2
DANS L'ATTENTE
ATTACHÉE À LA SAINTE VIERGE
« Je
m’attachai à la très sainte Vierge par une dévotion toute particulière;
j'admirais avec quelle miséricorde cette divine Mère m'avait retirée de
l'abîme. Ma confiance en elle augmentant, il me vint en pensée de Lui demander
la grâce qu'elle fît de moi une religieuse. Marie, sans doute, entendit ma
prière, car bientôt je sentis ces désirs de quitter le monde se fortifier dans
mon âme. Mais que faire ? Je n'osais en parler à mon confesseur. Un jour que ma
souffrance était extrême et que la grâce me pressait fortement au sujet de ma
vocation, je courus à l'autel de ma mère la Vierge Marie, et je déposai dans
son cœur maternel les sentiments qui agitaient si vivement mon esprit. La très
sainte Vierge me tira bientôt d'inquiétude. Il y avait dans la chapelle, droit
en face de sa belle statue d'argent, un confessionnal où se tenait
ordinairement un de ses zélés serviteurs, ce vicaire dont j'ai déjà parlé, qui
m'avait donné le rôle de religieuse à la conférence du catéchisme dans laquelle
on me demanda si je voulais être carmélite. Étant donc devant la très sainte
Vierge à la supplier de m'assister dans ce combat intérieur, tout à coup, je
vois ce bon prêtre arriver à son confessionnal, et il me sembla qu'il me
faisait signe d'y entrer. Je ne sais trop comment cela se fit, car je ne lui
avais jamais parlé de mon âme, et le voilà qui me dit tout ce qui s'y passait.
— Vous
voulez être religieuse, mon enfant, et pour y parvenir il vous semble avoir une
montagne à gravir; n'est-ce pas que je devine bien?
Enchantée
de trouver un consolateur si inattendu, je lui ouvre mon cœur avec franchise:
il examine tout et il déclare que j'ai une bonne vocation. Encouragée par ses
conseils, je vais trouver mon confesseur, à qui je n'avais osé m'ouvrir à ce
sujet, et je lui expose mes désirs d'entrer en religion. Il me répondit:
— Vos
sentiments s'accordent parfaitement avec les miens; car j'ai toujours pensé que
vous seriez religieuse.
Cette
réponse me remplit de joie. Il m'engagea, peu de jours après, à attendre la
saison du printemps pour mon départ; mais, hélas! Je devais passer par les
mains d'un autre père spirituel qui n'était pas si décidé à m'envoyer au
couvent. Pendant cinq ans il dut travailler à la destruction du mur de mon
orgueil et de mon amour-propre, avec le marteau de la mortification, avant de
me trouver digne d'habiter la solitude du Carmel. [1]
— Ma
file, je me charge de votre conduite pour la gloire de Dieu et le salut de
votre âme. [2]
Ces
paroles m'inspirèrent une grande confiance en sa direction. Alors il voulut
sonder le terrain: il me dit de lui donner par écrit connaissance de quelle
manière Notre-Seigneur avait conduit mon âme par le passé, et quelles étaient
mes dispositions actuelles. Je fis une petite notice que je lui remis; ensuite
il me fit un règlement de vie. Au bout de quelque temps, je le priai de
s’occuper de ma réception dans un couvent :
— Ah ! ma fille, vos passions ne sont
qu'égratignées, il faut qu'elles soient immolées.
J'avais
un si vif désir d'être Carmélite, que j'aurais passé par le feu, si cela eût
été nécessaire, pour le devenir; aussi je commençai avec une nouvelle ferveur à
travailler à ma perfection.
Il
commença par me prémunir contre les petites faiblesses trop ordinaires aux
dévotes :
— Ma fille, me dit-il, n'allez point consulter
plusieurs directeurs. Si vous voulez que je sois véritablement votre père, je
veux que vous soyez véritablement ma fille; soyez simple comme un enfant; c'est
ici qu'il faut tout dire, mais point d'épanchement ailleurs, car tout cela ne
vaut rien; ne parlez jamais ni de votre confesseur ni de vos pénitences; allez
droit à Dieu avec un esprit de foi; point de retours inquiets sur votre âme;
tous ces retours inutiles, c'est de la paille pour le purgatoire;
appliquez-vous à vous connaître et à connaître Dieu; plus vous le connaîtrez,
plus vous l'aimerez; ayez toujours l'air joyeux et ne soyez point comme ces
personnes tristes qui semblent, en portant le joug du Seigneur, porter un
fardeau. Ah! ma fille, quelle belle route le Seigneur vous appelle à parcourir!
Voyez quel en sera le terme:
préparez-vous aux grands desseins de Dieu sur vous.
Voilà
un échantillon des sages conseils que je recevais de ce père: grâce à Dieu, ils
fructifièrent dans mon âme. Il me prêtait des livres qui traitaient de
l'oraison et de l'esprit intérieur, et des vies de Saints. Tous ces secours
spirituels me fortifiaient et allumaient dans mon cœur un plus vif désir
d'embrasser la vie religieuse; mais quand je lui exprimais ce désir si violent
de quitter le monde, il me répondait tout tranquillement :
— Ma fille ; l'habit ne fait pas le moine...
Je
voyais, par cette réponse, que j'avais encore du travail à faire; je priais
continuellement la très sainte Vierge, ma chère protectrice, de me conduire
comme Carmélite dans une maison où elle serait bien aimée. Je priais aussi
beaucoup le glorieux saint Joseph et lui demandais le don d'oraison: pour
obtenir cette grâce précieuse et les autres dont j'avais besoin, surtout celle
d'être religieuse, je faisais de petits pèlerinages en son honneur; je mangeais
mon pain sec à déjeuner les mercredis; et les samedis, c'était en l'honneur de
la très sainte Vierge. J'avais une grande dévotion à la sainte Famille:
Jésus, Marie Joseph faisaient toute mon occupation. Oh ! bienheureuse Famille, leur disais-je, si
j'avais eu le bonheur, lorsque vous étiez sur la terre, d'y être aussi,
assurément, n'importe dans que pays vous auriez été, je serais allée vous
trouver pour avoir l'honneur de vous servir en qualité de petite domestique.
UN LIVRE… ET LA SAINTE FAMILLE
Mon directeur me prêta la Vie de sainte Thérèse;
lorsque je lus la promesse que Notre-Seigneur lui fit, à la fondation de son
premier couvent, Saint-Joseph d'Avila, qu'il demeurait au milieu de cette
maison, la sainte Vierge et saint Joseph gardant la porte chacun d'un côté, oh!
alors ma joie fut extrême: plus de doute que je dusse solliciter une place au
Carmel, demeure de la sainte Famille. Je tourmentais souvent mon confesseur, pour qu'il s'occupât de cette
affaire; mais afin de m'éprouver, il ne me donnait que des réponses évasives,
telles que: «Nous verrons à cela; les moments de Dieu ne sont pas encore
arrivés.» Une fois, il me dit :
— Croyez-vous, ma fille, que je veuille vous voir
imiter ces jeunes personnes qui courent au couvent et qui reviennent aussitôt ?
Non, mon enfant: quand je vous y enverrai, vous y serez préparée. »
« Ils
étaient si malheureux,[3] surtout en hiver, où
le mari n'avait pas d'ouvrage, que leur pauvre petite demeure ressemblait à
l'étable de Béthléem. Ils se trouvaient là sans bois, sans feu et sans
pain. Une si précieuse occasion de soulager la sainte Famille, que ces bonnes
gens me représentaient, ne me permit pas de rester oisive à leur égard. Par la grâce de Dieu, je les pris en
grande affection et leur prodiguai tous les soins que réclamait leur indigence.
Depuis cette époque jusqu'à mon entrée au Carmel, mes petits moyens ne me
permettaient pas de satisfaire à tous leurs besoins; mais la sainte Famille,
que je servais en leur personne, me rendait si éloquente à plaider leur cause
auprès des personnes de ma connaissance, qu'on ne savait rien me refuser.
Tout
mon bonheur était de les visiter et de les instruire de la religion, dont sans
doute l'extrême pauvreté les avait éloignés; je les faisais aller à confesse,
et je fis faire au mari une retraite de huit jours dans la maison destinée à
cette œuvre. Si j'aimais cette pauvre famille, j'en étais aussi aimée, de sorte
que, quand le mari faisait de la peine à sa femme, ce qui arrivait de temps en
temps, j'étais appelée à juger l'affaire et à mettre la paix ».
LE DON D’ORAISON
« J'ai toujours eu un vif attrait pour l'exercice
de l'oraison. Instruite qu'on ne pouvait devenir fille d'oraison sans être amie
de la mortification, je travaillai avec grand courage à l'acquisition de cette
vertu et à la destruction de mes passions. Pour mieux y réussir, je marquais mes fautes de chaque jour et le nombre de
mes actes de sacrifice; j'avais à mon côté deux petits cordons, dans lesquels
étaient enfilés des grains de chapelet qui me servaient à cet usage. Le cordon
des mortifications était composé de quinze grains en l'honneur des quinze
mystères du saint Rosaire; et je crois que j'avais assez souvent, le soir, la
grâce de pouvoir offrir à Marie cette couronne complètement achevée. Tout ce
qui m'était agréable à voir, je ne le regardais pas; si j'avais grande envie de
dire quelque chose, je ne le disais pas, et ainsi de suite. Je faisais mon
examen général et l'examen particulier pour vaincre ma passion dominante, qui
était l'orgueil; mais le Seigneur me donna des armes pour le dompter.
Déjà
j'avais, dans le cours de ma vie, éprouvé plusieurs fois des opérations
extraordinaires de la grâce; mais si je puis m'exprimer ainsi, Notre-Seigneur
ne m'avait montré que des échantillons de ces faveurs célestes dont il devait
m'enrichir avec tant de profusion. J'avais alors le bonheur de faire la sainte
communion trois fois la semaine et le dimanche. C'était dans ce divin festin que
Notre-Seigneur se communiquait intimement à mon âme. Comme mon directeur
m'avait bien recommandé de lui dire tout ce qui se passerait en moi, avec la
simplicité d'un enfant je lui rendis compte de ces opérations surnaturelles;
mais il n'en eut point l'air étonné.
— Ma
fille, me dit-il, votre âme n'est-elle pas à Dieu ? Laissez-le donc, ce bon
maître, faire dans sa maison tout ce qu'il voudra.
Ces
paroles intérieures de Notre-Seigneur et ces communications célestes
continuèrent. Alors je pris le parti de les écrire pour les soumettre au guide
de mon âme: j'étais sûre ainsi de ne point tomber dans l'illusion. Il ne m'en
parlait jamais: ce qui me faisait grand plaisir, car j'avais une extrême
confusion de ces grâces, dont j'étais indigne. Cependant, un jour que je lui
avais remis un de ces écrits, il me vint en pensée que, si je lui lisais
moi-même comment Notre-Seigneur m'avait donné, malgré mon indignité, des
témoignages d'affection, cela m'humilierait beaucoup. Je lui en fis
part; je fus, en effet, obligée de me faire une excessive violence pour achever
cette lecture. Mais Notre-Seigneur voulut, dans sa miséricorde, faire un
contrepoids à ces grâces extraordinaires; car cette suite de faveurs
spirituelles aurait pu faire naître en moi des sentiments de vanité. Je vis un
jour dans mon âme, après la sainte communion, comme un mur qui menaçait de
s'écrouler sur moi; il me fut dit de ne rien craindre, que cela ne servirait
qu'à écraser mon amour-propre. J'ai
compris depuis que c'était l'emblème d'une longue série d'humiliations et de
mortifications, voie pénible à la nature, dans laquelle Notre-Seigneur me fit
entrer peu de temps après.
Comme
on ne peut rien sans la grâce, ce divin Maître produisit en mon âme un amour
extrême des souffrances et des humiliations, afin de détruire entièrement le
mur de mon orgueil qui empêchait ma parfaite union avec Lui, et faire naître en
moi la violette de l'humilité qui attire Jésus dans les cœurs. Je demandais
avec ferveur l'amour des humiliations. Je fis part à mon directeur de ces
désirs ardents que j'éprouvais, et je le priai de ne point m'épargner :
— Mon
père, lui dis-je, n'écoutez point les cris de la nature; immolez mon orgueil.
Comme
il ne se pressait jamais dans ses décisions, il attendit encore cette fois,
pour voir, sans doute, si c'était une ferveur passagère trop commune aux jeunes
personnes. A la fin, il me dit un jour :
— Ma
fille, je crois que Notre-Seigneur veut vous faire passer par-dessus les voies
ordinaires. Allez donc devant le Saint-Sacrement, et pensez devant Dieu à ce
que vous pourriez faire pour vous humilier; choisissez tout ce qu'il y a de
plus parfait en fait d'humiliations, et puis vous viendrez m'en rendre compte
». [4]
« Quand
j'allais chez mon directeur, pour lui rendre ou lui demander des livres qu'il
me prêtait ordinairement, il avait toujours la charité de me servir un bon plat
de ces mets d'humiliations; mais il ne devançait jamais la grâce; il fallait
que je le priasse bien de continuer le bon office qu'il me rendait.
— Eh
bien ! me disait-il, qu'est-ce que Notre-Seigneur attend de vous aujourd'hui ?
Avez-vous quelque chose à me demander !
Comme
j'étais d'un caractère extrêmement simple, et que dans cette voie, il me venait
dans l'esprit une multitude de choses: la plupart n'étaient pas praticables;
mais rien que de lui en rendre compte et de lui en demander l'exécution était
pour moi une humiliation des plus mortifiantes. Quand il voyait que j'avais de
la peine à lui parler, il me grondait un peu, mais toujours avec douceur :
— Soyez donc simple comme un petit enfant, me
disait-il ; voyez si un enfant ne dit pas simplement tout ce qui lui vient à
l'esprit sans examen.
Alors il me permettait ce qui était convenable;
pour ce qui ne l'était pas, il avait l'air également d'y consentir, et, quand
il voyait que j'avais triomphé de mon
orgueil et que je consentais à l'exécution, il me l'interdisait.
— Ma fille, s'il vous en coûte d'être humiliée, je
vous assure qu'il m'en coûte aussi d'être obligé d'humilier; mais soyez
courageuse.
Quand j'avais ainsi foulé aux pieds mon orgueil,
Notre-Seigneur inondait mon âme de consolations; mais cela m'était bien
nécessaire; car sans un secours très puissant je n'aurais jamais pu marcher par
une voie si pénible. Lorsqu'il me
venait la pensée de pratiquer quelque acte de mortification, je sentais une
grâce si pressante, qu'il m'était impossible de ne pas le faire sans craindre
d'être infidèle. Allons, disais-je pour m'encourager, il ne faut qu'un
acte héroïque pour remporter la victoire ; je peux tout en Celui qui me
fortifie. Je comprenais que la grâce
réclamait cela de moi. Alors, malgré toute l'amertume et la répugnance que j'y
éprouvais, je redemandais souvent à mon directeur de me nourrir de ce pain si
désagréable au goût de la nature. Il m'envoya plusieurs fois chez deux
demoiselles très pieuses et très discrètes à qui il avait parlé d'avance, et là
je trouvai moyen de briser mon orgueil et de pratiquer l'humilité. Mais je fus
doublement mortifiée une fois que j'étais allée faire une visite à l'une
d'elles, car je ne m'attendais nullement à ce qui m'arriva. Une de mes amies se
plaignant à moi de ce qu'une personne lui avait dit des choses humiliantes :
— Ah !
lui dis-je, vous êtes bien heureuse de trouver des humiliations toutes prêtes,
tandis qu'il y a des âmes qui sont obligées d'aller en chercher. [5]
Ah !
que je goûtais de consolation à visiter ce bon Sauveur, surtout au milieu du
jour, moment auquel il est le plus délaissé! Je répandais mon âme en sa
présence. [6]
Je
faisais souvent amende honorable au Sacré-Cœur, envers lequel je sentais une
grande dévotion. Comme je le conjurais de briser les liens qui me retenaient
dans le monde, afin que je pusse prendre mon essor vers le Carmel! J'allais
ensuite aux pieds de la très sainte Vierge, dans cette chapelle où j'avais déjà
reçu de si grandes grâces pour ma vocation. Animée d'un ardent amour,
j'épanchais mon cœur dans son sein maternel, comme fait un enfant envers celle
qu'il aime. Je l'importunais sans
cesse, lui disant : Voilà mes compagnes qui se marient; quand est-ce donc, ô ma
Mère, que vous me donnerez aussi Celui que je désire ? Je ne veux, vous le
savez, que votre Fils pour Époux...
Cette
bonne Mère m'obtint la guérison d'une maladie ; je la priai pendant neuf jours
afin d'obtenir cette grâce, et pour la remercier de ce bienfait je fis dire
quinze messes en l'honneur des mystères du saint Rosaire. Je les Lui avais
promises ». [7]
« Je
continuais à travailler chez mes pieuses tantes, qui occupaient beaucoup de
jeunes personnes. Celles-ci, voyant que, par la grâce de Dieu, je pratiquais la
vertu, et que j'avais toujours l'air gai et content, comme mon directeur me
l'avait recommandé, prirent confiance en moi et me consultaient sur leurs
petits embarras de conscience et leurs pratiques de piété. Je leur apprenais à
faire l'oraison et à s'avancer dans la vertu. Misérable pécheresse, j'avais
beaucoup reçu de Dieu, il était bien juste que je pratiquasse la charité envers
les autres. L'une de ces jeunes filles fit tant de progrès en peu de temps
qu'elle surpassa rapidement sa petite directrice, et elle entra en religion
avant moi. Nos conversations ne roulaient que sur Notre-Seigneur, la sainte
Vierge et saint Joseph, et sur l'exercice des vertus. Voyant qu'on me
consultait ainsi, moi qui avais si grand besoin de conseils, je craignis que
cela ne fût contraire à l'humilité. J'en parlai à mon confesseur, qui me dit de
continuer, parce que la piété de ces jeunes personnes servirait de supplément à
la mienne; alors je fus tranquille; mais je ne leur disais rien de ce qui se
passait dans mon intérieur; mon secret était pour moi. Il m'était aisé de leur
apprendre à faire l'oraison, car j'y trouvais moi-même une grande facilité, en
considérant Notre-Seigneur au dedans de mon âme. Cette présence du divin
Sauveur m'était si sensible, qu'il me semblait toujours le voir au milieu de
mon cœur.
Une de mes compagnes était attaquée d'une maladie
très extraordinaire; les remèdes que les médecins lui ordonnaient ne lui
apportaient aucun soulagement. J'eus
alors un sentiment intérieur que, si l'on recourait à la très sainte Vierge, la
malade serait guérie. Je l'engageai à mettre à son cou la médaille miraculeuse ;
nous fîmes ensemble une neuvaine, à la suite de laquelle cette jeune personne
fut délivrée de son mal. Ces grâces que nous recevions de la divine Marie nous
enflammaient d'amour pour elle. Je la priais continuellement de briser les
liens qui me retenaient captive; je faisais souvent brûler des cierges devant
son autel; je me préparais par une neuvaine à célébrer ses fêtes; je Lui
offrais des couronnes de fleurs et d'autres décorations; enfin je faisais tout
ce que je pouvais pour l'honorer et toucher son cœur maternel, afin qu'elle me
donnât son Fils pour Époux. tant de voeux, toujours indignes qu'ils étaient
d'être agréés par cette reine du Ciel, ne lui restèrent pas indifférents: elle
commença à lever un obstacle qui m'empêchait un peu de quitter mon père.
Mon bon
père, qui ne pensait qu'à Dieu et à son travail, s'occupait en paix à son
atelier de serrurerie, sans songer à prendre une nouvelle épouse. Sa vie était
une copie de celle de saint Joseph; il allait tous les matins à la messe, le
soir au salut, quand il le pouvait. Malgré son travail très pénible, il
observait l'abstinence et les jeûnes de l'Église, et il approchait des
sacrements avec une foi et une piété très édifiantes. Mais le bon Dieu
l'éprouvait souvent par la tribulation, qu'il portait avec une grande patience.
Ma sœur
aînée, celle qui tenait le ménage, fut, à cette époque, attaquée d'une longue
maladie. Mon bon père eut en même temps la pensée que je voulais le quitter
pour embrasser la vie religieuse. Il était donc inquiet; il voyait que sa
maison ne pouvait pas rester aux soins d'une domestique; il me contait ses
peines; il craignait, comme il me le disait, que je ne m'échappasse quelque
jour. Je ne lui parlais pas très ouvertement de ma vocation, car j'ignorais
quand mon directeur m'accorderait la permission de partir pour le Carmel; il
m'éprouvait toujours et ne me donnait pas encore grand espoir, malgré mes
violents désirs. En attendant, mon respectable père prit ses mesures; il parla
de ses chagrins à Monsieur le Curé, son confesseur.
Ce bon
pasteur, à qui j'avais découvert mes projets, le tira d'embarras. Il l'aimait
beaucoup; il disait que c'était le meilleur de ses paroissiens: alors sans
doute il lui conseilla de se remarier. Mon père était d'un caractère assez
froid et timide ; je crois bien qu'il était un peu embarrassé pour l'exécution
de son dessein; mais Monsieur le Curé s'en chargea, fit pour lui les premières
demandes, et enfin, grâce à la sainte Vierge, lui trouva une excellente femme:
nous la reçûmes très bien, mon père fut content. » [8]
VOYAGE AU MANS
« Je
crus que je touchais à la fin de mes peines et que la porte du Carmel allait
s'ouvrir pour moi. Ma pieuse tante, chez laquelle je travaillais, se décida à
faire un voyage au Mans, pour assister à la bénédiction de la nouvelle maison
des Carmélites, et visiter une des religieuses qui lui était extrêmement chère:
elle me dit que je l'accompagnerais. J'en fus ravie de joie, et je priai mon
confesseur de me laisser profiter d'une si précieuse occasion pour exécuter mon
projet. Il y consentit, et me remit une lettre pour la Révérende Mère prieure;
il me dit que je pourrais rester au monastère du Mans, si la supérieure pouvait
me recevoir, et il me donna sa bénédiction. Je partis donc avec ma bonne tante,
et nous arrivâmes la veille de la cérémonie chez les Carmélites, qui nous
reçurent très bien. J'assistai le lendemain à la bénédiction du réfectoire
nouvellement bâti, et du cimetière. Il y avait aussi, ce jour-là, une prise
d'habit. La clôture étant levée à cette époque, nous visitâmes le couvent;
j'entrai dans une cellule, et je vis ces chères sœurs dont plusieurs étaient de
mon pays; rien ne pouvait m'être plus agréable que cette visite. Enfin j'eus
l'honneur de voir en particulier la très Révérende Mère prieure, à qui la veille
j'avais remis la lettre de mon directeur, et je lui exprimai mon grand désir
d'être Carmélite. Elle me dit qu'elle avait reçu de Monseigneur défense
d'admettre aucun sujet, la maison étant alors fort petite; et il paraît que
toutes les cellules se trouvaient occupées. Cependant je la consultai sur ma
vocation et lui découvris mes dispositions intérieures. Elle vit bien que le
Seigneur, malgré mon extrême indignité, m'avait choisie pour être fille du
Carmel: elle m'instruisit des règles de cet ordre et me témoigna le regret de
ne pouvoir m'admettre; mais on ne pouvait pas faire d'instance auprès de
Monseigneur, il était alors en voyage. Elle me parla d'une manière très
avantageuse du Carmel d'Orléans, dont elle était sortie pour fonder celui du
Mans, et m'engagea à demander une place dans ce monastère ».
RECOURS À SAINT MARTIN
« Je
revenais souvent à la charge, il devait être ennuyé de moi; mais ses réponses
évasives: “nous verrons à cela”, ou “les moments de Dieu ne sont pas encore
arrivés”, me donnaient beaucoup à souffrir. Un jour, j'allai dans une
chapelle dédiée à saint Martin; c'était le jour de sa fête, et ses reliques
étaient exposées. Je les baisai avec une grande dévotion; j'avais fait la
sainte Communion le matin en l'honneur de ce grand saint, que je ne connaissais
guère alors; je ne savais pas seulement le pays qu'il avait évangélisé en
France; mais, c'est égal, abandonnée à ma douleur, je lui fis une prière des
plus simples et des plus ferventes. Elle était à peu près conçue en ces termes
:
— Ah ! mon bon saint Martin, voyez quelle est mon
affliction: j'ai le désir de me consacrer à Dieu dans la vie religieuse, et
personne ne veut s'occuper de moi et me recevoir. Oh ! je suis sûre que, si vous étiez sur la terre,
votre charité serait touchée de ma position; vous m'aideriez...
Enfin,
je le conjurai de m'accepter dans son diocèse, s'il y avait des religieuses; je
lui confiai toutes mes peines, et, sans me rappeler positivement tout ce que je
lui dis, je me souviens très bien du moins que je lui parlai avec un cœur
pénétré de douleur et une grande confiance. Aussi, malgré mon indignité, il
exauça ma prière; je ne doute point que ce soit lui qui m'ait obtenu la grâce
d'être Carmélite à Tours. Je n'ai jamais ni désiré ni demandé à mon confesseur d'entrer
dans cette maison de Tours, car je n'ai su qu'il y avait des Carmélites dans
cette ville que quand j'ai été reçue chez elles.
UNE VISION
Un jour, après la sainte Communion, j'eus une
vision. Notre-Seigneur ayant recueilli mon âme dans son divin Cœur, il me
sembla y voir beaucoup de personnes qui étaient enchaînées par une chaîne d'or;
elles portaient toutes une croix. C'étaient sans doute des âmes religieuses,
car je reconnus une de mes amies qui était en communauté. Il me parut que
j'étais enchaînée avec ces âmes; je priai Notre-Seigneur de vouloir bien aussi
me donner une croix; il me fit entendre qu'il fallait conformer ma volonté à la
sienne et attendre l'accomplissement de ses desseins avec résignation,
m'insinuant que cette croix me suffisait pour le présent.
— Mais
quand vous serez entrée en religion, me dit-il, je vous donnerai une autre à
porter.
Cette
promesse resta gravée dans ma mémoire, de sorte que, quand je fus postulante au
Carmel, me trouvant un peu malade quelques jours après mon arrivée, je disais:
Voilà peut-être la croix que Notre-Seigneur m'a promise. Mais, pauvre idiote
que j'étais, cela n'était qu'une paille à porter en comparaison de la croix que
le bon Maître me réservait après ma profession; je suis convaincue que l'œuvre
de la réparation dont le Seigneur me chargea plus tard était cette croix
prédite, car je la trouvai dans le sacré Cœur de Jésus. C'est dans cette
fournaise d'amour qu'Il me parla pour la première fois de cette œuvre qui
devait me coûter tant de soupirs, de prières et de larmes.
J'en
étais toujours occupée — de la dévotion au Sacré-Cœur — et je portais mes
compagnes à l'honorer. Comme ma sœur était malade, je l'engageai à faire
célébrer une neuvaine de messes pour la réparation des outrages faits au Cœur
de Jésus dans le sacrement de son amour, afin d'obtenir sa guérison, si c'était
la volonté de Dieu. Elle y consentit, et je fis dire ces messes dans la
chapelle de la Visitation, parce que c'est à une religieuse de cet ordre [9] que Notre-Seigneur découvrit la dévotion du
Sacré-Cœur, et le maître-autel était dédié à ce Cœur Divin. J'assistai à ces
messes et j'y reçus des grâces extraordinaires. J'en rendais compte, par écrit,
à mon directeur; mais comme je n'en gardais point de mémoire pour moi, ne
m'occupant que de correspondre à l'amour immense de Notre-Seigneur, qui m'était
montré dans son sacré Cœur, je ne me souviens que confusément de ces faveurs
célestes: car il me semble qu'alors mon âme était toute perdue en Dieu. Mais ce
que je me suis toujours rappelé, c'est que Notre-Seigneur me montra une croix
où Il me dit qu'Il crucifiait lui-même ses épouses. Je ne sais si j'en fus
effrayée, mais il ajouta à peu près ces paroles :
—
Consolez-vous, ma fille, vous ne serez crucifiée qu'après moi ; les clous
entreront dans ma chair avant d'entrer dans la votre.
Il
voulait sans doute me dire, par ces paroles, qu'ayant épuisé le premier les
rigueurs de la croix, Il en avait adouci l’amertume pour ses disciples qui
devaient la porter après lui.
Notre-Seigneur
me faisait passer du Thabor au Calvaire, selon son bon plaisir et le besoin de
mon âme ; mais alors, mieux instruite des voies de Dieu que dans mon enfance,
je portais cet état pénible sans qu'il nuisît à mon bien.
BONNE SAMARITAINE
Notre-Seigneur m'avait donné beaucoup d'attrait
pour faire l'aumône. Comme j'avais une petite bourse, j'étais libre de faire ce
que je voulais sans que mon père s'en mit en peine. Alors je donnais tantôt à Notre-Seigneur, tantôt à
la sainte Vierge en la personne des pauvres.
Il vint
demeurer auprès de la maison une jeune femme qui tomba malade aussitôt après
son mariage. Sa maladie fut longue. J'eus la mission de l'assister et de la
préparer à la mort; je mis près d'elle une image de la très sainte Vierge, et
sans doute cette bonne Mère lui vint en aide dans ce dernier combat, qui fut
pénible. Jeune encore, je ne m'étais pas souvent trouvée en face de la mort, et
cette pauvre affligée, que j'encourageais par des paroles de consolation, me
voulait sans cesse à ses côtés. Le bon Dieu me soutint. Elle m'envoya chercher
dans la nuit pour savoir si elle allait bientôt mourir; je lui dis que bientôt
le Seigneur l'appellerait à lui; elle était à la dernière extrémité. Je ne sais
si c'est à la vue de quelque chose; l'ange de ténèbres venait, sans doute, pour
la tenter à ce dernier passage :
— Je vois, dit-elle, au pied de mon lit un gros
chat noir.
Je n'apercevais rien. On aspergea le lit d'eau
bénite.
— Je le vois encore, dit-elle.
On fit une seconde aspersion, et il fut contraint
de prendre la fuite. Nous priâmes pour cette infortunée, et elle expira devant
mes yeux. Elle avait reçu tous les sacrements dans des dispositions très
édifiantes. Après sa mort, le bon
Dieu permit que je me trouvasse presque obligée de l'ensevelir avec une de mes
amies. Cet acte de charité me répugnait, mais il n'y avait personne pour rendre
ce service à cette pauvre défunte. Le Seigneur m'assista en présence de la
mort, que je n'avais jamais vue de si près et qui m'effrayait beaucoup. [10]
Le
divin Maître, dans sa grande miséricorde, me procurait ainsi des moyens de
couvrir la multitude de mes péchés, qui, sans doute, étaient la cause du retard
de mon entrée en religion. Mais enfin le moment du Seigneur approchait. Je
priais tous les saint d’intercéder pour moi ; j’avais souvent recours à notre
sainte mère Thérèse. Mon père avait dans sa chambre un tableau qui la
représentait; quand j’étais à table, je la regardais sans cesse; quelque fois
je me trouvais plus occupée d’elle que de mon dîner. Mon père, qui savait alors
que je voulais être Carmélite, m’en parlait souvent en dînant. Il me fit une
fois beaucoup rire d’une inquiétude qu’il me communiqua au sujet de mon futur
lit de Carmélite.
— Si
les draps des Carmélites sont, comme on le dit, cloués aux quatre coins,
comment feras-tu pour entrer dans un lit ainsi disposé et pour te coucher ?
Oh!
c’était bien là, la moindre de mes inquiétudes.
Je ne
me contentais pas de prier notre sainte mère Thérèse. En lisant sa vie,
j’écrivis les noms des confesseurs et de tous les saints personnages qui l’ont
aidée à établir la réforme; j’en fis une litanie, sans même examiner s’ils
étaient tous canonisés. Saint Jean de la Croix fut le premier, et j’y joignis
les saints envers lesquels je sentais le plus de dévotion, afin que tous ces
puissants avocats, plaidant ma cause, m’ouvrissent enfin les portes du Carmel.
Eh bien! ils ne furent point insensibles à cet acte de confiance et de
simplicité; car ce fut la veille de la fête de tous les Saints de l’ordre,
après les premières vêpres, qu’ils m’introduisirent dans cet heureux asile,
objet de tous mes désirs ». [11]
[1] Document A; page 12.
[2] Document A; page 14.
[3] “Une famille pauvre,
composée de trois personnes, le père, homme de journée, la femme aveugle, et un
petit garçon âgé de quatre ou cinq ans” (Abbé Janvier). Cette famille
s’installa à côté de la maison paternelle de sœur Marie de Saint-Pierre.
[4] Document A; page 20.
[5] Document A; page 21.
[6] Vie manuscrite; page
24.
[7] Document A; page 22.
[8] Document A; page 24.
[9] Sainte Marguerite-Marie
de Paray-le-Monial.
[10] Document A; page 29.
[11] Document A; page 31.
Vie manuscrite, page 33.