Chapitre VII
Il traverse à grands pas le jardin, qu’un nuage assombrit. Il reparaît sur le seuil.
— Le voilà ! s’écrie celle qui l’attendait, le cœur battant.
Elle s’avance vers lui, s’arrête, frappée jusque dans son espérance à la vue de ce visage altéré, où elle ne lit qu’une volonté farouche, visage de héros, non de saint. Mais lui, sans baisser sur elle son regard, va droit vers la porte fermée, derrière la grande table de chêne, et, la main sur la poignée, d’un signe, arrête sur place son confrère intimidé. La porte s’ouvre sur la chambre obscure et muette, dont les persiennes sont closes. Une seconde, la bougie vacille au fond. Il entre et s’enferme avec le mort.
La pièce, aux murs blanchis à la chaux, est étroite et profonde ; c’est l’arrière-cuisine, où le docteur a voulu qu’on transportât le malade parce qu’elle est plus vaste, percée de deux fenêtres au levant, face au jardin, face aux bois de Sennecourt, aux coteaux de Beauregard, pleins de haies fleuries. Sur le carrelage rouge, on a jeté un mauvais tapis. L’unique cierge éclaire à peine les murs nus. Et ce qui pénètre de jour — on ne sait comment — par des fissures invisibles, s’amasse et flotte autour des draps blancs, sans plis, roides, et qui retombent bien également, jusqu’à terre, de chaque côté du petit garçon, à présent merveilleusement sage et tranquille. Une mouche, affairée, bourdonne.
Le curé de Lumbres se tient debout au pied du lit, et regarde, sans prier, le crucifix sur la toile nette. Il n’espère pas qu’il entendra de nouveau l’ordre mystérieux. Mais la promesse a été faite, l’ordre entendu ; cela suffit. Voici le serviteur infidèle, là même où l’attendit en vain son maître, et qui écoute, impassible, le jugement qu’il a mérité.
Il écoute. Au dehors, derrière les persiennes closes, le jardin flambe et siffle sous le soleil, comme un fagot de bois vert dans le feu. Au dedans, l’air est lourd du parfum des lilas, de la cire chaude, et d’une autre odeur solennelle. Le silence, qui n’est plus celui de la terre, que les bruits extérieurs traversent sans le rompre, monte autour d’eux, de la terre profonde. Il monte, comme une invisible buée, et déjà se défont et se délient les formes vivantes, vues au travers ; déjà les sons s’y détendent, déjà s’y recherchent et s’y rejoignent mille choses inconnues. Pareil au glissement l’un sur l’autre de deux fluides d’inégale densité, deux réalités se superposent, sans se confondre, dans un équilibre mystérieux.
À ce moment, le regard du saint de Lumbres rencontra celui du mort, et s’y fixa.
Le regard d’un seul de ces yeux morts, l’autre clos. Abaissés trop tôt sans doute, et par une main tremblante, la rétraction du muscle a soulevé un peu la paupière, et l’on voit sous les cils tendus la prunelle bleue, déjà flétrie, mais étrangement foncée, presque noire. Du visage blême au creux de l’oreiller, on ne voit qu’elle, au milieu d’un cerne élargi comme d’un trou d’ombre. Le petit corps, dans son linceul jonché de lilas, a déjà cette raideur et ces angles du cadavre autour duquel notre air, si amoureux des formes vivantes, paraît solidifié comme un bloc de glace. Le lit de fer, avec son froid petit fardeau, ressemble à un merveilleux navire, qui a jeté l’ancre pour toujours. Il n’y a plus que ce regard en arrière — un long regard d’exilé — aussi net qu’un signe de la main.
Certes, le curé de Lumbres ne le craint pas, ce regard ; mais il l’interroge. Il essaie de l’entendre. Tout à l’heure, dans une espèce de défi, il a passé le seuil de la porte, prêt à jouer entre ces quatre murs blancs une partie désespérée. Il a marché vers le mort sans attendrissement, sans pitié, comme sur un obstacle à franchir, une chose à ébranler, trop pesante… Et voici que le mort l’a devancé ; c’est lui qui l’attend, pareil à un adversaire résolu, sur ses gardes.
Il fixe cet œil entr’ouvert avec une attention curieuse, où la pitié s’efface à mesure, puis avec une espèce d’impatience cruelle. Certes, il a contemplé la mort aussi souvent que le plus vieux soldat ; un tel spectacle est familier. Faire un pas, étendre la main, clore des doigts la paupière, recouvrir la prunelle qui le guette, que rien ne défend plus, quoi de plus simple ? Nulle terreur ne le retient aujourd’hui, nul dégoût. Plutôt le désir, l’attente inavouée d’une chose impossible, qui va s’accomplir en dehors de lui, sans lui. Sa pensée hésite, recule, avance de nouveau. Il tente ce mort, comme tout à l’heure sans le savoir il tentera Dieu.
Encore un coup, il essaie de prier, remue les lèvres, décontracte sa gorge serrée. Non ! encore une minute, une petite minute encore… La crainte folle, insensée, qu’une parole imprudente écarte à jamais une présence invisible, devinée, désirée, redoutée, le cloue sur place, muet. La main, qui ébauchait en l’air le signe de la croix, retombe. La large manche, au pas sage, fait vaciller la flamme du cierge, et la souffle. Trop tard ! Il a vu, deux fois, les yeux s’ouvrir et se fermer pour un appel silencieux. Il étouffe un cri. La chambre obscure est déjà plus paisible qu’avant. La lumière du dehors glisse à travers les volets, flotte alentour, dessine chaque objet sur un fond de cendre, et le lit au milieu d’un halo bleuâtre. Dans la cuisine, l’horloge sonne dix coups… Le rire d’une fille monte dans le clair matin, vibre longtemps… « Allons ! Allons !… » dit le saint de Lumbres, d’une voix mal assurée.
Il se fouille avec un empressement comique, cherche le briquet d’amadou, cadeau de M. le comte de Salpène (mais qu’il oublie toujours sur sa table), découvre une allumette, la rate. répète ; « Allons… allons », les dents serrées. En vidant ses poches, il a déposé à terre son couteau à manche de corne, des lettres, son mouchoir de coton d’un si beau rouge ! et il tâte en vain le carreau, çà et là, sans les retrouver. Le lit tout proche fait une ombre plus dense. Mais en haut, par contraste, la buée lumineuse, autour des volets clos, s’élargit, s’étale. Déjà le visage du mort apparaît… par degrés… remonte… lentement… jusqu’à la surface des ténèbres. Le bonhomme se penche à le toucher, regarde… « Les deux yeux, à présent grands ouverts, le, regardent aussi. »
Une minute encore, il soutient ce regard, avec une folle espérance. Mais aucun pli ne bouge des paupières retroussées. Les prunelles, d’un noir mat, n’ont plus de pensée humaine… Et pourtant… Une autre pensée peut-être ?… Une ironie bientôt reconnue, dans un éclair… Le défi du maître de la mort, du voleur d’hommes… C’est lui.
— C’est toi. Je te reconnais, s’écrie le misérable vieux prêtre d’une voix basse et martelée. En même temps, il lui semble que tout le sang de ses veines retombe sur son cœur en pluie glacée. Une douleur fulgurante, indicible, le traverse d’une épaule à l’autre, déjà diffuse dans le bras gauche, jusqu’aux doigts gourds. Une angoisse jamais sentie, toute physique, fait le vide dans sa poitrine, comme d’une monstrueuse succion à l’épigastre. Il se raidit pour ne pas crier, appeler.
Toute sécurité vitale a disparu : la mort est proche, certaine, imminente. L’homme intrépide lutte contre elle avec une énergie désespérée. Il trébuche, fait un pas pour rattraper son équilibre, s’accroche au lit, ne veut pas tomber. Dans ce simple faux pas, quarante ans d’une volonté magnanime, à sa plus haute tension, se dépensent en une seconde, pour un dernier effort, surhumain, capable de fixer un moment la destinée.
Il est donc vrai que, jusqu’à ce que la nuit le dérobe, le recouvre à son tour, le tenace bourreau qui s’amuse des hommes comme d’une proie l’entoure de ses prestiges, l’appelle, l’égare, ordonne ou caresse, retire ou rend l’espérance, prend toutes les voix, ange ou démon, innombrable, efficace, puissant comme un Dieu. Comme un Dieu ! Ah ! qu’importe l’enfer et sa flamme, pourvu que soit écrasée, une fois, rien qu’une fois, la monstrueuse malice ! Est-il possible. Dieu veut-il, que le serviteur qui l’a suivi trouve à sa place le roi risible des mouches, la bête sept fois couronnée ? À la bouche qui cherche la Croix, aux bras qui la pressent, donnera-t-on cela seulement ? Ce mensonge ?… Est-ce possible ? répète le saint de Lumbres à voix basse, est-ce possible ?… Et tout aussitôt :
— Vous m’avez trompé, s’écrie-t-il.
(La douleur aiguë qui le ceignait d’un effroyable baudrier desserre un peu son étreinte, mais sa respiration s’embarrasse. Son cœur bat lentement, comme noyé. « Je n’ai plus qu’un moment », se dit le malheureux homme, soulevant de terre, l’un après l’autre, ses pieds de plomb.)
Mais rien n’arrête celui qui, les mâchoires jointes et se rassemblant tout entier dans une seule pensée, avance à l’ennemi vainqueur et mesure son coup. Le saint de Lumbres glisse ses mains sous les petits bras raides, tire à demi au dehors le léger cadavre. La tête retombe et roule sur l’une et l’autre épaule, puis glisse en arrière, immobile. Elle a l’air de dire : « Non !… Non ! » avec le joli geste las des enfants gâtés. Mais qu’importe au rude paysan forcé jusque dans sa suprême espérance, et que retient debout une colère surhumaine, un de ces sentiments élémentaires, rage d’enfant ou de demi-dieu ?
Il élève le petit garçon comme une hostie. Il jette au ciel un regard farouche. Comment espérer reproduire le cri de détresse, la malédiction du héros qui ne demande pitié ni pardon, mais justice ! Non, non ! il n’implore pas ce miracle, il l’exige. Dieu lui doit. Dieu lui donnera, ou tout n’est qu’un songe. De lui ou de Vous, dites quel est le maître ! Ô la folle, folle parole, mais faite pour retentir jusqu’au ciel, et briser le silence ! Folle parole, amoureux blasphème !…
À celui qui fit entrer la mort dans la famille humaine la puissance est peut-être dispensée de détruire la vie même, de la restituer au néant dont elle est tirée. Qu’il ait souffert en vain, soit ! Mais il a cru. — Montrez-Vous, s’écrie-t-il, de cette voix intérieure, où se manifeste au monde invisible l’incompréhensible pouvoir de l’homme, montrez-Vous, avant de m’abandonner pour toujours !… Ô le misérable vieux prêtre, qui jette au vent ce qu’il a pour obtenir un signe dans le ciel ! Et ce signe ne lui sera pas refusé, car la foi qui transporte des montagnes peut bien ressusciter un mort… Mais Dieu ne se donne qu’à l’amour.
Chapitre VIII
Nous ne tenons du saint de Lumbres lui-même qu’un récit très court, ou plutôt des notes écrites à la hâte, et dans un désordre d’esprit voisin du délire. La rédaction en est maladroite, si naïve qu’il est impossible de les transcrire sans les modifier. Rien n’y rappelle l’homme extraordinaire sur qui furent essayées toutes les séductions du désespoir ; mais on y retrouve, au contraire, l’ancien curé de Lumbres, avec son humilité candide, son respect des supérieurs et même une déférence un peu basse, la crainte servile du bruit, une parfaite défiance de soi, jointe à un accablement profond, sans remède et qui fait trop prévoir sa fin.
Toutefois, quelques-unes de ces lignes méritent d’être tirées de l’oubli. Ce sont celles où, soucieux seulement de noter bien exactement la succession des faits dont il fut le seul témoin, il transcrit pour ainsi dire mot à mot les derniers instants de sa merveilleuse histoire. Les voici telles quelles :
Je tins une minute ou deux le petit cadavre entre mes bras, écrit-il, puis je tâchai de l’élever vers la Croix. Si léger qu’il fût, j’avais grand mal à le retenir, tant mon bras gauche était faible et douloureux. J’y parvins cependant. Alors, fixant Notre-Seigneur et rappelant avec force à ma pensée la pénitence et les fatigues de ma pauvre vie, le bien que j’ai pu faire parfois, les consolations que j’ai reçues, je donnai tout, sans réserves, pour que l’ennemi qui m’avait poursuivi sans repos, et qui me dérobait à présent jusqu’à l’espérance du salut, fût enfin humilié devant moi par un plus puissant que lui… Ô mon père, j’aurais sacrifié à ceci jusqu’à la vie éternelle !…
…Mon père, il est trop vrai ; le diable, qui avait de moi pris possession, est assez fort et assez subtil pour tromper mes sens, égarer mon jugement, mêler le vrai au faux. J’accepte, je reçois par avance votre décision souveraine. Mais le prodige est encore dans les yeux qui l’ont vu, dans les mains qui l’ont touché… Oui ! pendant un espace de temps que je n’ai pu fixer, le cadavre a paru revivre. Je l’ai senti tout chaud sous mes doigts, tout palpitant. La petite tête renversée en arrière s’est retournée vers moi… J’ai vu les paupières battre et le regard s’animer… Je l’ai vu. Dans ce moment une voix intérieure me répétait la parole : Nunquid cognoscentur in tenebris mirabilia tua, et justitia tua in terra oblivionis ? J’ouvrais la bouche pour la prononcer lorsque cette même douleur aiguë, indicible, que je ne peux comparer à rien, me terrassa de nouveau. Une seconde encore, j’essayai de retenir le petit corps qui m’échappait. Je le vis retomber sur le lit. C’est alors que retentit derrière moi un cri terrible.
Il l’avait entendu, en effet, ce cri terrible, suivi d’un plus affreux rire. Alors il s’était enfui de la chambre, comme un voleur, droit vers la porte ouverte et le jardin plein de soleil, sans tourner la tête, sans rien voir, que des ombres, qu’il repoussait sans les reconnaître, de ses deux bras tendus… Derrière lui, les voix s’éteignirent une à une, pour se confondre dans une seule rumeur vague, bientôt recouverte… Il fit encore quelques pas, reprit son souffle, ouvrit les yeux. Il était assis sur le talus de la route de Lumbres, son chapeau tombé près de lui, le regard encore ivre. Une carriole roulait au grand trot, dans la poussière dorée, l’homme en passant fit même un large sourire et salua du fouet… « Ai-je donc rêvé ? » disait le malheureux prêtre, le cœur battant…
Le curé de Luzarnes était devant lui.
Un curé de Luzarnes pâle, essoufflé, bégayant, mais retrouvant peu à peu son prestige et son assurance, à la vue du malheureux qui se relevait à grand’peine, s’efforçait de se tenir debout, tête nue, ses cheveux gris en désordre, pareil à un vieil écolier.
— Malheureux ! s’exclama le futur chanoine, aussitôt qu’il fut sûr de parler avec la fermeté convenable, malheureux ! Votre état peut faire pitié ; je vous plains. Mais je me plains encore d’avoir cédé à votre folie, attiré sur cette pauvre maison un autre malheur affreux, compromis notre dignité à tous — oui ! — à tous, par une manifestation ridicule… Et cette fuite ! Ah ! mon cher confrère, ce défaut de courage m’étonne de vous… Et maintenant (reprit-il après un silence, où il s’écoutait encore les yeux clos), et maintenant, qu’allez-vous faire ?
— Que voulez-vous que je fasse ? répondit le saint de Lumbres. J’ai commis une faute dont je soupçonne à peine la gravité. Dieu la connaît. Je mérite bien votre mépris.
Il ajouta tout bas quelques mots confus, hésita longtemps, puis, humblement, la tête penchée vers le sol, d’une voix presque inintelligible :
— Et maintenant… et maintenant… si vous voulez me dire… ce petit mort, que j’ai tenu dans mes bras ?…
— Ne parlez pas de lui ! répondit le curé de Luzarnes, avec une brutalité calculée.
À ce coup, il frémit sans répondre, mais jeta sur son juge un regard singulier.
— La comédie presque sacrilège que vous avez jouée (sans mauvaise intention, mon pauvre ami !) a eu un dénouement que vous ne semblez pas connaître… Soyons sérieux ! Il n’est pas possible que vous n’ayez vu ni entendu…
— Entendu… répondit le saint de Lumbres… entendu… Qu’ai-je entendu ?…
— Qu’ai-je entendu ! s’écria l’ancien professeur. Expliquez-vous ! Vous êtes bien capable, après tout, de n’avoir prêté vos oreilles qu’à des voix imaginaires. Je ne veux pas croire qu’un homme tel que vous, un ministre de paix, ait laissé derrière lui sans remords une femme, une mère, que votre odieuse mise en scène a failli tuer[1] et qui est, à la minute où je parle, en plein accès de démence ?
Mais comme le vieux prêtre le considérait avec une stupeur évidemment sincère, il baissa le ton pour continuer, avec l’empressement des sots à se vider d’un mauvais et tragique récit :
— Ainsi, vous ignorez donc ! Vous ne savez pas que la malheureuse s’était glissée dans la chambre, derrière vous ? Que s’est-il passé ? Vous devez le savoir mieux que moi… Nous avons entendu un cri, un éclat de rire… Puis vous avez traversé la pièce comme un égaré… Elle voulait vous suivre ; nous la retenions à grand’peine ; c’était un spectacle affreux… Hélas ! pourquoi m’étonnerais-je qu’une faible femme dans le malheur ait subi l’entraînement de votre éloquence, la contagion de vos gestes, de votre imagination exaltée, puisque moi-même… un cerveau comme le mien… tout à l’heure… en était à douter du vrai et du faux… Elle répétait : « Il vit ! Il vit !… Il va revivre !… » Elle voulait qu’on courût, qu’on vous ramenât… Miséricorde !
Il s’arrête un moment, souffle, et demande, les bras croisés :
— Voici les faits… Qu’en pensez-vous ?
— Je suis perdu, répondit le curé de Lumbres, avec calme, se redressant de toute sa hauteur. Puis il parut poursuivre du regard, dans le ciel vide, son invisible ennemi.
— Je suis perdu, reprit-il… J’étais fou… un dangereux fou… Je m’exécuterai moi-même — oui — je dois me rendre moi-même inoffensif… Une espérance me reste, c’est que le temps m’est mesuré, très mesuré… J’ai senti tout à l’heure, mon ami, la première attaque d’un mal que j’attribuais… enfin une douleur bien étrange et qui, je le sens, redoublera d’une minute à l’autre, pour m’emporter…
Il me décrivit fort nettement, rapporte le curé de Luzarnes dans les notes déjà citées, une crise classique d’angine de poitrine. Je le lui dis sans ménagements. J’aurais désiré ajouter quelques conseils (d’expérience, hélas ! ma vénérable mère étant morte de cette redoutable maladie). Mais, après m’avoir fait répéter deux fois ce mot d’angor pectoris qu’il ignorait, je le vis ramasser par terre son chapeau, l’essuyer de sa manche, et partir sans vouloir m’entendre, à grands pas.
1. On sait que Mme Havret fut guérie quelques mois après au cours d’un pèlerinage à l’église de Lumbres.
Parmi tant de conversions extraordinaires, dont on ne sait déjà plus le nombre, il est curieux de constater que cette guérison miraculeuse est la seule qui puisse être attribuée, jusqu’à ce jour, à l’intercession de l’abbé Donissan.
Chapitre IX
Qu’elle est longue la route du retour, la longue route ! Celle des armées battues, la route du soir, qui ne mène à rien, dans la poussière vaine !… Il faut aller, cependant, il faut marcher, tant que bat ce pauvre vieux cœur, — pour rien, pour user la vie, — parce qu’il n’y a pas de repos tant que dure le jour, tant que l’astre cruel nous regarde, de son œil unique, au-dessus de l’horizon. Tant que bat le pauvre vieux cœur.
Voici la première maison du village, puis le raccourci, entre deux haies inégales, à travers prés et pommiers, qui débouche à l’entrée du cimetière, dans l’ombre même de l’église. Voici l’église de Lumbres, comme une ombre.
Le curé de Lumbres est entré, sans être vu, par la petite porte qui s’ouvre dans la sacristie même. Il s’est laissé tomber sur une chaise, le regard aux briques du sol, pétrissant son chapeau dans ses mains, encore incapable de fixer à rien sa mémoire en déroute, écoutant seulement le choc régulier du sang aux artères de son cou, avec une attention stupide.
Certes, il ne reste rien du grand vieillard en pleine révolte, en plein défi ! Pas une seconde, jusqu’à la fin, il ne trouvera la force nécessaire pour rassembler ses souvenirs, ou les démêler. L’idée seule d’un discernement si douloureux lui est odieuse, insupportable. Ah ! qu’il entretienne plutôt en lui ce demi-sommeil ! L’effort a été trop rude et il est tombé de trop haut ; les tentations ordinaires ne sont que des rêves d’enfant, une rumination monotone, un ressassement, pareil au bavardage insidieux d’un juge. Mais lui, c’est le bourreau qui l’a questionné.
Il garde, par geste inconscient, la main pressée sur sa poitrine, à la place même où la douleur endormie a sa racine. Plus que la terreur, cependant, d’une agonie nouvelle, la crainte l’oppresse d’abord du jugement de ses confrères, de leurs discours, des réprimandes et des sanctions de l’archevêque. Les larmes lui montent aux yeux. Il traîne sa chaise auprès d’une petite table et, la tête vide, le cœur lâche, le dos arrondi sous la menace, il s’efforce d’écrire bien lisiblement, bien proprement, pour une enquête possible, d’une belle écriture d’écolier, cette espèce de rapport dont nous avons cité plus haut quelques lignes.
Il écrit, rature, déchire. Mais, à mesure qu’il en fixe le détail sur le papier, sa miraculeuse aventure se dissipe dans son esprit, s’efface. Il ne la reconnaît plus ; il y est comme étranger. L’effort même qu’il fait pour la ressaisir brise en lui la dernière, la fragile trame du souvenir, et le laisse les coudes sur la table, les yeux vagues, insensible.
Combien d’heures restera-t-il ainsi, regardant sans la voir une étroite fenêtre grillée, dans l’épaisseur de la pierre, où repasse au dehors la branche d’un sureau balancée par le vent, au soleil, tantôt noire et tantôt verte ? L’homme qui vint à midi sonner l’Angélus aperçut à travers la petite lucarne de la porte, dans l’ombre, son chapeau tombé à terre, et son bréviaire, dont il vit les images et les signets éparpillés sur le sol. À cinq heures, un élève du catéchisme de Première Communion, Sébastien Mallet, venu pour rechercher un livre oublié, trouva la porte close, mais, n’entendant rien, s’en fut. « Je n’osai pas frapper trop fort, ni appeler, dit-il ensuite, car l’église était déjà pleine de monde, et j’avais bien peur qu’on ne m’interrogeât. »
C’était l’heure en effet où la foule des pèlerins que la diligence automobile de Plessis-Baugrenan amène chaque jour à Lumbres se pressait au confessionnal du saint, dans la chapelle des Anges. Foule singulière, où l’on vit coude à coude tant de personnages tragiques ou comiques, tant de marionnettes illustres que la chaleur d’une grande âme élevait un moment au-dessus du banal mensonge, restituait au règne humain ! Ce soir-là, plus nombreuse encore, énervée par l’attente ou peut-être agitée d’un pressentiment obscur, dans la vieille église en rumeur… À chaque battement de la grand’porte, les visages inquiets — ces visages tendus que les familiers du pèlerinage n’oublieront jamais — se tournaient vers le seuil un instant lumineux, puis rentraient dans l’ombre tous ensemble. Les chuchotements discrets, les toux nerveuses qu’on étouffe de la main, mille petits gestes divers d’impatience ou de curiosité, finissaient par se confondre en un seul bruit étrange, comparable au piétinement d’un troupeau dans l’orage et la pluie. Soudain, ce bruit même cessa ; tout se tut. La porte de la sacristie grinçait dans un silence solennel. Le curé de Lumbres parut.
— Dieu, qu’il est pâle ! dit une voix de femme, au loin, dans la nef.
Ce cri, entendu nettement, rompit le charme. Le troupeau retrouva son maître et respira.
Déjà le vieux prêtre gagnait son confessionnal, lentement, la tête un peu penchée sur l’épaule droite, la main toujours pressée sur son cœur. Au premier pas, il crut tomber. Mais un remous de la foule l’avait déjà porté au but ; elle se refermait sur lui. Encore un coup, il était leur proie.
Il ne leur échappera plus. Il reste debout, dans l’épaisse nuit, sa haute taille pliée en deux, la nuque au plafond de chêne, cherchant son haleine. Il abandonne à la souffrance un corps inerte, humilié, sa dépouille. Sa stupide patience lasserait le bourreau.
Mais qui pourra lasser jamais celui-là qui l’observe, invisible, et se satisfait de son agonie ? Il faut que le misérable vieillard, un moment rebelle, presque vainqueur, sente sur lui jusqu’à la fin cette puissance qu’il a bravée… Plût à Dieu qu’il reconnût au moins, face à face, son ennemi ! Mais ce n’est pas cette voix qu’il entendra, ce dernier défi… Voici qu’à travers la douleur aiguë la conscience lui revient, par degrés, qu’il écoute… Il écoute un murmure bientôt plus distinct… monotone… inexorable. Il le reconnaît… Ce sont eux. Un par un, hommes et femmes, les voilà tous, dont il sent le souffle monter vers lui, moins détestable que leur parole impure, mornes litanies du péché, mots souillés depuis des siècles, ignoblement ternis par l’usage, passant de la bouche des pères dans celle des fils, pareils aux pages les plus lues d’un mauvais livre, et que le vice a marquées de son signe — contresignées — dans la crasse de milliers de doigts. Elle monte, cette parole ; elle recouvre peu à peu le saint de Lumbres encore debout. Comme ils se hâtent ! Comme ils vont vite !… Mais, sitôt le souffle revenu, vous les verrez — ah ! vous les verrez ces affreux enfants ! — chercher, tâter des lèvres la hideuse mamelle que Satan presse pour eux, gonflée du poison chéri !… Jusqu’à la mort, lève la main, pardonne, absous, homme de la Croix, vaincu d’avance !
Il écoute, il répond comme en rêve, mais avec une extrême lucidité. Jamais son cerveau ne fut plus libre, son jugement plus prompt, plus net, tandis que sa chair n’est attentive qu’à la douleur grandissante, au point fixe d’où la souffrance aiguë s’irradie, pousse en tous sens ses merveilleux rameaux, ou court sous la trame des nerfs, pareille à une navette agile. Elle a pénétré si avant qu’elle semble atteindre la division du corps et de l’esprit, faire deux parts du même homme… Le saint de Lumbres à l’agonie n’a plus commerce qu’avec les âmes. Il les voit, de ce regard sur lequel la paupière est déjà retombée, — elles seules… Crispé à la cloison sonore, les reins douloureusement pressés sur la stalle où il n’ose s’asseoir, la bouche ouverte pour respirer l’air épais, ruisselant de sueur, il n’entend que ce murmure à peine distinct, la voix de ses fils à genoux, pleine de honte. Ah ! qu’ils parlent ou se taisent, la grande âme impatiente a déjà devancé l’aveu, ordonne, menace, supplie ! L’homme de la Croix n’est pas là pour vaincre, mais pour témoigner jusqu’à la mort de la ruse féroce, de la puissance injuste et vile, de l’arrêt inique dont il appelle à Dieu. Regardez ces enfants, Seigneur, dans leur faiblesse ! leur vanité, aussi légère et aussi prompte qu’une abeille, leur curiosité sans constance, leur raison courte, élémentaire, leur sensualité pleine de tristesse…, entendez leur langage, à la fois fruste et perfide, qui n’embrasse que les contours des choses, riche de la seule équivoque, assez ferme quand il nie, toujours lâche pour affirmer, langage d’esclave ou d’affranchi, fait pour l’insolence et la caresse, souple, insidieux, déloyal. Pater, dimitte illis, non enim sciunt quid facient !
Chapitre X
— Hélas ! précisait le curé de Luzarnes, j’ai payé jadis mon expérience assez cher ! Mon infortuné confrère a failli mourir devant moi d’une crise d’angine de poitrine, et vous en conviendrez tout à l’heure…
Ce disant, il marchait à grands pas sur la route de Lumbres, suivi du jeune médecin de Chavranches, au trot. Ce praticien encore imberbe, établi depuis peu de mois, jouissait d’une réputation professionnelle à peine au-dessus de ses mérites. L’aplomb de son bavardage, ses audaces de carabin et, par-dessus tout, son mépris de la clientèle, lui avaient gagné tous les cœurs. Nulle bourgeoise qui ne rêvât, pour sa demoiselle, un aveu de cette bouche insolente, et le secours de ses deux mains expertes, aussi capables que la lance fameuse de guérir les blessures qu’elles font. Pas un mourant qui n’ambitionnât d’entendre à son lit funèbre quelqu’une de ces paroles consolantes, pimentées, mezzo voce, d’une plaisanterie de cannibale. Car le muscadin ne fait plus le compte de ceux qui, par ses soins — et pour imiter son langage — trépassèrent à la rigolade.
— Mon Dieu ! c’est bien possible, l’abbé, répondit-il d’un ton conciliant.
Appelé en grande hâte et sur le conseil de M. le curé de Luzarnes, il avait trouvé la maîtresse du Plouy en pleine crise de délire, à laquelle l’épuisement seul mit fin. Mais, vers le soir, et la malade endormie :
— Mon cher docteur, s’était-il écrié, j’ai à vous demander comme un service personnel : Votre automobile, dites-vous, doit vous reprendre ici vers sept heures ? Il en est cinq à peine. Accompagnez-moi tout doucement jusqu’à Lumbres. Une fois là-bas, qui vous empêche de téléphoner à votre mécanicien de Chavranches, qui viendra vous y chercher ? Entre temps, vous aurez examiné sérieusement mon pauvre confrère, et je connaîtrai votre avis.
— Vous le connaissez depuis longtemps ! dit le jeune praticien, non sans gaieté. Une nourriture peu substantielle, pas d’exercice, le séjour dans un presbytère vermoulu, l’église humide, le confessionnal sans lumière et sans air, une hygiène du xiiie siècle, ma parole !… Angor pectoris à part, il n’en faut pas plus pour achever un organisme déjà surmené !… Mais qu’est-ce que vous voulez bien que j’y fasse ?
— J’ai mon ministère, vous avez le vôtre, répondit le curé de Luzarnes, noblement. Notre raison d’être, c’est la pitié pour les faibles, l’humanité. Que mon pauvre collègue soit ceci ou cela, que vous importe ? Et, si vous dites vrai, ce ne serait encore qu’un de ces cas de déformation professionnelle, qui méritent l’attention de l’observateur, et les soins du praticien…
— Bon ! Bon ! j’irai… concéda-t-il. Et d’ailleurs, il y a du plaisir à discuter avec un prêtre comme vous, ajouta le docteur de Chavranches.
C’est ainsi qu’ils décidèrent de faire ensemble — et dans un sentiment peu différent — le pèlerinage de Lumbres. À l’entrée du village une pluie fine se mit à tomber ; la route blanche, sous leurs pas, se teignit d’ocre ; un brouillard au goût de lierre flottait au-dessus. On les vit hâter le pas. L’herbe du cimetière ruisselait d’eau ; la grille, sans cesse ouverte et refermée, grinçait lamentable et le haut porche de pierre grise fouetté par l’averse semblait, dans l’ombre mourante, se tendre et palpiter comme une voile. Puis ils entrèrent côte à côte, dans l’église déjà presque vide.
Là, M. le curé de Luzarnes, reposant paternellement la main sur l’épaule de son compagnon :
— Monsieur Gambillet, dit-il à voix basse, je vous aurais épargné volontiers cette visite au sanctuaire, peut-être embarrassante pour vous, mais n’attendrez-vous pas plus agréablement ici que dans une salle de presbytère, aussi froide et aussi nue qu’un parloir de dames Clarisses ? D’ailleurs, le gros de la foule est heureusement dispersé. L’abord du confessionnal me paraît libre, et, si mon vénéré confrère prend quelque repos à la sacristie, il ne fera pas difficulté, j’espère, à nous suivre aussitôt chez lui !
Ayant ainsi parlé, il disparut. Le jeune Chavranchais, toujours immobile auprès du bénitier, n’entendit plus un moment que l’écho de sa voix lointaine, le claquement d’une porte, la glissade des gros souliers sur les dalles. Devant lui, une à une, les dévotes attardées, d’un pas menu, leur main furtive au bord de la vasque de marbre, passèrent à le toucher, laissant tomber sur lui un regard de leurs yeux graves. Puis le sacristain paysan souffla les dernières lampes. Enfin le curé de Luzarnes reparut.
— Chose bien surprenante, fit-il. Mon confrère a dû quitter l’église ; nous ne l’y trouvons plus. Les confessions d’ailleurs, à ce qu’on m’a dit, sont terminées depuis quarante minutes au moins… Il faut se rendre à l’évidence, monsieur Gambillet… Par la porte du cimetière, sans doute, il a dû regagner la maison… Faites ce dernier petit effort, ajouta-t-il de ce ton familier auquel on ne refuse rien.
— Qu’est-ce que cela me fait ? répondit obligeamment le docteur de Chavranches. Mon auto me prend ici vers dix-neuf heures ; j’ai le temps… Mais pour un moribond, l’abbé, votre ami est bien ingambe…
Il acheva d’exprimer sa pensée par un sifflement distrait. Car, attendant sans impatience, avec une mâle fermeté, le moment de passer à son tour au premier plan, il eût jugé peu digne d’en paraître ému. Mais ce fut en vain qu’ils interrogèrent la vieille Marthe, dans le parloir aux deux bécassines ; elle n’avait pas revu son maître, et ne l’attendait pas si tôt.
— Pauvre cher homme qui dîne à des heures impossibles, et passe plus d’une fois la nuit tout entière à genoux sur le pavé, dans la chapelle des Saints-Anges !
— Il y est encore, messieurs, sûr comme vous voilà ! Vous le trouverez dans le petit retrait de la muraille, derrière la table à burettes — une place qu’il aime, — aussi seul qu’en plein bois de Bargemont.
— Ladislas ! dit-elle au sacristain qui parut alors sur le seuil, une pile de linge aux bras, l’as-tu vu, toi, en faisant la ronde ?
Mais le bonhomme secoua la tête.
— On ferme les portes de l’église, expliqua-t-elle, à six heures, et Ladislas ne les ouvrira qu’à neuf heures, à la prière du soir et au salut. C’est le moment que notre curé se réserve pour mettre un peu d’ordre là-bas, voyez-vous, et ranger à sa mode… Pensez ! Il a obtenu de Monseigneur que le Saint-Sacrement serait exposé toute la nuit !… Donnes-tu les clefs à ces messieurs ? demanda-t-elle à Ladislas, avec un peu d’embarras.
— J’aime autant les accompagner moi-même, répondit le sacristain, bourru. J’ai une consigne, après tout, la mère ! Le temps de casser une croûte, et de boire un verre de vin.
La bonne femme, derrière son dos, branla sa cornette.
— Je m’en doutais bien, messieurs, fit-elle. Mais il aura tôt fait de souper, car il ne mange guère. C’est un mal disant, voyez-vous, mais sans plus de méchanceté qu’un enfant.
— Nous l’attendrons donc, fit le curé de Luzarnes d’un air pincé, interrogeant du regard son compagnon.
— Et… Et j’ai encore une proposition à vous faire, commença la vieille Marthe, après avoir toussé pour s’éclaircir la voix. Il y a dans la pièce à côté (celle que notre saint du bon Dieu appelle son oratoire, rapport à ce qu’il y confesse aussi) un grand monsieur venu de loin, tout exprès, pour notre curé, un vieux avec la Légion d’honneur, bien honnête, ma foi ! bien gentil, et qui doit trouver le temps long.
Le docteur de Chavranches fit des deux mains le geste qui jetait au diable le vieux et sa croix d’honneur.
— Quelque général en retraite ?… proposa l’ancien professeur de chimie, avec un sourire complice.
— La carte est sur la table — oui, là devant vous, messieurs, — dit-elle, découragée. Mais il a des yeux si doux, si caressants. Non ! ça n’est pas ça, un militaire !
Le carré de bristol était déjà sous le nez de Gambillet, qui rougit comme un enfant.
— Oh ! oh ! cela change d’aspect ! fit-il du ton d’un connaisseur…
Il tendit la carte au curé de Luzarnes, qui chancela.
— Antoine Saint-Marin… bredouilla le futur chanoine, la bouche humide.
— De l’Académie française, répondit l’autre, comme un écho.
Le jeune praticien prit une pose, et parut chercher un moment quelque chose…
— Introduisez-nous ! dit-il enfin.