XII. — Le Départ.
On comprend l’effet que produisit la lecture de
ces quelques mots sur ses auditeurs ! Marie ne put s’empêcher d’éclater en
sanglots, et Henry ne parvint pas sans peine à la consoler.
Où était allé le comte de Chanteleine ? pourquoi
ce départ précipité ? pourquoi ce secret, que son fidèle Kernan n’avait pu
percer ?
— Il est allé se battre ! il est allé rejoindre
les Blancs ! furent les premiers mots de Marie.
— Sans
moi ! s’écria Kernan.
Mais en
considérant que Marie était seule au monde, il comprit que le comte avait dû
lui laisser le soin de la protéger.
On discuta donc cette supposition, que le comte
eût rejoint les débris de l’armée catholique. Cette hypothèse était fort
plausible.
En effet, la lutte continuait, plus ardente et
plus opiniâtre, malgré toutes ces guerres que la Convention avait sur les bras,
malgré la Terreur qui existait à Paris depuis l’exécution des Girondins ; bien
que les membres de ce gouvernement fussent en lutte ouverte avec certains
députés de la Convention et que, quelques semaines plus tard, Danton dût
succomber, le Comité de salut public faisait des prodiges d’activité.
Il est
bon de connaître ce que certains hommes de partis contraires ont pensé de ce
Comité, qui, par ses moyens terribles et sanguinaires, a sauvé la France,
livrée à toutes les horreurs de la guerre civile et à tous les périls de la
coalition.
À
Sainte-Hélène, Napoléon a dit :
« Le
Comité de salut public est le seul gouvernement qu’ait eu la France pendant la
Révolution. »
M. de
Maistre, l’homme du parti légitimiste, a eu le courage d’en convenir également,
disant que les émigrés, après avoir livré la France aux rois, n’auraient jamais
eu la force de l’arracher de leurs mains.
Chateaubriand
pensait ainsi de ces douze hommes nommés Barrère, Billaud-Varennes, Carnot,
Collot-d’Herbois, Prieur de la Marne, Robert Lindet, Robespierre aîné, Couthon,
Saint-Just, Jean-Bon Saint-André, Prieur de la Côte-d’Or et Héraut-Séchelles,
dont les noms sont pour la plupart voués à l’exécration publique.
Quoi
qu’il en soit, le Comité, voulant en finir avec la Vendée, entra dans la voie
des plus horribles dévastations ; les colonnes infernales, dirigées par les
généraux Turreau et Grignon, s’avancèrent sur le pays après la défaite de
Savenay. Elles pillèrent, elles massacrèrent, elles ruinèrent ; femmes,
enfants, vieillards, personne n’échappa à leurs sanglantes représailles.
Le
prince de Talmont fut pris et exécuté devant le château de ses ancêtres ;
d’Elbée, malade, fusillé sur son fauteuil, entre deux de ses parents. Henri de
La Rochejaquelein, le 29 janvier 1794, après une dernière victoire remportée à
Nouaillé sur les colonnes incendiaires, s’avança vers deux soldats Bleus
surpris dans un champ :
— Rendez-vous, leur dit-il, je vous fais grâce.
Mais l’un de ces misérables, le couchant en joue,
le tua roide d’une balle au milieu du front.
Pendant ce temps, les plus sanguinaires agents du
comité étaient envoyés dans les provinces ; Carrier, à Nantes, depuis le 8
octobre, imaginait ces moyens qu’il appelait les déportations verticales, et,
le 22 janvier, il inaugurait ses bateaux à soupapes en l’honneur des
prisonniers de l’armée vendéenne.
Mais plus on les décimait, plus les royalistes se
montraient ardents à combattre la révolution. Il était donc possible que le
comte de Chanteleine eût rejoint soit Charette, qui avait repris la campagne
après avoir évacué l’île de Noirmoutier, soit Stofflet, qui venait de succéder
à La Rochejaquelein.
L’armée catholique était démembrée ; il se faisait
alors une terrible guerre de partisans. Stofflet et Charette, ces deux
illustres Vendéens, battaient les généraux de la république. Charette, avec dix
mille hommes, pendant trois mois vainqueur des troupes républicaines, défit et
tua le général Haxo.
Ces nouvelles arrivaient jusqu’au fond de la
Bretagne, et Douarnenez tressaillit souvent au bruit des batailles.
Si le
comte n’était pas en Vendée, il pouvait s’être jeté dans le mouvement de la
chouannerie. Jean Chouan, pendant les derniers mois de cette funeste année de
93, s’était levé, entraînant toutes les populations du bas Maine, et se ruant depuis
le fond de la Mayenne jusqu’au fond du Morbihan.
Il y
avait là un grand rôle à jouer pour le comte de Chanteleine ; pourquoi ne
l’aurait-il pas accepté ? Trégolan et Kernan discutèrent toutes ces
probabilités. Cependant le secret gardé par le comte faisait hésiter Kernan.
— Il ne
se serait pas caché de nous, disait-il, s’il était retourné sur les champs de
bataille.
— Qui sait ?
— Non, il faut qu’il y ait autre chose.
Alors l’un ou l’autre allait aux nouvelles ; ils
s’exposaient même pour savoir ce qui se passait dans la Vendée ou dans le
Morbihan ; le bruit d’un engagement leur mettait la mort dans l’âme. Cependant,
malgré tous leurs efforts, ils ne purent apprendre quoi que se fût.
Marie tremblait et priait pour son père, et, en
regardant autour d’elle, elle arrivait à se considérer comme presque isolée
dans le monde.
Alors
il lui prenait des moments de désespoir. Kernan et le chevalier
essayaient de la rassurer, sans y réussir.
Les jours se passèrent ; les nouvelles du comte
manquaient toujours ; les bruits du dehors étaient alarmants.
Le comte avait disparu le 20 mars, et, six jours
après, les Vendéens reprenaient l’offensive par un coup d’éclat.
Le 26 mars, la ville de Mortagne venait d’être
enlevée aux Bleus ; or, à cette affaire, Marigny commandait en chef ; Marigny,
l’ancien compagnon de Chanteleine, qui, après trois mois d’une existence
vagabonde, reparaissait en vainqueur.
En apprenant ce fait, Kernan s’écria :
— Notre
maître est là ! il est à Mortagne !
Mais en
connaissant les détails de la sanglante bataille qui avait eu lieu, comment les
meilleurs soldats des Blancs y trouvèrent la mort, l’inquiétude des deux hommes
et de la jeune fille fut au comble, et quand, quinze jours après la prise de
Mortagne, on fut encore sans nouvelles, Marie, désespérée, s’écria :
— Mon père ! mon pauvre père est mort !
— Ma chère Marie, répondit Trégolan, calmez-vous !
non, votre père n’est pas mort ! rien ne le prouve.
— Je vous répète qu’il est mort ! répéta la jeune
fille sans vouloir l’entendre.
— Ma nièce, reprit Kernan, on n’envoie pas de ses
nouvelles comme on veut, dans les temps de guerre ; au bout du compte, c’est
une victoire qui vient d’être remportée sur les républicains.
— Non ! Kernan ! il ne faut pas espérer ! ma mère
morte dans son château ! mon père mort sur le champ de bataille ! je suis seule
au monde ! seule, seule !
Marie
sanglotait. Cette épreuve l’avait brisée ; sa frêle nature ne pouvait résister
à tant de coups répétés. Et quoiqu’elle n’eût aucune preuve de la mort
de son père, comme il arrive dans certains moments de désespoir, elle se fit à
cet endroit une conviction que rien ne put ébranler.
Cependant, lorsque Marie s’écria qu’elle était
seule au monde, Kernan sentit une grosse larme couler le long de sa joue, son
cœur saigna, et il ne put s’empêcher de dire :
— Ma nièce Marie, ton oncle est encore près de
toi.
— Kernan, mon bon Kernan, répondit la jeune fille
en serrant la main du Breton.
— Tu auras toujours un ami pour t’aimer,
reprit-il.
— Deux, s’écria Trégolan, auquel cette parole
échappait malgré lui ; deux ! ma chère Marie, car je vous aime !
— Monsieur Henry ! dit Kernan.
— Pardonnez-moi, Marie ; pardonnez-moi, Kernan,
mais ces paroles m’étouffaient ! non ! ma chère bien-aimée n’est pas seule au
monde ! non ! je serai heureux de lui consacrer ma vie tout entière.
— Henry ! s’écria la jeune fille.
— Oui, je l’aime, vous le savez, Kernan, et vous à
qui son père l’a confiée, vous approuvez mon amour !
—
Monsieur Henry, pourquoi dire ces choses, puisque… ?
— Ne
craignez rien, Kernan, ni vous, ma chère Marie ; si j’ai parlé ainsi, c’est que
je vais partir.
—
Partir ! s’écria Marie.
— Oui,
m’éloigner de vous, de vous que j’aime et de qui j’aurais voulu emporter
quelque bonne parole. Si j’avais dû rester, j’aurais renfermé ce secret dans
mon cœur, comme je l’avais promis à Kernan ; mais je pars, pour combien de
temps ? je l’ignore ; et maintenant me pardonnez-vous d’avoir parlé ?
— Mais
où allez-vous donc, Henry ? demanda Mlle de Chanteleine avec un accent qui
pénétra l’âme du jeune homme.
— Où je
vais ? Dans le Poitou, dans la Vendée, à Mortagne, partout où je pourrai
rencontrer votre père, partout où je pourrai avoir de ses nouvelles, afin de
vous dire si vous avez encore pour vous aimer sur terre un autre cœur que celui
de Kernan et le mien !
— Quoi
! dit Kernan, vous voulez rejoindre le comte ?
— Oui,
et j’y parviendrai, je le retrouverai, ou je mourrai à la peine !
— Henry
! s’écria la jeune fille.
— Eh
bien, allez ! monsieur Henry, dit Kernan d’une voix profondément émue, et que
le Ciel vous protège ; pendant votre absence, je veillerai sur cette chère
enfant ; mais soyez prudent, car vous savez que nous comptons sur votre retour.
— Soyez
tranquille, Kernan ; j’ai une tâche à remplir, non pour me faire tuer là-bas,
mais pour rejoindre le comte de Chanteleine, et il ne sera pas si bien caché
que je ne le retrouve. Le rang qu’il occupait dans l’armée royaliste ne
permet pas qu’il y soit inconnu. J’irai
à Mortagne, Marie, et je vous rapporterai des nouvelles de votre père.
—
Henry, reprit la jeune fille, vous allez braver bien des dangers pour nous !
que Dieu vous accompagne, et qu’il vous récompense.
— Quand
partez-vous ? demanda Kernan.
— Ce
soir même, à la nuit, je voyagerai à cheval ou à pied, suivant les
circonstances, mais j’arriverai.
Les préparatifs du départ ne furent pas longs. La
jeune fille, au moment arrivé, prit la main du chevalier dans les siennes et la
garda longtemps sans pouvoir parler. Kernan était très-ému. Mais Henry puisa
dans les yeux de la jeune fille une force surhumaine, et, après un long adieu,
il se dirigea vers la porte.
À ce moment celle-ci s’ouvrit rapidement et un
homme enveloppé d’un manteau parut.
C’était le comte.
— Mon père ! s’écria Marie.
— Ma fille bien-aimée ! répondit le comte en
pressant Marie sur son cœur.
— Oh !
que nous avons été inquiets de votre absence, mon père, et M. Henry allait
partir pour vous retrouver et vous ramener à nous.
— Brave enfant, fit le comte en tendant la main au
chevalier. Vous vouliez encore vous
dévouer.
— Allons ! tout va bien, dit Kernan. Je crois décidément que la chance s’en
mêle.
Le
comte, qui s’était tu sur le motif de son absence, ne parla pas davantage du
but qu’il avait atteint. Il parut évident au Breton que ce voyage se rattachait
à une intrigue royaliste, une sorte de conspiration nouvelle, mais il
n’interrogea pas son maître à cet égard.
Seulement,
il crut devoir mettre le père au courant de ce qui s’était passé ; il lui dépeignit
l’amour dont il avait été le confident, et comment, pendant le désespoir de
Marie, l’aveu de cet amour avait quitté les lèvres du jeune homme ; il ne
doutait pas que la jeune fille ne l’aimât.
— Et
certes jamais homme n’était plus digne d’être aimé ! ajouta le Breton. Après
tout, notre maître, si ce mariage se décidait, il ne pourrait pas être célébré,
car il n’y a pas de prêtre dans le pays, et il faudrait attendre.
Le
comte secoua la tête sans répondre.
XIII. — Le Prêtre Mystérieux.
En
effet, cette absence de prêtres dans le département avait nécessairement
suspendu l’exercice de la religion ; les populations des campagnes souffraient
surtout de cet état de choses. Et cependant, plutôt que de reconnaître les
assermentés, elles se renfermaient dans leurs maisons et fuyaient les églises ;
aussi les enfants naissaient sans recevoir le baptême, les mourants mouraient
sans avoir été administrés, les mariages ne pouvaient se célébrer ni
religieusement, ni même civilement, car les troubles n’avaient pas même permis
d’installer les bureaux de l’état civil.
Cependant,
pendant la dernière quinzaine d’avril, un changement manifeste se produisit
dans les campagnes de la partie du Finistère comprise dans un rayon de quelques
lieues autour de Douarnenez ; il devint bientôt évident qu’un prêtre était
revenu dans le pays accomplir sa noble mission en bravant des dangers sans
nombre.
Ce fut
une chose qui d’abord se dit à l’oreille ; il ne fallait pas éveiller
l’attention des espions que les municipalités entretenaient en tous lieux ;
mais enfin il paraissait certain qu’un homme mystérieux allait et venait dans
le pays ; par les mauvais temps, dans les orages, et la nuit, un inconnu,
toujours seul, parcourait les campagnes, visitait les villages, tantôt
Pont-Croix, tantôt Crozon, Douarnenez, Pouellan ; non-seulement il se
transportait au sein des paroisses, mais aussi dans les maisons les plus
isolées.
Il paraissait connaître parfaitement le pays et
être au courant de ses besoins. À la naissance d’un enfant, il accourait ; il
apportait des consolations et les derniers sacrements aux moribonds ; on le
voyait peu, car sa figure était le plus souvent voilée ; mais on n’avait pas
besoin de le voir, il suffisait de l’entendre pour reconnaître en lui le
ministre d’une religion de charité.
Ce fait, d’abord peu connu, ne tarda pas à attirer
l’attention publique. Bientôt on en causa à Douarnenez.
— Cette nuit, il est venu chez la mère Kerdenan et
il l’a administrée, disait celui-ci.
— Avant-hier, il a baptisé l’enfant aux Brezenelt,
répondait celui-là.
— Profitons-en, pendant qu’il est là, répliquaient
naïvement les autres, car il pourrait bien lui arriver malheur.
Les
habitants de cette côte, en somme de pieuses gens, étaient heureux de la
présence de cet inconnu, qui renouvelait la situation morale du pays.
Il y
avait un vieux tronc de chêne sur la route de Douarnenez à Pont-Croix, où ceux
qui réclamaient les secours de la religion déposaient un billet, un mot, un
signe quelconque, et, la nuit suivante, le prêtre mystérieux apparaissait.
Vu leur
isolement, les hôtes de Locmaillé ne connurent pas d’abord ce nouvel état de
choses ; il ne causaient guère avec leurs voisins, et ils s’enfermaient
volontiers chez eux. Pendant deux mois, au moins, cette sainte mission
fut exercée sans qu’ils en fussent instruits, sans qu’ils pussent en profiter
pour leur compte.
Cependant, le bonhomme Locmaillé apprit ce qui se
passait ; il en dit quelque chose à Kernan ; le Breton n’eut rien de plus
pressé que d’en parler à son maître ; un éclair de satisfaction brilla dans les
yeux du comte.
— Ma foi, dit Kernan, ce prêtre-là doit être un
homme courageux et dévoué, car il faut du dévouement et du courage pour agir
ainsi.
— Oui,
répondit le comte, mais il en est récompensé par le bien qu’il répand autour de
lui.
— Sans
doute, notre maître, et je m’explique que les habitants de cette côte soient
heureux de sa présence dans le pays ! Savez-vous que c’était dur de mourir sans
confession !
— Oui,
répondit le comte.
— Pour
moi, reprit le Breton avec une conviction profonde, c’eût été la pire des
douleurs ; l’enfant nouveau-né peut attendre son baptême, et chacun a le droit
de remplacer le prêtre auprès d’un berceau ; les jeunes gens peuvent remettre
le mariage à des temps plus heureux ! Mais mourir sans un confesseur à son
chevet, il y a de quoi désespérer !
— Tu as
raison, mon pauvre Kernan.
— Mais
j’y pense, reprit le Breton, voilà qui fera plaisir à M. Henry ! Nous devons
beaucoup à ce courageux jeune homme ; heureusement, il nous sera facile d’être
reconnaissants envers lui ! Savez-vous que ma nièce aura là un mari sur lequel
elle pourra compter ! Et certainement, en lui permettant de la sauver, le ciel
la lui réservait pour l’avenir !
— Nous
devons le penser, Kernan, répondit le comte ; puisse cette chère enfant être
heureuse comme elle le mérite ! Elle a été assez éprouvée pour que le ciel lui
donne désormais une existence heureuse. Mais avant de parler de ce prêtre au
chevalier, Kernan, laisse-moi arranger cette affaire.
Kernan
promit de ne rien dire, mais le chevalier ne tarda pas à entendre parler de ce
qui faisait la conversation de tout le pays. Aussitôt il vint entretenir Kernan
de sa grande découverte, et le Breton ne put s’empêcher de sourire.
—
Parlez-en ce soir à souper, lui dit-il, et vous verrez ce qu’on vous répondra.
Henry
suivit le conseil de Kernan, et le soir même, après avoir tendu la main à
Marie, il appelait le comte de Chanteleine du nom de père.
— Mais
ce prêtre, dit-il, qui le verra ?
— Moi,
dit le comte.
Marie
se jeta dans ses bras.
— Cela
va bien, cela va bien, dit Kernan, et cela nous portera bonheur. Je ne serais
pas étonné que ce fût la fin de la fin. Ah ! monsieur Henry, vous nous
l’aimerez bien.
— Oui, mon oncle, répondit Henry en se précipitant
au cou du Breton.
Un long mois se passa encore ; le comte ne parlait
plus du prêtre mystérieux. L’avait-il vu ? Henry osait à peine s’informer. Mais un soir, le comte annonça à ses
enfants que leur mariage serait célébré dans les grottes de Morgat le 13
juillet ; c’était trois semaines de patience.
Il fallait donc se résigner et attendre. Le temps
paraît bien long, qui mène au bonheur, et cependant c’est encore celui qui
marche le plus vite ; on s’occupait de mille petites choses. Kernan voulut que Marie fût belle dans son costume
de mariée, et il dépensa quelques vieux écus à lui acheter un ruban par-ci, une
guimpe par-là. Henry se ruina véritablement, ce qui ne fut pas difficile
; sans en rien dire, il alla un jour à Châteaulin et rapporta un bel
habillement de paysanne bretonne.
Il faut dire aussi que Kernan tint à honneur de
figurer dans la cérémonie avec de bons gros souliers, et il n’y eut pas
jusqu’au bonhomme Locmaillé qui ne voulût avoir des sabots neufs.
Enfin, tout fut prêt bien avant le jour fixé.
Henry s’inquiétait toujours du prêtre ; il aurait voulu le voir. Ayant appris
l’histoire du tronc d’arbre, il s’y rendit un matin, et déposa un billet qui
rappelait au curé mystérieux cette importante date du 13 juillet, et les
grottes de Morgat.
Quelques instants après un homme d’assez mauvaise
mine s’emparait du billet et disparaissait aussitôt.
Enfin, la veille du grand jour arriva ; la
dernière soirée se passa dans la salle basse. Henry ne pouvait contenir son
bonheur. Le comte entretint ses enfants des grands devoirs de la vie, et
comment il fallait les accomplir ; il leur dit des choses touchantes ; Henry et
Marie se jetèrent à ses genoux et lui demandèrent de les bénir.
— Oui,
dit le comte, que le ciel vous bénisse ! qu’il vous absolve par ma voix ! qu’il
vous garde pendant le reste de votre vie ! oh ! oui, mes enfants bien-aimés,
qu’il accomplisse les bénédictions d’un père.
Puis,
les relevant, il les serra tous les deux dans ses bras.
XIV. — Les Grottes De Morgat.
Le cap
de la Chèvre fait l’extrémité d’une longue pointe de terre formée par la
courbure de la côte nord, et qui vient fermer en partie la baie de Douarnenez.
Le promontoire couvre lui-même une sorte de petite baie intérieure, qui
s’aperçoit parfaitement du bourg, un peu sur la gauche.
C’est
vers la partie centrale et sur une plage magnifique que se trouvent les
célèbres grottes de Morgat. Il y en a plusieurs. Elles sont accessibles
à marée basse, sauf la plus belle et la plus importante, dans laquelle on ne
peut pénétrer qu’avec le flot.
Cette dernière est très-vaste ; elle a des
profondeurs que le regard humain n’a jamais pu sonder, faute d’air respirable ;
les torches qu’on y promène pâlissent d’abord et finissent par s’éteindre ; les
êtres animés ne sauraient y vivre. Mais
toute la partie antérieure de la grotte est vaste, aérée et d’un aspect
grandiose.
C’était le lieu choisi pour la célébration du
mariage. Le bruit se répandit bientôt dans les paroisses environnantes qu’une
messe solennelle y serait célébrée. On comprend l’effet de cette nouvelle sur
une population privée depuis si longtemps de ses cérémonies religieuses ; aussi
se proposait-on dans le pays de venir en foule aux grottes de Morgat.
D’ailleurs le choix du lieu devait mettre les fidèles à l’abri de toute
surprise.
En effet, les pêcheurs, forcés d’entendre la messe
sur leur barque, pouvaient facilement échapper aux Bleus qui voudraient les
surprendre par terre. C’est ce qui
avait décidé le prêtre à officier publiquement.
Le jour arriva ; il faisait un bon vent d'est, très-favorable.
Dès le matin, un grand nombre de chaloupes chargées d’hommes, de femmes,
d’enfants, de vieillards, quittèrent le port de Douarnenez pour traverser la
baie. Le spectacle fut magnifique de cette flottille qui mettait à la voile
avec les pêcheurs parés de leurs plus beaux habits.
La
barque de Trégolan devançait toutes les autres. Marie était charmante sous son
costume de mariée bretonne, avec son air de bonheur, toujours un peu
mélancolique. Henry lui tenait la main. Kernan était à la barre et le bonhomme
Locmaillé à l’avant.
Le
comte de Chanteleine était parti de grand matin, avant le déjeuner ; il fallait
que tout fût prêt, et surtout que le principal personnage, le prêtre, fût là.
Donc la
flottille allait par une belle mer ; quelquefois le vent venait à fraîchir ;
toutes ces chaloupes s’inclinaient ensemble et se relevaient quand la brise
était passée. Déjà le bourg de Douarnenez se perdait dans l’éloignement.
Bientôt la grotte fut visible. Il n’y avait pas de
clocher pour la distinguer, ni de cloche sonnant joyeusement dans l’air une
messe de mariage ; mais la piété de toute une population allait la transformer
en église naturelle.
Quand on arriva devant la grotte, la marée n’était
pas encore assez haute pour y pénétrer ; les barques se rangèrent dans un bon
ordre et attendirent.
Enfin le flot s’élança par-dessus la grève,
d’abord en écumant sur le sable, puis plus tranquille à mesure qu’il montait.
Les chaloupes entrèrent et se disposèrent circulairement le long des murailles
de granit. Celles-ci, revêtues de roches rouges, prenaient des reflets de
cornaline qui charmaient le regard.
Au
centre de la grotte se trouve un rocher isolé, un îlot de quelques pieds carrés
sur lequel un autel avait été élevé ; quelques cierges brûlaient dans des chandeliers
de bois, et les dernières ondulations de la mer venaient mourir au pied de cet
autel, tandis que les barques se balançaient au mouvement de la houle.
Marie, cependant, promenait autour d’elle un
regard inquiet.
— Et mon père ? dit-elle au Breton.
— Il ne
peut tarder à venir, répondit Kernan.
— Marie
! je vous aime, murmurait le jeune homme à l’oreille de la jeune fille.
Bientôt,
au fond de la grotte, une clochette retentit, et l’on vit une barque s’avancer
lentement : un enfant agitait la clochette, un pêcheur ramait à l’avant ; à
l’arrière, le prêtre portait le calice. Il arriva au rocher, débarqua, posa le
vase sacré sur l’autel et se retourna vers les assistants.
— Mon
père ! s’écria Marie.
— Lui !
lui ! fit Kernan.
Ce
prêtre, c’était le comte de Chanteleine, et pendant que les siens stupéfaits,
ne pouvant en croire leurs yeux, demeuraient dans le plus profond silence, le
comte prit la parole et dit :
— Mes
frères, mes amis, celui qui vous parle est un père ; veuf, il s’est fait prêtre
pour vous apporter les secours de la religion ! Un saint évêque, caché près de
Redon, lui a donné le droit d’exercer le divin sacerdoce, il vient marier sa
fille avec celui qui l’a sauvée de l’échafaud, et il vous demande de prier pour
elle.
Ces paroles furent suivies d’un frémissement. Tous
les pêcheurs reconnaissaient celui qui leur parlait ainsi et comprirent son
dévouement sublime. Marie pleurait, et Kernan ne pouvait prononcer une parole.
L’absence du comte s’expliquait alors : les études
théologiques qu’il avait faites pendant sa jeunesse, lui avaient permis de
franchir rapidement les premiers degrés de l’état sacerdotal, et en quelques
jours il avait été ordonné prêtre.
Alors, revenu près des siens, il employa ses nuits
à exercer son saint ministère ; il s’échappait de sa maisonnette par l’escalier
extérieur sans que personne se doutât de son absence, et s’il n’avoua pas plus
tôt à ses amis, à son enfant le secret de sa nouvelle existence, c’est qu’il ne
voulut pas les effrayer par la crainte des dangers auxquels il s’exposait.
De la main, le comte fit approcher la barque des
fiancés jusqu’au pied du rocher, et la messe commença.
Il y avait quelque chose de touchant à voir ce
veuf devenu prêtre, ce père qui mariait sa fille ; l’étrangeté de cette
situation dominait tous les esprits.
Bientôt
le murmure de la prière se mêla au murmure des flots. On sentait, à l’entendre,
combien la voix du comte était émue.
Enfin
le moment de l’élévation arriva ; le son de la clochette retentit ; les fidèles
s’inclinèrent dans un profond recueillement, et le prêtre élevait au ciel
l’hostie consacrée, quand tout à coup des cris retentirent au-dehors.
— Feu !
s’écria une voix.
Et une
décharge épouvantable éclata soudain.
— Les Bleus ! les Bleus ! s’écria-t-on de toutes
parts.
Et
chaque barque se prit à fuir au-dehors, sous le feu d’un brick de guerre, Le
Sans-Culotte, qui s’était embossé devant la plage. Il avait mis ses chaloupes à
la mer, et, chargées de soldats, elles se dirigèrent vers la grotte.
Le
désordre était au comble ; des blessés expiraient, les uns essayaient de se
cramponner aux rocs et de gagner la plaine, d’autres se noyaient au milieu de
la fumée ; on ne se voyait pas. Les républicains pénétrèrent alors dans la
grotte ; une barque vint jusqu’à l’autel, sur lequel un homme s’élança :
— Ah !
comte de Chanteleine, je te tiens, s’écria-t-il, saisissant le prêtre et le
remettant à ses soldats ! Prêtre et noble ! ton affaire est bonne !
Cet homme était Karval. Le billet déposé par Henry
avait été saisi par un espion qui surveillait le pays. Aussitôt Karval,
instruit de l’affaire, partit sur un navire de Brest, et vint surprendre les
malheureux.
Kernan
avait aperçu Karval ; mais à un cri du comte, il repoussa vivement la barque,
et se réfugia dans la partie la plus sombre de la grotte.
Cependant
Karval avait eu le temps de reconnaître Marie, à son grand étonnement, car il
la croyait morte ; il la fit donc chercher partout, quand la fumée fut
dissipée, et pour échapper à ses ennemis Kernan n’hésita pas à lancer la barque
dans l’une de ces profondes cavités, où il risquait de périr faute d’air.
Karval jurait, blasphémait en poursuivant ses
recherches.
— Rien ! rien ! la fille m’échappe ! Mais elle n’a donc pas été exécutée ? Par
où ont-ils pu fuir ?
Il se fit conduire en dehors de la grotte. Ceux des pêcheurs qui avaient pu gagner le
rivage, fuyaient dans toutes les directions ; Karval ne vit rien et dut se
contenter de la prise du comte.
Celui-ci fut mis à bord du brick, qui reprit la
pleine mer et revint vers Brest.
Cependant la situation de Kernan était terrible ;
la jeune fille, évanouie, gisait à ses pieds ; Henry se sentait étouffer. Enfin
la barque de Karval quitta la grotte. Le Breton se hâta alors de fuir cette
retraite funeste, et il fit revenir Marie en mouillant son visage décoloré.
— Elle vit ! elle vit ! s’écria le jeune homme.
— Mon
père ! murmura Marie.
Henry
ne répondit pas, tandis que Kernan faisait un geste de menace et de colère.
— Ah !
Karval ! dit-il, je te tuerai !
Laissant
alors Marie aux soins du chevalier, dont l’union n’avait pas encore été bénie,
Kernan se jeta à la nage, et gagna le devant de la grève ; n’apercevant plus
les républicains, il sortit peu à peu, et il arriva sur la plage ; il y avait
là des cadavres et du sang ; il monta sur le haut des rocs, et rejoignit
quelques malheureux qui se cachaient.
— Eh bien ! leur demanda-t-il, les Bleus ?
— Là.
Ils lui montrèrent le brick, qui doublait en ce
moment le cap de la Chèvre.
— Et le
prêtre ? demanda Kernan.
— À
bord, répondirent les pêcheurs.
Kernan
se laissa glisser du haut du talus sur la plage et rentra dans la grotte ; il
plongea de nouveau, et il regagna la barque où Marie était étendue, respirant à
peine.
— Le
comte ? demanda Henry.
—
Emmené à Brest.
— Eh
bien ! il faut aller à Brest, s’écria Henry, le délivrer ou mourir.
— C’est mon avis, répondit Kernan ; d’ailleurs,
nous ne pouvons retourner à Douarnenez, nous n’y serions plus en sûreté.
Locmaillé ramènera la chaloupe, nous nous cacherons aux environs de Brest et
nous attendrons.
— Mais
comment y aller ?
— Il
faut gagner par terre la rade de Brest.
— Mais
Marie ?
— Je la
porterai, dit Kernan.
— Je marcherai, répondit la jeune fille en se
relevant avec une force surhumaine. À Brest ! à Brest !
—
Attendons l’obscurité, dit Kernan.
Toute
la journée se passa dans les craintes et le désespoir ; les pauvres gens
avaient été frappés d’un coup de foudre au milieu de leur bonheur.
Kernan
fit sortir la chaloupe à la marée du soir ; quand la nuit fut venue, il gagna
la plage, serra la main au bonhomme Locmaillé, et, soutenant Marie, il prit à
travers les champs.
Une
demi-heure après, les fugitifs arrivaient au village de Crozon, situé à une
demi-lieue des grottes ; ils rencontrèrent sur la route des cadavres encore
chauds. Ils marchèrent ainsi pendant plus d’une heure.
Où allaient ces malheureux ? qu’allaient-ils faire
? qu’espéraient-ils ? Comment arracher le comte à la mort ? Ils n’en savaient
rien, mais ils allaient. Ils passèrent ainsi les villages de Pen-av-Menez, de
Lescoat, de Laspilleau, et arrivèrent enfin au Fret, qui est situé sur la rade
de Brest, après deux heures de marche.
Marie n’en pouvait plus ; heureusement Kernan
trouva un pêcheur qui voulut bien lui faire traverser la rade.
On s’embarqua ; à une heure du matin, Kernan,
Marie et Henry débarquaient, non pas à Brest, mais sur la côte qui mène à
Recouvrance, près du Porzik, à la porte d’une mauvaise auberge, où ils purent
trouver une chambre.
Kernan, le lendemain, alla aux nouvelles, et il
apprit le retour du brick Le Sans-Culotte, qui avait fait une prise importante
sur les côtes de Bretagne.
Kernan revint donc à l’auberge.
— Maintenant, Henry, dit-il, je vous laisse à
votre fiancée ; je vais à la ville, je veux savoir à quoi m’en tenir.
Kernan partit, suivit la côte, entra par
Recouvrance, arriva au port de Brest, le traversa en bateau, et remonta du côté
du château, autour duquel il rôda toute la journée.
Brest
était en proie à la plus épouvantable terreur ; le sang coulait à flots sur ses
places publiques. Un des membres du Comité de salut public, Jean-Bon
Saint-André, y exerçait les plus horribles représailles.
Le tribunal révolutionnaire fonctionnait sans
relâche. On faisait même guillotiner
par les enfants, « pour leur apprendre à lire dans l’âme des ennemis de la
République ».
La
folie se mêlait à l’ivresse du sang.
Kernan, en interrogeant l’un et l’autre, apprit
que le comte avait été emprisonné et condamné à mort. Seulement, on retardait
son exécution pour un motif atroce.
Karval voulait que la jeune fille fût guillotinée
sous les yeux de son père, et il avait juré de s’en emparer à tout prix.
— Cela ne peut pas avoir lieu, se dit simplement
Kernan, il y a des choses que le Ciel ne permettrait pas !
Quoi
qu’il en soit, Karval, après avoir reçu les félicitations des clubs et du
proconsul, retourna à Douarnenez le jour même, et continua ses recherches.
Kernan
revint le soir au Porzik ; il apprit aux deux jeunes gens que l’exécution du
comte était retardée, sans leur dire pour quelle raison, et il annonça son
intention d’aller chaque jour à Brest savoir ce qui s’y passait. Mais,
par-dessus toutes choses, il leur recommanda de ne pas mettre le pied
au-dehors.
Marie, d’ailleurs, était couchée et mourante. Cette
dernière épreuve l’avait brisée.
Pendant treize jours, Kernan partit le matin et
revint le soir sans rapporter aucun fait nouveau. La plupart des pêcheurs
arrêtés à Morgat, avec leurs femmes et leurs enfants, avaient été exécutés. Quant
au comte, un miracle seul pouvait le sauver.
Le soir du treizième jour, le 26 juillet, Kernan,
parti le matin, suivant sa coutume, ne rentra pas, et Henry passa la nuit dans
une mortelle inquiétude.