XXVII - LA FIN DES AMOURS DU FANTOME
C'est
ici que se termine le récit écrit que m'a laissé le Persan.
Malgré
l'horreur d'une situation qui semblait définitivement les vouer à la mort, M.
de Chagny et son compagnon furent sauvés par le dévouement sublime de Christine
Daaé. Et je tiens tout le reste de l'aventure de la bouche du daroga lui-même.
Quand j'allai le voir, il habitait toujours son
petit appartement de la rue de Rivoli, en face des Tuileries. Il était bien
malade et il ne fallait rien moins que toute mon ardeur de reporter-historien
au service de la vérité pour le décider à revivre avec moi l'incroyable drame.
C'était toujours son vieux et fidèle domestique Darius qui le servait et me
conduisait auprès de lui. Le daroga me recevait au coin de la fenêtre qui
regarde le jardin, assis dans un vaste fauteuil où il essayait de redresser un
torse qui n'avait pas dû être sans beauté. Notre Persan avait encore ses yeux
magnifiques, mais son pauvre visage était bien fatigué. Il avait fait raser
entièrement sa tête qu'il couvrait à l'ordinaire d'un bonnet d'astrakan; il
était habillé d'une vaste houppelande très simple dans les manches de laquelle
il s'amusait inconsciemment à tourner les pouces, mais son esprit était resté
fort lucide.
Il ne
pouvait se rappeler les affres anciennes sans être repris d'une certaine fièvre
et c'est par bribes que je lui arrachai la fin surprenante de cette étrange
histoire. Parfois, il se faisait prier longtemps pour répondre à mes questions,
et parfois exalté par ses souvenirs il évoquait spontanément devant moi, avec
un relief saisissant, l'image effroyable d'Erik et les terribles heures que M.
de Chagny et lui avaient vécues dans la demeure du Lac.
Il
fallait voir le frémissement qui l'agitait quand il me dépeignait son réveil
dans la pénombre inquiétante de la chambre Louis-Philippe... après le drame des
eaux... Et voici la fin de cette terrible histoire, telle qu'il me l'a racontée
de façon à compléter le récit écrit qu'il avait bien voulu me confier:
En ouvrant les yeux, le daroga s'était vu étendu
sur un lit... M. de Chagny était
couché sur un canapé, à côté de l'armoire à glace. Un ange et un démon
veillaient sur eux...
Après
les mirages et illusions de la chambre des supplices, la précision des détails
bourgeois de cette petite pièce tranquille, semblait avoir été encore inventée
dans le dessein de dérouter l'esprit du mortel assez téméraire pour s'égarer
dans ce domaine du cauchemar vivant. Ce lit-bateau, ces chaises d'acajou ciré,
cette commode et ces cuivres, le soin avec lequel ces petits carrés de dentelle
au crochet étaient placés sur le dos des fauteuils, la pendule et de chaque
côté de la cheminée les petits coffrets à l'apparence si inoffensive... enfin,
cette étagère garnie de coquillages, de pelotes rouges pour les épingles, de
bateaux en nacre et d'un énorme œuf d'autruche... le tout éclairé discrètement
par une lampe à abat-jour posée sur un guéridon... tout ce mobilier qui était
d'une laideur ménagère touchante, si paisible, si raisonnable «au fond des
caves de l'Opéra», déconcertait l'imagination plus que toutes les
fantasmagories passées.
Et
l'ombre de l'homme au masque, dans ce petit cadre vieillot, précis et propret,
n'en apparaissait que plus formidable. Elle se courba jusqu'à l'oreille du
Persan et lui dit à voix basse:
—Ça va
mieux, daroga?... Tu regardes mon mobilier?... C'est tout ce qui me reste de ma
pauvre misérable mère...
Il lui
dit encore des choses qu'il ne se rappelait plus; mais—et cela lui paraissait
bien singulier—le Persan avait le souvenir précis que, pendant cette vision
surannée de la chambre Louis-Philippe, seul Erik parlait. Christine Daaé
ne disait pas un mot; elle se déplaçait sans bruit et comme une Sœur de charité
qui aurait fait vœu de silence... Elle apportait dans une tasse un cordial...
ou du thé fumant... L'homme au
masque la lui prenait des mains et la tendait au Persan.
Quant à
M. de Chagny, il dormait...
Erik
dit en versant un peu de rhum dans la tasse du daroga et en lui montrant le
vicomte étendu:
—Il est
revenu à lui bien avant que nous puissions savoir si vous seriez encore vivant
un jour, daroga. Il va très bien... Il dort... Il ne faut pas le réveiller...
Un
instant, Erik quitta la chambre et le Persan, se soulevant sur son coude, regarda
autour de lui... Il aperçut, assise au coin de la cheminée, la silhouette
blanche de Christine Daaé. Il lui adressa la parole... il l'appela... mais il
était encore très faible et il retomba sur l'oreiller... Christine vint à lui,
lui posa la main sur le front, puis s'éloigna... Et le Persan se rappela
qu'alors, en s'en allant, elle n'eut pas un regard pour M. de Chagny qui, à
côté, il est vrai, bien tranquillement dormait... et elle retourna s'asseoir
dans son fauteuil, au coin de la cheminée, silencieuse comme une Sœur de
charité qui a fait vœu de silence...
Erik
revint avec de petits flacons qu'il déposa sur la cheminée. Et tout bas encore,
pour ne pas éveiller M. de Chagny, il dit au Persan, après s'être assis à son
chevet et lui avoir tâté le pouls:
—Maintenant, vous êtes sauvés tous les deux. Et je vais tantôt vous reconduire sur le
dessus de la terre, pour faire plaisir à ma femme.
Sur
quoi il se leva, sans autre explication, et disparut encore.
Le Persan regardait maintenant le profil tranquille
de Christine Daaé sous la lampe. Elle lisait dans un tout petit livre à tranche
dorée comme on en voit aux livres religieux. L'Imitation a de ces éditions-là.
Et le Persan avait encore dans l'oreille le ton naturel avec lequel l'autre
avait dit: «Pour faire plaisir à ma femme...»
Tout doucement, le daroga appela encore, mais
Christine devait lire très loin, car elle n'entendit pas...
Erik revint... fit boire au daroga une potion,
après lui avoir recommandé de ne plus adresser une parole à «sa femme» ni à
personne, parce que cela pouvait être très dangereux pour la santé de tout le
monde.
À
partir de ce moment, le Persan se souvient encore de l'ombre noire d'Erik et de
la silhouette blanche de Christine qui glissaient toujours en silence à travers
la chambre, se penchaient au-dessus de lui et au-dessus de M. de Chagny. Le
Persan était encore très faible et le moindre bruit, la porte de l'armoire à
glace qui s'ouvrait en grinçant, par exemple, lui faisait mal à la tête... et
puis il s'endormit comme M. de Chagny.
Cette
fois, il ne devait plus se réveiller que chez lui, soigné par son fidèle
Darius, qui lui apprit qu'on l'avait, la nuit précédente, trouvé contre la
porte de son appartement, où il avait dû être transporté par un inconnu, lequel
avait eu soin de sonner avant de s'éloigner.
Aussitôt
que le daroga eut recouvré ses forces et sa responsabilité, il envoya demander
des nouvelles du vicomte au domicile du comte Philippe.
Il lui
fut répondu que le jeune homme n'avait pas reparu et que le comte Philippe
était mort. On avait trouvé son cadavre sur la berge du Lac de l'Opéra, du côté
de la rue Scribe. Le Persan se rappela la messe funèbre à laquelle il avait
assisté derrière le mur de la chambre des miroirs et il ne douta plus du crime
ni du criminel. Sans peine, hélas! connaissant Erik, il reconstitua le drame.
Après avoir cru que son frère avait enlevé Christine Daaé, Philippe s'était
précipité à sa poursuite sur cette route de Bruxelles, où il savait que tout
était préparé pour une telle aventure. N'y ayant point rencontré les jeunes
gens, il était revenu à l'Opéra, s'était rappelé les étranges confidences de
Raoul sur son fantastique rival, avait appris que le vicomte avait tout tenté
pour pénétrer dans les dessous du théâtre et enfin qu'il avait disparu,
laissant son chapeau dans la loge de la diva, à côté d'une boîte de pistolets. Et
le comte, qui ne doutait plus de la folie de son frère, s'était à son tour
lancé dans cet infernal labyrinthe souterrain. En fallait-il davantage, aux
yeux du Persan, pour que l'on retrouvât le cadavre du comte sur la berge du
Lac, où veillait le chant de la sirène, la sirène d'Erik, cette concierge du
Lac des Morts?
Aussi
le Persan n'hésita pas. Épouvanté de ce nouveau forfait, ne pouvant rester dans
l'incertitude où il se trouvait relativement au sort définitif du vicomte et de
Christine Daaé, il se décida à tout dire à la justice.
Or l'instruction de l'affaire avait été confiée à
M. le juge Faure et c'est chez lui qu'il s'en alla frapper. On se doute de
quelle sorte un esprit sceptique, terre à terre, superficiel (je le dis comme
je le pense) et nullement préparé à une telle confidence, reçut la déposition
du daroga. Celui-ci fut traité comme un fou.
Le
Persan, désespérant de se faire jamais entendre, s'était mis alors à écrire. Puisque
la justice ne voulait pas de son témoignage, la presse s'en emparerait
peut-être, et il venait un soir de tracer la dernière ligne du récit que j'ai
fidèlement rapporté ici quand son domestique Darius lui annonça un étranger qui
n'avait point dit son nom, dont il était impossible de voir le visage et qui
avait déclaré simplement qu'il ne quitterait la place qu'après avoir parlé au
daroga.
Le Persan, pressentant immédiatement la
personnalité de ce singulier visiteur, ordonna qu'on l'introduisît
sur-le-champ.
Le daroga ne s'était pas trompé.
C'était le Fantôme! C'était Erik!
Il paraissait d'une faiblesse extrême et se
retenait au mur comme s'il craignait de tomber... Ayant enlevé son chapeau, il
montra un front d'une pâleur de cire. Le reste du visage était caché par le
masque.
Le Persan s'était dressé devant lui.
—Assassin du comte Philippe, qu'as-tu fait de son
frère et de Christine Daaé?
À cette apostrophe formidable, Erik chancela et
garda un instant le silence, puis, s'étant traîné jusqu'à un fauteuil, il s'y
laissa tomber en poussant un profond soupir. Et là, il dit à petites phrases, à petits mots, à court souffle:
—Daroga,
ne me parle pas du comte Philippe... Il était mort... déjà... quand je suis
sorti de ma maison... il était mort... déjà... quand... la sirène a chanté...
c'est un accident... un triste... un... lamentablement triste... accident... Il
était tombé bien maladroitement et simplement et naturellement dans le Lac!...
—Tu
mens! s'écria le Persan.
Alors Erik courba la tête et dit:
—Je ne
viens pas ici... pour te parler du comte Philippe... mais pour te dire que...
je vais mourir...
—Où sont Raoul de Chagny et Christine Daaé?...
—Je vais mourir.
—Raoul de Chagny et Christine Daaé?
—... d'amour... daroga... je vais mourir
d'amour... c'est comme cela... je l'aimais tant!... Et je l'aime encore, daroga, puisque j'en meurs,
je te dis... Si tu savais comme elle était belle quand elle m'a permis de
l'embrasser vivante, sur son salut éternel... C'était la première fois, daroga,
la première fois, tu entends, que j'embrassais une femme... Oui, vivante, je
l'ai embrassée vivante et elle était belle comme une morte?...
Le Persan s'était levé et il avait osé toucher
Erik. Il lui secoua le bras.
—Me
diras-tu enfin si elle est morte ou vivante?...
—Pourquoi
me secoues-tu ainsi? répondit, Erik avec effort... Je te dis que c'est moi qui
vais mourir... oui, je l'ai embrassée vivante...
—Et maintenant, elle est morte?
—Je te dis que je l'ai embrassée comme ça sur le
front... et elle n'a point retiré son front de ma bouche!... Ah! c'est une honnête fille! Quant à être morte,
je ne le pense pas, bien que cela ne me regarde plus... Non! non! elle n'est
pas morte! Et il ne faudrait pas que j'apprenne que quelqu'un a touché un
cheveu de sa tête! C'est une brave et honnête fille qui t'a sauvé la vie,
par-dessus le marché, daroga, dans un moment où je n'aurais pas donné deux sous
de ta peau de Persan. Au fond, personne ne s'occupait de toi. Pourquoi étais-tu
là avec ce petit jeune homme? Tu allais mourir par-dessus le marché! Ma parole,
elle me suppliait pour son petit jeune homme, mais je lui avais répondu que,
puisqu'elle avait tourné le scorpion, j'étais devenu par cela même, et de sa
bonne volonté, son fiancé et qu'elle n'avait pas besoin de deux fiancés, ce qui
était assez juste; quant à toi, tu n'existais pas, tu n'existais déjà plus, je
te le répète, et tu allais mourir avec l'autre fiancé!
Seulement,
écoute bien, daroga, comme vous criiez comme des possédés à cause de l'eau,
Christine est venue à moi, ses beaux grands yeux bleus ouverts et elle m'a
juré, sur son salut éternel, qu'elle consentait à être ma femme vivante!
Jusqu'alors, dans le fond de ses yeux, daroga, j'avais toujours vu ma femme
morte; c'était la première fois que j'y voyais ma femme vivante. Elle
était sincère, sur son salut éternel. Elle ne se tuerait point. Marché conclu. Une demi-minute plus tard, toutes
les eaux étaient retournées au Lac, et je tirais ta langue, daroga, car j'ai
bien cru, ma parole, que tu y resterais!... Enfin!... Voilà! C'était entendu!
je devais vous reporter chez vous sur le dessus de la terre. Enfin, quand vous
m'avez eu débarrassé le plancher de la chambre Louis-Philippe, j'y suis revenu,
moi, tout seul.
—Qu'avais-tu
fait du vicomte de Chagny? interrompit le Persan.
—Ah! tu
comprends... celui-là, daroga, je n'allais pas comme ça le reporter tout de
suite sur le dessus de la terre... C'était un otage... Mais je ne pouvais pas
non plus le conserver dans la demeure du lac, à cause de Christine; alors je
l'ai enfermé bien confortablement, je l'ai enchaîné proprement (le parfum de
Mazenderan l'avait rendu mou comme une chiffe) dans le caveau des communards
qui est dans la partie la plus déserte de la plus lointaine cave de l'Opéra,
plus bas que le cinquième dessous, là où personne ne va jamais et d'où l'on ne
peut se faire entendre de personne. J'étais bien tranquille et je suis revenu
auprès de Christine. Elle m'attendait...
À cet
endroit de son récit, il paraît que le Fantôme se leva si solennellement que le
Persan qui avait repris sa place dans son fauteuil dut se lever, lui aussi,
comme obéissant au même mouvement et sentant qu'il était impossible de rester
assis dans un moment aussi solennel et même (m'a dit le Persan lui-même) il
ôta, bien qu'il eût la tête rase, son bonnet d'astrakan.
—Oui! Elle m'attendait, reprit Erik, qui se prit à
trembler comme une feuille, mais à trembler d'une vraie émotion solennelle...
elle m'attendait toute droite, vivante, comme une vraie fiancée vivante, sur
son salut éternel... Et quand je me suis avancé, plus timide qu'un petit
enfant, elle ne s'est point sauvée... non, non... elle est restée... elle m'a
attendu... je crois bien même, daroga, qu'elle a un peu... oh! pas beaucoup...
mais un peu, comme une fiancée vivante, tendu son front... Et... et... je l'ai... embrassée!... Moi!...
moi!... moi!... Et elle n'est pas morte!... Et elle est restée tout
naturellement à côté de moi, après que je l'ai eu embrassée, comme ça... sur le
front... Ab! que c'est bon, daroga, d'embrasser quelqu'un!... Tu ne peux pas savoir,
toi!... Mais moi! moi!... Ma mère, daroga, ma pauvre misérable mère n'a jamais
voulu que je l'embrasse... Elle se sauvait... en me jetant mon
masque!... ni aucune femme!... jamais!... jamais!... Ah! ah! ah! Alors,
n'est-ce pas?... d'un pareil bonheur, n'est-ce pas, j'ai pleuré. Et je suis
tombé en pleurant à ses pieds... et j'ai embrassé ses pieds... ses petits
pieds, en pleurant... Toi aussi tu pleures, daroga; et elle aussi pleurait...
l'ange a pleuré!...
Comme il racontait ces choses, Erik sanglotait et
le Persan, en effet, n'avait pu retenir ses larmes devant cet homme masqué qui,
les épaules secouées, les mains à la poitrine, tantôt râlait de douleur et
tantôt d'attendrissement.
—...
Oh! daroga, j'ai senti ses larmes couler sur mon front à moi! à moi! à moi!
Elles étaient chaudes... elles étaient douces! elles allaient partout sous mon
masque, ses larmes! elles allaient se mêler à mes larmes dans mes yeux!... elles
coulaient jusque dans ma bouche... Ah! ses larmes à elle, sur moi! Écoute, daroga, écoute, ce que j'ai
fait... J'ai arraché mon masque pour ne pas perdre une seule de ses larmes... Et
elle ne s'est pas enfuie!... Et elle n'est pas morte! Elle est restée vivante, à pleurer... sur moi...
avec moi... Nous avons pleuré ensemble!... Seigneur du ciel! vous m'avez donné
tout le bonheur du monde!...
Et Erik s'était effondré, râlant sur le fauteuil.
—Ah! Je
ne vais pas encore mourir... tout de suite... mais laisse-moi pleurer! avait-il
dit au Persan.
Au bout d'un instant, l'Homme au masque avait
repris:
—Écoute,
daroga... écoute bien cela... pendant que j'étais à ses pieds ...j'ai entendu
qu'elle disait, «Pauvre malheureux Erik!» et elle a pris ma main!... Moi, je
n'ai plus été, tu comprends, qu'un pauvre chien prêt à mourir pour elle...
comme je te le dis, daroga!
«Figure-toi
que j'avais dans la main un anneau, un anneau d'or que je lui avais donné...
qu'elle avait perdu... et que j'ai retrouvé... une alliance, quoi!... Je le lui
ai glissé dans sa petite main et je lui ai dit: Tiens!... prends ça!... prends
ça pour toi... et pour lui... Ce sera mon cadeau de noces... le cadeau du
pauvre malheureux Erik... Je sais que tu l'aimes, le jeune homme... ne pleure
plus!... Elle m'a demandé, d'une voix bien douce, ce que je voulais dire;
alors, je lui ai fait comprendre, et elle a compris tout de suite que je
n'étais pour elle qu'un pauvre chien prêt à mourir... mais qu'elle, elle
pourrait se marier avec le jeune homme quand elle voudrait, parce qu'elle avait
pleuré avec moi... Ah! daroga... tu penses... que... lorsque je lui disais
cela, c'était comme si je découpais bien tranquillement mon cœur en quatre,
mais elle avait pleuré avec moi... et elle avait dit: «Pauvre malheureux
Erik!...»
L'émotion d'Erik était telle qu'il dut avertir le
Persan de ne point le regarder, car il étouffait et il était dans la nécessité
d'ôter son masque. À ce propos le daroga m'a raconté qu'il était allé lui-même
à la fenêtre et qu'il l'avait ouverte le cœur soulevé de pitié, mais en prenant
grand soin de fixer la cime des arbres du jardin des Tuileries pour ne point
rencontrer le visage du monstre.
—Je
suis allé, avait continué Erik, délivrer le jeune homme et je lui ai dit de me
suivre auprès de Christine... Ils se sont embrassés devant moi dans la
chambre Louis-Philippe... Christine avait mon anneau... J'ai fait jurer à
Christine que lorsque je serais mort elle viendrait une nuit, en passant par le
Lac de la rue Scribe, m'enterrer en grand secret avec l'anneau d'or qu'elle
aurait porté jusqu'à cette minute-là... je lui ai dit comment elle trouverait
mon corps et ce qu'il fallait en faire... Alors, Christine m'a embrassé pour la
première fois, à son tour, là, sur le front... (ne regarde pas, daroga!) là,
sur le front... sur mon front à moi!... (ne regarde pas, daroga!) et ils sont
partis tous les deux... Christine ne pleurait plus..., moi seul, je pleurais...
daroga, daroga... si Christine tient son serment, elle reviendra bientôt!...
Et Erik s'était tu. Le Persan ne lui avait plus
posé aucune question. Il était rassuré tout à fait sur le sort de Raoul de
Chagny et de Christine Daaé, et aucun de ceux de la race humaine n'aurait pu,
après l'avoir entendue cette nuit-là, mettre en doute la parole d'Erik qui
pleurait.
Le monstre avait remis son masque et rassemblé ses
forces pour quitter le daroga. Il lui avait annoncé que, lorsqu'il sentirait sa
fin très prochaine, il lui enverrait, pour le remercier du bien que celui-ci
lui avait voulu autrefois, ce qu'il avait de plus cher au monde: tous les
papiers de Christine Daaé, qu'elle avait écrits dans le moment même de cette
aventure à l'intention de Raoul, et qu'elle avait laissés à Erik, et quelques
objets qui lui venaient d'elle, deux mouchoirs, une paire de gants et un nœud
de soulier. Sur une question du Persan, Erik lui apprit que les deux jeunes
gens aussitôt qu'ils s'étaient vus libres, avaient résolu d'aller chercher un
prêtre au fond de quelque solitude où ils cacheraient leur bonheur et qu'ils
avaient pris, dans ce dessein, «la gare du Nord du; Monde». Enfin Erik comptait
sur le Persan pour, aussitôt que celui-ci aurait reçu les reliques et les
papiers promis, il annonçât sa mort aux deux jeunes gens. Il devrait pour cela
payer une ligne aux annonces nécrologiques du journal l'Époque.
C'était tout.
Le Persan avait reconduit Erik jusqu'à la porte de
son appartement et Darius l'avait accompagné jusque sur le trottoir, en le
soutenant. Un fiacre attendait. Erik y monta. Le Persan, qui était revenu à la
fenêtre, l'entendit dire au cocher: «Terre-plein de l'Opéra».
Et puis, le fiacre s'était enfoncé dans la nuit. Le Persan avait, pour la dernière fois, vu
le pauvre malheureux Erik.
Trois semaines plus tard, le journal l'Époque
avait publié cette annonce nécrologique:
«ERIK EST MORT.»
ÉPILOGUE
Telle est la véridique histoire du Fantôme de
l'Opéra. Comme je l'annonçais au début de cet ouvrage, on ne saurait douter
maintenant qu'Erik ait réellement vécu. Trop de preuves de cette existence sont
mises aujourd'hui à la portée de chacun pour qu'on ne puisse suivre,
raisonnablement, les faits et les gestes d'Erik à travers tout le drame des
Chagny.
Il n'est point besoin de répéter ici combien cette
affaire passionna la capitale. Cette artiste enlevée, le comte de Chagny mort
dans des conditions si exceptionnelles, son frère disparu et le triple sommeil
des employés de l'éclairage à l'Opéra!... Quels drames! quelles passions! quels crimes s'étaient déroulés autour de
l'idylle de Raoul et de la douce et charmante Christine!... Qu'était devenue la
sublime et mystérieuse cantatrice dont la terre ne devait plus jamais, jamais
entendre parler?... On la représenta comme la victime de la rivalité des deux
frères, et nul n'imagina ce qui s'était passé; nul ne comprit que puisque Raoul
et Christine avaient disparu tous deux, les deux fiancés s'étaient retirés loin
du monde pour goûter un bonheur qu'ils n'eussent point voulu public après la
mort inexpliquée du comte Philippe... Ils avaient pris un jour un train
à la gare du Nord du Monde... Moi aussi, peut-être, un jour, je prendrai le
train à cette gare-là et j'irai chercher autour de tes lacs, ô Norvège! ô
silencieuse Scandinavie! les traces peut-être encore vivantes de Raoul et de
Christine, et aussi de la maman Valérius, qui disparut également dans le même
temps!... Peut-être un jour,
entendrai-je de mes oreilles l'Écho solitaire du Nord du Monde, répéter le
chant de celle qui a connu l'Ange de la Musique?...
Bien
après que l'affaire, par les soins inintelligents de M. le juge d'instruction
Faure, fut classée, la presse, de temps à autre, cherchait encore à pénétrer le
mystère... et continuait à se demander où était la main monstrueuse qui avait
préparé et exécuté tant d'inouïes catastrophes! (Crime et disparition.)
Un
journal du boulevard, qui était au courant de tous les potins de coulisses, avait
été le seul à écrire:
—Cette main est celle du Fantôme de l'Opéra.
Et encore il l'avait fait naturellement sur le
mode ironique.
Seul le Persan qu'on n'avait pas voulu entendre et
qui ne renouvela point, après la visite d'Erik, sa première tentative auprès de
la Justice, possédait toute la vérité.
Et il
en détenait les preuves principales qui lui étaient venues avec les pieuses
reliques annoncées par le Fantôme...
Ces
preuves, il m'appartenait de les compléter, avec l'aide du daroga lui-même. Je
le mettais au jour le jour, au courant de mes recherches et il les guidait.
Depuis des années et des années il n'était point retourné à l'Opéra, mais il
avait conservé du monument le souvenir le plus précis et il n'était point de
meilleur guide pour m'en faire découvrir les coins les plus cachés. C'est
encore lui qui m'indiquait les sources où je pouvais puiser, les personnages à
interroger; c'est lui qui me poussa à frapper à la porte de M. Poligny, dans le
moment que le pauvre homme était quasi à l'agonie. Je ne le savais point si bas
et je n'oublierai jamais l'effet que produisirent sur lui mes questions
relatives au fantôme. Il me regarda, comme s'il voyait le diable et ne me
répondit que par quelques phrases sans suite, mais qui attestaient (c'était là
l'essentiel) combien F. de l'O. avait, dans son temps, jeté la perturbation
dans cette vie déjà très agitée (M. Poligny était ce que l'on est convenu
d'appeler un viveur).
Quand
je rapportai au Persan le mince résultat de ma visite à M. Poligny, le daroga
eut un vague sourire et me dit: «Jamais Poligny n'a su combien cette
extraordinaire crapule d'Erik (tantôt le Persan parlait d'Erik comme d'un dieu,
tantôt comme d'une vile canaille) l'a fait «marcher». Poligny était
superstitieux et Erik le savait. Erik savait aussi beaucoup de choses sur les
affaires publiques et privées de l'Opéra.
Quand M. Poligny entendit une voix mystérieuse lui
raconter, dans la loge n° 5, l'emploi qu'il faisait de son temps et de la
confiance de son associé, il ne demanda pas son reste. Frappé d'abord comme par
une voix du ciel, il se crut damné, et puis, comme la voix lui demandait de
l'argent, il vit bien à la fin qu'il était joué par un maître chanteur dont
Debienne lui-même fut victime. Tous deux, las déjà de leur direction pour de
nombreuses raisons, s'en allèrent, sans essayer de connaître plus à fond la
personnalité de cet étrange F. de l'O., qui leur avait fait parvenir un si
singulier cahier des charges. Ils léguèrent tout le mystère à la direction
suivante en poussant un gros soupir de satisfaction, bien débarrassés d'une
histoire qui les avait fort intrigués sans les faire rire ni l'un ni l'autre.
Ainsi
s'exprima le Persan sur le compte de MM. Debienne et Poligny. À ce propos, je
lui parlai de leurs successeurs et je m'étonnai que dans les Mémoires d'un
Directeur, de M. Moncharmin, on parlât d'une façon si complète des faits et
gestes de F. de l'O. dans la première partie, pour en arriver à ne plus rien en
dire ou à peu près dans la seconde. À quoi le Persan, qui connaissait ces
Mémoires comme s'il les avait écrits, me fit observer que je trouverais
l'explication de toute l'affaire si je prenais la peine de réfléchir aux
quelques lignes que, dans la seconde partie précisément de ces Mémoires,
Moncharmin a bien voulu consacrer encore au Fantôme. Voici ces lignes, qui nous
intéressent, du reste, tout particulièrement, puisqu'on y trouve relatée la
manière fort simple dont se termina la fameuse histoire des vingt mille francs:
«À
propos de F. de l'O. (c'est M. Moncharmin qui parle), dont j'ai narré ici même,
au commencement de mes Mémoires, quelques-unes des singulières fantaisies, je
ne veux plus dire qu'une chose, c'est qu'il racheta par un beau geste tous les
tracas qu'il avait causés à mon cher collaborateur et, je dois bien l'avouer, à
moi-même. Il jugea sans doute qu'il y avait des limites à toute plaisanterie,
surtout quand elle coûte aussi cher et quand le commissaire de police est
«saisi», car, à la minute même où nous avions donné rendez-vous dans notre
cabinet à M. Mifroid pour lui conter toute l'histoire, quelques jours après la
disparition de Christine Daaé, nous trouvâmes sur le bureau de Richard, dans
une belle enveloppe sur laquelle on lisait à l'encre rouge: De la part de F. de
l'O., les sommes assez importantes qu'il avait réussi à faire sortir
momentanément, et dans une manière de jeu, de la caisse directoriale. Richard
fut aussitôt d'avis qu'on devait s'en tenir là et ne point pousser l'affaire.
Je consentis à être de l'avis de Richard. Et tout est bien qui finit bien.
N'est-ce pas, mon cher F. de l'O.?»
Évidemment, Moncharmin, surtout après cette
restitution, continuait à croire qu'il avait été un moment le jouet de
l'imagination burlesque de Richard, comme, de son côté, Richard ne cessa point
de croire que Moncharmin s'était, pour se venger de quelques plaisanteries,
amusé à inventer toute l'affaire du F. de l'O.
N'était-ce point le moment de demander au Persan
de m'apprendre par quel artifice le Fantôme faisait disparaître vingt mille
francs dans la poche de Richard, malgré l'épingle de nourrice. Il me répondit
qu'il n'avait point approfondi ce léger détail, mais que, si je voulais bien
«travailler» sur les lieux moi-même, je devais certainement trouver la clef de
l'énigme dans le bureau directorial lui-même, en me souvenant qu'Erik n'avait
pas été surnommé pour rien l'amateur de trappes. Et je promis au Persan de me livrer, aussitôt que
j'en aurais le temps, à d'utiles investigations de ce côté. Je dirai tout de
suite au lecteur que les résultats de ces investigations furent parfaitement
satisfaisants. Je ne croyais point, en vérité, découvrir tant de preuves
indéniables de l'authenticité des phénomènes attribués au Fantôme.
Et il
est bon que l'on sache que les papiers du Persan, ceux de Christine Daaé, les
déclarations qui me furent faites par les anciens collaborateurs de MM. Richard
et Moncharmin et par la petite Meg elle-même (cette excellente madame Giry
étant, hélas! trépassée) et par la Sorelli, qui est retraitée maintenant à
Louveciennes—il est bon, dis-je, que l'on sache que tout cela, qui constitue
les pièces documentaires de l'existence du Fantôme, pièces que je vais déposer
aux archives de l'Opéra, se trouve contrôlé par plusieurs découvertes
importantes dont je puis tirer justement quelque fierté.
Si je
n'ai pu retrouver la demeure du Lac, Erik en ayant définitivement condamné
toutes les entrées secrètes (et encore je suis sûr qu'il serait facile d'y
pénétrer si l'on procédait au dessèchement du Lac, comme je l'ai plusieurs fois
demandé à l'administration des beaux-arts)[12], je n'en ai pas moins découvert
le couloir secret des communards, dont la paroi de planches tombe par endroits
en ruines; et, de même, j'ai mis à jour la trappe par laquelle le Persan et
Raoul descendirent dans les dessous du théâtre. J'ai relevé, dans le cachot des
communards, beaucoup d'initiales tracées sur les murs par les malheureux qui
furent enfermés là et, parmi ces initiales, un R et un C.—R C? Ceci
n'est-il point significatif? Raoul de Chagny! Les lettres sont encore
aujourd'hui très visibles. Je ne me suis pas, bien entendu, arrêté là. Dans le
premier et le troisième dessous, j'ai fait jouer deux frappes d'un système
pivotant, tout à fait inconnues aux machinistes, qui n'usent que de trappes à
glissade horizontale.
Enfin, je puis dire, en toute connaissance de
cause, au lecteur: «Visitez un jour l'Opéra, demandez à vous y promener en paix
sans cicérone stupide, entrez dans la loge n° 5 et frappez sur l'énorme colonne
qui sépare cette loge de l'avant-scène; frappez avec votre canne ou avec votre
poing et écoutez... jusqu'à hauteur de votre tête: la colonne sonne le creux!
Et après cela, ne vous étonnez point qu'elle ait pu être habitée par la voix du
Fantôme; il y a, dans cette colonne, de la place pour deux hommes. Que si vous
vous étonnez que lors des phénomènes de la loge n°5 nul ne se soit retourné
vers cette colonne, n'oubliez pas qu'elle offre l'aspect du marbre massif et
que la voix qui était enfermée semblait plutôt venir du côté opposé (car la
voix du fantôme ventriloque venait d'où il voulait). La colonne est travaillée, sculptée, fouillée et
trifouillée par le ciseau de l'artiste. Je ne désespère pas de découvrir un
jour le morceau de sculpture qui devait s'abaisser et se relever à volonté,
pour laisser un libre et mystérieux passage à la correspondance du Fantôme avec
Mme Giry et à ses générosités. Certes, tout cela, que j'ai vu, senti, palpé,
n'est rien à côté de ce qu'en réalité un être énorme et fabuleux comme Erik a
dû créer dans le mystère d'un monument comme celui de l'Opéra, mais je
donnerais toutes ces découvertes pour celle qu'il m'a été donné de faire,
devant l'administrateur lui-même, dans le bureau du directeur, à quelques
centimètres du fauteuil: une trappe, de la largeur de la lame du parquet, de la
longueur d'un avant-bras, pas plus... une trappe qui se rabat comme le
couvercle d'un coffret, une trappe par où je vois sortir une main qui travaille
avec dextérité dans le pan d'un habit à queue-de-morue qui traîne...
C'est
par là qu'étaient partis les quarante mille francs!... C'était aussi par là
que, grâce à quelque truchement, ils étaient revenus...
Quand j'en parlai avec une émotion bien
compréhensible au Persan, je lui dis:
—Erik s'amusait donc simplement—puisque les
quarante mille francs sont revenus—à faire le facétieux avec son cahier des
charges?...
Il me répondit:
—Ne le croyez point!... Erik avait besoin
d'argent.. Se croyant hors de l'humanité, il n'était point gêné par le scrupule
et il se servait des dons extraordinaires d'adresse et d'imagination qu'il
avait reçus de la nature en compensation de l'atroce laideur dont elle l'avait
doté, pour exploiter les humains, et cela quelquefois de la façon la plus
artistique du monde, car le tour valait souvent son pesant d'or. S'il a rendu les
quarante mille francs, de son propre mouvement, à MM. Richard et Moncharmin,
c'est qu'au moment de la restitution il n'en avait plus besoin! Il avait
renoncé à son mariage avec Christine Daaé. Il avait renoncé à toutes les choses
du dessus de la terre.
D'après le Persan, Erik était originaire d'une
petite ville aux environs de Rouen. C'était le fils d'un entrepreneur de
maçonnerie. Il avait fui de bonne heure le domicile paternel, où sa laideur
était un objet d'horreur et d'épouvante pour ses parents. Quelque temps, il
s'était exhibé dans les foires, où son imprésario le montrait comme «mort
vivant». Il avait dû traverser
l'Europe de foire en foire et compléter son étrange éducation d'artiste et de
magicien à la source même de l'art et de la magie, chez les Bohémiens. Toute
une période de l'existence d'Erik était assez obscure. On le retrouve à la
foire de Nijni-Novgorod, où alors il se produisait dans toute son affreuse
gloire. Déjà il chantait comme personne au monde n'a jamais chanté; il faisait
le ventriloque et se livrait à des jongleries extraordinaires dont les
caravanes, à leur retour en Asie, parlaient encore, tout le long du chemin.
C'est ainsi que sa réputation passa les murs du palais de Mazenderan, où la
petite sultane, favorite du sha-en-shah, s'ennuyait. Un marchand de fourrures,
qui se rendait à Samarkand et qui revenait de Nijni-Novgorod, raconta les
miracles qu'il avait vus sous la tente d'Erik. On fit venir le marchand au
Palais, et le daroga de Mazenderan dut l'interroger. Puis, le daroga fut chargé
de se mettre à la recherche d'Erik. Il le ramena en Perse, où pendant
quelques mois il fit, comme on dit en Europe, la pluie et le beau temps. Il
commit ainsi pas mal d'horreurs, car il semblait ne connaître ni le bien ni le
mal, et il coopéra à quelques beaux assassinats politiques aussi tranquillement
qu'il combattit, avec des inventions diaboliques, l'émir d'Afghanistan, en
guerre avec l'Empire. Le sha-en-shah le prit en amitié. C'est à ce moment que
se placent les Heures roses de Mazenderan, dont le récit du daroga nous a donné
un aperçu. Comme Erik avait, en architecture, des idées tout à fait
personnelles et qu'il concevait un palais comme un prestidigitateur peut
imaginer un coffret à combinaisons, le sha-en-shah lui commanda une construction
de ce genre, qu'il mena à bien et qui était, paraît-il, si ingénieuse que Sa
Majesté pouvait se promener partout sans qu'on l'aperçût et disparaître sans
qu'il fût possible de découvrir par quel artifice. Quand le sha-en-shah se vit
le maître d'un pareil joyau, il ordonna, ainsi que l'avait fait certain Tsar à
l'égard du génial architecte d'une église de la place Rouge, à Moscou, qu'on
crevât à Erik ses yeux d'or. Mais il réfléchit que, même aveugle, Erik pourrait
construire encore, pour un autre souverain, une aussi inouïe demeure, et puis,
enfin, que, Erik vivant, quelqu'un avait le secret du merveilleux palais. La
mort d'Erik fut décidée, ainsi que celle de tous les ouvriers qui avaient
travaillé sous ses ordres. Le daroga de Mazenderan fut chargé de l'exécution de
cet ordre abominable. Erik lui avait rendu quelques services et l'avait bien
fait rire. Il le sauva en lui
procurant les moyens de s'enfuir. Mais il faillit payer de sa tête cette
faiblesse généreuse. Heureusement pour le daroga, on trouva, sur la rive de la
mer Caspienne, un cadavre à moitié mangé par les oiseaux de mer et qui passa
pour celui d'Erik, à cause que des amis du daroga avaient revêtu cette
dépouille d'effets ayant appartenu à Erik lui-même. Le daroga en fut quitte
pour la perte de sa faveur, de ses biens, et pour l'exil. Le Trésor persan
continua cependant, car le daroga était issu de race royale, de lui faire une
petite rente de quelques centaines de francs par mois, et c'est alors qu'il
vint se réfugier à Paris.
Quant à
Erik, il avait passé en Asie-Mineure, puis était allé à Constantinople où il
était entré au service du sultan. J'aurai fait comprendre les services qu'il
put rendre à un souverain que hantaient toutes les terreurs, quand j'aurai dit
que ce fut Erik qui construisit toutes les fameuses, trappes et chambres
secrètes et coffre-forts mystérieux que l'on trouva à Yildiz-Kiosk, après la
dernière révolution turque. C'est encore lui[13] qui eut cette imagination de
fabriquer des automates habillés comme le prince et ressemblant à s'y méprendre
au prince lui-même, automates qui faisaient croire que le chef des croyants se
tenait dans un endroit, éveillé, quand il reposait dans un autre.
Naturellement,
il dut quitter le service du sultan pour les mêmes raisons qu'il avait dû
s'enfuir de Perse. Il savait trop de choses. Alors, très fatigué de son
aventureuse et formidable et monstrueuse vie, il souhaita de devenir quelqu'un
comme tout le monde. Et il se fit entrepreneur, comme un entrepreneur ordinaire
qui construit des maisons à tout le monde, avec des briques ordinaires! Il
soumissionna certains travaux de fondation à l'Opéra. Quand il se vit dans les
dessous d'un aussi vaste théâtre, son naturel artiste, fantaisiste et magique,
reprit le dessus. Et puis, n'était-il pas toujours aussi laid? Il rêva de se
créer une demeure inconnue du reste de la terre et qui le cacherait à jamais au
regard des hommes.
On sait et l'on devine la suite. Elle est tout au
long, de cette incroyable et pourtant véridique aventure. Pauvre malheureux Erik! Faut-il le plaindre?
Faut-il le maudire? Il ne demandait qu'à être quelqu'un, comme tout le
monde! Mais il était trop laid! Et il dut cacher son génie ou faire des tours
avec, quand, avec un visage ordinaire, il eût été l'un des plus nobles de la race
humaine! Il avait un cœur à contenir
l'empire du monde, et il dut finalement, se contenter d'une cave. Décidément il
faut plaindre le Fantôme de l'Opéra!
J'ai
prié, malgré ses crimes, sur sa dépouille et que Dieu l'ait décidément en
pitié! Pourquoi Dieu a-t-il fait un homme aussi laid que celui-là?
Je suis
sûr, bien sûr, d'avoir prié sur son cadavre, l'autre jour quand on l'a sorti de
la terre, à l'endroit même où l'on enterrait les voix vivantes; c'était son
squelette. Ce n'est point à la laideur de la tête que je l'ai reconnu, car
lorsqu'ils sont morts depuis si longtemps, tous les hommes sont laids, mais à
l'anneau d'or qu'il portait et que Christine Daaé était certainement venue lui
glisser au doigt, avant de l'ensevelir, comme elle le lui avait promis.
Le
squelette se trouvait tout près de la petite fontaine, à cet endroit où pour la
première fois, quand il l'entraîna dans les dessous du théâtre, l'Ange de la
Musique avait tenu dans ses bras tremblants Christine Daaé évanouie.
Et, maintenant, que va-t-on faire de ce squelette?
On ne va pas le jeter à la fosse
commune?... Moi, je dis: la place du squelette du Fantôme de l'Opéra est aux
archives de l'Académie nationale de musique; ce n'est pas un squelette
ordinaire.
[12]J'en parlais encore
quarante-huit heures avant l'apparition de cet ouvrage, à M. Dujardin-Beaumetz,
notre si sympathique sous-secrétaire d'État aux beaux-arts, qui m'a laissé
quelque espoir, et je lui disais qu'il était du devoir de l'État d'en finir avec
la légende du Fantôme pour rétablir sur des bases indiscutables l'histoire si
curieuse d'Erik. Pour cela, il est nécessaire, et ce serait le couronnement de
mes travaux personnels, de retrouver la Demeure du Lac, dans laquelle se
trouvent peut-être encore des trésors pour l'art musical. On ne doute
plus qu'Erik fût un artiste incomparable. Qui nous dit que nous ne trouverons
point dans la Demeure du Lac, la fameuse partition de son Don Juan triomphant?
[13]Interview de
Mohamed-Ali bey, au lendemain de l'entrée des troupes de Salonique, à
Constantinople, par l'envoyé spécial du Matin.