes, de me réserver un autre paradis que celui de votre vicaire et de vos chantres. Les dieux me préservent cependant d’aller chercher là-haut une nouvelle Académie, quand la seule française m’ennuie assez !

— Si j’entends bien votre raillerie, répond le futur chanoine, vous m’accusez…

— Je ne vous accuse pas, s’écrie Saint-Marin tout à coup, avec une extraordinaire violence. Sachez seulement que je craindrais moins le néant que vos ridicules Champs Élysées !

— Champs Élysées… Champs Élysées, ronchonne le bonhomme abasourdi… Loin de moi la pensée de défigurer l’enseignement… Je voulais seulement mettre à votre portée… parlant votre langage…

— Ma portée… mon langage ! répète l’auteur du Cierge Pascal, avec un sourire empoisonné. Il s’arrête un moment, reprend haleine. La lampe, qui tremble dans les mains du curé de Luzarnes, éclaire en plein son visage blême. La bouche mauvaise s’abaisse aux coins, comme pour un haut-le-cœur. Et c’est son cœur, en effet, son vrai cœur, que le vieux comédien va jeter, va cracher une fois pour toutes, aux pieds de ce prêtre stupide.

— Je sais ce que m’offrent les plus éclairés de vos pareils, l’abbé : l’immortalité du sage, entre Mentor et Télémaque, sous un bon Dieu raisonneur. J’aime autant celui de Bérenger en uniforme de garde national ! L’antiquité de M. Renan, la prière sur l’Acropole, la Grèce de collège, des blagues ! Je suis né à Paris, l’abbé, dans une arrière-boutique du Marais, d’un papa beauceron et d’une mère tourangelle. J’ai répondu la messe comme un autre. Si j’avais à me mettre à genoux, j’irais encore tout droit à ma vieille paroisse de Saint-Sulpice, on ne me verrait pas faire des grimaces aux pieds de Pallas-Athénée, comme un professeur ivre ! Mes livres ! Je me moque bien de mes livres ! Un dilettante, moi ! Un bec fin ? J’ai pris de la vie tout ce que j’ai pu prendre, entendez-vous, à grandes lampées, la gorge pleine ! Je l’ai bue à la régalade : advienne que pourra ! Il faut en prendre son parti, l’abbé. Qui jouit craint la mort. Autant s’essayer à la regarder en face que se distraire aux bouquins des philosophes, ainsi qu’un patient chez le dentiste feuillette les journaux illustrés. Un sage couronné de roses, moi ! Un bonhomme antique ! Ah !… il y a tel moment où l’adoration des niais vous fait envier le pilori ! Le public ne nous lâche plus, veut toujours la même grimace, n’applaudit qu’elle, et demain nous traitera de menteurs et de baladins. Hé ! Hé ! si les bigots savaient peindre ! Au fond, nous sommes dupes, l’abbé, repics et capots ! Un gâcheur de plâtre, qui ne songe qu’à se remplir les tripes, montre plus de malice que moi ; jusqu’à la dernière minute, il peut espérer boire et manger son saoul. Mais nous !… On sort du collège avec des illusions de poète. On ne voit rien de plus désirable au monde qu’un beau flanc de marbre vivant. On se jette aux femmes à corps perdu. À quarante ans, on couche avec des duchesses, à soixante il faut déjà se contenter d’aller riboter avec des filles. Et plus tard… Plus tard… Hé ! Hé ! plus tard… on porte envie à des hommes comme votre saint de Lumbres qui eux au moins savent vieillir !… La voulez-vous, ma pensée ? La pensée de l’illustre maître, ma pensée toute crue ? Quand on ne peut plus…

Il acheva sa phrase, toute crue en effet, dans une véritable explosion de dégoût. Les traits si fins eurent alors cette expression d’hébétude, le rictus sournois, l’effrayante immobilité du vice sur un masque de vieillard. Gambillet l’observait en dessous avec un sourire cruel. Le curé de Luzarnes avait reculé de deux pas. Sa détresse à ce moment eût attendri le baron Saturne de l’immortel Villiers.

— Voyons… voyons… maître… bégaya-t-il. La religion dont je suis le ministre… a des trésors d’indulgence… de charité… Le scrupule touchant le dogme… peut… doit en quelque mesure… s’accorder avec une paternelle sollicitude… une bienveillance particulière même… pour certaines âmes exceptionnelles… Je ne croyais pas qu’un effort sincère de conciliation… de synthèse… une certaine largeur de vues… La vie future… selon l’enseignement de l’Église.

Les arguments se pressaient dans sa pauvre cervelle confuse ; il eût voulu les donner à la fois, sa pensée sautant de l’un à l’autre, comme l’aiguille affolée d’une boussole…

Alors, le robuste vieil homme marcha vers lui, le masquant de ses larges épaules :

— La vie future ? L’enseignement de l’Église ? s’écria-t-il en le défiant de ses yeux pâles, y croyez-vous ?… Y croyez-vous sans barguigner ? Tout bêtement ? Oui ou non ?…

(Et, certes, il y avait dans la voix de l’auteur du Cierge Pascal peut-être autre chose que l’accent d’un injurieux défi…) Mais qui peut espérer tenir le curé de Luzarnes dans les deux branches de la pince ? Il n’a jamais douté sérieusement des vérités qu’il enseigne, simplement parce qu’il n’a jamais douté de lui-même, de son critère infaillible. Il hésite pourtant. Il cherche en hâte une formule heureuse, un de ces mots adroits… Hélas ! son redoutable adversaire le serre décidément de trop près… Il lève vers lui une main qui demande grâce. « Comprenez-moi bien… » commence-t-il d’une voix mourante.

Saint-Marin lui jette un regard véritablement flambant de haine. Puis il lui tourne le dos. L’infortuné s’efforce en vain ; la phrase commencée s’étrangle dans sa gorge, tandis que montent à ses yeux de vraies, de honteuses larmes.

M. Gambillet ne comprit jamais par quel miracle une conversation d’abord paisible, haussant de ton par degrés, pût s’achever dans un tel désordre qu’ils s’entrevirent un moment, tous les trois, sous la lumière de la lampe, face à face, ainsi que d’irréconciliables ennemis. C’est qu’ils vivaient une de ces minutes singulières où la parole et l’attitude ont chacune un sens différent, lorsque les témoins s’interpellent sans plus s’entendre, poursuivent leur monologue intérieur et, croyant s’indigner contre autrui, s’animent seulement contre eux-mêmes, contre leur propre remords, comme les chats mystérieux jouent avec leur ombre.

Dans le silence qui suivit, gros d’un nouvel orage, la porte extérieure s’ouvrit tout à coup, et les marches de l’escalier craquèrent une à une, sous un pas pesant. Leur surexcitation était telle qu’ils se regardèrent avec une espèce de terreur sacrée. Mais, en reconnaissant le calme visage de Marthe, l’abbé Sabiroux, le premier, respira :

— En voilà bien d’une affaire ! marmottait la vieille, essoufflée.

Puis, sur la dernière marche, frappant à petits coups son tablier pour le défriper, elle observa les trois hommes d’un regard rapide.

— Ladislas vous attend, messieurs, dit-elle.

Ils la suivirent jusqu’à la porte du jardin, docilement, sans parler. Le ciel était plein d’étoiles.

— Ladislas aura pris les devants, reprit la servante, en montrant du doigt une lanterne balancée dans l’ombre, à travers le cimetière. J’entends son pas. Vous trouverez l’église ouverte.

Un instant, elle retint le curé de Luzarnes par sa manche et, dressée sur la pointe de ses galoches, lui glissa ces mots à l’oreille :

— Faites-lui entendre raison, au moins ; depuis hier au soir, il n’a pas mangé ! Si c’est Dieu possible !

Elle disparut sans attendre la réponse. Le futur chanoine rattrapa ses deux compagnons sous le porche. Au-dessous d’eux, la haute église s’enlevait dans la nuit, incomparablement vive et claire. On entendait au dedans les souliers ferrés du sacristain traînant sur les dalles.

— Nous continuerons donc à courir ensemble notre aventure, dit aimablement Saint-Marin à l’ancien professeur, auquel le sourire du grand homme rendit la vie. Je n’aurais pas le cœur de dîner avant que vous n’ayez remis la main sur votre insaisissable saint ; et d’ailleurs il ne faut pas moins que cette intervention d’en haut pour clore ce soir nos petites querelles.

La fraîcheur de l’air après l’averse dissipait sa mauvaise humeur. Hors de la pauvre chambre du curé de Lumbres, et du cercle enchanté de la lampe sur le mur, son accès de fureur n’était guère plus qu’un méchant rêve.

— Entrons donc… dit simplement Sabiroux (mais avec quel regard de gratitude !)

Dès qu’il les aperçut, Ladislas se hâta vers eux. Le futur chanoine l’accueillit d’un ton gaillard :

— Hé bien, Ladislas, dit-il, quoi de neuf ?

(Le visage du bonhomme exprimait une stupéfaction profonde.)

— Notre curé n’est point là, dit-il.

— Par exemple ! s’écria Sabiroux, d’une voix dont l’écho roula longtemps sous les voûtes.

Il croisait les bras, révolté.

— Soyons sérieux ! reprit-il… Êtes-vous si sûr que ?…

— J’ai tout visité, répondit Ladislas, coin par coin. Je pensais bien le trouver à la chapelle des Anges ; il y va chaque jour, après souper, dans un petit coin qu’il faut connaître… Mais ni là, ni ailleurs… J’ai fouillé jusqu’à la tribune, ainsi…

— Mais que supposez-vous ? intervint Gambillet. Un homme ne se perd pas, que diable !

Le futur chanoine approuva d’un signe de tête.

— Pour moi, dit Ladislas, M. le curé a pu sortir par la sacristie, gagner la route de Verneuil, jusqu’au calvaire du Roû. C’est une promenade qu’il aime à faire, la nuit tombante, en récitant son chapelet.

— Ah ! Ah ! soupira bruyamment le docteur de Chavranches.

— Laissez-moi finir, reprit le sacristain ; à l’heure où nous voilà, vingt minutes avant le salut du Saint-Sacrement, il serait rentré, rentré depuis longtemps… J’ai bien réfléchi là-dessus… Il était ce soir si faible, si pâle… À jeun depuis hier soir… À mon idée, il a pu tomber de faiblesse…

— Je commence à le craindre, dit Sabiroux.

Il réfléchit un moment, les bras toujours croisés, plus d’aplomb que jamais, gonflant ses joues. Tout à coup son parti fut pris :

— Je suis désolé, mon cher maître… d’être… indirectement… la cause d’un dérangement…

— Aucun… aucun dérangement, protesta le cher maître, décidément radouci. Je dirais presque, en somme, que l’histoire m’amuse, si je ne devais partager votre inquiétude… Je ne vous proposerai pas toutefois d’aller plus loin, sur mes vieilles jambes… Je préfère vous attendre ici…

— La course ne sera pas longue, j’espère, conclut l’ancien professeur. Mathématiquement, nous devons le trouver là-bas… Monsieur Gambillet voudra bien m’accompagner ; son assistance m’est plus nécessaire que jamais. Venez avec nous, Ladislas, dit-il au sacristain, et prenez en passant le fils du maréchal. Si notre malheureux ami doit être transporté…

La voix s’éteignit peu à peu dans l’éloignement. La porte se referma sur elle. L’illustre auteur du Cierge Pascal se trouva seul et sourit.