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Thursday, 7 January 2021

Thursday's Serial: "Le Comte de Chanteleine - épisode de la Révolution" by Jules Verne (in French) - the end

 

XV. — La Confession.

Le retour de Kernan avait été, en effet, retardé par une rencontre inattendue. Il était neuf heures du soir ; il revenait désespéré ; on annonçait pour le lendemain l’exécution du ci-devant comte de Chanteleine. Karval, ne pouvant retrouver la jeune fille, avait enfin ordonné le supplice.

Kernan était décidé à employer les moyens extrêmes pour enlever le comte à la fatale charrette qui le conduirait à l’échafaud. Mais avant de prendre un parti, il voulut revoir le chevalier et sa nièce Marie, pour la dernière fois peut-être. Il marcha donc à grands pas, après avoir longtemps rôdé autour de la prison.

Déjà il avait traversé le port de Brest, et il remontait les rues roides et détournées de Recouvrance, quand il aperçut, marchant devant lui, un homme dont la tournure le frappa. L’obscurité n’était pas encore assez grande pour qu’il pût s’y méprendre. Certains détails lui firent venir la pensée que cet homme était celui qu’il haïssait tant. Bientôt il ne put en douter.

— Karval ! se dit-il, Karval !

La haine, la colère, le désir de la vengeance, l’aveuglèrent un instant, au point qu’il fut prêt à se jeter sur le misérable et à le tuer sur place. Mais il parvint à se contenir.

— Je le tiens, dit-il, du sang-froid !

Kernan se prit à suivre Karval ; il ôta ses souliers ; il le laissa prendre une certaine avance sur lui por n’être pas remarqué, et, courant pieds nus quand son ennemi venait à tourner l’angle d’une rue, il reprenait sa piste comme un sauvage des prairies d’Amérique.

Karval s’engagea dans les petites ruelles montantes si nombreuses dans ce quartier de la ville. L’obscurité s’accroissait peu à peu, et les rues devenaient désertes ; Kernan dut se rapprocher de Karval pour ne pas le perdre de vue. D’ailleurs le misérable, ne soupçonnant pas la présence du Breton dans la ville, ne l’aurait pas reconnu. Cependant il ne tarda pas à voir qu’il était suivi, et il pressa le pas. Kernan, craignant à chaque instant qu’une porte ne s’ouvrît devant lui, résolut de l’aborder. Il hâta donc sa marche, et le rejoignit près du chemin de ronde, le long des fortifications de la ville.

Karval recula vivement, et, d’une voix peu rassurée, il dit au Breton :

— Que me veux-tu, citoyen ?

— J’ai une dénonciation à te faire, répondit Kernan.

— Ce n’est ni le lieu ni l’heure, répliqua Karval, dont le Breton avait saisi le bras.

— Si, pour un patriote comme toi… Mon affaire intéresse la République.

— Enfin, que veux-tu ?

— Tu cherches la citoyenne de Chanteleine.

— Ah ! fit Karval en reprenant confiance dans sa haine, tu sais où elle est ?

— Elle est en mon pouvoir, répondit Kernan, et je puis te la livrer.

— Tout de suite ?

— À l’instant même.

— Et que demandes-tu pour cela ? dit le misérable.

— Rien. Viens donc.

— Attends ; le poste des remparts n’est pas loin. Je vais prendre quelques hommes, et, pas plus tard que demain, la citoyenne fera la bascule sous les yeux de son père.

Le poignet de fer du Breton serra si violemment le bras de Karval, que celui-ci ne put retenir un cri. En ce moment, la lueur d’un réverbère tomba sur la figure de Kernan, et Karval le regarda. Soudain ses traits se décomposèrent, et d’une voix articulée il s’écria :

— Kernan ! Kernan !

Il voulut appeler au secours, mais la voix lui manqua ; il tremblait ; ce bandit était le plus lâche des hommes. D’ailleurs, il pouvait être effrayé avec raison ; la figure de Kernan étincelait, et sa main était armée d’un large coutelas, dont la pointe s’appuyait sur la poitrine du républicain.

— Un mot, et tu tombes mort, dit le Breton d’une voix grave ; tu vas me suivre.

— Mais que veux-tu ? balbutia le misérable.

— Te faire voir Mlle de Chanteleine ; mets ton bras sous le mien ! Allons, pas de façons ! tu n’es pas de force ; nous allons passer devant des maisons habitées, devant des postes même ; tu sentiras toujours cette lame appuyée sur ton cœur ; au moindre cri, je l’enfonce. Mais je sais que tu es un lâche, tu ne crieras pas.

Karval ne put répondre ; saisi dans un étau de fer, il suivit le Breton ; et ces deux hommes, bras dessus, bras dessous, avaient l’air de deux amis. Kernan se dirigea vers la porte de Recouvrance ; plusieurs fois des passants attardés croisèrent Kernan et Karval ; celui-ci n’osa pas ouvrir la bouche ; il sentait la pointe du poignard qui déchirait ses vêtements.

Les rues devenaient de plus en plus désertes ; il y avait de gros nuages noirs qui rendaient la nuit très-obscure. Parfois Kernan serrait si fort son compagnon que des cris sourds s’échappaient de la bouche du misérable.

— Tu me fais mal, disait-il.

— Ce n’est rien, répondait le Breton.

Enfin ils arrivèrent à la poterne. Là, était une porte assez vivement éclairée ; Karval vit les soldats allant et venant dans le corps de garde ; il n’avait qu’un cri à jeter pour se faire entendre ; il se tut pourtant !

À dix pas, la sentinelle se promenait de long en large. Karval frôla le soldat en passant ; il n’avait qu’un signe à faire ; il ne le fit pas. Le poignard de Kernan entrait dans sa poitrine, et quelques gouttes de sang filtraient à travers ses habits.

Bientôt la double enceinte fortifiée fut dépassée ; les deux hommes remontèrent la grande route pendant un quart de lieue dans le plus grand silence, Karval toujours rivé à Kernan ; puis le Breton se jeta dans un chemin couvert sur la gauche, et ne tarda pas à arriver à l’un de ces champs incultes et entourés de pierres, qui forment le sommet des hauts rochers de la côte.

On entendait la mer se briser au pied des rocs à une centaine de pieds de profondeur.

Là, Kernan s’arrêta :

— Maintenant, dit-il d’une voix grave, mais qui indiquait une résolution irrévocablement arrêtée, et dans laquelle était empreint tout l’entêtement breton, maintenant, tu vas mourir.

— Moi ! s’écria le misérable.

Peut-être voulut-il appeler alors, mais sa voix lui resta dans la gorge.

— Tu peux crier, dit le Breton ; tu peux demander grâce ; personne ne t’entendra, pas même moi. Rien ne te sauvera. À ta place, foi de Breton, je mourrais bravement, et non comme un lâche.

Karval essaya de se débattre ; mais le Breton d’une main le contint, et le courba jusqu’à terre.

— Kernan ! dit alors Karval d’une voix entrecoupée, grâce ! Je suis riche, j’ai de l’or ; je t’en donnerai beaucoup ! beaucoup ! Grâce ! grâce !

— Grâce à toi, malheureux ! s’écria Kernan d’une voix terrible ; toi qui as de ta main assassiné notre bonne dame, toi qui as de ta main arrêté notre maître, toi qui l’as fait condamner à mort, toi qui vas jeter notre fille à la guillotine ; toi, Breton renégat, voleur, incendiaire, qui as pillé, ruiné, brûlé ton pays ! Ah ! Dieu me damnerait, misérable, si je ne te tuais pas de ma main ! Meurs donc !

Karval était étendu à terre, le bras de Kernan se levait pour le frapper, quand le Breton s’arrêta. Une idée subite venait de traverser son esprit. Pendant cette guerre, cette même idée suspendit souvent la mort des prisonniers républicains, et prenait son origine dans ce sentiment religieux qui souleva les masses vendéennes.

Kernan s’était relevé en disant :

— Tu mourras, mais tu ne mourras pas sans confession.

Karval comprenait à peine ces paroles ; mais enfin, sa mort retardée, il avait encore une faible chance de s’échapper ; il était incapable de faire un mouvement. Kernan le releva d’une main, en se parlant à lui-même, sans autrement faire attention au misérable Karval.

— Oui ! il faut qu’il se confesse. Je n’ai pas le droit de le tuer sans confession. Mais un prêtre ! un prêtre ! où en trouver un ? J’irai jusque dans Brest en chercher un, s’il le faut ! un assermenté ! un jureur ! ce sera toujours assez bon pour ce gueux-là !

Pendant ce temps, le Breton marchait ; Karval, comme une masse inerte, pendait à son bras, et des gouttes de sang marquaient son passage sur les pierres de la route.

Cependant, les murs de Brest apparurent bientôt, et Karval, en qui survivait le sentiment de la conservation, comprit quelle unique chance s’offrait à lui ; une fois rentré dans la ville, il était décidé à appeler au secours, dût-il tomber mort. Il ouvrit donc les yeux, et vit peu à peu les remparts se dessiner dans l’ombre. Encore quelques pas, et il pourrait tenter son dernier moyen de salut.

En ce moment, à l’extrémité d’un chemin creux qui coupait la grande route, il aperçut un homme qui passait. Il ramassa alors un dernier reste d’énergie ; il s’arracha à l’étreinte du Breton, et courut en s’écriant :

— Sauvez-moi ! sauvez-moi !

Mais, en deux bonds, Kernan rejoignit Karval, et, regardant cet homme que le hasard amenait devant lui, il poussa un cri de joie féroce :

— Yvenat ! s’écria-t-il ; le prêtre Yvenat ! Qui donc oserait dire que la justice de Dieu n’est pas dans tout ceci, Karval ? écoute, c’est un prêtre !

Karval recula.

— Yvenat, dit alors Kernan, je te connais ; c’est moi qui t’ai sauvé de l’île Tristan. Tu es prêtre, cet homme est condamné à mourir, confesse-le.

— Mais ! dit le prêtre.

— Il n’y a pas d’objections ! pas de grâce à espérer ! Obéis.

Yvenat voulut résister ; Kernan leva sa redoutable main en lui disant :

— Ne me force pas à porter la main sur toi. Confesse cet homme. S’il ne peut parler, je vais aider ses souvenirs ; il a tué et volé ! il n’a plus que quelques minutes pour se repentir avant de paraître devant Dieu.

Il se passa alors une scène épouvantable ; le misérable, auquel revinrent en un instant les souvenirs et les sentiments de sa jeunesse, les leçons de son enfance, s’accusa vaguement, pleurant, faisant pitié sans émouvoir le Breton. Il ne savait ce qu’il disait ; Yvenat tremblait de tous ses membres, une irrésistible terreur s’emparait de lui ; le prêtre entendait à peine les paroles que le pénitent prononçait sans les comprendre, et enfin, n’en pouvant plus, et lui donnant une absolution rapide, il s’enfuit sans oser retourner la tête.

Il n’avait pas disparu à l’angle du chemin creux, qu’un cri sinistre retentissait dans les airs, et bientôt, le prêtre épouvanté put apercevoir un homme, portant un autre homme sur ses épaules, passer lentement à travers les champs déserts, et précipiter un cadavre du haut des rochers dans les flots sombres de la baie.

 

 

Xvi. — Le 9 Thermidor.

À minuit, Kernan rentrait au Porzik. Il déclara qu’il venait de tuer Karval. Marie, frissonnante, rentra dans sa chambre. Dès qu’elle fut partie, le Breton saisit le bras du chevalier.

— C’est demain l’exécution, dit-il.

Henry devint pâle de terreur.

— C’est demain, reprit Kernan, mais j’arracherai notre maître à la mort au pied même de l’échafaud, ou je mourrai !

— J’irai avec vous, Kernan, dit Henry.

— Et Marie, que deviendra-t-elle ?

— Marie, Marie, fit le jeune homme.

— Il faut bien que vous restiez là, si je venais à mourir. Mais qu’elle ne sache rien, la pauvre enfant ; demain elle sera orpheline, ou son père lui sera rendu.

Henry voulut insister encore, mais il se débattait contre lui-même, et la raison, d’accord avec ses sentiments, lui faisait une loi de demeurer près de sa fiancée.

Ni Kernan ni Henry ne dormirent pendant cette nuit funeste ; le Breton pria avec ferveur.

Au matin, Kernan embrassa Marie, serra la main du chevalier, et reprit le chemin de Recouvrance. Il n’avait pas de projet arrêté : les circonstances le décideraient à agir.

À six heures, il entra dans la ville, et se dirigea vers la prison. Pendant deux heures il attendit ; il vit venir la charrette peinte en rouge. À huit heures, elle ressortait avec une charge de condamnés ; le comte de Chanteleine était parmi eux. Les gardes nationaux les entouraient et le funèbre cortège se dirigea vers l’échafaud.

Un moment, le comte aperçut Kernan dans la foule. Une interrogation rapide passa dans son regard ; que pouvait-il demander, sinon ce qu’était devenue son enfant ?

Un signe de Kernan lui apprit qu’elle était en sûreté ; le comte le comprit, car un sourire passa sur ses lèvres, et il se mit à prier avec une ferveur dans laquelle entrait une vive reconnaissance.

La charrette s’avançait au milieu d’une foule considérable. Les sans-culottes de la ville, les clubistes, tout le rebut de la population insultait les condamnés, les menaçait et leur prodiguait les plus grossières injures. Le comte surtout, noble et prêtre, était en butte à leurs plus haineuses vociférations.

Kernan marchait auprès de la charrette ; au détour d’une rue, l’instrument de mort apparut ; il n’était pas à deux cents pas.

Tout à coup, un temps d’arrêt se fit, la foule s’arrêta. Il se passait quelque chose ; on s’interrogeait ; des cris se mêlaient aux hurlements. On entendait même ces paroles :

— Assez ! assez !

— Faites rebrousser chemin aux condamnés !

— À bas les tyrans ! à bas Robespierre ! vive la République !

Un mot expliqua tout. Le 9 thermidor venait d’éclater à Paris. Le télégraphe, que deux ans auparavant Chappe avait fait adopter à la Convention, apportait à l’instant la grande nouvelle. Robespierre, Couthon, Saint-Just venaient à leur tour de périr sur l’échafaud.

Il y eut immédiatement une sorte de réaction ; on était dégoûté du sang. La pitié l’emporta un instant sur la colère, la charrette fatale s’arrêta.

Kernan s’élança aussitôt, enleva le comte avec une force irrésistible au milieu des bravos et des cris, et, une demi-heure après, le comte était dans les bras de sa fille.

Pendant les quelques jours d’étonnement qui succédèrent au 9 thermidor, le comte et les siens purent quitter le pays et enfin passer en Angleterre. Dieu avait donné à leurs infortunes un dénoûment qu’ils ne pouvaient espérer de la part des hommes.

Ici finit cet épisode, pris aux plus mauvais jours de la Terreur. Ce qui suivit, chacun le devine.

Le mariage de Henry de Trégolan et de Marie se fit en Angleterre, où toute la famille resta pendant quelques années.

Dès que les émigrés purent regagner leur pays, le comte fut un des premiers à rentrer en France. Il revint à Chanteleine avec sa fille, Henry et le brave Kernan.

Là ils vécurent heureux et tranquilles, le comte administra tranquillement sa petite paroisse, préférant cet humble rôle aux dignités qui lui furent offertes, et les pêcheurs de la côte parlent encore avec regret et reconnaissance du noble curé de Chanteleine.

 

Jules VERNE.

 

FIN.

Thursday, 31 December 2020

Thursday's Serial: "Le Comte de Chanteleine - épisode de la Révolution" by Jules Verne (in French) - V

XII. — Le Départ.

On comprend l’effet que produisit la lecture de ces quelques mots sur ses auditeurs ! Marie ne put s’empêcher d’éclater en sanglots, et Henry ne parvint pas sans peine à la consoler.

Où était allé le comte de Chanteleine ? pourquoi ce départ précipité ? pourquoi ce secret, que son fidèle Kernan n’avait pu percer ?

— Il est allé se battre ! il est allé rejoindre les Blancs ! furent les premiers mots de Marie.

— Sans moi ! s’écria Kernan.

Mais en considérant que Marie était seule au monde, il comprit que le comte avait dû lui laisser le soin de la protéger.

On discuta donc cette supposition, que le comte eût rejoint les débris de l’armée catholique. Cette hypothèse était fort plausible.

En effet, la lutte continuait, plus ardente et plus opiniâtre, malgré toutes ces guerres que la Convention avait sur les bras, malgré la Terreur qui existait à Paris depuis l’exécution des Girondins ; bien que les membres de ce gouvernement fussent en lutte ouverte avec certains députés de la Convention et que, quelques semaines plus tard, Danton dût succomber, le Comité de salut public faisait des prodiges d’activité.

Il est bon de connaître ce que certains hommes de partis contraires ont pensé de ce Comité, qui, par ses moyens terribles et sanguinaires, a sauvé la France, livrée à toutes les horreurs de la guerre civile et à tous les périls de la coalition.

À Sainte-Hélène, Napoléon a dit :

« Le Comité de salut public est le seul gouvernement qu’ait eu la France pendant la Révolution. »

M. de Maistre, l’homme du parti légitimiste, a eu le courage d’en convenir également, disant que les émigrés, après avoir livré la France aux rois, n’auraient jamais eu la force de l’arracher de leurs mains.

Chateaubriand pensait ainsi de ces douze hommes nommés Barrère, Billaud-Varennes, Carnot, Collot-d’Herbois, Prieur de la Marne, Robert Lindet, Robespierre aîné, Couthon, Saint-Just, Jean-Bon Saint-André, Prieur de la Côte-d’Or et Héraut-Séchelles, dont les noms sont pour la plupart voués à l’exécration publique.

Quoi qu’il en soit, le Comité, voulant en finir avec la Vendée, entra dans la voie des plus horribles dévastations ; les colonnes infernales, dirigées par les généraux Turreau et Grignon, s’avancèrent sur le pays après la défaite de Savenay. Elles pillèrent, elles massacrèrent, elles ruinèrent ; femmes, enfants, vieillards, personne n’échappa à leurs sanglantes représailles.

Le prince de Talmont fut pris et exécuté devant le château de ses ancêtres ; d’Elbée, malade, fusillé sur son fauteuil, entre deux de ses parents. Henri de La Rochejaquelein, le 29 janvier 1794, après une dernière victoire remportée à Nouaillé sur les colonnes incendiaires, s’avança vers deux soldats Bleus surpris dans un champ :

— Rendez-vous, leur dit-il, je vous fais grâce.

Mais l’un de ces misérables, le couchant en joue, le tua roide d’une balle au milieu du front.

Pendant ce temps, les plus sanguinaires agents du comité étaient envoyés dans les provinces ; Carrier, à Nantes, depuis le 8 octobre, imaginait ces moyens qu’il appelait les déportations verticales, et, le 22 janvier, il inaugurait ses bateaux à soupapes en l’honneur des prisonniers de l’armée vendéenne.

Mais plus on les décimait, plus les royalistes se montraient ardents à combattre la révolution. Il était donc possible que le comte de Chanteleine eût rejoint soit Charette, qui avait repris la campagne après avoir évacué l’île de Noirmoutier, soit Stofflet, qui venait de succéder à La Rochejaquelein.

L’armée catholique était démembrée ; il se faisait alors une terrible guerre de partisans. Stofflet et Charette, ces deux illustres Vendéens, battaient les généraux de la république. Charette, avec dix mille hommes, pendant trois mois vainqueur des troupes républicaines, défit et tua le général Haxo.

Ces nouvelles arrivaient jusqu’au fond de la Bretagne, et Douarnenez tressaillit souvent au bruit des batailles.

Si le comte n’était pas en Vendée, il pouvait s’être jeté dans le mouvement de la chouannerie. Jean Chouan, pendant les derniers mois de cette funeste année de 93, s’était levé, entraînant toutes les populations du bas Maine, et se ruant depuis le fond de la Mayenne jusqu’au fond du Morbihan.

Il y avait là un grand rôle à jouer pour le comte de Chanteleine ; pourquoi ne l’aurait-il pas accepté ? Trégolan et Kernan discutèrent toutes ces probabilités. Cependant le secret gardé par le comte faisait hésiter Kernan.

— Il ne se serait pas caché de nous, disait-il, s’il était retourné sur les champs de bataille.

— Qui sait ?

— Non, il faut qu’il y ait autre chose.

Alors l’un ou l’autre allait aux nouvelles ; ils s’exposaient même pour savoir ce qui se passait dans la Vendée ou dans le Morbihan ; le bruit d’un engagement leur mettait la mort dans l’âme. Cependant, malgré tous leurs efforts, ils ne purent apprendre quoi que se fût.

Marie tremblait et priait pour son père, et, en regardant autour d’elle, elle arrivait à se considérer comme presque isolée dans le monde.

Alors il lui prenait des moments de désespoir. Kernan et le chevalier essayaient de la rassurer, sans y réussir.

Les jours se passèrent ; les nouvelles du comte manquaient toujours ; les bruits du dehors étaient alarmants.

Le comte avait disparu le 20 mars, et, six jours après, les Vendéens reprenaient l’offensive par un coup d’éclat.

Le 26 mars, la ville de Mortagne venait d’être enlevée aux Bleus ; or, à cette affaire, Marigny commandait en chef ; Marigny, l’ancien compagnon de Chanteleine, qui, après trois mois d’une existence vagabonde, reparaissait en vainqueur.

En apprenant ce fait, Kernan s’écria :

— Notre maître est là ! il est à Mortagne !

Mais en connaissant les détails de la sanglante bataille qui avait eu lieu, comment les meilleurs soldats des Blancs y trouvèrent la mort, l’inquiétude des deux hommes et de la jeune fille fut au comble, et quand, quinze jours après la prise de Mortagne, on fut encore sans nouvelles, Marie, désespérée, s’écria :

— Mon père ! mon pauvre père est mort !

— Ma chère Marie, répondit Trégolan, calmez-vous ! non, votre père n’est pas mort ! rien ne le prouve.

— Je vous répète qu’il est mort ! répéta la jeune fille sans vouloir l’entendre.

— Ma nièce, reprit Kernan, on n’envoie pas de ses nouvelles comme on veut, dans les temps de guerre ; au bout du compte, c’est une victoire qui vient d’être remportée sur les républicains.

— Non ! Kernan ! il ne faut pas espérer ! ma mère morte dans son château ! mon père mort sur le champ de bataille ! je suis seule au monde ! seule, seule !

Marie sanglotait. Cette épreuve l’avait brisée ; sa frêle nature ne pouvait résister à tant de coups répétés. Et quoiqu’elle n’eût aucune preuve de la mort de son père, comme il arrive dans certains moments de désespoir, elle se fit à cet endroit une conviction que rien ne put ébranler.

Cependant, lorsque Marie s’écria qu’elle était seule au monde, Kernan sentit une grosse larme couler le long de sa joue, son cœur saigna, et il ne put s’empêcher de dire :

— Ma nièce Marie, ton oncle est encore près de toi.

— Kernan, mon bon Kernan, répondit la jeune fille en serrant la main du Breton.

— Tu auras toujours un ami pour t’aimer, reprit-il.

— Deux, s’écria Trégolan, auquel cette parole échappait malgré lui ; deux ! ma chère Marie, car je vous aime !

— Monsieur Henry ! dit Kernan.

— Pardonnez-moi, Marie ; pardonnez-moi, Kernan, mais ces paroles m’étouffaient ! non ! ma chère bien-aimée n’est pas seule au monde ! non ! je serai heureux de lui consacrer ma vie tout entière.

— Henry ! s’écria la jeune fille.

— Oui, je l’aime, vous le savez, Kernan, et vous à qui son père l’a confiée, vous approuvez mon amour !

— Monsieur Henry, pourquoi dire ces choses, puisque… ?

— Ne craignez rien, Kernan, ni vous, ma chère Marie ; si j’ai parlé ainsi, c’est que je vais partir.

— Partir ! s’écria Marie.

— Oui, m’éloigner de vous, de vous que j’aime et de qui j’aurais voulu emporter quelque bonne parole. Si j’avais dû rester, j’aurais renfermé ce secret dans mon cœur, comme je l’avais promis à Kernan ; mais je pars, pour combien de temps ? je l’ignore ; et maintenant me pardonnez-vous d’avoir parlé ?

— Mais où allez-vous donc, Henry ? demanda Mlle de Chanteleine avec un accent qui pénétra l’âme du jeune homme.

— Où je vais ? Dans le Poitou, dans la Vendée, à Mortagne, partout où je pourrai rencontrer votre père, partout où je pourrai avoir de ses nouvelles, afin de vous dire si vous avez encore pour vous aimer sur terre un autre cœur que celui de Kernan et le mien !

— Quoi ! dit Kernan, vous voulez rejoindre le comte ?

— Oui, et j’y parviendrai, je le retrouverai, ou je mourrai à la peine !

— Henry ! s’écria la jeune fille.

— Eh bien, allez ! monsieur Henry, dit Kernan d’une voix profondément émue, et que le Ciel vous protège ; pendant votre absence, je veillerai sur cette chère enfant ; mais soyez prudent, car vous savez que nous comptons sur votre retour.

— Soyez tranquille, Kernan ; j’ai une tâche à remplir, non pour me faire tuer là-bas, mais pour rejoindre le comte de Chanteleine, et il ne sera pas si bien caché que je ne le retrouve. Le rang qu’il occupait dans l’armée royaliste ne permet pas qu’il y soit inconnu. J’irai à Mortagne, Marie, et je vous rapporterai des nouvelles de votre père.

— Henry, reprit la jeune fille, vous allez braver bien des dangers pour nous ! que Dieu vous accompagne, et qu’il vous récompense.

— Quand partez-vous ? demanda Kernan.

— Ce soir même, à la nuit, je voyagerai à cheval ou à pied, suivant les circonstances, mais j’arriverai.

Les préparatifs du départ ne furent pas longs. La jeune fille, au moment arrivé, prit la main du chevalier dans les siennes et la garda longtemps sans pouvoir parler. Kernan était très-ému. Mais Henry puisa dans les yeux de la jeune fille une force surhumaine, et, après un long adieu, il se dirigea vers la porte.

À ce moment celle-ci s’ouvrit rapidement et un homme enveloppé d’un manteau parut.

C’était le comte.

— Mon père ! s’écria Marie.

— Ma fille bien-aimée ! répondit le comte en pressant Marie sur son cœur.

— Oh ! que nous avons été inquiets de votre absence, mon père, et M. Henry allait partir pour vous retrouver et vous ramener à nous.

— Brave enfant, fit le comte en tendant la main au chevalier. Vous vouliez encore vous dévouer.

— Allons ! tout va bien, dit Kernan. Je crois décidément que la chance s’en mêle.

Le comte, qui s’était tu sur le motif de son absence, ne parla pas davantage du but qu’il avait atteint. Il parut évident au Breton que ce voyage se rattachait à une intrigue royaliste, une sorte de conspiration nouvelle, mais il n’interrogea pas son maître à cet égard.

Seulement, il crut devoir mettre le père au courant de ce qui s’était passé ; il lui dépeignit l’amour dont il avait été le confident, et comment, pendant le désespoir de Marie, l’aveu de cet amour avait quitté les lèvres du jeune homme ; il ne doutait pas que la jeune fille ne l’aimât.

— Et certes jamais homme n’était plus digne d’être aimé ! ajouta le Breton. Après tout, notre maître, si ce mariage se décidait, il ne pourrait pas être célébré, car il n’y a pas de prêtre dans le pays, et il faudrait attendre.

Le comte secoua la tête sans répondre.

 

 

XIII. — Le Prêtre Mystérieux.

En effet, cette absence de prêtres dans le département avait nécessairement suspendu l’exercice de la religion ; les populations des campagnes souffraient surtout de cet état de choses. Et cependant, plutôt que de reconnaître les assermentés, elles se renfermaient dans leurs maisons et fuyaient les églises ; aussi les enfants naissaient sans recevoir le baptême, les mourants mouraient sans avoir été administrés, les mariages ne pouvaient se célébrer ni religieusement, ni même civilement, car les troubles n’avaient pas même permis d’installer les bureaux de l’état civil.

Cependant, pendant la dernière quinzaine d’avril, un changement manifeste se produisit dans les campagnes de la partie du Finistère comprise dans un rayon de quelques lieues autour de Douarnenez ; il devint bientôt évident qu’un prêtre était revenu dans le pays accomplir sa noble mission en bravant des dangers sans nombre.

Ce fut une chose qui d’abord se dit à l’oreille ; il ne fallait pas éveiller l’attention des espions que les municipalités entretenaient en tous lieux ; mais enfin il paraissait certain qu’un homme mystérieux allait et venait dans le pays ; par les mauvais temps, dans les orages, et la nuit, un inconnu, toujours seul, parcourait les campagnes, visitait les villages, tantôt Pont-Croix, tantôt Crozon, Douarnenez, Pouellan ; non-seulement il se transportait au sein des paroisses, mais aussi dans les maisons les plus isolées.

Il paraissait connaître parfaitement le pays et être au courant de ses besoins. À la naissance d’un enfant, il accourait ; il apportait des consolations et les derniers sacrements aux moribonds ; on le voyait peu, car sa figure était le plus souvent voilée ; mais on n’avait pas besoin de le voir, il suffisait de l’entendre pour reconnaître en lui le ministre d’une religion de charité.

Ce fait, d’abord peu connu, ne tarda pas à attirer l’attention publique. Bientôt on en causa à Douarnenez.

— Cette nuit, il est venu chez la mère Kerdenan et il l’a administrée, disait celui-ci.

— Avant-hier, il a baptisé l’enfant aux Brezenelt, répondait celui-là.

— Profitons-en, pendant qu’il est là, répliquaient naïvement les autres, car il pourrait bien lui arriver malheur.

Les habitants de cette côte, en somme de pieuses gens, étaient heureux de la présence de cet inconnu, qui renouvelait la situation morale du pays.

Il y avait un vieux tronc de chêne sur la route de Douarnenez à Pont-Croix, où ceux qui réclamaient les secours de la religion déposaient un billet, un mot, un signe quelconque, et, la nuit suivante, le prêtre mystérieux apparaissait.

Vu leur isolement, les hôtes de Locmaillé ne connurent pas d’abord ce nouvel état de choses ; il ne causaient guère avec leurs voisins, et ils s’enfermaient volontiers chez eux. Pendant deux mois, au moins, cette sainte mission fut exercée sans qu’ils en fussent instruits, sans qu’ils pussent en profiter pour leur compte.

Cependant, le bonhomme Locmaillé apprit ce qui se passait ; il en dit quelque chose à Kernan ; le Breton n’eut rien de plus pressé que d’en parler à son maître ; un éclair de satisfaction brilla dans les yeux du comte.

— Ma foi, dit Kernan, ce prêtre-là doit être un homme courageux et dévoué, car il faut du dévouement et du courage pour agir ainsi.

— Oui, répondit le comte, mais il en est récompensé par le bien qu’il répand autour de lui.

— Sans doute, notre maître, et je m’explique que les habitants de cette côte soient heureux de sa présence dans le pays ! Savez-vous que c’était dur de mourir sans confession !

— Oui, répondit le comte.

— Pour moi, reprit le Breton avec une conviction profonde, c’eût été la pire des douleurs ; l’enfant nouveau-né peut attendre son baptême, et chacun a le droit de remplacer le prêtre auprès d’un berceau ; les jeunes gens peuvent remettre le mariage à des temps plus heureux ! Mais mourir sans un confesseur à son chevet, il y a de quoi désespérer !

— Tu as raison, mon pauvre Kernan.

— Mais j’y pense, reprit le Breton, voilà qui fera plaisir à M. Henry ! Nous devons beaucoup à ce courageux jeune homme ; heureusement, il nous sera facile d’être reconnaissants envers lui ! Savez-vous que ma nièce aura là un mari sur lequel elle pourra compter ! Et certainement, en lui permettant de la sauver, le ciel la lui réservait pour l’avenir !

— Nous devons le penser, Kernan, répondit le comte ; puisse cette chère enfant être heureuse comme elle le mérite ! Elle a été assez éprouvée pour que le ciel lui donne désormais une existence heureuse. Mais avant de parler de ce prêtre au chevalier, Kernan, laisse-moi arranger cette affaire.

Kernan promit de ne rien dire, mais le chevalier ne tarda pas à entendre parler de ce qui faisait la conversation de tout le pays. Aussitôt il vint entretenir Kernan de sa grande découverte, et le Breton ne put s’empêcher de sourire.

— Parlez-en ce soir à souper, lui dit-il, et vous verrez ce qu’on vous répondra.

Henry suivit le conseil de Kernan, et le soir même, après avoir tendu la main à Marie, il appelait le comte de Chanteleine du nom de père.

— Mais ce prêtre, dit-il, qui le verra ?

— Moi, dit le comte.

Marie se jeta dans ses bras.

— Cela va bien, cela va bien, dit Kernan, et cela nous portera bonheur. Je ne serais pas étonné que ce fût la fin de la fin. Ah ! monsieur Henry, vous nous l’aimerez bien.

— Oui, mon oncle, répondit Henry en se précipitant au cou du Breton.

Un long mois se passa encore ; le comte ne parlait plus du prêtre mystérieux. L’avait-il vu ? Henry osait à peine s’informer. Mais un soir, le comte annonça à ses enfants que leur mariage serait célébré dans les grottes de Morgat le 13 juillet ; c’était trois semaines de patience.

Il fallait donc se résigner et attendre. Le temps paraît bien long, qui mène au bonheur, et cependant c’est encore celui qui marche le plus vite ; on s’occupait de mille petites choses. Kernan voulut que Marie fût belle dans son costume de mariée, et il dépensa quelques vieux écus à lui acheter un ruban par-ci, une guimpe par-là. Henry se ruina véritablement, ce qui ne fut pas difficile ; sans en rien dire, il alla un jour à Châteaulin et rapporta un bel habillement de paysanne bretonne.

Il faut dire aussi que Kernan tint à honneur de figurer dans la cérémonie avec de bons gros souliers, et il n’y eut pas jusqu’au bonhomme Locmaillé qui ne voulût avoir des sabots neufs.

Enfin, tout fut prêt bien avant le jour fixé. Henry s’inquiétait toujours du prêtre ; il aurait voulu le voir. Ayant appris l’histoire du tronc d’arbre, il s’y rendit un matin, et déposa un billet qui rappelait au curé mystérieux cette importante date du 13 juillet, et les grottes de Morgat.

Quelques instants après un homme d’assez mauvaise mine s’emparait du billet et disparaissait aussitôt.

Enfin, la veille du grand jour arriva ; la dernière soirée se passa dans la salle basse. Henry ne pouvait contenir son bonheur. Le comte entretint ses enfants des grands devoirs de la vie, et comment il fallait les accomplir ; il leur dit des choses touchantes ; Henry et Marie se jetèrent à ses genoux et lui demandèrent de les bénir.

— Oui, dit le comte, que le ciel vous bénisse ! qu’il vous absolve par ma voix ! qu’il vous garde pendant le reste de votre vie ! oh ! oui, mes enfants bien-aimés, qu’il accomplisse les bénédictions d’un père.

Puis, les relevant, il les serra tous les deux dans ses bras.

 

 

XIV. — Les Grottes De Morgat.

Le cap de la Chèvre fait l’extrémité d’une longue pointe de terre formée par la courbure de la côte nord, et qui vient fermer en partie la baie de Douarnenez. Le promontoire couvre lui-même une sorte de petite baie intérieure, qui s’aperçoit parfaitement du bourg, un peu sur la gauche.

C’est vers la partie centrale et sur une plage magnifique que se trouvent les célèbres grottes de Morgat. Il y en a plusieurs. Elles sont accessibles à marée basse, sauf la plus belle et la plus importante, dans laquelle on ne peut pénétrer qu’avec le flot.

Cette dernière est très-vaste ; elle a des profondeurs que le regard humain n’a jamais pu sonder, faute d’air respirable ; les torches qu’on y promène pâlissent d’abord et finissent par s’éteindre ; les êtres animés ne sauraient y vivre. Mais toute la partie antérieure de la grotte est vaste, aérée et d’un aspect grandiose.

C’était le lieu choisi pour la célébration du mariage. Le bruit se répandit bientôt dans les paroisses environnantes qu’une messe solennelle y serait célébrée. On comprend l’effet de cette nouvelle sur une population privée depuis si longtemps de ses cérémonies religieuses ; aussi se proposait-on dans le pays de venir en foule aux grottes de Morgat. D’ailleurs le choix du lieu devait mettre les fidèles à l’abri de toute surprise.

En effet, les pêcheurs, forcés d’entendre la messe sur leur barque, pouvaient facilement échapper aux Bleus qui voudraient les surprendre par terre. C’est ce qui avait décidé le prêtre à officier publiquement.

Le jour arriva ; il faisait un bon vent d'est, très-favorable. Dès le matin, un grand nombre de chaloupes chargées d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards, quittèrent le port de Douarnenez pour traverser la baie. Le spectacle fut magnifique de cette flottille qui mettait à la voile avec les pêcheurs parés de leurs plus beaux habits.

La barque de Trégolan devançait toutes les autres. Marie était charmante sous son costume de mariée bretonne, avec son air de bonheur, toujours un peu mélancolique. Henry lui tenait la main. Kernan était à la barre et le bonhomme Locmaillé à l’avant.

Le comte de Chanteleine était parti de grand matin, avant le déjeuner ; il fallait que tout fût prêt, et surtout que le principal personnage, le prêtre, fût là.

Donc la flottille allait par une belle mer ; quelquefois le vent venait à fraîchir ; toutes ces chaloupes s’inclinaient ensemble et se relevaient quand la brise était passée. Déjà le bourg de Douarnenez se perdait dans l’éloignement.

Bientôt la grotte fut visible. Il n’y avait pas de clocher pour la distinguer, ni de cloche sonnant joyeusement dans l’air une messe de mariage ; mais la piété de toute une population allait la transformer en église naturelle.

Quand on arriva devant la grotte, la marée n’était pas encore assez haute pour y pénétrer ; les barques se rangèrent dans un bon ordre et attendirent.

Enfin le flot s’élança par-dessus la grève, d’abord en écumant sur le sable, puis plus tranquille à mesure qu’il montait. Les chaloupes entrèrent et se disposèrent circulairement le long des murailles de granit. Celles-ci, revêtues de roches rouges, prenaient des reflets de cornaline qui charmaient le regard.

Au centre de la grotte se trouve un rocher isolé, un îlot de quelques pieds carrés sur lequel un autel avait été élevé ; quelques cierges brûlaient dans des chandeliers de bois, et les dernières ondulations de la mer venaient mourir au pied de cet autel, tandis que les barques se balançaient au mouvement de la houle.

Marie, cependant, promenait autour d’elle un regard inquiet.

— Et mon père ? dit-elle au Breton.

— Il ne peut tarder à venir, répondit Kernan.

— Marie ! je vous aime, murmurait le jeune homme à l’oreille de la jeune fille.

Bientôt, au fond de la grotte, une clochette retentit, et l’on vit une barque s’avancer lentement : un enfant agitait la clochette, un pêcheur ramait à l’avant ; à l’arrière, le prêtre portait le calice. Il arriva au rocher, débarqua, posa le vase sacré sur l’autel et se retourna vers les assistants.

— Mon père ! s’écria Marie.

— Lui ! lui ! fit Kernan.

Ce prêtre, c’était le comte de Chanteleine, et pendant que les siens stupéfaits, ne pouvant en croire leurs yeux, demeuraient dans le plus profond silence, le comte prit la parole et dit :

— Mes frères, mes amis, celui qui vous parle est un père ; veuf, il s’est fait prêtre pour vous apporter les secours de la religion ! Un saint évêque, caché près de Redon, lui a donné le droit d’exercer le divin sacerdoce, il vient marier sa fille avec celui qui l’a sauvée de l’échafaud, et il vous demande de prier pour elle.

Ces paroles furent suivies d’un frémissement. Tous les pêcheurs reconnaissaient celui qui leur parlait ainsi et comprirent son dévouement sublime. Marie pleurait, et Kernan ne pouvait prononcer une parole.

L’absence du comte s’expliquait alors : les études théologiques qu’il avait faites pendant sa jeunesse, lui avaient permis de franchir rapidement les premiers degrés de l’état sacerdotal, et en quelques jours il avait été ordonné prêtre.

Alors, revenu près des siens, il employa ses nuits à exercer son saint ministère ; il s’échappait de sa maisonnette par l’escalier extérieur sans que personne se doutât de son absence, et s’il n’avoua pas plus tôt à ses amis, à son enfant le secret de sa nouvelle existence, c’est qu’il ne voulut pas les effrayer par la crainte des dangers auxquels il s’exposait.

De la main, le comte fit approcher la barque des fiancés jusqu’au pied du rocher, et la messe commença.

Il y avait quelque chose de touchant à voir ce veuf devenu prêtre, ce père qui mariait sa fille ; l’étrangeté de cette situation dominait tous les esprits.

Bientôt le murmure de la prière se mêla au murmure des flots. On sentait, à l’entendre, combien la voix du comte était émue.

Enfin le moment de l’élévation arriva ; le son de la clochette retentit ; les fidèles s’inclinèrent dans un profond recueillement, et le prêtre élevait au ciel l’hostie consacrée, quand tout à coup des cris retentirent au-dehors.

— Feu ! s’écria une voix.

Et une décharge épouvantable éclata soudain.

— Les Bleus ! les Bleus ! s’écria-t-on de toutes parts.

Et chaque barque se prit à fuir au-dehors, sous le feu d’un brick de guerre, Le Sans-Culotte, qui s’était embossé devant la plage. Il avait mis ses chaloupes à la mer, et, chargées de soldats, elles se dirigèrent vers la grotte.

Le désordre était au comble ; des blessés expiraient, les uns essayaient de se cramponner aux rocs et de gagner la plaine, d’autres se noyaient au milieu de la fumée ; on ne se voyait pas. Les républicains pénétrèrent alors dans la grotte ; une barque vint jusqu’à l’autel, sur lequel un homme s’élança :

— Ah ! comte de Chanteleine, je te tiens, s’écria-t-il, saisissant le prêtre et le remettant à ses soldats ! Prêtre et noble ! ton affaire est bonne !

Cet homme était Karval. Le billet déposé par Henry avait été saisi par un espion qui surveillait le pays. Aussitôt Karval, instruit de l’affaire, partit sur un navire de Brest, et vint surprendre les malheureux.

Kernan avait aperçu Karval ; mais à un cri du comte, il repoussa vivement la barque, et se réfugia dans la partie la plus sombre de la grotte.

Cependant Karval avait eu le temps de reconnaître Marie, à son grand étonnement, car il la croyait morte ; il la fit donc chercher partout, quand la fumée fut dissipée, et pour échapper à ses ennemis Kernan n’hésita pas à lancer la barque dans l’une de ces profondes cavités, où il risquait de périr faute d’air.

Karval jurait, blasphémait en poursuivant ses recherches.

— Rien ! rien ! la fille m’échappe ! Mais elle n’a donc pas été exécutée ? Par où ont-ils pu fuir ?

Il se fit conduire en dehors de la grotte. Ceux des pêcheurs qui avaient pu gagner le rivage, fuyaient dans toutes les directions ; Karval ne vit rien et dut se contenter de la prise du comte.

Celui-ci fut mis à bord du brick, qui reprit la pleine mer et revint vers Brest.

Cependant la situation de Kernan était terrible ; la jeune fille, évanouie, gisait à ses pieds ; Henry se sentait étouffer. Enfin la barque de Karval quitta la grotte. Le Breton se hâta alors de fuir cette retraite funeste, et il fit revenir Marie en mouillant son visage décoloré.

— Elle vit ! elle vit ! s’écria le jeune homme.

— Mon père ! murmura Marie.

Henry ne répondit pas, tandis que Kernan faisait un geste de menace et de colère.

— Ah ! Karval ! dit-il, je te tuerai !

Laissant alors Marie aux soins du chevalier, dont l’union n’avait pas encore été bénie, Kernan se jeta à la nage, et gagna le devant de la grève ; n’apercevant plus les républicains, il sortit peu à peu, et il arriva sur la plage ; il y avait là des cadavres et du sang ; il monta sur le haut des rocs, et rejoignit quelques malheureux qui se cachaient.

— Eh bien ! leur demanda-t-il, les Bleus ?

— Là.

Ils lui montrèrent le brick, qui doublait en ce moment le cap de la Chèvre.

— Et le prêtre ? demanda Kernan.

— À bord, répondirent les pêcheurs.

Kernan se laissa glisser du haut du talus sur la plage et rentra dans la grotte ; il plongea de nouveau, et il regagna la barque où Marie était étendue, respirant à peine.

— Le comte ? demanda Henry.

— Emmené à Brest.

— Eh bien ! il faut aller à Brest, s’écria Henry, le délivrer ou mourir.

— C’est mon avis, répondit Kernan ; d’ailleurs, nous ne pouvons retourner à Douarnenez, nous n’y serions plus en sûreté. Locmaillé ramènera la chaloupe, nous nous cacherons aux environs de Brest et nous attendrons.

— Mais comment y aller ?

— Il faut gagner par terre la rade de Brest.

— Mais Marie ?

— Je la porterai, dit Kernan.

— Je marcherai, répondit la jeune fille en se relevant avec une force surhumaine. À Brest ! à Brest !

— Attendons l’obscurité, dit Kernan.

Toute la journée se passa dans les craintes et le désespoir ; les pauvres gens avaient été frappés d’un coup de foudre au milieu de leur bonheur.

Kernan fit sortir la chaloupe à la marée du soir ; quand la nuit fut venue, il gagna la plage, serra la main au bonhomme Locmaillé, et, soutenant Marie, il prit à travers les champs.

Une demi-heure après, les fugitifs arrivaient au village de Crozon, situé à une demi-lieue des grottes ; ils rencontrèrent sur la route des cadavres encore chauds. Ils marchèrent ainsi pendant plus d’une heure.

Où allaient ces malheureux ? qu’allaient-ils faire ? qu’espéraient-ils ? Comment arracher le comte à la mort ? Ils n’en savaient rien, mais ils allaient. Ils passèrent ainsi les villages de Pen-av-Menez, de Lescoat, de Laspilleau, et arrivèrent enfin au Fret, qui est situé sur la rade de Brest, après deux heures de marche.

Marie n’en pouvait plus ; heureusement Kernan trouva un pêcheur qui voulut bien lui faire traverser la rade.

On s’embarqua ; à une heure du matin, Kernan, Marie et Henry débarquaient, non pas à Brest, mais sur la côte qui mène à Recouvrance, près du Porzik, à la porte d’une mauvaise auberge, où ils purent trouver une chambre.

Kernan, le lendemain, alla aux nouvelles, et il apprit le retour du brick Le Sans-Culotte, qui avait fait une prise importante sur les côtes de Bretagne.

Kernan revint donc à l’auberge.

— Maintenant, Henry, dit-il, je vous laisse à votre fiancée ; je vais à la ville, je veux savoir à quoi m’en tenir.

Kernan partit, suivit la côte, entra par Recouvrance, arriva au port de Brest, le traversa en bateau, et remonta du côté du château, autour duquel il rôda toute la journée.

Brest était en proie à la plus épouvantable terreur ; le sang coulait à flots sur ses places publiques. Un des membres du Comité de salut public, Jean-Bon Saint-André, y exerçait les plus horribles représailles.

Le tribunal révolutionnaire fonctionnait sans relâche. On faisait même guillotiner par les enfants, « pour leur apprendre à lire dans l’âme des ennemis de la République ».

La folie se mêlait à l’ivresse du sang.

Kernan, en interrogeant l’un et l’autre, apprit que le comte avait été emprisonné et condamné à mort. Seulement, on retardait son exécution pour un motif atroce.

Karval voulait que la jeune fille fût guillotinée sous les yeux de son père, et il avait juré de s’en emparer à tout prix.

— Cela ne peut pas avoir lieu, se dit simplement Kernan, il y a des choses que le Ciel ne permettrait pas !

Quoi qu’il en soit, Karval, après avoir reçu les félicitations des clubs et du proconsul, retourna à Douarnenez le jour même, et continua ses recherches.

Kernan revint le soir au Porzik ; il apprit aux deux jeunes gens que l’exécution du comte était retardée, sans leur dire pour quelle raison, et il annonça son intention d’aller chaque jour à Brest savoir ce qui s’y passait. Mais, par-dessus toutes choses, il leur recommanda de ne pas mettre le pied au-dehors.

Marie, d’ailleurs, était couchée et mourante. Cette dernière épreuve l’avait brisée.

Pendant treize jours, Kernan partit le matin et revint le soir sans rapporter aucun fait nouveau. La plupart des pêcheurs arrêtés à Morgat, avec leurs femmes et leurs enfants, avaient été exécutés. Quant au comte, un miracle seul pouvait le sauver.

Le soir du treizième jour, le 26 juillet, Kernan, parti le matin, suivant sa coutume, ne rentra pas, et Henry passa la nuit dans une mortelle inquiétude.