VII - UNE VISITE À LA LOGE N° 5
Nous
avons quitté MM. Firmin Richard et Armand Moncharmin dans le moment qu'ils se
décidaient à aller faire une petite visite à la première loge n° 5.
Ils ont
laissé derrière eux le large escalier qui conduit du vestibule de
l'administration à la scène et ses dépendances; ils ont traversé la scène (le
plateau), ils sont entrés dans le théâtre par l'entrée des abonnés, puis, dans
la salle, par le premier couloir à gauche. Ils se sont alors glissés
entre les premiers rangs des fauteuils d'orchestre et ont regardé la première
loge n° 5. Ils la virent mal à cause qu'elle était plongée dans une demi-obscurité
et que d'immenses housses étaient jetées sur le velours rouge des appuis-mains.
À ce moment, ils étaient presque seuls dans
l'immense vaisseau ténébreux et un grand silence les entourait. C'était l'heure
tranquille où les machinistes vont boire.
L'équipe avait momentanément vidé le plateau,
laissant un décor moitié planté; quelques rais de lumière (une lumière
blafarde, sinistre, qui semblait volée à un astre moribond), s'étaient insinués
par on ne sait quelle ouverture, jusqu'à une vieille tour qui dressait ses
créneaux en carton sur la scène; les choses, dans cette nuit factice, ou plutôt
dans ce jour menteur, prenaient d'étranges formes. Sur les fauteuils de
l'orchestre, la toile qui les recouvrait avait l'apparence d'une mer en furie,
dont les vagues glauques avaient été instantanément immobilisées sur l'ordre
secret du géant des tempêtes, qui, comme chacun sait, s'appelle Adamastor. MM.
Moncharmin et Richard étaient les naufragés de ce bouleversement immobile d'une
mer de toile peinte. Ils avançaient vers les loges de gauche, à grandes
brassées, comme des marins qui ont abandonné leur barque et cherchent à gagner
le rivage. Les huit grandes colonnes
en échaillon poli se dressaient dans l'ombre comme autant de prodigieux pilotis
destinés à soutenir la falaise menaçante, croulante et ventrue, dont les
assises étaient figurées par les lignes circulaires, parallèles et
fléchissantes des balcons des premières, deuxièmes et troisièmes loges. Du
haut, tout en haut de la falaise, perdues dans le ciel de cuivre de M.
Lenepveu, des figures grimaçaient, ricanaient, se moquaient, se gaussaient de
l'inquiétude de MM. Moncharmin et Richard. C'étaient pourtant des
figures fort sérieuses à l'ordinaire. Elles s'appelaient: Isis, Amphitrite,
Hébé, Flore, Pandore, Psyché, Thétis, Pomone, Daphné, Clythie, Galathée,
Aréthuse. Oui, Aréthuse elle-même et
Pandore que tout le monde connaît à cause de sa boîte, regardaient les deux
nouveaux directeurs de l'Opéra qui avaient fini par s'accrocher à quelque
épave, et qui, de là, contemplaient en silence la première loge n° 5. J'ai dit
qu'ils étaient inquiets. Du moins, je le présume. M. Moncharmin, en tout cas,
avoue qu'il était impressionné. Il dit textuellement: «Cette «balançoire» (quel
style!) du fantôme de l'Opéra, sur laquelle on nous avait si gentiment fait
monter, depuis que nous avions pris la succession de MM. Poligny et Debienne,
avait fini sans doute par troubler l'équilibre de mes facultés imaginatives,
et, à tout prendre, visuelles, car (était-ce le décor exceptionnel dans lequel
nous nous mouvions, au centre d'un incroyable silence qui nous impressionna à
ce point?... fûmes-nous le jouet d'une sorte d'hallucination rendue possible
par la quasi-obscurité de la salle et la pénombre qui baignait la loge n° 5?)
car j'ai vu et Richard aussi a vu, dans le même moment, une forme dans la loge
n° 5. Richard n'a rien dit; moi, non plus, du reste. Mais nous nous
sommes pris la main d'un même geste. Puis, nous avons attendu quelques minutes
ainsi, sans bouger, les yeux toujours fixés sur le même point: mais la forme
avait disparu. Alors, nous sommes sortis et, dans le couloir, nous nous sommes
fait part de nos impressions et nous avons parlé de la forme. Le malheur est que ma forme, à moi, n'était pas du
tout la forme de Richard. Moi, j'avais vu comme une tête de mort qui était
posée sur le rebord de la loge, tandis que Richard avait aperçu une forme de
vieille femme qui ressemblait à la mère Giry. Si bien que nous vîmes que nous
avions été réellement le jouet d'une illusion et que nous courûmes sans plus
tarder et en riant comme des fous à la première loge n° 5, dans laquelle nous
entrâmes et dans laquelle nous ne trouvâmes plus aucune forme.»
Et maintenant nous voici dans la loge n° 5.
C'est une loge comme toutes les autres premières
loges. En vérité, rien ne distingue
cette loge de ses voisines.
MM.
Moncharmin et Richard, s'amusant ostensiblement et riant l'un de l'autre,
remuaient les meubles de la loge, soulevaient les housses et les fauteuils et
examinaient en particulier celui sur lequel la voix avait l'habitude de
s'asseoir. Mais ils constatèrent que c'était un honnête fauteuil, qui n'avait
rien de magique. En somme, la loge était la plus ordinaire des loges,
avec sa tapisserie rouge, ses fauteuils, sa carpette et son appui-mains en
velours rouge. Après avoir tâté le
plus sérieusement du monde la carpette et n'avoir, de ce côté comme des autres,
rien découvert de spécial, ils descendirent dans la baignoire du dessous, qui
correspondait à la loge n° 5. Dans la baignoire n°5, qui est juste au coin de
la première sortie de gauche des fauteuils d'orchestre, ils ne trouvèrent rien
non plus qui méritât d'être signalé.
—Tous
ces gens-là se moquent de nous, finit par s'écrier Firmin Richard; samedi, on
joue Faust, nous assisterons à la représentation tous les deux dans la première
loge n°5!
VIII - OÙ MM. FIRMIN RICHARD,
ET ARMAND MONCHARMIN ONT L'AUDACE DE FAIRE REPRÉSENTER «FAUST» DANS UNE SALLE
«MAUDITE» ET DE L'EFFROYABLE ÉVÉNEMENT QUI EN RÉSULTA
Mais le samedi matin, en arrivant dans leur
bureau, les directeurs trouvèrent une double lettre de F. de l'O. ainsi conçue:
«Mes
chers directeurs,
«C'est
donc la guerre?
«Si
vous tenez encore à la paix, voici mon ultimatum.
«Il est
aux quatre conditions suivantes:
«1° Me
rendre ma loge—et je veux qu'elle soit à ma libre disposition dès maintenant;
«2° Le
rôle de «Marguerite» sera chanté ce soir par Christine Daaé. Ne vous occupez
pas de la Carlotta qui sera malade;
«3° Je
tiens absolument aux bons et loyaux services de Mme Giry, mon ouvreuse, que
vous réintégrerez immédiatement dans ses fonctions;
«4°
Faites-moi connaître par une lettre remise à Mme Giry, qui me la fera parvenir,
que vous acceptez, comme vos prédécesseurs, les conditions de mon cahier des
charges relatives à mon indemnité mensuelle. Je vous ferai savoir
ultérieurement dans quelle forme vous aurez à me la verser.
«Sinon, vous donnerez Faust, ce soir, dans une
salle maudite.
«À bon
entendeur, salut!
«F. DE
L'O.»
—Eh bien! il m'embête, moi!... Il m'embête! hurla
Richard, en dressant ses poings vengeurs et en les laissant retomber avec
fracas sur la table de son bureau.
Sur ces
entrefaites, Mercier, l'administrateur entra.
—Lachenal voudrait voir l'un de ces messieurs,
dit-il. Il paraît que l'affaire est urgente, et le bonhomme me paraît tout
bouleversé.
—Qui est-ce Lachenal? interrogea Richard.
—C'est votre écuyer en chef.
—Comment! mon écuyer en chef?
—Mais oui, monsieur, expliqua Mercier... il y a à
l'Opéra plusieurs écuyers, et M. Lachenal est leur chef.
—Et qu'est-ce qu'il fait, cet écuyer?
—Il a
la haute direction de l'écurie.
—Quelle
écurie?
—Mais
la vôtre, monsieur, l'écurie, de l'Opéra.
—Il y a
une écurie à l'Opéra? Ma foi, je n'en savais rien! Et où se trouve-t-elle?
—Dans
les dessous, du côté de la Rotonde. C'est un service très important,
nous avons douze chevaux.
—Douze chevaux! Et pourquoi faire, grand Dieu?
—Mais
pour les défilés de la Juive, du Prophète, etc., il faut des chevaux dressés et
qui «connaissent les planches». Les écuyers sont chargés de les leur
apprendre. M. Lachenal y est fort habile. C'est l'ancien directeur des écuries
de Franconi.
—Très
bien..., mais, qu'est-ce qu'il me veut?
—Je n'en sais rien... je ne l'ai jamais vu dans un
état pareil.
—Faites
le entrer!...
M.
Lachenal entre. Il a une cravache à la main et en cingle nerveusement
l'une de ses bottes.
—Bonjour, monsieur Lachenal, fit Richard
impressionné. Qu'est-ce qui nous
vaut l'honneur de votre visite?
—Monsieur
le directeur, je viens vous demander de mettre toute l'écurie à la porte.
—Comment!
vous voulez mettre à la porte nos chevaux?
—Il ne
s'agit pas des chevaux, mais des palefreniers!
—Combien
avez-vous de palefreniers, monsieur Lachenal?
—Six!
—Six palefreniers! C'est au moins trop de deux!
—Ce
sont là des «places», interrompit Mercier, qui ont été créées et qui nous ont
été imposées par le sous-secrétariat des Beaux-Arts. Elles sont occupées par
des protégés du gouvernement, et si j'ose me permettre...
—Le gouvernement, je m'en fiche!... affirma
Richard avec énergie. Nous n'avons
pas besoin de plus de quatre palefreniers pour douze chevaux.
—Onze! rectifia M. l'écuyer un chef.
—Douze! répéta Richard.
— Onze! répète Lachenal.
—Ah!
c'est M. l'administrateur qui m'avait dit que vous aviez douze chevaux!
—J'en
avais douze, mais je n'en ai plus que onze depuis que l'on nous a volé César!
Et M. Lachenal se donne un grand coup de cravache
sur la botte.
—On nous a volé César, s'écria M.
l'administrateur; César, le cheval blanc du Prophète.
—Il n'y a pas deux Césars! déclara d'un ton sec M.
l'écuyer en chef. J'ai été dix ans
chez Franconi et j'en ai vu, des chevaux! Eh bien! il n'y a pas deux
Césars! Et on nous l'a volé.
—Comment cela?
—Eh! je n'en sais rien! Personne n'en sait rien!
Voilà pourquoi je viens vous demander de mettre toute l'écurie à la porte.
—Qu'est-ce qu'ils disent, vos palefreniers?
—Des bêtises... les uns accusent des figurants...
les autres prétendent que c'est le concierge de l'administration.
—Le concierge de l'administration? J'en réponds comme de moi-même! protesta Mercier.
—Mais enfin, monsieur le premier écuyer, s'écria
Richard, vous devez avoir une idée!...
—Eh bien! oui, j'en ai une! J'en ai une! déclara
tout à coup M. Lachenal, et je vais vous la dire. Pour moi, il n'y a pas de
doute.—M. le premier écuyer se rapprocha de MM. les directeurs et leur glissa à
l'oreille:—C'est le fantôme qui a fait le coup!
Richard sursauta.
—Ah! Vous aussi! Vous aussi!
—Comment? moi aussi? C'est bien la chose la plus
naturelle...
—Mais comment donc! monsieur Lachenal! mais
comment donc, monsieur le premier écuyer...
—...
Que je vous dise ce que je pense, après ce que j'ai vu...
—Et
qu'avez-vous vu, monsieur Lachenal?
—J'ai
vu, comme je vous vois, une ombre noire qui montait un cheval blanc qui
ressemblait comme deux gouttes d'eau à César!
—Et
vous n'avez pas couru après ce cheval blanc et cette ombre noire?
—J'ai
couru et j'ai appelé, monsieur le directeur, mais ils se sont enfuis avec une
rapidité déconcertante et ont disparu dans la nuit de la galerie...
M. Richard se leva:
—C'est bien, monsieur Lachenal. Vous pouvez vous
retirer... nous allons déposer une plainte contre le fantôme...
—Et
vous allez fiche mon écurie à la porte!
—C'est entendu! Au revoir, monsieur!
M. Lachenal salua et sortit.
Richard écumait.
—Vous allez régler le compte de cet imbécile!
—C'est un ami de M. le commissaire du
gouvernement! osa Mercier...
—Et il prend son apéritif à Tortoni avec Lagréné,
Scholl et Pertuiset, le tueur de lions, ajouta Moncharmin. Nous allons nous mettre toute la presse à dos! Il
racontera l'histoire du fantôme et tout le monde s'amusera à nos dépens! Si
nous sommes ridicules, nous sommes morts!
—C'est bien, n'en parlons plus... concéda Richard,
qui déjà songeait à autre chose.
À ce moment la porte s'ouvrit et, sans doute,
cette porte n'était-elle point alors défendue par son cerbère ordinaire, car on
vit mame Giry entrer tout de go, une lettre à la main, et dire précipitamment:
—Pardon,
excuse, messieurs, mais j'ai reçu ce matin une lettre du fantôme de l'Opéra. Il
me dit de passer chez vous, que vous avez censément quelque chose à me...
Elle n'acheva pas sa phrase. Elle vit la figure de
Firmin Richard, et c'était terrible. L'honorable directeur de l'Opéra était prêt à éclater. La fureur dont il
était agité ne se traduisait encore à l'extérieur que par la couleur écarlate
de sa face furibonde et par l'éclair de ses yeux fulgurants. Il ne dit rien. Il
ne pouvait pas parler. Mais, tout à coup, son geste partit. Ce fut d'abord le
bras gauche qui entreprit la falote personne de mame Giry et lui fit décrire un
demi-tour si inattendu, une pirouette si rapide que celle-ci en poussa une
clameur désespérée, et puis, ce fut le pied droit, le pied droit du même
honorable directeur qui alla imprimer sa semelle sur le taffetas noir d'une
jupe qui, certainement, n'avait pas encore, en pareil endroit, subi un pareil
outrage.
L'événement
avait été si précipité que mame Giry, quand elle se retrouva dans la galerie,
en était comme étourdie encore et semblait ne pas comprendre. Mais, soudain,
elle comprit, et l'Opéra retentit de ses cris indignés, de ses protestations
farouches, de ses menaces de mort. Il fallut trois garçons pour la descendre
dans la cour de l'administration et deux agents pour la porter dans la rue.
À peu
près à la même heure, la Carlotta, qui habitait un petit hôtel de la rue du
Faubourg-Saint-Honoré, sonnait sa femme de chambre et se faisait apporter au
lit son courrier. Dans ce courrier, elle trouvait une lettre anonyme où
on lui disait:
«Si vous chantez ce soir, craignez qu'il ne vous
arrive un grand malheur au moment même où vous chanterez... un malheur pire que
la mort.»
Cette menace était tracée à l'encre rouge, d'une
écriture hésitante et bâtonnante.
Ayant lu cette lettre, la Carlotta n'eut plus
d'appétit pour déjeuner. Elle
repoussa le plateau sur lequel la camériste lui présentait le chocolat fumant.
Elle s'assit sur son lit et réfléchit profondément. Ce n'était point la
première lettre de ce genre qu'elle recevait, mais jamais encore elle n'en
avait lu d'aussi menaçante.
Elle se
croyait en butte, à ce moment, aux mille entreprises de la jalousie et
racontait couramment qu'elle avait un ennemi secret qui avait juré sa perte.
Elle prétendait qu'il se tramait contre elle quelque méchant complot, quelque
cabale qui éclaterait un de ces jours; mais elle n'était point femme à se
laisser intimider, ajoutait-elle.
La
vérité était que, si cabale il y avait, celle-ci était menée par la Carlotta
elle-même contre la pauvre Christine, qui ne s'en doutait guère. La
Carlotta n'avait point pardonné à Christine le triomphe que celle-ci avait
remporté en la remplaçant au pied levé.
Quand on lui avait appris l'accueil extraordinaire
qui avait été fait à sa remplaçante, la Carlotta s'était sentie instantanément
guérie d'un commencement de bronchite et d'un accès de bouderie contre
l'administration, et elle n'avait plus montré la moindre velléité de quitter
son emploi. Depuis, elle avait travaillé de toutes ses forces à «étouffer» sa
rivale, faisant agir des amis puissants auprès des directeurs pour qu'ils ne
donnassent plus à Christine l'occasion d'un nouveau triomphe. Certains journaux
qui avaient commencé à chanter le talent de Christine ne s'occupèrent plus que
de la gloire de la Carlotta. Enfin, au théâtre même, la célèbre diva tenait sur
Christine les propos les plus outrageants et essayait de lui causer mille
petits désagréments.
La
Carlotta n'avait ni cœur ni âme. Ce n'était qu'un instrument! Certes, un
merveilleux instrument. Son répertoire comprenait tout ce qui peut tenter
l'ambition d'une grande artiste, aussi bien chez les maîtres allemands que chez
les Italiens ou les Français. Jamais, jusqu'à ce jour, on n'avait entendu la
Carlotta chanter faux, ni manquer du volume de voix nécessaire à la traduction
d'aucun passage de son répertoire immense. Bref, l'instrument était étendu,
puissant et d'une justesse admirable. Mais nul n'aurait pu dire à Carlotta ce
que Rossini disait à la Krauss, après qu'elle eût chanté pour lui en allemand
«Sombres forêts?...»: «Vous chantez avec votre âme, ma fille, et votre âme est
belle!»
Où
était ton âme, ô Carlotta, quand tu dansais dans les bouges de Barcelone? Où
était-elle, quand plus tard, à Paris, tu as chanté sur de tristes tréteaux tes
couplets cyniques de bacchante de music-hall? Où ton âme, quand, devant les
maîtres assemblés chez un de tes amants, tu faisais résonner cet instrument
docile, dont le merveilleux était qu'il chantait avec la même perfection
indifférente le sublime amour et la plus basse orgie? Ô Carlotta, si jamais tu
avais eu une âme et que tu l'eusse, perdue alors, tu l'aurais retrouvée quand
tu devins Juliette, quand tu fus Elvire, et Ophélie, et Marguerite! Car
d'autres sont montées de plus bas que toi et que l'art, aidé de l'amour, a
purifiées!
En
vérité, quand je songe à toutes les petitesses, les vilenies dont Christine
Daaé eut à souffrir, à cette époque, de la part de cette Carlotta, je ne puis
retenir mon courroux, et il ne m'étonne point que mon indignation se traduise
par des aperçus un peu vastes sur l'art en général, et celui du chant en
particulier, où les admirateurs de la Carlotta ne trouveront certainement point
leur compte.
Quand
la Carlotta eut fini de réfléchir à la menace de la lettre étrange qu'elle
venait de recevoir, elle se leva.
—On verra bien, dit-elle... Et elle prononça, en
espagnol, quelques serments, d'un air fort résolu.
La première chose qu'elle vit en mettant son nez à
la fenêtre, fut un corbillard. Le corbillard et la lettre la persuadèrent
qu'elle courait, ce soir-là, les plus sérieux dangers. Elle réunit chez elle le
ban et l'arrière-ban de ses amis, leur apprit qu'elle était menacée, à la
représentation du soir, d'une cabale organisée par Christine Daaé, et déclara
qu'il fallait faire pièce à cette petite en remplissant la salle de ses propres
admirateurs, à elle, la Carlotta. Elle n'en manquait pas, n'est-ce pas? Elle
comptait sur eux pour se tenir prêts à toute éventualité et faire taire les
perturbateurs, si, comme elle le craignait, ils déchaînaient le scandale.
Le
secrétaire particulier de M. Richard étant venu prendre des nouvelles de la
santé de la diva, s'en retourna avec l'assurance qu'elle se portait à merveille
et que, «fût-elle à l'agonie», elle chanterait le soir même le rôle de
Marguerite. Comme le secrétaire avait, de la part de son chef, recommandé
fortement à la diva de ne commettre aucune imprudence, de ne point sortir de
chez elle, et de se garer des courants d'air, la Carlotta ne put s'empêcher,
après son départ, de rapprocher ces recommandations exceptionnelles et
inattendues des menaces inscrites dans la lettre.
Il était
cinq heures, quand elle reçut par le courrier une nouvelle lettre anonyme de la
même écriture que la première. Elle était brève. Elle disait simplement: «Vous
êtes enrhumée; si vous étiez raisonnable, vous comprendriez que c'est folie de
vouloir chanter ce soir.»
La
Carlotta ricana, haussa ses épaules, qui étaient magnifiques, et lança deux ou
trois notes qui la rassurèrent.
Ses
amis furent fidèles à leur promesse. Ils étaient tous, ce soir-là, à l'Opéra,
mais c'est en vain qu'ils cherchèrent autour d'eux ces féroces conspirateurs
qu'ils avaient mission de combattre. Si l'on en exceptait quelques profanes,
quelques honnêtes bourgeois dont la figure placide ne reflétait d'autre dessein
que celui de réentendre une musique qui, depuis longtemps déjà, avait conquis
leurs suffrages, il n'y avait là que des habitués dont les mœurs élégantes,
pacifiques et correctes, écartaient toute idée de manifestation. La seule chose
qui paraissait anormale était la présence de MM. Richard et Moncharmin dans la
loge n° 5. Les amis de la Carlotta pensèrent que, peut-être, messieurs les
directeurs avaient eu, de leur côté, vent du scandale projeté et qu'ils avaient
tenu à se rendre dans la salle pour l'arrêter sitôt qu'il éclaterait, mais
c'était là une hypothèse injustifiée, comme vous le savez; MM. Richard
et Moncharmin ne pensaient qu'à leur fantôme.
Rien?... En vain j'interroge en une ardente veille
La Nature et le Créateur. Pas une voix, ne glisse à mon oreille Un mot
consolateur!...
Le célèbre baryton Carolus Fonta venait à peine de
lancer le premier appel du docteur Faust aux puissances de l'enfer, que M.
Firmin Richard, qui s'était assis sur la chaise même du fantôme—la chaise de
droite, au premier rang—se penchait, de la meilleure humeur du monde, vers son
associé, et lui disait:
—Et toi, est-ce qu'une voix a déjà glissé un mot à
ton oreille?
—Attendons! ne soyons pas trop pressés, répondait
sur le même ton plaisant M. Armand Moncharmin. La représentation ne fait que
commencer et tu sais bien que le fantôme n'arrive ordinairement que vers le
milieu du premier acte.
Le
premier acte se passa sans incident, ce qui n'étonna point les amis de
Carlotta, puisque Marguerite, à cet acte, ne chante point. Quant aux
deux directeurs, au baisser du rideau, ils se regardèrent en souriant:
—Et d'un! fit Montcharmin.
—Oui, le fantôme est en retard, déclara Firmin
Richard.
Moncharmin, toujours badinant, reprit:
—En somme, la salle n'est pas trop mal composée ce
soir pour une salle maudite.
M. Richard daigna sourire. Il désigna à son collaborateur
une bonne grosse dame assez vulgaire vêtue de noir qui était assise dans un
fauteuil au milieu de la salle et qui était flanquée de deux hommes, d'allure
fruste dans leurs redingotes en drap d'habit.
—Qu'est-ce
que c'est que ce «monde-là»? demanda Montcharmin.
—Ce monde-là, mon cher, c'est ma concierge, son
frère et son mari.
—Tu
leur as donné des billets?
—Ma foi
oui... Ma concierge n'était jamais allée à l'Opéra... c'est la première fois...
et comme, maintenant, elle doit y venir tous les soirs, j'ai voulu qu'elle fût
bien placée avant de passer son temps à placer les autres.
Moncharmin
demanda des explications et Richard lui apprit qu'il avait décidé, pour quelque
temps, sa concierge, en laquelle il avait la plus grande confiance, à venir
prendre la place de mam' Giry.
—À
propos de la mère Giry, fit Moncharmin, tu sais qu'elle va porter plainte
contre toi.
—Auprès
de qui? Auprès du fantôme?
Le
fantôme! Moncharmin l'avait presque oublié.
Du
reste, le mystérieux personnage ne faisait rien pour se rappeler au souvenir de
MM. les directeurs.
Soudain,
la porte de leur loge s'ouvrit brusquement devant le régisseur effaré.
—Qu'y
a-t-il? demandèrent-ils tous deux, stupéfaits de voir celui-ci en pareil
endroit, en ce moment.
—Il y
a, dit le régisseur, qu'une cabale est montée par les amis de Christine Daaé
contre la Carlotta. Celle-ci est furieuse.
—Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire-là?
fit Richard en fronçant les sourcils.
Mais le
rideau se levait sur la Kermesse et le directeur fit signe au régisseur de se
retirer.
Quand
le régisseur eut vidé la place, Moncharmin se pencha à l'oreille de Richard:
—Daaé a
donc des amis? demanda-t-il.
—Oui, fait Richard, elle en a.
—Qui?
Richard désigna du regard une première loge dans
laquelle il n'y avait que deux hommes.
—Le comte de Chagny?
—Oui,
il me l'a recommandée... si chaleureusement, que si je ne le savais pas l'ami
de la Sorelli...
—Tiens!
tiens!... murmura Moncharmin.
Et qui
donc est ce jeune homme si pâle, assis à côté de lui?
—C'est son frère, le vicomte.
—Il ferait mieux d'aller se coucher. Il a l'air
malade.
La scène résonnait de chants joyeux. L'ivresse en
musique. Triomphe du gobelet.
Vin ou
bière, Bière ou vin, Que mon verre Soit plein!
Étudiants, bourgeois, soldats, jeunes filles et
matrones, le cœur allègre, tourbillonnaient devant le cabaret à l'enseigne du
dieu Bacchus. Siebel fit son entrée.
Christine Daaé était charmante en travesti. Sa fraîche jeunesse, sa grâce mélancolique
séduisaient à première vue. Aussitôt, les partisans de la Carlotta s'imaginèrent
qu'elle allait être saluée d'une ovation qui les renseignerait sur les
intentions de ses amis. Cette ovation indiscrète eût été, du reste, d'une
maladresse insigne. Elle ne se produisit pas.
Au
contraire, quand Marguerite traversa la scène et qu'elle eut chanté les deux
seuls vers de son rôle à cet acte deuxième:
Non messieurs, je ne suis demoiselle ni belle, Et
je n'ai pas besoin qu'on me donne la main!
Des
bravos éclatants accueillirent la Carlotta. C'était si imprévu et si inutile
que ceux qui n'étaient au courant de rien se regardaient en se demandant ce qui
se passait, et l'acte encore s'acheva sans aucun incident. Tout le monde
se disait alors: «Ça va être pour l'acte suivant, évidemment.» Quelques-uns, qui étaient, paraît-il, mieux renseignés
que les autres, affirmèrent que le «boucan» devait commencer à la «Coupe du roi
de Thulé», et ils se précipitèrent vers rentrée des abonnés pour aller avertir
la Carlotta.
Les
directeurs quittèrent la loge pendant cet entr'acte pour se renseigner sur
cette histoire de cabale dont leur avait parlé le régisseur, mais ils revinrent
bientôt à leur place en haussant les épaules et en traitant toute cette affaire
de niaiserie. La première chose qu'ils virent en entrant fut, sur la
tablette de l'appui-main, une boîte de bonbons anglais. Qui l'avait apportée
là? Ils questionnèrent les ouvreuses. Mais personne ne put les renseigner.
S'étant alors retournés à nouveau du côté de l'appui-main ils aperçurent, cette
fois, à côté de la boîte de bonbons anglais, une lorgnette. Ils se regardèrent.
Ils n'avaient pas envie de rire. Tout ce que leur avait dit Mme Giry leur
revenait à la mémoire... et puis... il leur semblait qu'il y avait autour d'eux
comme un étrange courant d'air... Ils s'assirent en silence, réellement impressionnés.
La
scène représentait le jardin de Marguerite...
Faites
lui mes aveux, Portez mes vœux...
Comme
elle chantait ces deux premiers vers, son bouquet de roses et de lilas à la
main, Christine, en relevant la tête, aperçut dans sa loge le vicomte de Chagny
et dès lors, il sembla à tous que sa voix était moins assurée, moins pure,
moins cristalline qu'à l'ordinaire. Quelque chose qu'on ne savait pas,
assourdissait, alourdissait son chant... Il y avait, là-dessous, du tremblement et de la crainte.
—Drôle
de fille, fit remarquer presque tout haut un ami de la Carlotta placé à
l'orchestre... L'autre soir, elle était divine et aujourd'hui, la voilà qui
chevrote. Pas d'expérience, pas de méthode!
C'est
en vous que j'ai foi, Parlez pour moi.
Le
vicomte se mit la tête dans les mains. Il pleurait. Le comte, derrière lui,
mordait violemment la pointe de sa moustache, haussait les épaules et fronçait
les sourcils. Pour qu'il traduisît par autant de signes extérieurs ses
sentiments intimes, le comte ordinairement si correct et si froid, devait être
furieux. Il l'était. Il avait vu son frère revenir d'un rapide et mystérieux
voyage dans un état de santé alarmant. Les explications qui s'en étaient
suivies n'avaient sans doute point eu la vertu de tranquilliser le comte qui,
désireux de savoir à quoi s'en tenir, avait demandé un rendez-vous à Christine
Daaé. Celle-ci avait eu l'audace de lui répondre qu'elle ne pouvait le
recevoir, ni lui, ni son frère. Il crut à un abominable calcul. Il ne
pardonnait point à Christine de faire souffrir Raoul, mais surtout il ne
pardonnait point à Raoul de souffrir pour Christine. Ah! il avait eu
bien tort de s'intéresser un instant à cette petite, dont le triomphe d'un soir
restait pour tous incompréhensible.
Que la fleur sur sa bouche Sache au moins déposer
Un doux baiser.
—Petite rouée, va, gronda le comte.
Et il se demanda ce qu'elle voulait... ce qu'elle
pouvait bien espérer... Elle était pure, oh la disait sans ami, sans protecteur
d'aucune sorte... cet ange du Nord devait être roublard!
Raoul, lui, derrière ses mains, rideau qui cachait
ses larmes d'enfant, ne songeait qu'à la lettre qu'il avait reçue, dès son
retour à Paris où Christine était arrivée avant lui, s'étant sauvée de Perros
comme une voleuse: «Mon cher ancien petit ami, il faut avoir le courage de ne
plus me revoir, de ne plus me parler... si vous m'aimez un peu, faites cela
pour moi, pour moi qui ne vous oublierai jamais... mon cher Raoul. Surtout, ne pénétrez plus jamais dans ma
loge. Il y va de ma vie. Il y va de la vôtre. Votre petite Christine.»
Un tonnerre d'applaudissements... C'est la
Carlotta qui fait son entrée.
L'acte du jardin se déroulait avec ses péripéties
accoutumées.
Quand Marguerite eut finit de chanter l'air du Roi
de Thulé, elle fut acclamée; elle le fut encore quand elle eut terminé l'air
des bijoux:
Ah! je ris de me voir
Si
belle en ce miroir...
Désormais, sûre d'elle, sûre de ses amis dans la
salle, sûre de sa voix et de son succès, ne craignant plus rien, Carlotta se
donna tout entière, avec ardeur, avec enthousiasme, avec ivresse. Son jeu n'eut
plus aucune retenue ni aucune pudeur... Ce n'était plus Marguerite, c'était
Carmen. On ne l'applaudit que davantage, et son duo avec Faust semblait lui
préparer un nouveau succès, quand survint tout à coup... quelque chose
d'effroyable.
Faust s'était agenouillé:
Laisse-moi,
laisse-moi contempler ton visage
Sous
la pâle clarté
Dont
l'astre de la nuit, comme dans un nuage,
Caresse
ta beauté.
Et Marguerite répondait:
Ô
silence! Ô bonheur! ineffable mystère!
Enivrante langueur!
J'écoute!... Et je comprends cette voix
solitaire
Qui chante dans mon cœur!
À ce
moment donc... à ce moment juste... se produisit quelque chose... j'ai dit
quelque chose d'effroyable...
... La salle, d'un seul mouvement, s'est levée...
Dans leur loge, les deux directeurs ne peuvent retenir une exclamation
d'horreur... Spectateurs et spectatrices se regardent comme pour se demander
les uns aux autres l'explication d'un aussi inattendu phénomène... Le visage de
la Carlotta exprime la plus atroce douleur, ses yeux semblent hantés par la
folie. La pauvre femme s'est redressée, la bouche encore entr'ouverte, ayant
fini de laisser passer «cette voix solitaire qui chantait dans son cœur...»
Mais cette bouche ne chantait plus... elle n'osait plus une parole, plus un
son...
Car cette bouche créée pour l'harmonie, cet
instrument agile qui n'avait jamais failli, organe magnifique, générateur des
plus belles sonorités, des plus difficiles accords, des plus molles
modulations, des rythmes les plus ardents, sublime mécanique humaine à laquelle
il ne manquait, pour être divine, que le feu du ciel qui, seul, donne la
véritable émotion et soulève les âmes... cette bouche avait laissé passer...
De cette bouche s'était échappé...
... Un crapaud!
Ah! l'affreux, le hideux, le squameux, venimeux,
écumeux, écumant, glapissant crapaud!...
Par où
était-il entré? Comment s'était-il accroupi sur la langue? Les pattes de
derrière repliées, pour bondir plus haut et plus loin, sournoisement, il était
sorti du larynx, et... couac!
Couac! Couac!... Ah! le terrible couac!
Car vous pensez bien qu'il ne faut parler du
crapaud qu'au figuré. On ne le voyait pas mais, par l'enfer! on l'entendait.
Couac!
La salle en fut comme éclaboussée. Jamais
batracien, au bord des mares retentissantes, n'avait déchiré la nuit d'un plus
affreux couac.
Et certes, il était bien inattendu de tout le
monde. La Carlotta n'en croyait encore ni sa gorge ni ses oreilles. La foudre,
en tombant à ses pieds, l'eût moins étonnée que ce crapaud couaquant qui venait
de sortir de sa bouche...
Et elle ne l'eût pas déshonorée. Tandis qu'il est
bien entendu qu'un crapaud blotti sur la langue, déshonore toujours une
chanteuse. Il y en a qui en sont mortes.
Mon
Dieu! qui eût cru cela?... Elle chantait si tranquillement: «Et je
comprends cette voix solitaire qui chante dans mon cœur!» Elle chantait sans
effort, comme toujours, avec la même facilité, que vous, dites: «Bonjour,
madame, comment vous portez-vous?
On ne saurait nier qu'il existe des chanteuses
présomptueuses, qui ont le grand tort de ne point mesurer leurs forces, et qui,
dans leur orgueil, veulent atteindre, avec la faible voix que le ciel leur
départit, à des effets exceptionnels et lancer des notes qui leur ont été
défendues en venant au monde. C'est alors que le ciel pour les punir, leur
envoie, sans qu'elles le sachent, dans la bouche, un crapaud, un crapaud qui
fait couac! Tout le monde sait cela. Mais personne ne pouvait admettre qu'une
Carlotta, qui avait au moins deux octaves dans la voix, y eût encore un
crapaud.
On ne pouvait, avoir oublié ses contre-fa
stridents, ses staccati inouïs dans La flûte enchantée. On se souvenait de Don
Juan, où elle était Elvire et où elle remporta le plus retentissant triomphe,
certain soir, en donnant elle-même le si bémol que ne pouvait donner sa
camarade dona Anna. Alors, vraiment, que signifiait ce couac, au bout de cette
tranquille, paisible, toute petite «voix solitaire qui chantait dans son cœur»?
Ça n'était pas naturel. Il y avait là-dessous du
sortilège. Ce crapaud sentait le roussi. Pauvre, misérable, désespérée,
anéantie Carlotta!...
Dans la salle, la rumeur grandissait. C'eût été
une autre que la Carlotta à qui serait survenue semblable aventure, on l'eût
huée! Mais avec celle-là, dont on connaissait le parfait instrument, on ne
montrait point de colère, mais de la consternation et de l'effroi. Ainsi les hommes ont-ils dû subir cette
sorte d'épouvante s'il en est qui ont assisté à la catastrophe qui brisa les
bras de la Vénus de Milo!... et encore ont-ils pu voirie coup qui
frappait... et comprendre...
Mais là? Ce crapaud était incompréhensible!...
Si bien qu'après quelques secondes passées à se
demander si vraiment elle avait entendu elle-même, sortir de sa bouche même,
cette note,—était-ce une note, ce son?—pouvait-on appeler cela un son? Un son,
c'est encore de la musique—ce bruit infernal, elle voulut se persuader qu'il
n'en avait rien été; qu'il y avait eu là, un instant, une illusion de son
oreille, et non point une criminelle trahison de l'organe vocal...
Elle jeta, éperdue, les yeux autour d'elle comme
pour chercher un refuge, une protection, ou plutôt l'assurance spontanée de
l'innocence de sa voix. Ses doigts
crispés s'étaient portés à sa gorge en un geste de défense et de protestation.
Non! non! ce couac n'était pas à elle! Et il semblait bien que Carolus Fonta
lui-même fût de cet avis, qui la regardait avec une expression inénarrable de
stupéfaction enfantine et gigantesque. Car enfin, il était près d'elle,
lui. Il ne l'avait pas quittée. Peut-être pourrait-il lui dire comment une
pareille chose était arrivée! Non, il ne le pouvait pas! Ses yeux étaient
stupidement rivés à la bouche de la Carlotta comme les yeux des tout petits
considérant le chapeau inépuisable du prestidigitateur. Comment une si petite
bouche avait-elle pu contenir un si grand couac?
Tout cela, crapaud, couac, émotion, terreur-rumeur
de la salle, confusion de la scène, des coulisses,—quelques comparses
montraient des têtes effarées,—tout cela que je vous décris dans le détail dura
quelques secondes.
Quelques secondes affreuses qui parurent surtout
interminables aux deux directeurs là-haut, dans la loge n° 5. Moncharmin et
Richard étaient très pâles. Cet épisode inouï et qui restait inexplicable les
remplissait d'une angoisse d'autant plus mystérieuse qu'ils étaient depuis un
instant sous l'influence directe du fantôme.
Ils avaient senti son souffle. Quelques cheveux de
Moncharmin s'étaient dressés sous ce souffle-là... Et Richard avait passé son
mouchoir sur son front en sueur... Oui, il était là... autour d'eux... derrière
eux, à côté d'eux, ils le sentaient sans le voir!... Ils entendaient sa respiration... et si près
d'eux, si près d'eux!... On sait quand quelqu'un est présent... Eh bien,
ils savaient maintenant!... ils étaient sûrs d'être trois dans la loge... Ils
en tremblaient... Ils avaient l'idée de fuir... Ils n'osaient pas... Ils
n'osaient pas faire un mouvement, échanger une parole qui eût pu apprendre au
fantôme qu'ils savaient qu'il était là!... Qu'allait-il arriver? Qu'allait-il
se produire?
Se produisit le couac! Au-dessus de tous les
bruits de la salle on entendit leur double exclamation d'horreur. Ils se
sentaient sous les coups du fantôme. Penchés au-dessus de leur loge, ils
regardaient la Carlotta comme s'ils ne la reconnaissaient plus. Cette fille de
l'enfer devait avoir donné avec son couac le signal de quelque catastrophe. Ah!
la catastrophe, ils l'attendaient! Le fantôme la leur avait promise! La salle
était maudite! Leur double poitrine directoriale haletait déjà sous le poids de
la catastrophe. On entendit la voix étranglée de Richard qui criait à la
Carlotta:
—Eh
bien! continuez!
Non! La
Carlotta ne continua pas... Elle recommença bravement, héroïquement, le
vers fatal au bout duquel était apparu le crapaud.
Un silence effrayant succède à tous les bruits. Seule la voix de la Carlotta emplit à
nouveau lie vaisseau sonore.
J'écoute!...
—La salle aussi écoute—
... Et je comprends cette voix solitaire (couac!)
Couac!... qui chante dans mon... couac!
Le crapaud lui aussi a recommencé.
La salle éclate en un prodigieux tumulte. Retombés
sur leurs sièges, les deux directeurs n'osent même pas se retourner; ils n'en
ont pas la force. Le fantôme leur rit dans le cou! Et enfin ils entendent
distinctement dans l'oreille droite sa voix, l'impossible voix, la voix sans
bouche, la voix qui dit:
—Elle
chante ce soir à décrocher le lustre!
D'un commun mouvement, ils levèrent la tête au
plafond et poussèrent un cri terrible. Le lustre, l'immense masse du lustre glissait, venait à eux, à l'appel de
cette voix satanique. Décroché, le lustre plongeait des hauteurs de la salle et
s'abîmait au milieu de l'orchestre, parmi mille clameurs. Ce fut une épouvante,
un sauve-qui-peut général. Mon dessein n'est point de faire revivre ici une
heure historique. Les curieux n'ont
qu'à ouvrir les journaux de l'époque. Il y eut de nombreux blessés et une
morte.
Le
lustre s'était écrasé sur la tête de la malheureuse qui était venue ce soir-là,
à l'Opéra, pour la première fois de sa vie, sur celle que M. Richard avait
désignée comme devant remplacer dans ses fonctions d'ouvreuse Mame Giry,
l'ouvreuse du fantôme! Elle était morte sur le coup et le lendemain, un
journal paraissait avec cette manchette: Deux cent mille kilos sur la tête
d'une concierge! Ce fut toute son oraison funèbre.