CHAPITRE V.
LE PÈRE DE LA COLOMBIÈRE REVIENT A PARAY, ET Y MEURT. LES AMES DU
PURGATOIRE.1681-1684.
Dieu
avait décrété que les deux apôtres de son Coeur rendraient leur dernier soupir
à Paray-leMonial. Au mois d'août 1681, le Père de la Colombière y était revenu,
sans autres fonctions à remplir que celles de se laisser soigner, car, hélas!
il était malade à mort. Quelques mois seulement le séparaient de son éternité.
La souffrance et l'épuisement lui permettaient à peine de parler. Il put
cependant, avant l'hiver, se rendre quelquefois au monastère de la Visitation
et revoir ses filles spirituelles, notamment la Soeur Alacoque. Mais de ces
derniers entretiens “du frère et de la soeur dans le Coeur de Jésus,” nous
savons bien trop peu pour essayer de les analyser. Ils durent être empreints de
ce quelque chose qui sent déjà la consommation des saints en Dieu.
Bientôt, il n'y eût plus d'espoir dans l'état du
vénéré malade, et il devint évident que le climat de Paray, qu'on avait cru lui
devoir être favorable, lui était au contraire nuisible. On parle alors de
conduire le Père à Lyon, ou même à Vienne en Dauphiné; là il respirerait l'air
natal. On prend toutes les mesures voulues; le voyage est décidé. Un des
frères du Père de la Colombière arrive, pour l'emmener le lendemain, 29 janvier
1682. Mais tout devait se faire en secret. Mlle Catherine Mayneaud de
Bisefrand, une de ses pénitentes, apprend cette nouvelle et, tout ensemble, la
défense de la communiquer. Elle
sollicite la permission d'avertir pourtant la Soeur Alacoque, ce qu'ayant
obtenu, elle se hâte de faire. A cette annonce, Soeur Marguerite-Marie demande
à son amie de dire au Père de la Colombière de ne point partir, si cela se
pouvait sans contrevenir en rien à l'ordre de ses supérieurs. Le message est
transmis avec le même empressement. Mais, le Père désire être plus précisément
informé des motifs qui font ainsi parler la vénérable Soeur et, en quelques
mots de sa main, il la prie de s'expliquer elle-même davantage par écrit. Ce
qu'elle fait aussitôt. Sa réponse, immédiatement remise au malade, l'arrêta
tout court dans ses projets. Le billet en question portait ces mots, que voici
sans y rien changer, au témoignage des Contemporaines: “Il m'a dit qu'il veut
le sacrifice de votre vie ici.”
Le Père de la Colombière resta donc à Paray, pour
obéir à l'ordre céleste, que lui transmettait la Sainte et il y mourut le
dimanche 15 février 1682, à sept heures du soir. Le lendemain à cinq heures,
Mlle de Bisefrand revenait au monastère annoncer la mort du saint jésuite à la
Soeur Alacoque, qui lui dit d'un ton fort triste: “Priez, et faites prier
partout pour lui.” Mais sur les dix heures du matin, elle écrivit à la même: «Cessez
de vous affliger, invoquez-le, ne craignez rien; il est plus puissant pour vous
secourir que jamais”.
L'humilité de Marguerite-Marie ne pouvait se résoudre
à laisser découvrir que ce qu'elle avait écrit au Père de la Colombière s'était
réalisé. En conséquence, elle pria Mlle de Bisefrand de retirer son
billet. Mais le supérieur, le Père Bourguignet, s'en étant emparé après la mort
du Père, répondit “qu'il donnerait plutôt toutes les archives de la maison que
s'en défaire.”
Un autre témoignage de la vertu consommée du Père
de la Colombière et de notre Sainte est consigné dans le “sentiment de la Soeur
anglaise.” Il y est encore question de l'intervention surnaturelle de Soeur
Marguerite-Marie pour retenir le Père à Paray, où Dieu voulait qu'il mourût.
C'est dans ce document que se trouvent les lignes suivantes: “Ainsi, notre
chère Soeur Alacoque est cause que Paray possède ce trésor, puisqu'il est
proclamé saint par tout le peuple, bien qu'il ne puisse pas encore être
canonisé. L'on espère qu'avec le temps il le sera.”
Mais voulons-nous savoir comment la Soeur
Alacoque reçut le coup douloureux de la mort de son saint directeur? La Mère Greyfié répond “Quand le Révérend
Père de la Colombière mourut, cette chère Soeur perdait en lui le meilleur ami
qu'elle eût au monde. Elle ne se troubla ni inquiéta nullement, parce
qu'elle aimait ses amis pour la gloire de Dieu et pour leur avancement propre
en son divin amour, et non pour son intérêt d'elle-même. Mais comme je pris
garde qu'elle ne me demandait point de faire pour lui, comme pour d'autres, des
prières et pénitences extraordinaires, je lui en demandai la cause. Elle me
répondit d'un air doux et content: “Ma chère Mère, il n'en a pas besoin; il est
en état de prier Dieu pour nous, étant bien placé dans le ciel, par la bonté et
miséricorde du sacré Coeur de Notre Seigneur Jésus-Christ. Seulement, pour
satisfaire à quelque négligence qui lui était restée en l'exercice du divin
amour, son âme a été privée de voir Dieu, dès sa sortie de son corps jusqu'au
moment qu'il fut déposé dans le tombeau.” La Mère Greyfié poursuit: “Je ne lui
ai jamais ouï regretter, mais oui bien se réjouir de son bonheur éternel,
auquel elle prenait part, en rendant grâce au sacré Coeur de Jésus-Christ de
toutes celles qu'il avait faites à ce digne religieux en sa vie et en sa mort.”
Souvent, les
nuits du jeudi au vendredi saint, Soeur Marguerite-Marie était - sans le savoir
- un sujet d'admiration et d'étonnement
pour toute la Communauté, car elle les passait devant le saint Sacrement, dans
l'attitude d'une âme totalement absorbée en Dieu. Une seule chose avait alors
pouvoir sur elle: l'obéissance. Si on venait lui dire: “Ma Soeur; notre Mère
vous mande de vous aller chauffer,” elle y allait paisiblement pendant un quart
d'heure, et revenait là où était demeuré son coeur, parce que là était son
trésor. Plusieurs voulurent connaître ce que cette Sainte pouvait ainsi faire
et penser toute la nuit et le lui demandèrent. A l'une, elle répondit: “Je suis si occupée de la Passion de
Notre-Seigneur, que je ne sais pas si j'ai un corps dans ce temps-là, je ne 1e
sens point”. A l'autre: “Ma chère Soeur, je m'occupe pour l'ordinaire des
souffrances extrêmes qu'a souffertes notre divin Maître pour nous. D'autres
fois, je me veux mal et à tous les pécheurs de nos ingratitudes à son égard.”
Mais écoutons encore la Mère Greyfié. Elle va
nous en apprendre plus long à ce sujet: “Je me souviens qu'un jeudi saint, elle
sortait d'une longue maladie, dont elle n'était pas encore remise, ni
approchant. Néanmoins, elle me vint
demander, par grande miséricorde, de veiller le saint Sacrement. Je ne vis
nulle apparence qu'elle le pût faire; mais pour lui donner quelque consolation,
je lui permis de se tenir au choeur depuis huit heures jusque après la
procession de la ville. Elle accepta ce premier offre, et avec beaucoup
d'humilité et de douceur, me pria de lui prolonger ce temps, disant qu'elle y
serait une partie de la nuit pour moi et l'autre pour nos bonnes amies, - c'était ainsi, qu'entre elle et moi, elle nommait les
âmes du purgatoire, - pour l'intérêt desquelles, et pour le
mien encore, j'abandonnai la nuit à cette généreuse convalescente, qui
ne manqua pas, à huit heures et demie,
de prendre sa place au choeur, droit au-dessus du pupitre, et y demeura dès
lors à genoux, les mains jointes, sans aucun appui, ni se remuer non plus
qu'une statue, jusqu'au lendemain à l'heure de prime, qu'elle se mit en choeur
avec les autres. Vous trouverez chez vous plusieurs témoins de cette vérité.
Lorsqu'elle me rendit compte de sa disposition pendant tout ce temps, elle me
dit que Notre-Seigneur lui avait fait la grâce d'entrer en participation de son
agonie dans le jardin des Olives, et qu'elle avait eu tant à souffrir, qu'à tout
coup, il lui semblait que son âme s'allait séparer de son corps.”
Les âmes
du purgatoire ont occupé une place trop importante dans la vie de notre Sainte
pour ne pas nous arrêter quelques instants sur un sujet si instructif.
Notre-Seigneur - on le sait - avait comme livré sa bénie servante à ces pauvres
âmes, pour être leur consolatrice et leur victime. On peut dire qu'elle en
était habituellement environnée, ces grandes affligées s'adressant à elle en
toute confiance, afin d'être secourues. Plusieurs des visions qu'elle en
eut sont bien faites pour donner à réfléchir. Elle raconte entre autres
celle-ci
Une fois, “comme
j'étais devant le saint Sacrement le jour de sa fête, tout d'un coup il se
présenta devant moi une personne toute en feu, dont les ardeurs me pénétrèrent
si fort, qu'il me semblait que je brûlais avec elle. L'état pitoyable où elle
me fit voir qu'elle était en purgatoire me fit verser abondance de larmes. Il
me dit qu'il était ce religieux bénédictin, qui avait reçu ma confession une fois,
qu'il m'avait ordonné de faire la sainte communion, en faveur de laquelle Dieu
lui avait permis de s'adresser à moi, pour lui donner du soulagement dans ses
peines, me demandant, pendant trois mois, tout ce que je pourrais faire et
souffrir, ce que lui ayant promis, après en avoir demandé la permission à ma
supérieure, il me dit que le sujet de ses grandes souffrances était qu'il avait
préféré son propre intérêt à la gloire de Dieu, par trop d'attache à sa
réputation; la seconde était le manquement de charité envers ses frères, et
(160) la troisième le trop d'affection naturelle qu'il avait eu pour les
créatures et le trop de témoignages qu'il leur en avait donné dans les
entretiens spirituels, ce qui déplaisait beaucoup à Dieu.”
Les trois mois
qui suivirent furent pour Marguerite-Marie trois mois du plus cuisant martyre.
Il lui semblait vivre dans le feu. Mais
ce martyre de flamme eut sa floraison de grâces. Au bout de ce temps, comblé de
joie et de gloire, le religieux délivré s'en alla jouir du bonheur éternel.
Remerciant sa libératrice, il lui promit de la protéger devant Dieu.
Les prisons de la divine justice n'étaient pas des
lieux fermés pour la confidente du Coeur de Jésus; bien souvent, Notre-Seigneur
lui faisait voir ce qui s'y passait. Après la mort d'une Soeur du monastère,
Soeur Jeanne-Françoise Deltufort de Sirot, elle fut comme terrifiée par
l'apparition et les aveux de la défunte, dont l'agonie avait été effrayante.
Sans la sainte Vierge, son âme eût été perdue. Le démon croyait déjà la tenir
entre ses griffes. Révélant à la charitable Soeur Alacoque ce qu'elle endurait
au purgatoire, elle lui dit: “Bien que je souffre pour plusieurs choses, il y
en a trois qui me font plus souffrir que tout le reste. La première est mon
voeu d'obéissance, que j'ai si mal observé, que je n'obéissais qu'en ce qui me
plaisait; et telles obéissances ne sont qu'à condamnation devant Dieu. La
seconde est mon voeu de pauvreté, ne voulant pas que rien me manquât, donnant à
mon corps plusieurs soulagements superflus... Ah!... que les religieuses qui
veulent avoir plus que la vraie nécessité et qui ne sont pas parfaitement
pauvres sont odieuses aux yeux de Dieu! La troisième chose, c'est les
manquements de charité et pour avoir causé de la désunion et en avoir eu avec les
autres. Et pour cela les prières que l'on fait ici ne me sont pas appliquées,
et le sacré Coeur de Jésus-Christ me voit souffrir sans compassion, parce que
je n'en avais point de ceux que je voyais souffrir.” Cette pauvre Soeur avait
sans doute été une de celles qui persécutèrent la Servante de Dieu, et
maintenant c'est à elle que cette âme infortunée s'adresse pour être soulagée!
La charité de Soeur Marguerite-Marie s'étendait à
toutes ces malheureuses détenues de la justice suprême. “Je ne les nomme que
mes amies souffrantes,” écrit-elle à la Mère de Saumaise.
Priant pour deux personnes qui avaient été en
considération dans le monde, elle en vit une condamnée à un long purgatoire.
Toutes les prières et tous les suffrages offerts à Dieu pour son repos étaient
appliqués aux âmes de quelques familles de ses sujets, qui avaient été ruinées
par son. défaut de charité et d'équité. Rien ne leur étant resté afin de faire
prier Dieu pour leurs défunts, le Seigneur avait résolu d'y suppléer ainsi.
Un premier jour
de l'an, la Sainte priait pour trois amies décédées, dont deux étaient
religieuses et l'autre séculière. “Laquelle veux-tu que je délivre pour tes
étrennes ?” lui dit Notre-Seigneur. Elle, s'abaissant profondément, le pria de faire lui-même ce choix. Alors,
il délivra l'âme de la personne séculière, déclarant qu'il avait moins de peine
à voir souffrir des âmes religieuses, parce qu'il leur avait donné, pendant
leur vie, plus de moyens de se purifier par l'observance de leurs règles.
Les connaissances surnaturelles de la Soeur Alacoque
relativement aux âmes du purgatoire étaient si manifestes que des personnes du
dehors venaient s'informer d'elle de l'état de leurs parents décédés.
Humblement, la Soeur répondait: “Est-ce que je sais ce qui se passe en purgatoire!”
Cependant, quelque temps après, elle disait aux uns: “Dieu a fait une grande
grâce à un tel; il l'a mis dans son paradis et il n'a été qu'un tel temps dans
le purgatoire. Elle exhortait les autres à continuer leurs prières...”
La femme du docteur Billet, étant décédée, apparut à
la Servante de Dieu, lui demanda des prières et la chargea de faire savoir à
son mari . deux choses secrètes, concernant la justice et son salut. La Mère
Greyfié répugnait à de tels messages et ne voulut rien transmettre de celui-ci.
Peu après, nouvelle apparition de la défunte à la Soeur Alacoque et nouvelle
résistance de la supérieure.
Mais la
nuit suivante, un bruit si horrible se fit entendre dans la cellule de cette
dernière, qu'elle en pensa mourir d'effroi, et revenue à elle, s'empressa
d'avertir le docteur.
Il semble que la Mère Greyfié n'eût plus rien à
souhaiter pour être convaincue dé la vérité de toutes les grâces que recevait
Soeur Marguerite-Marie. Mais non! Placée de Dieu auprès d'elle, pour la passer au crible, si l'on peut ainsi
dire, cette virile supérieure va, une fois encore, exiger preuve sur preuve; et
parce que, dans tout ceci, elle n'est que l'instrument dont l'Esprit-Saint se
sert, pour révéler à tous quelle âme est celle qu'il travaille de la sorte, la
Mère Greyfié obtiendra tout ce qu'elle demandera, malgré ce qui semble
téméraire dans sa conduite. Voici le fait.
Les infirmités de notre Sainte furent telles, durant
toute l'année 1682, qu'elles ne lui laissaient pas quatre jours de suite sans
l'arrêter. Le 21 décembre, jour de Saint-Thomas, elle était si faible
qu'on. aurait pu croire à une mort prochaine. La Mère Greyfié vient trouver la
malade à l'infirmerie et lui remet un billet, lui disant de faire ce qu'il
contenait. Notre-Seigneur avait été le premier à le lui annoncer. Soeur
Marguerite-Marie ouvre cependant le papier et lit ce qui suit
“Je vous commande, en vertu de sainte obéissance,
que vous demandiez à Dieu qu'il me fasse connaître si ce qui se passe et s'est
passé en vous depuis que je suis chargée de votre conduite, est de son esprit
et de son mouvement ou de celui de la nature, et que, pour signe que le tout
est de Dieu, (164) il suspende vos maux corporels, pendant l'espace de cinq
mois seulement, sans que vous ayez, pendant ce temps-là, besoin de remèdes ni
de quitter le train ordinaire de la règle. Mais que, si ce n'est pas Dieu, mais
la nature qui agit en votre intérieur et extérieur, il vous laisse, selon votre
coutume, tantôt d'une manière, tantôt de l'autre. Ainsi, nous resterons sûres
de la vérité.”
Rapportant la chose, Soeur, Marguerite-Marie ajoute: “L'on
me fit donc sortir de l'infirmerie, avec des paroles telles que Notre-Seigneur
les inspirait, pour les rendre plus sensibles et mortifiantes à la nature. Je
présentai donc ce billet à mon Souverain, lequel n'ignorait pas ce qu'il
contenait et il me répondit: - Je te promets, ma fille, que pour preuve du bon
esprit qui te conduit, je lui aurais bien accordé autant d'années de santé
qu'elle m'a demandé [de mois] et même toutes les autres assurances qu'elle
m'aurait voulu demander. - Et, droit à l'élévation du saint Sacrement, je sentis, mais
très sensiblement [que] toutes mes infirmités m'étaient ôtées, à la façon d'une
robe que l'on m'aurait dévêtue et laquelle serait demeurée suspendue. Et je me
trouvai dans les mêmes force et santé d'une personne très robuste, laquelle
depuis longtemps n'aurait été malade, et passai ainsi le temps que l'on avait
souhaité, après lequel je fus remise dans les dispositions précédentes.”
Le 21 mai 1683, les cinq mois étaient révolu: La
Mère Greyfié eut lieu d'être satisfaite, puisque tout se passa selon le
programme qu'elle avait elle-même dressé. Elle redemanda son billet à Soeur Marguerite-Marie et y traça les lignes
sui vantes: «Ce vingt-cinquième mai, j'avoue que j'a remarqué en vous une santé
telle que je vous avais recommandé de la demander à Dieu et que, par ce signe
manifeste, je dois être persuadée que la bonté et miséricorde incompréhensible
du Coeur sacré de Jésus est l'autrice de ce qui s'est passé et si passe en
votre âme jusqu'à présent. Je le veux ainsi croire; mais je vous commande de
nouveau de prier Dieu le Père, par Notre-Seigneur Jésus Christ, que pour
l'amour de lui et encore pour m'affranchir de tous doutes, il vous continue la
santé jusqu'à l'année complète de cette obéissance première. Passé cela, je
vous abandonne à tout ce qu'il voudra faire de votre corps; mais j'ai besoin,
de ce temps pour mon entière assurance.”
L'année 1683 fut donc une année de santé pour la
Servante de Dieu. Mais, la priva-t-il pour cela du bienfait sans égal de la
souffrance? Oh! non! Et puisqu'elle était alors plus spécialement donnée
aux âmes du purgatoire, la douleur, comme un feu intelligent, semblait réduire
en cendres les parties les plus délicates de son être moral. Un tel travail intérieur ne se supporte pas sans
d'indicibles peines. Cependant, son âme goûta aussi de célestes consolations,
par la vue du bonheur éternel réservé à certaines privilégiées, au sortir du
purgatoire.
Le 5 février 1683, la Mère Philiberte-Emmanuel de
Monthoux, supérieure du premier monastère d'Annecy, mourait saintement.
Toutefois, elle avait encore à se purifier avant de paraître devant Dieu.
Notre-Seigneur montra à Soeur Marguerite-Marie que les prières et les bonnes oeuvres,
offertes pour cette vénérée Mère dans tout l'Ordre de la Visitation, lui
apportaient de grands soulagements. Le jeudi suivant, 15 avril, il lui sembla
voir cette âme sous le calice qui renfermait l'hostie consacrée, et y recevant
l'application des mérites de la nuit d'agonie du Sauveur. Le jour de Pâques,
elle la revit, bien près d'être entièrement libérée. Enfin, le 2 mai, dimanche
du Bon-Pasteur, elle la contempla allant comme se noyer et s'abîmer dans la
gloire, avec une autre défunte, qui était du monastère de Paray, Soeur
Jeanne-Catherine Gâcon, décédée le 18 janvier précédent. Montant au ciel, cette
chère Soeur répétait
“L'amour triomphe, l'amour jouit; l'amour en
Dieu se réjouit!”
La Mère
Anne-Séraphine Boulier, étant morte au monastère de Dijon le 7 septembre 1683,
notre Sainte ne put s'en attrister, “la croyant jouissante de son souverain
Bien.” Elle eut, en effet, connaissance de la récompense éternelle de cette
âme, et, un peu plus tard, elle écrivit encore à son sujet: “Je la crois bien haute
dans la gloire et dans le rang de ces séraphins, destinés à rendre un perpétuel
hommage au sacré Coeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ.”
Au mois d'avril
1684, la jeune Antoinette-Rosalie de Sennecé, élevée au monastère de Paray
comme Soeur du petit habit, tomba dans un accident d'apoplexie et un sommeil
léthargique qui mirent hors d'espoir de lui pouvoir administrer les derniers
sacrements. Toute la Communauté, qui chérissait cette aimable enfant, était
dans la consternation. La Mère
Greyfié, pour obtenir la grâce que la petite malade recouvrât l'usage de la
raison, commanda à la Soeur Alacoque de promettre à Notre-Seigneur ce qu'il lui
montrerait désirer. Elle n'eut pas plus tôt accompli cette obéissance que le
Souverain de son âme l'assura qu'il accorderait la faveur sollicitée, “pourvu
que je lui promisse trois choses, lesquelles il voulait absolument de moi,”
dit-elle. “La première, de ne jamais refuser d'emploi dans la religion; la
seconde, de ne point refuser d'aller au parloir, ni d'écrire, qui était la
troisième. A cette demande, je confesse que tout mon [être] frémit, pour grande
répugnance et aversion que j'y sentais, Et je répondis: - O mon Seigneur! vous
me prenez bien par mon faible, mais je demanderai permission, - laquelle ma supérieure me donna d'abord, quelque peine que je lui
en pusse faire paraître, et il m'en fit
faire une promesse en forme de voeu, pour ne m'en pouvoir plus dédire; mais,
hélas! combien d'infidélités n'y ai-je pas commises, car il ne m'ôta pas pour
cela la peine que j'y sentais, qui a duré toute ma vie, mais la Soeur reçut ses
sacrements.”
Il faut noter cependant, que parfois, cette
répugnance de Soeur Marguerite-Marie pour le parloir avait ses exceptions. La
Mère Greyfié nous en donnera un exemple: “Le Révérend Père dé la Pérouse étant
venu à Paray, désira de lui parler et la voir, sur l'estime que le Révérend
Père de la Colombière lui avait témoigné faire de cette chère défunte; et
l'ayant entretenue, il me fit l'honneur de me voir quelques jours après, pour
me remercier de lui avoir donné cette consolation, m'assurant que, sans qu'il
eût rien dit à cette vertueuse défunte de ses dispositions; elle lui avait
parlé comme si elle avait lu dans son intérieur. Je voulus savoir d'elle si
elle avait été bien mortifiée, comme à son ordinaire, lorsque je l'avais fait
appeler pour le parloir, pour aller près de lui. Elle me répondit d'un air
dégagé et gai que non, parce que Notre-Seigneur lui avait fait connaître que ce
religieux était très aimé de son divin Coeur. Elle me dit, dans une
autre occasion, chose à peu près semblable du Révérend Père Rolin.”
A l'Ascension de 1684, la Mère Greyfié achevait à
Paray ses six années de gouvernement et était élue supérieure à
Semur-en-Auxois. On peut lui rendre le témoignage qu'elle avait poussé
jusqu'aux dernières limites les expériences qu'elle avait cru devoir faire des
voies exceptionnelles de la Soeur Alacoque. En ce genre, rien ne restait
à faire. L'épreuve avait toujours été victorieuse. Cette supérieure pouvait cesser de commander à
cette fille d'obéissance, mais elle ne cesserait jamais de l'aimer ni de croire
à la vérité de la mission qu'elle avait reçue de Dieu. Voilà donc encore une
âme gagnée au Coeur de Jésus, et quelle âme! Déjà, la Mère Greyfié a un
nom dans son Ordre et elle est appelée à voir son influence y grandir bien
davantage. Après Semur, où elle
restera six ans, elle sera supérieure au second monastère de Rouen de 1681 à
.1697; elle finira par l'être au premier monastère d'Annecy. de 1700 à 1706,
puis de 1712 à 1717, c'est-à-dire jusqu'à sa mort. Ainsi, à l'ombre même des
tombeaux des saints fondateurs, elle pourra redire tout ce qu'elle sait de la
dévotion au Sacré Coeur, s'en faisant l'apologiste et l'apôtre. Elle aura de
quoi déposer en faveur des révélations de son humble fille de Paray, et, le
moment venu, elle n'y faillira pas!
CHAPITRE VI.
LA LUMIÈRE EST MISE SUR LE
CHANDELIER. LA SERVANTE DE DIEU EST ÉLUE ASSISTANTE UNE
PREMIÈRE FOIS, PUIS NOMMÉE MAITRESSE DES NOVICES. TRIOMPHE DU SACRÉ CŒUR DANS LA COMMUNAUTÉ DE PARAY. 1684-1686.
Le
départ de la Mère Greyfié fut pour Soeur Marguerite-Marie une rude épreuve, à
l'inverse du sens que l'on a coutume d'appliquer à ce mot. Expliquons-nous. La
Mère Péronne-Rosalie venait d'être remplacée, à la tête de la Communauté de
Paray, par la Mère Marie-Christine Melin, professe du monastère. Ce qui
distinguait cette vraie fille de saint François de Sales, c'était une douceur
incomparable. Depuis longtemps, grande admiratrice des vertus de la Servante de
Dieu, elle jugea qu'il ne fallait pas laisser davantage une telle lumière sous
le boisseau. Elle proposa donc au Chapitre la Soeur Alacoque pour assistante,
et l'élection ratifia le choix de la nouvelle supérieure. Or, pour une
âme toute d'humilité, comme était celle de notre Sainte, se sentir revêtue
d'une charge qui comporte certains petits honneurs, c'était une intime
souffrance. Ce qui lui en était une
bien plus grande encore, c'était de se voir privée de ce pain délicieux de la
correction, dont la Mère Greyfié lui avait été extraordinairement libérale.
Tout cela réuni lui devient une peine si étrange, qu'elle ne peut s'empêcher de
la verser dans le coeur de son ancienne Mère, et elle lui écrit, avec le plus
filial abandon: “Il me semblait que je vivais en assurance sous votre conduite,
parce qu'elle me faisait toujours marcher à rebours de mes inclinations
naturelles, et c'est ce qui faisait plaisir à cet esprit duquel je crois être
conduite, qui me voudrait toujours voir abîmée dans toutes sortes
d'humiliations, souffrances et contradictions; autrement il ne me donne point
de repos. La nature n'y trouve pas son compte, à tout cela; mais cet esprit qui
gouverne le mien ne peut souffrir que j'aie aucun plaisir que celui de n'en
avoir point.”
Comme pour se dédommager de remplir une charge
honorable aux yeux des créatures, Soeur Marguerite-Marie aimait à s'appliquer
en tout aux plus bas offices de la maison, allant s'offrir aux Soeurs de la
cuisine, tant pour les aider à porter leur bois et laver la vaisselle que pour
d'autres travaux. Un jour, qu'elle était plus occupée que de coutume et
en train de balayer le choeur, ces bonnes Soeurs vinrent la prier de leur
donner du secours. Volant où la charité l'appelait, elle ne prit pas même le
temps de relever les balayures, et ne put retourner achever sa besogne avant
que l'office sonnât. En entrant, la Communauté trouva ainsi les choses tout en
désordre. L'humble assistante en fut sensiblement mortifiée, mais “c'était pour
l'ordinaire sa récompense,” remarquent les Contemporaines. Cependant, elle
s'acquittait des devoirs de sa charge à la satisfaction générale.
La solitude de 1684 fit époque dans sa vie d'union
à Dieu. Le souverain Maître l'y prépara directement, puis il se
communiqua à elle, avec une toute divine surabondance. Quelques mots suffiront
à le prouver. “Le premier jour, il me présenta son sacré Coeur comme une
ardente fournaise, où je me sentis jetée et d'abord pénétrée et embrasée de ses
vives ardeurs, qu'il me semblait m'aller réduire en cendres. Ces paroles me
furent dites: - Voici le divin purgatoire de mon amour, où il te faut purifier
le temps de cette vie purgative; puis je t'y ferai trouver un séjour de
lumière, et ensuite d'union et de transformation.” Les jours se succèdent et le
Sauveur semble oublier toutes les distances qui séparent le Créateur de la
créature. La Sainte s'en exprime ainsi: “J'ai été mise en un séjour de gloire
et de lumière où moi, chétif néant, ai été comblée de tant de faveurs, qu'une
heure de cette jouissance est suffisante pour récompenser les tourments de tous
les martyrs.” Alors, écrivant encore sous le souffle de l'Esprit-Saint, elle a
un passage admirable: “Il épousa mon âme en l'excès de sa charité, mais d'une
manière et union inexplicables, changeant mon coeur en une flamme de feu
dévorant de son pur amour, afin qu'il consume tous les amours terrestres qui
s'en approcheraient, me faisant entendre que, m'ayant toute destinée à rendre
un continuel hommage à son état d'hostie et de victime au très saint Sacrement,
je devais, en ces mêmes qualités, lui immoler continuellement mon être par
amour d'adoration, d'anéantissement et de conformité à la “vie de mort qu'il a
dans la sainte Eucharistie.”
C'est son Jésus
caché sous l'adorable hostie qu'elle prend pour modèle dans toutes ses actions
et principalement dans la pratique des trois voeux de religion. “Comme j'allais
à la sainte communion, il me fit entendre qu'il venait lui-même imprimer dans
mon coeur la sainte vie qu'il mène en l'Eucharistie, vie toute cachée et
anéantie aux yeux des hommes, vie de mort, de sacrifice, et qu'il me donnerait
la force de faire ce qu'il désirait de moi.”
On sent que son
âme entre dans une phase nouvelle de vie immolée intense.
Peut-être fut-ce
pendant cette même retraite que la sainte Vierge lui apparut, tenant son doux
Enfant Jésus. Elle le lui remit
entre les bras, disant: “Voilà Celui qui vient t'apprendre ce qu'il faut que tu
fasses.” Pressée d'un désir extrême de caresser le divin Enfant, “il me laissa
faire tant que je voulus,” écrit-elle naïvement; “et m'étant lassée à n'en
pouvoir plus, il me dit: - Es-tu contente maintenant? Que ceci te serve pour
toujours; car je veux que tu sois abandonnée à ma puissance, comme tu as vu que j'ai
fait. Soit que je te caresse ou que je te tourmente, tu ne dois avoir de mouvements
que ceux que je te donnerai.”
Sur la fin de l'année 1684, la maîtresse des novices
tomba dangereusement malade. Il fallait songer à la remplacer. La Mère Melin
n'eut, sans doute, pas beaucoup à réfléchir pour fixer son choix sur la
Servante de Dieu. En voici une des raisons. Dans sa déposition au Procès de
1715, la Soeur Péronne-Rosalie de Farges nous apprend qu'elle était charmée
d'entendre la, Soeur Alacoque parler de Dieu et de l'estime qu'on doit avoir de
l'obéissance. Et: elle ajoute: “C'est cette haute idée que la déposante et
d'autres, ses compagnes, avaient pour la vénérable Soeur, qui les obligea à
supplier la supérieure de la leur donner pour être leur maîtresse, afin que,
par son exemple, elles pussent apprendre à avancer dans la perfection dans
l'état qu'elles embrassaient.”
Il y avait donc maintenant dans la Communauté un
courant de vénération qui se portait vers la Soeur Alacoque et ce courant
commençait à entraîner irrésistiblement les âmes à elle, ou plutôt par elle, au
Coeur de Jésus. Tout n'était pas fait; il avait fallu du temps, et il en
faudrait encore... mais qu'importe le temps à Celui qui dispose de l'éternité,
et qui, malgré les apparences contraires, sait tout conduire à ses fins!
Le 31 décembre 1684, Soeur Marguerite-Marie devint
donc la maîtresse des novices du monastère de Paray-le-Monial.
Dans toute Communauté religieuse, un noviciat est un
petit cénacle - mieux encore - un laboratoire sacré, où les âmes doivent se laisser façonner, se dépouillant d'abord du vieil homme pour se revêtir du nouveau. La loi de la transformation est la
loi quotidienne des novices; mais celles qui les dirigent doivent ne jamais
perdre de vue que c'est là une oeuvre progressive, qui s'ébauche aux jours du
noviciat, pour aller se perfectionnant jusqu'à la profession éternelle. Il faut
donc de l'expérience, de la prudence, de la discrétion, une intelligence
pratique de la règle, il faut de la charité, de la bonté pour enfanter ainsi
les âmes à Notre-Seigneur. Saint François de Sales dit dans ses Constitutions
que la directrice doit être: “la douceur, sagesse et dévotion même.” Toutes ces
qualités, la Soeur Alacoque les possédait, et de plus, dans sa personne, elles
avaient pour couronnement une sainteté extraordinaire. Aussi, cette humble
religieuse fut-elle une parfaite directrice. Il n'en pouvait être autrement,
puisqu'elle avait pris pour base de son action sur les âmes de ne leur donner
que ce qu'elle recevrait elle-même du Coeur de Jésus. Et, de fait, pendant tout
le temps qu'elle fut directrice, on peut dire qu'il n'y eut pas d'autre Maître
des novices au monastère de Paray que le Sacré Coeur.
Au moment où sa disciple privilégiée en recevait la
garde, le noviciat était ainsi composé. Plusieurs Soeurs avaient déjà prononcé
leurs voeux: Soeur Françoise-Rosalie Verchère, le 12 décembre 1683 Soeur
Péronne-Marguerite Verchère, le 11 mai 1684; Soeur Péronne-Rosalie Marque de
Farges, le 16 juillet 1684. Soeur Marie-Françoise Bocaud était encore
novice et allait faire profession le 4 mars 1685, tandis qu'une postulante,
Mlle Bouthier, allait prendre le saint habit le 11 février 1685 et devenir
Soeur Marie-Christine. Un peu plus
tard, une angélique enfant viendra, comme une fleur d'innocence, s'épanouir
auprès de Marguerite-Marie. Ce sera Soeur Marie-Nicole de la Faige des Claines,
qui recevra l'habit religieux le 12 mai 1686 et qu'elle aimera de prédilection.
“Elle ne l'appelait que son petit Louis de Gonzague, à cause de sa ferveur et
sa modestie.” A celle-là seulement, elle prédira la supériorité en ce monastère
de Paray, et ce sera en effet la seule, parmi ses enfants, qui sera, dans la
suite, appelée à cette charge. En attendant, ses novices paraissent si
heureuses, et racontent tant de choses de la vertu de leur maîtresse et de sa
pénétration dans les âmes, que le feu gagne de proche en proche.
La nièce
du Père Antoine Billet, jésuite, et du docteur Guillaume Billet, médecin de la
Communauté, “le plus fameux de la province,” Soeur Claude-Marguerite Billet, “demanda
en grâce de retourner au noviciat sous cette sainte directrice,” avec laquelle
elle s'était liée d'amitié. Cette faveur lui fut accordée. Soeur.
Anne-Alexis Guinet de. Mareschale,
ancienne petite calviniste convertie, venait donner des leçons de chant aux
novices, tandis que la Servante de Dieu était leur maîtresse; et son bonheur
était de pratiquer “tous les exercices et même ceux de surérogation, de la
sainte invention de la digne maîtresse.” Pouvait-elle oublier tout ce qu'elle
lui devait, alors que, récemment gagnée à la foi catholique, et réfugiée au
monastère, elle s'était vue l'objet des spéciales exhortations de la Soeur
Alacoque!
Il faut lire les Avis qu'elle donne à ces jeunes âmes
pour comprendre le genre de spiritualité de notre Sainte. Elle a véritablement
une doctrine; et ce qu'elle enseigne, après l'avoir elle-même pratiqué, c'est
la plus pure vie religieuse: la grande, la vraie, celle qui, naissant de
l'amour de Dieu, se nourrit de sacrifice, d'abnégation et d'humilité, pour se
perdre de nouveau dans cet amour souverain. Elle disait sans détour à ses
disciples que les âmes lâches n'étaient guère propres à la religion, parce que
c'est une vie de combats et qu'il faut une grande fermeté pour vaincre les
difficultés qui s'y rencontrent.
Mgr Languet écrit sans restriction: “Jamais
noviciat ne fut plus animé de l'esprit de ferveur et de sainteté. Jamais on ne vit plus de cet esprit de
simplicité, de charité, d'obéissance, qui fait le propre caractère de l'Ordre
de la Visitation. C'est par cette sainte maîtresse que cette maison se renouvela
et devint, dans la suite, une des plus ferventes de tout l'Ordre.”
Le grand fonds qu'elle cherchait à établir dans ses
novices, c'était une parfaite adhérence à la volonté de Dieu. Elle voulait que
cette divine volonté fût la règle de toutes leurs actions; par conséquent, que
leur obéissance fût aveugle, et qu'elles vécussent dans un complet dénuement de
toutes choses, allant à Dieu avec un coeur dégagé de la bagatelle. Une de ses
maximes était que le renoncement de soi-même vaut mieux que toutes les
dévotions de notre choix. Ce qu'elle leur souhaitait le plus, c'était d'être
des filles d'oraison, c'est-à-dire des filles de recueillement et de silence;
ajoutant qu'une religieuse de Sainte-Marie qui n'aime pas l'oraison est un
soldat sans armes, et que, pour arriver à l'union divine, il fallait résolument
entreprendre la destruction de soi-même, par une généreuse, constante et fidèle
mortification.
A l'une, elle dira en particulier: «La souffrance
et la jouissance doivent être également aimable; à un coeur qui veut tout de
bon être à Dieu et n'aimer que lui et son bon plaisir... Ne tenez-vous plus à vous-même, ma chère amie? Notre
amour-propre est si fin qu'il nous fait croire quelquefois que c'est Dieu que
nous cherchons en nous attachant trop aux choses mêmes de son service, qui nous
causent du trouble, lors qu'il, les faut quitter. C'est parce que nous cherchions
notre propre satisfaction plus que Dieu car un coeur qui ne veut que lui le
trouve partout. Et comme votre seul but en vous faisans religieuse a été
de vous rendre tout à Jésus-Christ, aussi faut-il qu'il vous soit tout en toute
chose.”
Et à une autre: “Voyez, mon enfant, si vous vous
amusez à disputer ainsi avec la grâce, en ne lui donnant pas ce qu'elle vous
demande, elle se lassera de vous, et vous abandonnera à vous-même. Eh quoi!
est-ce si grand'chose que l'amitié d'une créature, que vous aimiez mieux perdre
les bonnes grâces du sacré Coeur de Notre-Seigneur, que de rompre l'attache
d'une inclination naturelle?”
Si habilement, et surtout, si saintement prend-elle
de l'empire sur toutes ces natures, parfois bien différentes les unes des autres,
que la Soeur Péronne-Marguerite Verchère, “qui n'était pas beaucoup faite aux
exercices du cloître dans ce temps-là, disait à ses compagnes: - Elle nous
rendra dévotes, malgré que nous en ayons!”
Ce qui corroborait tous ses enseignements avec
une invincible force, c'était son exemple. Quelle édification de la voir si
douce envers la souffrance! Au commencement du carême de 1685, elle fut
atteinte d'un douloureux mal à un doigt. Il fallut le “fendre avec le rasoir jusqu'à l'os,” écrit-elle à la Mère de
Saumaise, “mais le Seigneur soit béni!”
Bientôt, elle allait avoir sujet de redire cette même
exclamation, mais dans une tout autre circonstance, incomparablement
consolante, cette fois.
La bouche parle de l'abondance du coeur. Soeur
Marguerite-Marie entretenait souvent ses novices du Coeur sacré de Jésus;
c'était avec de tels accents, que ces jeunes âmes en demeuraient comme toutes
ravies. Le terrain était prêt: le grain béni de la dévotion au Sacré Coeur
pouvait germer.
Depuis le premier vendredi après l'octave du
Saint-Sacrement, auquel on s'était préparé par un défi, que l'on pourrait
appeler la journée passée dans le Coeur de Jésus, résidant au saint Sacrement,
la sainte maîtresse avait attaché à l'autel du noviciat un “crayon fait avec de
l'encre,” et représentant le Cœur adorable de Jésus. Le jour de Sainte-Marguerite approchant et
tombant un vendredi, Soeur Alacoque invita ses novices à dédier au Coeur sacré
de Jésus tous les petits honneurs qu'elles avaient dessein de lui rendre à
elle-même, à l'occasion de sa fête - pensée qu'elles accueillirent
toutes avec joie.
Quelques fragments d'une feuille manuscrite,
contemporaine de l'événement, doivent être cités. Rien ne vaut la charmante
naïveté de tels récits. “Nous nous levâmes à minuit et fîmes un autel où nous
attachâmes ce crayon, avec tous les ornements que nous avions à notre
disposition, ayant été faire le réfectoire pour avoir l'après-prime libre. Mais
comme nous ne le fîmes pas avec assez de tranquillité, nous nous attirâmes la
correction de notre Mère Melin, que l'on obligea de nous venir trouver à la
demi-heure du réveil, à qui nous dîmes nos raisons, dont elle demeura contente.
Après prime, notre bonne maîtresse étant venue à l'ordinaire au noviciat, elle
nous lut une consécration qu'elle avait composée à l'honneur de ce divin Coeur,
et parut fort contente de notre autel, et nous invita à écrire chacune notre
consécration, et qu'elle y ajouterait un mot de sa main, selon nos
dispositions. Nous ne manquâmes pas à suivre ces ordres,” ajoute la narratrice,
qui était certainement une des novices d'alors.
Nous sommes à une aurore. Il ne faut pas s'étonner
que tout soit si candide et si simple.
Toute cette journée se passa ainsi en louanges et
bénédictions données au Coeur très humble et très doux de Jésus. En voyant
Soeur Marguerite-Marie au milieu de ses enfants, on eût dit un séraphin.
Les âmes du purgatoire ne furent pas oubliées; et,
selon une dévotion chère à notre Sainte, elle mena ses novices au lieu de la
sépulture, leur faisant réciter quantité de prières pour les bien-aimées
défuntes. Le soir, elle dit à son petit troupeau: “Vous ne pouviez, mes chères
Soeurs, me faire un plaisir plus sensible que d'avoir rendu vos hommages à ce
divin Coeur, en vous consacrant toutes à lui. Que vous êtes heureuses de ce
qu'il s'est bien voulu servir de vous pour donner commencement à cette
dévotion! Il faut continuer de prier afin qu'il règne dans tous les coeurs. Ah!
quelle joie pour moi que le Coeur adorable de mon divin Maître soit connu, aimé
et glorifié! Oui, mes chères Soeurs, c'est la plus grande consolation que je
puisse avoir en ma vie, rien n'étant capable de me faire plus de plaisir que de
le voir régner. Aimons-le donc! Mais aimons-le sans réserve, sans exception: “Donnons
tout et sacrifions tout pour avoir ce bonheur, et nous aurons tout en possédant
le divin Coeur de Jésus, qui veut être toutes choses au coeur qui l'aime, mais
ce ne sera qu'en souffrant pour lui.”
Ce 20
juillet 1685 avait bien été un jour du ciel; mais comme il se passa sur la
terre, il fallait qu'une goutte d'amertume y fût mêlée. Dans son ardent désir
de conquérir tous les coeurs au Coeur de Jésus, la Soeur Alacoque avait fait
inviter “plusieurs Soeurs anciennes, sur la vertu et piété de qui elle
comptait,” à venir au noviciat rendre leurs hommages au Coeur sacré. Mais comme
c'étaient des filles d'observance, à la première proposition qui leur en fut
faite, elles la renvoyèrent bien loin, disant à la jeune professe porteuse du
message, que ce n'était pas à leur maîtresse, et encore moins à de petites
novices, à établir des nouveautés et des règles dans les règles mêmes, citant
ces paroles de la constitution XVIII, que l'on ne se chargera point de prières
ou offices, sous quelque Prétexte que ce soit. Soeur Marie-Madeleine des
Escures, qui était intime amie de cette incomparable directrice, osa même
ajouter: “Allez dire à votre maîtresse que la bonne dévotion est la pratique de
nos règles et constitutions et que c'est ce qu'elle vous doit enseigner et vous
autres bien pratiquer.”
La novice, chargée de cette invitation - Soeur Françoise-Rosalie Verchère - n'eut pas le courage de rapporter la réponse telle que, à sa vénérée
maîtresse. Elle se contenta de dire que quelques-unes ne pouvaient pas venir.
Alors, d'un ton ferme, mais avec son air tranquille et rabaissé, Soeur
Marguerite-Marie reprit: “Dites mieux c'est qu'elles ne le veulent pas, mais le
Sacré Coeur les y fera bien rendre. Il veut tout par amour et rien par
force. Ainsi, il faut attendre le temps qu'il a destiné.”
Cependant, ce qui
s'était passé au noviciat avait fait du bruit dans la Communauté, parmi
laquelle un orage nouveau éclata. Cette
fois, c'était au nom même de la règle qu'il s'élevait. Allait-on
supporter, dans un monastère qui tenait, avant tout, à l'observance, allait-on
tolérer une innovation semblable? Quel
point d'interrogation! et que de fois dut-il retentir aux oreilles de la Mère
Melin, dans les jours qui suivirent celui de la Sainte-Marguerite 1685!
Il s'agissait de pacifier les esprits. La Mère
Marie-Christine s'y essaya, commençant par défendre à la directrice tout ce qui
paraissait aux yeux de la Communauté, lui permettant seulement de continuer ses
petites dévotions au noviciat... Se soumettre, n'était pas difficile à
Marguerite-Marie, mais “je ne craignais rien tant,” dit-elle, “sinon que ce
divin Coeur n'en fût déshonoré; car, tout ce que j'en entendais dire m'était
autant de glaives qui me transperçaient le coeur.” Dans son affliction, à qui
s'adresser, sinon à lui-même? Aussi, soutenait-il son courage abattu, lui
disant sans cesse: “Ne crains rien, je régnerai malgré mes ennemis et tous ceux
qui s'y voudront opposer! - Ce qui me consola beaucoup, puisque je ne désirais que de le voir régner. Je lui remis donc le soin [de] défendre sa cause et cependant que je souffrirais en silence.”
La Mère Melin avait cru, en outre, devoir retirer à
la Servante de Dieu la communion de premiers vendredis du mois, qu'elle faisait
par ordre de son divin Maître. Il s'en montra mécontent et le prouva bientôt.
Soeur Françoise-Rosalie Verchète tomba si dangereusement malade, qu'en peu de
jours on désespéra de sa vie. Comme la maîtresse priait pour la guérison de sa
novice, Notre-Seigneur lui fit connaître que cette Soeur souffrirait jusqu'à ce
qu'on lui eût rendu à elle-même la communion des premiers vendredis. On devine
la perplexité qui s'empare de nouveau de cette âme. Que faire? Que dire? Elle
ne pouvait aller contre la volonté de sa supérieure. Elle ne pouvait pas
davantage se dérober aux sollicitations Notre-Seigneur, qui la chargeait de
faire savoir à la Mère Melin combien elle lui avait déplu. Se sentant incapable
de décider le parti qu'il convenait de prendre, la Soeur Alacoque demande
humblement conseil. A qui? A celle-là même qu'elle savait bien lui être
opposée, quant à la nouvelle dévotion, mais qui lui était connue pour sa
droiture de jugement et sa parfaite discrétion, Soeur Marie-Madeleine des
Escures. Le billet débutait par ces mots: “C'est dans le sacré Coeur de
Notre-Seigneur que je vous écris ceci, ma chère Soeur, puisqu'il le veut ainsi.”
Ensuite venait l'exposé de toute la situation et le message de Notre-Seigneur
pour la Mère Melin: “Dis à ta supérieure qu'elle m'a fait un si grand déplaisir
de ce que, pour plaire à la créature, elle n'a point eu de crainte de me
fâcher, en te retranchant la communion que je t'avais ordonné de faire tous les
premiers vendredis de chaque mois....” La sainte directrice terminait en
suppliant Soeur Marie-Madeleine de l'éclairer: “Demandez-lui qu'il vous fasse
connaître la vérité, et ce qu'il veut que vous me répondiez; après quoi je
tâcherai de n'y plus penser.”
La réponse de la Soeur des Escures fut tout ce qu'il
y a de plus clair: Soeur Marguerite-Marie devait s'expliquer de tout à la
supérieure, malgré la répugnance bien légitime qu'elle avait à manifester de
telles choses.
La Mère Melin n'hésita pas à rendre la communion à la
maîtresse, pourvu qu'elle demandât la guérison de la malade qui, subitement,
parut hors de danger. Cependant, par un malentendu qui serait inexplicable,
s'il n'eût été permis pour établir mieux encore la vérité des communications
surnaturelles de la Soeur Alacoque, ou la supérieure oublia de lui donner une
permission générale précise, ou l'humble Soeur pensa qu'il lui en fallait une
seconde, qu'elle n'osa pas demander... Toujours est-il qu'elle ne se crut pas
en droit d'appliquer la première permission aux premiers vendredis qui
suivirent. Et en attendant, la Soeur Verchère demeurait toute languissante, et
Notre-Seigneur disait nettement à Soeur Marguerite-Marie que la pauvre enfant
ne guérirait pas, qu'elle-même n'eût positivement repris la communion qu'il lui
avait prescrite. Cela dura cinq ou six mois. Enfin la chère Sainte, malgré sa
confusion, alla tout avouer, de nouveau, à la Mère Melin, qui lui accorda très
volontiers la communion de tous les premiers vendredis du mois. Aussitôt,
la jeune malade fut parfaitement rétablie.
Toutes ces choses
ne purent manquer de transpirer au dehors. La vénération des novices pour leur
maîtresse allait croissant tous les jours, surtout depuis qu'un événement
fortuit avait publiquement révélé l'éminente sainteté de cette amie du
Seigneur. Il avait bien fallu que la Providence s'en mêlât, et personne n'eût
soupçonné au monastère comment cette intervention allait se produire.
Depuis peu, la Retraite spirituelle du Révérend
Père de la Colombière avait été imprimée. Il dut y avoir fête dans bien des
âmes de la Visitation de Paray, lorsqu'on commença à lire au réfectoire ces
pages pénétrantes. Qui donc aurait pu penser, qu'en un sens, il y aurait eu à
se méfier de ce livre? Grâces à Dieu, on ne s'en méfia nullement et les
religieuses en écoutèrent la lecture avec une édification profonde. Mais voici
que, tout d'un coup, il n'y a plus à s'y méprendre: tout ce que le Père
rapporte d'une personne à laquelle Dieu, “se communique fort confidemment,” la
vision admirable dont elle est honorée devant le saint Sacrement “un jour de
son octave,” les demandes précises que le Coeur sacré de Jésus fait à cette
âme, et qu'elle transmet au Père lui-même, les prédictions qu'elle lui fait et
qui se réalisent... tout cela, c'est quelque chose de divin qui s'est passé
dans l'église même du couvent et dans le monastère; cette personne, cette âme,
c'est Soeur Marguerite-Marie Alacoque. Elle n'est donc pas une tête malade ou
une illuminée! Le Père de la Colombière, ce grand directeur, a eu le secret de
tout, et il a reconnu la vérité de tout. Il ressuscite, pour ainsi dire,
dans son livre, pour en assurer péremptoirement toutes les religieuses. Quelle
révélation inattendue!
Au réfectoire, la règle prescrit de baisser les
yeux. Mais un mouvement plus fort qu'elle, porte la Soeur de Farges à
regarder Soeur Marguerite-Marie. Son air de profond anéantissement la frappe et
achève de lui tout confirmer. Arrivée en récréation, au sortir du réfectoire,
elle l'aborde et lui dit, sans autre préambule: “Ma chère Soeur, vous avez bien
eu votre compte aujourd'hui à la lecture, et le Révérend Père de la Colombière
ne pouvait pas mieux vous désigner. - A quoi elle lui répondit
qu'elle avait bien lieu d'aimer son abjection.”
Le démon qui avait entrepris de nuire partout à
cette grande élue de Dieu, n'oublia rien pour la faire sortir du noviciat. Mais
le jour de Noël 1685, Notre-Seigneur lui montra qu'il la voulait maintenir en
sa charge de directrice, lui faisant voir ses novices comme de petits agneaux,
et lui disant, ainsi qu'à saint Pierre: “Paissez mes agneaux.” Elle comprit par
là qu'il la destinait à les conduire encore l'année suivante, pour les affermir
davantage dans la dévotion au Sacré Coeur. Elle s'y soumit.
Les novices se
portaient avec une ardeur toujours plus grande vers ce Coeur adorable. Dans la
Communauté, quelques âmes les enviaient tout bas et succombaient parfois à la
douce tentation d'aller s'associer à leur bonheur. C'est, du moins, ce que donnent à entendre les
Contemporaines, lorsqu'elles avouent ingénument que la Sainte ne pouvait parler
d'autre chose que de cette dévotion parmi les novices, et “avec quelques
autres, qui venaient en secret, comme le disciple du Seigneur,” pour profiter
des célestes entretiens de la Soeur Alacoque. “Elles s'unissaient
ensemble pour demander à Dieu l'établissement de la dévotion de son sacré Coeur.”
Ce mot est suggestif.
La
Communauté de Semur, grâce à l'impulsion donnée par la Mère Greyfié d'abord,
puis par la lecture de la Retraite du Père de la Colombière, était toute gagnée
à ce Coeur divin. On en avait fait faire un tableau, et, au commencement de
janvier 1686, la Mère Péronne-Rosalie en avait envoyé le dessin en miniature à
sa chère ancienne fille, avec une douzaine de petites images “pour en faire les
étrennes” aux novices et à celles qui se joignaient à elles. La supérieure de
Semur les nomme toutes. Il y en avait une pour “ma Soeur de Champrond, votre
prétendante.” Cette jeune fille devait, dans les desseins de Dieu, être la
cause et l'occasion d'une formidable persécution, qui vint bientôt assaillir la
sainte maîtresse. Mlle de Champrond était entrée au noviciat “parce que
messieurs ses parents souhaitaient qu'elle s'engageât céans.” L'appel n'était
donc pas d'en haut, et la directrice ne fut pas longtemps à s'apercevoir que la
postulante n'avait aucune vocation pour embrasser la règle de la Visitation.
Elle n'en déploya que mieux toutes les ressources de sa bonté envers cette jeune
âme. Néanmoins, sa conscience lui interdit de laisser admettre au monastère un
sujet que Dieu n'y veut pas. Elle n'omet rien pour porter la postulante à se
déclarer à ses parents; mais Mlle de Champrond, connaissant leurs intentions,
n'ose s'ouvrir à eux. Les choses ne peuvent pourtant durer ainsi. La
Mère Melin, obligée d'agiter la question avec son Conseil, se heurte à de terribles obstacles. Cette “demoiselle
de qualité,” alliée à tout ce qu'il y a de grand dans la province et dans la
Communauté, chacune soupçonne que c'est la Soeur Alacoque qui veut la faire
renvoyer, et on se met peu en peine d'examiner le motif tout surnaturel qui
fait agir l'humble maîtresse. Alors, c'est un nouveau déchaînement
contre elle. La tempête franchit les grilles. Au dehors, la rumeur s'envenime
d'autant plus, que les grands du monde ne sont pas seuls à blâmer la
directrice. Dieu permet que deux
religieux de haute réputation se fassent comme un devoir de la censurer
ouvertement. Un surtout n'oublia rien pour la décrier. On ne parlait
plus d'elle dans les compagnies que comme d'une hypocrite, une visionnaire
entêtée, une personne d'une vertu pleine de grimaces et d'illusions. On la menaça de la prison, et de là. faire
comparaître “devant un prince de la terre, comme un jouet de moquerie.” Faut-il
l'avouer? parfois, quelques-uns de ces mêmes propos circulaient en récréation
et revenaient aux oreilles de Soeur Marguerite-Marie. Mais c'était alors comme
un soulagement pour son âme de se voir ainsi avilie aux yeux de toutes, elle
qui, si sincèrement, se nommait “un néant criminel.”
Au plus fort d'une telle persécution, elle resta
toujours la même, ou plutôt, d'heure en heure, elle grandissait encore dans son
amour de la croix, et son union à Jésus-Christ rassasié d'opprobres.
Cependant, la
Providence arrange tout. La fameuse postulante sans vocation avait alors au
monastère deux sueurs, élevées au petit habit. Anne, qui devint Soeur
Marie-Joseph, comprenant la délicate situation, prit sur elle de demander la
sortie de sa sueur à ses parents, s'exposant ainsi a à mille petits chagrins
pour faire plaisir à la Communauté”. Cette sortie eut, en effet, tant d'éclat
au dehors et causa de telles misères au dedans, que la Mère Melin, fort
embarrassée au milieu de tout ce conflit, inclina du côté où elle savait ne
rencontrer aucune résistance. En
conséquence, elle imposa une pénitence à la maîtresse, avec ordre de demander
pardon à Mlle de Champrond, “pour contenter et adoucir la peine que les parents
témoignaient avoir de la sortie de ladite demoiselle.” Se mettant à genoux à
ses pieds, la Servante de Dieu accomplit cette action aussi humblement que
simplement. Le Seigneur se souciait fort peu, sans doute, de contenter les
hautaines exigences de ces puissants du siècle qui se croyaient offensés, mais
il se souciait beaucoup d'ajouter un fleuron exquis à la couronne d'humilité de
notre Sainte.
La persécution ne fut pas éteinte par le fait même du
départ de la postulante. Longtemps encore après, la directrice continue à être
le sujet de si noires calomnies que ses novices s'en indignent. Pour arrêter ce
torrent qui menace de déborder, elle saura bien rompre le silence qu'elle a si
héroïquement gardé. Elle parle, ou plutôt elle écrit, et, à l'approche de la
fête de l'Invention de la Sainte-Croix 1686, elle trace des lignes, qui
resteront à jamais comme un monument de la vertu de cette amante passionnée des
mépris
“Vive + Jésus!
“Mes très chères et bien-aimées Soeurs dans le
sacré Coeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
“Je ne vous peux exprimer la douleur que je sens
du mauvais usage que nous faisons d'une si précieuse occasion, pour lui donner
des preuvesde notre amour et fidélité. C'est lui-même qui a permis l'invention
de cette croix pour nous préparer à sa fête, et au lieu de l'embrasser
amoureusement, nous ne cherchons qu'à la secouer et nous en défaire. Et,
n'en pouvant venir à bout, nous y commettons mille offenses, qui remplissent ce
divin Coeur de douleur et d'amertume contre nous. D'où vient cela? sinon du trop d'amour que nous
avons pour nous-mêmes, qui nous fait craindre de perdre notre réputation et la
bonne estime que nous désirons que les créatures aient de nous... Mais, croyez
moi, mes chères Soeurs, les âmes humbles sont bien éloignées de ces pensées, se
croyant toua jours plus coupables qu'on ne les fait paraître en les accusant.”
Ici, la sainte maîtresse insiste sur la nécessité de profiter des occasions
d'humiliations et contradictions, et elle prescrit à ses enfants des pratiques
de pénitence, avec défense formelle de parler entre elles de toute cette
affaire. Si ses novices ne sont pas fidèles à ce qu'elle leur recommande au nom
du Sacré Coeur, “je le prierai moi-même de s'en venger,” leur dit-elle... “Si
je ne vous aimais pas autant que je le fais, je ne sentirais pas tant de
douleur de vos fautes, qui blessent si sensiblement ce sacré Coeur. C'est ce
qui me désole, ayant si à coeur votre perfection, qu'il n'y a rien que je ne
voulusse faire et souffrir, ôté le péché, pour votre avancement au Saint amour.
“A Dieu, mais tout à Dieu, mes bons enfants,
portez la croix joyeusement et courageusement, car autrement, vous en rendrez
compte très rigoureusement.”
Cependant,
à cette heure d'angoisse et de souffrance, Soeur Marguerite-Marie avait besoin
qu'une parole autorisée la rassurât, d'autant que l'ennemi avait alors beau jeu
pour chercher à lui persuader qu'elle était trompée et trompait les autres.
Depuis quelque temps, Dieu avait placé auprès d'elle, comme directeur, un
religieux auquel on devra une éternelle reconnaissance, pour avoir ordonné à
cette âme privilégiée d'écrire le détail des grâces extraordinaires qu'elle
avait reçues de Notre-Seigneur. Sans le Père Ignace Rolin, jésuite, nous ne
posséderions pas l'Autobiographie de la vierge de Paray.
S'il faut en croire les Contemporaines, ce Révérend
Père aurait été d'abord fort prévenu contre la Servante de Dieu; mais il
changea bien de sentiment dès la première fois qu'il la vit, et à la seconde,
il comprit que c'était une âme particulièrement favorisée de Notre-Seigneur,
lequel voulait se servir de lui pour la faire arriver à la perfection du divin
amour. Après qu'il eut entendu la confession générale de toute sa vie, qu'elle
lui fit en l'une de ses retraites, il fut longtemps à délibérer s'il ne lui ordonnerait
point de l'écrire et de la conserver, dans l'espérance, disait-il, qu'on
pourrait un jour, après la mort de Soeur Marguerite-Marie, connaître l'extrême
pureté de cette fidèle épouse de Jésus-Christ, et juger jusqu'où peut aller
l'innocence, la délicatesse et la sublime sainteté d'une âme que Dieu a
gouvernée et honorée de ses plus grandes grâces dès le berceau.
A en juger par les conseils que lé Père Rolin donne à
la maîtresse des novices de Paray, il est aisé de voir qu'il n'allait chercher
qu'en Dieu les lumières dont il avait besoin pour la conduire. Quelle force et
quelle sagesse dans les lignes suivantes, lorsqu'on les rapproche de tout ce
que nous venons de dire :
“Ma très chère Soeur en
Notre-Seigneur,
“...Peut-être que je ne vous donnerai aucune
raison, des réponses que je ferai à vos propositions. Je ne le juge pas à
propos et je pense que vous aurez assez de soumission pour vous bien soumettre
à tout ce que je crois que Dieu me va faire écrire... L'esprit qui vous
conduit n'est point un esprit de ténèbres. Sa conduite est bonne, puisqu'elle
[est] soumise toujours à l'obéissance et qu'il vous laisse en repos quand votre
supérieure a parlé... Voici mes pensées devant Notre-Seigneur. Ce ne sont point
les démons qui sont déchaînés contre vous. Ces esprits de ténèbres n'ont point de part à toutes vos persécutions.
C'est l'amour divin qui fait agir; et, ce qui me console, il se sert des âmes
qui lui sont les plus chères pour vous faire souffrir. Les martyrs
n'avaient pas cette consolation dans leurs tourments. Leurs tyrans commettaient
de grands crimes en les affligeant, mais les âmes saintes qui vous procurent
des croix plaisent à Dieu, dans le petit martyre qu'elles vous font souffrir. Cette pensée vous doit bien consoler.
J'agrée que vous attribuiez à vos fautes tout ce qui arrive, quoique toutes ces
choses soient plutôt un effet de la bonté de Dieu que de sa justice... Tous ces
noms qu'on vous donne, qui sont si humiliants, ne doivent faire sortir de votre
bouche que des remerciements à Notre-Seigneur et des prières pour ceux qui les
profèrent. Ne vous repentez de rien de ce que vous avez dit Une cause qui
produit de si bonnes croix ne saurait être mauvaise... Laissez faire
toutes les plaintes que l'on voudra. Ne craignez pas pour moi. Le saint Père La
Colombière est mon garant... Quand tout ce qu'on dit contre vous se dirait à
tout le monde, ce ne serait qu'une plus grande grâce que Notre-Seigneur vous
ferait. Ainsi, qu'on informe qui que
ce soit, vous devez vous en réjouir. Ainsi, démission, prison, tout est
amour de Jésus-Christ pour vous. Je demande de vous l'abandon, et un coeur prêt
à tout faire et à tout souffrir.
“Je vous
réitérerai ce que j'ai déjà dit: vous n'êtes point le jouet de Satan, mais de
l'amour divin; car c'est assez le langage de l'Écriture que l'amour sacré n'est
pas moins rigoureux que le profane, soit qu'il ait pris naissance sur le
Calvaire, soit qu'il ait emprunté cette humeur de la justice divine, qu'il veut
contenter à nos dépens.”
Le
triomphe du Sacré Coeur pouvait-il s'acheter trop cher? Si les douleurs de la
Servante de Dieu avaient été extrêmes dans la première partie de cette année
1686, c'est qu'on était à la veille de ce triomphe dans la Communauté de Paray.
Le jeudi 20 juin, dernier jour de l'octave du
Saint-Sacrement, la Soeur des Escures vint demander à la sainte directrice la
miniature du Sacré Coeur, que la Mère Greyfié lui avait envoyée, disant qu'elle
en voulait faire un petit autel au choeur, pour inviter les Soeurs à cette
dévotion. Soeur Alacoque fut charmée de cette proposition, mais dissimula sa
surprise, se contentant de prier et faire prier pour que l'entreprise fût
heureuse. Elle savait que Dieu a ses heures et elle attendit.
Le lendemain,
vendredi, jour désigné par Notre-Seigneur lui-même pour la fête qu'il voulait
en l'honneur de son divin Coeur, la Soeur des Escures, que la grâce vient de
transformer, dressa devant la grille du choeur un petit autel formé d'une
chaise, “où elle mit un tapis fort propre.” La miniature était dans un cadre doré, entouré de fleurs. Le premier objet
qui frappa tous les regards, à mesure que les Soeurs entraient, ce fut donc
l'image du Cœur de Jésus. On, s'en approche et, l'étonnement fait place à
l'admiration, quand les religieuses lisent un billet, écrit de la main même de
la Soeur des Escures, invitant “toutes les épouses du Seigneur à venir rendre
leurs hommages à son Cœur adorable.” C'était signer elle-même la rétractation de toutes ses oppositions précédentes et s'en venger glorieusement. La première dans le
mouvement de l'opposition, Soeur Marie-Madeleine voulait être la première dans
le mouvement de l'adoration. En un moment, tout change de face au monastère. Il
n'y a plus qu'un coeur et qu'une âme, parce que le Coeur de Jésus y est
acclamé. Le jour même, on projette de faire faire un tableau représentant ce
divin Coeur, et toutes celles qui pensent pouvoir obtenir “quelque chose de
messieurs leurs parents” pour y contribuer, sont engagées à les solliciter,
tant l'empressement est général. “C'est ici l'oeuvre du Seigneur,” disaient
toutes ces âmes droites, “qui s'admiraient dans ce changement si prompt”. Elles
ajoutaient “que Dieu était véritablement le maître des coeurs” et qu'il
vérifiait “ce que notre vénérable Soeur avait dit souvent: que le Coeur de
Jésus régnerait malgré ses ennemis.”
La Mère Melin,
inspirée d'en haut, jugea qu'il fallait d'abord ériger une chapelle en
l'honneur du Sacré Coeur, avant de faire peindre un tableau. Les Soeurs du
petit habit prirent aussitôt sur leurs menus plaisirs et “donnèrent quelque
argent, pour être le denier à Dieu de la bâtisse de la chapelle.”
Si on regretta jamais la pauvreté dans le couvent,
ce fut sans doute ce jour-là. Mais le travail est un trésor; les Soeurs du
voile blanc surent l'exploiter. Animées par la chère Soeur Marie-Lazare Dusson,
qui aimait tant la Soeur Alacoque, et avait eu, le matin même, une telle joie à
seconder la Soeur des Escures dans ses secrets préparatifs, elles cultivèrent
leur jardin avec une si persévérante ardeur, qu'elles eurent bientôt réalisé
une somme assez considérable, en vue de contribuer à cette bénite entreprise.
Les Annales du monastère notent que, du propre aveu de ces bonnes Soeurs,
“ledit jardin rapporta au double cette année-là.”
Au soir du 21 juin 1686, ce n'était pas trop du Te
Deum pour traduire la joie qui débordait de tous les coeurs. Soeur
Marguerite-Marie le fit dire à ses novices. “Je n'ai plus rien à souhaiter”,
leur confie-t-elle, “je ne désire plus rien, puisque “le Sacré Coeur est connu
et qu'il commence à régner sur les coeurs. Faites en sorte, mes chères Soeurs,
qu'il règne à jamais dans les vôtres, comme souverain Maître et Époux.”
Tant de sentiments divers se pressent dans le coeur
de la Sainte qu'ils doivent trouver plusieurs issues. Elle prend la plume. Elle
remercie d'abord, avec une touchante effusion, la Soeur des Escures et c'est à
elle qu'elle écrit ce mot profond: “Il me semble que le grand désir que
Notre-Seigneur a que son sacré Coeur soit honoré, par quelque hommage
particulier, est afin de renouveler dans les âmes les effets de sa Rédemption,
en faisant de ce sacré Coeur comme un second Médiateur envers Dieu pour les
hommes.” Et, parlant des dangers que courait l'Institut de la Visitation, sous
les assauts d'un esprit étranger, esprit d'orgueil et d'ambition, qui cherchait
à s'y introduire à la place de celui d'humilité et de simplicité, fondement de
tout l'édifice, elle dit: “Je vous avoue qu'il me semble que c'est notre saint
fondateur qui désire et qui sollicite que cette dévotion s'introduise dans son
Institut, parce que il en connaît les effets.”
A la Mère Greyfié, elle adresse une longue lettre,
dont la première phrase donne bien la note de sa joie surnaturelle: “Je mourrai
maintenant contente, puisque le sacré Coeur de mon Sauveur commence à être
connu... Il me semble que, “par sa miséricorde, me voilà presque entièrement
éteinte et anéantie d'estime et de réputation dans l'esprit des créatures, ce
qui me console plus que je ne puis dire.”
A Semur, cette chère dévotion prend sans cesse de
nouveaux accroissements. Aussi, est-ce toujours pour féliciter, et non pour
stimuler, que Soeur Marguerite-Marie se voit doucement contrainte d'y revenir
par ses lettres. De même à Dijon, où, à côté de la Mère de Saumaise, le Sacré
Coeur vient de se susciter une nouvelle apôtre, en la personne de Soeur
Jeanne-Madeleine Joly, qui sera la première à composer un petit livret sur la
dévotion au Sacré Coeur.
Dès le 4 juillet 1686, la Servante de Dieu avait
écrit à la Mère Louise-Henriette de Soudeilles, à Moulins, et lui parlait
ouvertement de la dévotion au sacré Coeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme
faisant “un grand fruit et changement en tous ceux qui s'y consacrent et
adonnent avec ferveur.” Mais, ingénieuse à disparaître en tout, elle trace ce
mot, que l'on ne peut lire sous sa plume, sans sourire: “Nous avons trouvé
cette dévotion dans le livre de la Retraite du Révérend Père La Colombière, que
l'on vénère comme un saint.”
Le 15 septembre, elle écrit de nouveau à la Mère de
Soudeilles et lui envoie le livre de la Retraite du Révérend Père de la
Colombière, et deux images du Sacré Coeur, dont une plus grande, à mettre au
pied de son crucifix ou autre lieu pour l'honorer, et une plus petite, pour
porter sur elle, avec une petite consécration au Sacré Coeur. Son âme
déborde en parlant de ce Coeur adorable. Elle dit: “C'est la source inépuisable
de tous biens qui ne cherche qu'à se répandre et se communiquer.”
Cependant, pour
arriver à faire faire une planche d'images du Sacré Coeur, quel mal Soeur
Marguerite-Marie ne se donne-t-elle pas? Toutes ses lettres de cette époque en
font foi. Retards, malentendus, déceptions dans l'entreprise, tout cela lui
devient une blessure au coeur. Elle l'accepte, pour hâter le règne de ce
Coeur-d'amour.
Si l'âme de notre
Sainte jette tant de flammes au dehors, c'est parce qu'un brasier divin la
consume au dedans. Mais, pour
autant, elle n'a pas renoncé à sa vie cachée en Dieu avec Jésus-Christ. Il
s'en faut bien! Plus elle devient apôtre, plus on la voit s'enfoncer à des
profondeurs toujours plus inouïes dans l'anéantissement d'elle-même et dans le
dégagement de tout le créé. Une preuve incontestable en demeure. C'est le voeu
de perfection qu'elle prononça le 31 octobre 1686. Elle en soumit d'abord le
projet au Père Rolin, son directeur. A cette occasion, il lui répondit une admirable
lettre, datée du 18 septembre 1686. Elle se compose de dix-sept articles. Nous n'en détacherons que quelques
mots, dont la portée nous semble plus remarquablement surnaturelle.
“Vous trouverez ici, ma très chère Soeur en
Notre-Seigneur, la résolution des principales questions que vous m'avez faites...
Je vous dis ces choses avec autant plus d'assurance que je suis persuadé que
c'est Dieu qui va vous signifier ses volontés par le plus misérable des hommes.
L'eau qui passe par un canal d'argile est aussi bonne que celle qui passerait
par un canal d'or. J'ai assez vu et connu vos misères, à même temps que vous
m'avez raconté les miséricordes de Dieu en votre endroit. Je sais quelle est
votre disposition; demeurez en paix. Ne vous tourmentez pas de cette pensée que
vous êtes une hypocrite: on ne l'est pas si l'on ne le veut. Je ne connais pas
que vous le vouliez; ainsi, soyez en repos sur cet article. Mettez en pratique
ce que vous dites, qu'il vous suffit d'agir et de pâtir en silence. Aimez
l'esprit qui vous conduit...
“Ce n'est pas une marque de réprobation de n'avoir
jamais aucun mouvement de joie ni de douleur, si ce n'est ceux que le
Saint-Esprit qui vous conduit vous imprime...
N'attribuez pas à aucun endurcissement la paix
dont Notre-Seigneur vous fait jouir dans vos croix...
“Je ne désapprouve pas cette haine que vous avez
pour votre corps, et ce plaisir que vous sentez à le voir périr est selon
l'esprit de l'Évangile. Ne le traitez rudement que dépendamment de
l'obéissance.
“Il semble que vous craignez de traiter
familièrement avec Notre-Seigneur, sachez que c'est la manière de converser
avec lui qui lui est la plus agréable...
“J'approuve que vous fassiez les voeux que vous
m'avez marqués, à la fin de la première retraite que vous allez faire aux
premiers jours. S'il vous arrivait, dans la suite, qu'ils vous
causassent du trouble, ils ne subsisteraient plus; vous en seriez entièrement
dégagée. Moi, ou un autre qui vous
serait ce que je vous suis, aura tout pouvoir sur ces voeux pour vous les
expliquer, quand il vous viendra des doutes, ou même pour vous en dispenser,
s'il était expédient pour la plus grande gloire de Dieu.”
Sûre
d'accomplir la volonté de Notre-Seigneur en faisant ce voeu, approuvé par son
directeur et sa supérieure, Soeur Marguerite-Marie renferme en dix-sept
articles tout ce que son Dieu demande d'elle, et qui peut se résumer dans cette
formule du début :
“Voeu fait la
veille de Toussaint de l'année 1686, pour me lier, consacrer et m'immoler plus
étroitement, absolument et plus parfaitement au sacré Coeur de Notre-Seigneur
Jésus-Christ.
Ce serait trop long
de citer le texte en entier. Qu'il suffise d'en extraire le huitième et le
dixième article :
“8. Je m'abandonne totalement au sacré Coeur
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour me consoler ou m'affliger selon son bon
plaisir, sans me plus vouloir mêler de moi-même, me contentant d'adhérer à
toutes ses saintes opérations et dispositions, me regardant comme sa victime,
qui doit toujours être dans un continuel acte d'immolation et de sacrifice,
selon son bon plaisir, ne m'attachant à rien qu'à l'aimer et le contenter, en
agissant et souffrant en silence.
“10. Je regarderai tous ceux qui m'affligeront, ou
parleront mal de moi, comme mes meilleurs amis, et tâcherai de leur rendre tous
les services et tout le bien que je pourrai.”
Après
s'être prescrit tout ce que la lumière céleste lui montrait exiger d'elle, la
Sainte avoue qu'elle n'aurait pas eu le courage de s'y engager, si elle n'eût
été fortifiée et rassurée par ces paroles, qui lui furent dites dans le plus
intime de son coeur: “Que crains-tu, puisque j'ai répondu pour toi et me suis
rendu ta caution? L'unité de mon pur amour te tiendra lieu d'attention dans la
multiplicité de toutes ces choses, et te promets qu'il réparera les fautes que
tu y pourrais commettre et s'en vengera lui-même sur toi.”
“L'année 1686 était sur son couchant, et on devait
songer à se séparer, puisque la Servante de Dieu quittait sa charge de
directrices.” Plusieurs
Soeurs
devant sortir du noviciat en même temps que leur bien-aimée maîtresse,
résolurent d'emporter la petite image du Sacré Coeur, qu'elles honoraient
chacune à leur tour et qui faisait tout leur trésor. On la portait tout
le jour sur son coeur, comme un bouquet, et celle qui l'avait prenait soin de
bien caresser ce divin Coeur, et de faire quantité d'actes de vertu en son
honneur, selon que sa ferveur le lui inspirait'. Elles trouvèrent une petite
niche pour la placer, dans un endroit retiré où l'on allait rarement. Elles le
choisirent pour faire plus commodément leurs dévotions, et on y fit un petit
oratoire, donnant sur l'escalier qui conduisait à la tour du noviciat. Les premières disciples du Coeur de Jésus
firent de ce petit sanctuaire le lieu de leurs délices, l'embellissant de leur
mieux. Plus tard, elles y peignirent des coeurs, des étoiles, des fleurs et des
fruits, comme si elles eussent voulu réunir le ciel et la terre autour du Roi
de tous les cœurs. La croyance
traditionnelle du monastère est que ces très
naives peintures sont l'œuvre de Soeur
Marie-Nicole de la Faige des Claines. La Soeur de Farges fit faire un
tableau du Sacré Coeur, et la Sainte, dans une
lettre à la Mère
de Saumaise, dit qu'il est tel qu'elle le désirait
pour cette petite chapelle. La Soeur
des Escures se montra jalouse et fière d'être la sacristine du cher oratoire. “C'est
un petit bijou, tant elle l'ajuste bien,” écrira encore Soeur Marguerite-Marie.
Que de prières enflammées montèrent
de ce cénacle d'amour vers le Cœur de Jésus! Pour aider la dévotion des Soeurs, il y avait des livres, imprimés ou manuscrits, à l'usage spécial de celles qui fréquentaient “loratoire du divin coeur
de Jésus qui est en Nazareth. “- “Ayes sil uous plait la boute de ne lan Point sortir.” Telle
est la recommandation qui se lit encore sur un de ces recueils, avec la date: “25
decbre 1688.”
Plus touchante
est la dédicace d'un autre petit recueil manuscrit, “commencé ce ieudi 16
doctobre 1687. uiue + iesus mon tres aymable Sauueur iesus Christ receues et
acceptes ses faibles escrits tout dedié pour honorer et glorifie cotre diuin
coeur.”
On peut
l'affirmer, un esprit nouveau vivifiait toute la Communauté, depuis que le Cœur de Jésus y était
honoré, servi, aimé,
invoqué par toutes les âmes qui la composaient.
Mgr Languet,
qu'on ne peut accuser de partialité, décrit magnifiquement la transformation du
monastère de Paray par la dévotion au Sacré Cœur:
“C'est ainsi que la dévotion au Cœur de
Notre-Seigneur opéra dans cette Communauté ce
changement merveilleux, que Soeur Marguerite avait obtenu par ses larmes et ses
souffrances; sa patience et son humilité triomphant de tout, le Fils de Dieu
changea les coeurs qui commencèrent à honorer le sien. Il y répandit l'amour de la perfection religieuse
et le zèle pour l'acquérir; mais, à mesure que ces filles ouvrirent les yeux
sur la sainteté de leurs devoirs, elles les ouvrirent en même temps sur le
mérite de celle qui leur attirait tant de bénédictions de la part de Dieu. Les
contradictions et les mépris se changèrent en vénération pour elle. On ne la
nommait plus que la Sainte, et on écoutait ses paroles comme des oracles.”