Thursday, 3 December 2020

Thursday's Serial: "Le Comte de Chanteleine - épisode de la Révolution" by Jules Verne (in French) - II

 III. — La Traversée.

Kernan, comme il venait de le dire, n’était pas embarrassé de conduire une chaloupe ; il avait fait ses preuves comme pêcheur pendant sa jeunesse, et les côtes de Bretagne lui étaient familières depuis la pointe du Croisic jusqu’au cap Finistère. Pas un rocher qu’il ne connût, pas une anse, pas une baie qu’il n’eût fréquentée ! Il savait ses heures de marée et ne craignait ni écueil ni haut-fond.

Cette barque que montaient les deux fugitifs était une chaloupe de pêche fine et basse de l’arrière, mais relevée de l’avant, et merveilleusement disposée pour tenir la mer, même par les gros temps ; elle portait deux voiles de couleur rouge, une misaine et un taille-vent.

Le pont qui régnait dans toute sa longueur n’offrait qu’une seule ouverture destinée à l’homme de la barre ; elle pouvait donc passer impunément au milieu des vagues, ce qui lui arrivait souvent, quand elle allait pêcher la sardine par le travers de Belle-Île, et qu’elle revenait ensuite chercher l’entrée de la Loire pour la remonter jusqu’à Nantes.

Kernan et le comte n’étaient pas trop de deux pour la manœuvrer. Mais une fois la voilure installée, la barque fila grand largue.

Le vent de surouë aidant, elle volait sur les flots avec rapidité. Bien que la brise fût très-forte, le Breton n’avait pas voulu prendre un seul ris dans ses voiles, qui s’inclinaient parfois jusqu’à mouiller leurs ralingues ; mais, soit d’un coup de barre audacieux, soit en filant un peu de son écoute, Kernan relevait la barque et la rejetait dans le vent.

À cinq heures du matin, elle passait entre Belle-Île et cette presqu’île de Quiberon qui, quelques mois plus tard, allait être inondée du sang français, à la honte de l’Angleterre.

Quelques provisions de poisson fumé formaient l’approvisionnement de la chaloupe ; les deux fugitifs purent donc prendre un peu de nourriture ; ils n’avaient pas mangé depuis plus de quinze heures.

Pendant les premiers moments de cette traversée, le comte de Chanteleine demeura taciturne ; il était en proie à une violente émotion. Son esprit mêlait confusément les scènes du passé à celles qu’il prévoyait dans l’avenir. Au moment où il courait au secours de sa femme et de sa fille, celles-ci lui apparaissaient de plus en plus menacées. Il discutait les chances d’un malheur possible, et il cherchait à se rappeler les dernières nouvelles qu’il avait reçues du château.

— Ce Karval, dit-il enfin à Kernan, est bien connu dans le pays, et certes, s’il y reparaissait, les habitants du château le recevraient fort mal.

— Certes ! répondit le Breton, et on ne manquerait pas de lui faire un mauvais parti. Mais si le gueux y vient, il n’y viendra pas seul, et d’ailleurs, rien que sur une dénonciation de sa part, on peut arrêter Mme la comtesse et ma nièce Marie. Deux pauvres femmes inoffensives ! Quel temps que celui où nous vivons !

— Oui, terrible ! Kernan, un temps où la colère de Dieu ne nous épargne guère, mais il faut se soumettre à sa volonté. Heureux ceux qui, sans famille, n’ont à craindre que pour eux seuls ! Nous autres, Kernan, nous luttons, nous nous défendons, nous nous battons pour la sainte cause ! Mais nos mères, nos sœurs, nos filles, nos femmes ne peuvent que pleurer et prier.

— Heureusement, nous sommes là, répondit Kernan, et, avant d’arriver jusqu’à elles, il faudra nous passer sur le corps. Quoi qu’il en soit, notre maître, vous avez bien fait de laisser Madame et Mademoiselle à Chanteleine ; les courageuses femmes voulaient vous suivre, et faire la campagne tout comme Mme de Lescure, Mme de Donnissant et tant d’autres ! mais au prix de quelles souffrances et de quelles misères !

— Et cependant, répliqua le comte, je regrette de ne pas les avoir à mes côtés ! Je les saurais en sûreté, et, depuis les menaces de ce Karval, j’ai peur.

— Oh ! demain matin, si le vent nous protège, nous relèverons la côte du Finistère, et, quoi qu’il arrive, nous ne serons pas éloignés du château.

— Elles seront bien surprises de nous revoir, ces pauvres femmes, dit le comte avec un triste sourire.

— Et heureuses donc, reprit Kernan. Comme ma nièce Marie va sauter au cou de son père et dans les bras de son oncle ! Mais il ne faudra pas perdre de temps pour les mettre en lieu sûr.

— Oui, tu as raison, les Bleus ne peuvent tarder à visiter le château ; la municipalité de Quimper aura bientôt l’éveil !

— Alors, notre maître, vous savez bien ce que nous aurons à faire en arrivant au château ?

— Oui, dit le comte en poussant un soupir.

— Il n y a pas deux partis à prendre, repartit le Breton, il n’y en a qu’un.

— Et lequel ? demanda le comte.

— Réunir tout votre argent, notre maître, le mien, nous procurer un navire à tout prix et fuir en Angleterre.

— Émigrer ! dit le comte avec un accent de douleur.

— Il le faut ! répondit Kernan, il n’y a plus de sûreté dans le pays pour vous ni pour les vôtres.

— Tu as raison ! Kernan ; le comité de salut public va exercer de terribles représailles en Bretagne et en Vendée ! après avoir vaincu, il va massacrer.

— Comme vous dites ; il a déjà envoyé ses agents les plus cruels à Nantes. Il en expédiera d’autres à Quimper, à Brest, et les rivières du Finistère regorgeront bientôt de cadavres comme la Loire.

— Oui ! répondit le comte ; ma femme ! ma fille ! il faut les sauver avant toute chose ! pauvres et douces créatures !… Mais si nous émigrons, tu nous suivras, Kernan.

— Je vous rejoindrai, notre maître.

— Tu ne partiras pas avec nous ?

— Non ! il y a quelqu’un à qui je veux dire deux mots avant de quitter la Bretagne.

— Ce Karval ?

— Lui-même !

— Hé ! laisse-le, Kernan ! il n’échappera pas à la justice divine.

— Notre maître, j’ai idée qu’il commencera par la justice humaine !

Le comte connaissait l’entêtement de son serviteur, et combien il eût été difficile de déraciner ses idées de vengeance. Il se tut donc, et, père et mari, toute sa pensée se reporta sur sa femme et sur son enfant.

Ainsi son regard dévorait la côte. Il comptait les heures, les minutes, sans songer aux périls qu’une tempête lui eût fait courir. Toute l’horreur de cette guerre civile, dans laquelle les cruautés furent épouvantables de part et d’autre, lui revenait à la mémoire. Jamais sa femme et sa fille ne lui avaient paru courir autant de dangers ! Il se les représentait attaquées, emprisonnées, ou peut-être en fuite, attendant dans quelques rochers du rivage un secours inespéré, et parfois il se prenait à écouter si quelque appel ne parvenait pas à son oreille.

— N’entends-tu rien ? disait-il à Kernan.

— Non ! répondit le Breton, c’est un cri de goéland emporté dans la tempête.

La traversée. Dessin de V. Foulquier.

À dix heures du soir, Kernan reconnut le goulet de la rade de Lorient et le fort du Port-Louis, dont le feu étincelait dans l’obscurité ; il donna dans la passe entre la côte et l’île de Croix, et s’élança en pleine mer.

Le vent était toujours favorable, mais il fraîchissait avec violence ; Kernan, quoiqu’il voulût aller vite, et malgré les impatiences du comte, dut prendre tous les ris de sa misaine et de son taille-vent. Le comte se mit lui-même à la manœuvre, et la barque, sans que sa rapidité parût avoir diminué, souleva de son avant les vagues écumeuses.

Il y avait quinze heures que durait cette dangereuse navigation.

La nuit fut épouvantable ; la tempête se déchaîna ; la vue des rocs de granit sur lesquels déferlait le ressac était faite pour épouvanter les plus intrépides ; la chaloupe prit le large pour éviter les récifs qui rendent si périlleux les accores de la côte bretonne.

Les deux fugitifs ne purent trouver un seul instant de sommeil ; un faux coup de la barre, un instant d’oubli, et leur barque chavirait ; ils luttaient héroïquement et puisaient de nouvelles forces dans le souvenir des êtres chéris qu’ils allaient protéger.

Vers les quatre heures du matin, l’ouragan perdit un peu de sa violence, et par une éclaircie, Kernan releva dans l’est la position de Trévignon.

Il pouvait à peine parler, mais du doigt il montra au comte de Chanteleine le feu vacillant du phare. Le comte joignit ses mains glacées, comme s’il murmurait une prière.

La chaloupe donnait alors dans la baie de la Forêt, qui s’étend entre les bourgs de Concarneau et du Fouesnant.

La mer était relativement plus calme, et les vagues abritées des vents du large y brisaient moins.

Une heure après, l’embarcation vint se heurter aux rochers du cap de Coz avec une violence extrême. Le choc fut épouvantable, sans qu’il eût été possible de l’éviter, et bien que les mâts fussent à sec de toile. Le comte et Kernan, précipités dans les flots, parvinrent à gagner le rivage, tandis que la chaloupe défoncée sombrait devant leurs yeux.

— Plus de traces, dit Kernan au comte.

— Bien ! fit ce dernier.

— Et maintenant au château, répondit le Breton.

Leur traversée avait duré vingt-six heures.

 

IV. — Le Château de Chanteleine.

Le château de Chanteleine était situé à trois lieues du bourg du Fouesnant, entre Pont-Labbé et Plougastel, à moins d’une lieue de la côte de Bretagne.

Les biens composant la propriété de Chanteleine appartenaient depuis un temps immémorial à la famille du comte, l’une des plus vieilles de Bretagne. Le château ne datait que du temps de Louis XIII, mais il était empreint de cette rudesse campagnarde que les murailles de granit donnent aux édifices ; on le sentait lourd, imposant, mais indestructible comme les roches de la côte. Cependant, il n’avait ni tours, ni mâchicoulis, ni poterne, ni guérite suspendue à l’angle des murs, comme des nids d’aigle, et il n’éveillait pas l’idée de forteresse ; dans la paisible terre de Bretagne, les seigneurs n’avaient jamais eu à se défendre contre personne, pas même contre leurs vassaux.

Depuis de longues années, la famille du comte exerçait une influence féodale presque sans conteste sur le pays. Les Chanteleine furent peu courtisans, n’étant pas d’humeur souple, et ils n’allèrent pas deux fois, en trois cents ans, faire leur cour au roi ; ils se croyaient Bretons avant tout et séparés du reste de la France. Pour eux, le mariage de Louis XII et d’Anne de Bretagne n’avait jamais eu lieu, et ils en voulurent toujours à cette fière duchesse de ce qu’ils appelaient à haute voix « une mésalliance, » pis même, une trahison.

Mais s’ils régnaient chez eux, les Chanteleine pouvaient être cités comme modèles aux rois de France et leur donner des leçons de gouvernement. D’ailleurs, le résultat le prouvait sans réplique, car ils étaient et furent toujours aimés de leurs paysans.

Cette noble et estimable famille, d’humeur fort pacifique, fournit peu d’illustres capitaines ; les Chanteleine n’étaient pas nés soldats ; à une époque où endosser le harnais de guerre semblait être le premier devoir du gentilhomme, ils demeurèrent paisiblement dans leurs terres et se rendirent heureux du bonheur qu’ils créaient autour d’eux. Depuis Philippe Auguste, où la croisade, c’est-à-dire la défense de la religion, entraîna leurs ancêtres en Terre sainte, pas un Chanteleine ne revêtit l’armure ou ne ceignit le baudrier. On comprend dès lors qu’ils fussent peu connus de la Cour, à laquelle ils ne demandèrent jamais aucune faveur, ne se souciant pas de les mériter.

Leurs biens patrimoniaux, sagement administrés, avaient acquis une importance considérable.

Aussi la propriété de Chanteleine, en prés, en marais salants et en terres labourées, comptait parmi les plus considérables du pays, tout en demeurant inconnue au delà d’un rayon de cinq ou six lieues ; grâce à cette situation, et quoique les communes environnantes, le Fouesnant, Concarneau, Pont-Labbé eussent déjà reçu la sanglante visite des républicains de Brest et du Finistère, le château de Chanteleine avait échappé comme par miracle à l’attention des municipalités, quand le comte le quitta pour la première fois.

Peu guerrier de son naturel, le comte cependant déploya de grandes qualités militaires pendant cette campagne de la Vendée. Avec la foi et le courage, on est partout soldat. Le comte se conduisit en héros, lui dont le caractère paisible n’annonçait pas de telles dispositions ; en effet, les premières tendances de son esprit le dirigèrent vers la carrière ecclésiastique, et il avait passé deux ans au grand séminaire de Rennes ; il était même occupé de ses études théologiques, lorsque son mariage avec sa cousine, Mlle de La Contrie, le jeta dans une voie tout opposée.

Mais le comte ne pouvait rencontrer une plus digne compagne de sa vie. Cette jeune fille si séduisante devint une femme courageuse et dévouée. Les premières années du mariage du comte et de la comtesse, avec leur fille Marie à élever, dans cette vieille propriété de famille, au milieu de serviteurs, humbles amis vieillis au paternel service des Chanteleine, furent aussi heureuses qu’il est donné à un homme d’en passer en ce monde.

Ce bonheur rejaillissait sur tout le pays, qui vénérait son seigneur. Les habitants se croyaient plutôt les sujets du comte que ceux du roi de France, et cela se conçoit ; ils n’avaient avec ce dernier que des relations désagréables, tandis qu’en toute occasion la famille de Chanteleine leur venait en aide. Aussi ne rencontrait-on pas un malheureux dans le pays, pas un mendiant ; depuis un temps immémorial, aucun crime n’avait été commis dans cette partie reculée de la Bretagne. On comprend donc l’effet que produisit le vol de ce Karval, un Breton cependant, entré depuis deux ans au service du comte, quand celui-ci fut obligé de le chasser du château. En agissant ainsi, d’ailleurs, le comte ne fit que prévenir la justice des paysans, qui n’auraient pas souffert un voleur dans le pays.

Ce Karval était bien un Breton, mais un Breton qui avait voyagé, vu du pays, et sans doute de vilains exemples avec ; on disait qu’il avait visité Paris, que ces paysans regardaient comme un endroit chimérique, et même, les plus superstitieux, comme l’antichambre de l’enfer ; il fallait bien qu’il y eût quelque chose de cela, puisque le seul d’entre eux à y avoir hasardé le pied en revint mauvais et criminel.

Cette affaire, qui fit un si grand scandale, s’était passée deux ans auparavant, et Karval avait quitté le pays en proférant des menaces de vengeance. On en haussa les épaules.

Mais ce que l’on pouvait mépriser de la part d’un voleur obscur méritait attention, quand ce voleur fut devenu un des agents bas et terribles du comité de salut public. Aussi le comte, en pressant sa marche vers le château, commençait à soupçonner de sinistres événements auxquels les paroles de Karval avaient fait allusion. Cependant, la bonté de sa femme devait être une sauvegarde pour elle ; en effet, pendant vingt années de sa vie, de 1773 à 1793, Mme de Chanteleine se consacra tout entière au bonheur de ceux qui l’approchaient. Elle savait qu’elle rendait son mari heureux en faisant le bien. Aussi la voyait-on sans cesse au chevet des malades, recueillant les vieillards, faisant instruire les enfants, fondant des écoles, et plus tard, quand Marie atteignit l’âge de quinze ans, elle l’associa à toutes ses bonnes œuvres.

Cette mère et cette fille, unies dans un même esprit de charité, et accompagnées de l’abbé Fermont, le chapelain du château, couraient les villages de la côte, depuis la baie de la Forêt jusqu’à la pointe du Raz ; elles consolaient et répandaient leurs délicates aumônes sur ces familles de pêcheurs si souvent éprouvées par les tempêtes.

— Notre maîtresse, l’appelaient les paysans.

— Notre bonne dame, disaient les paysannes.

— Notre bonne mère, répétaient les enfants.

On comprend donc combien Kernan devait être envié de tous, lui que Marie appelait son oncle, lui qui la nommait sa nièce, lui, le propre frère de lait du comte.

Lorsque celui-ci quitta le château après le soulèvement de Saint-Florent, ce fut sa première absence du foyer domestique, la première séparation du comte et de la comtesse ; elle fut douloureuse, mais Humbert de Chanteleine, emporté par le sentiment du devoir, partit, et sa courageuse femme ne put qu’approuver son départ.

Pendant les premiers mois de la guerre, les deux époux eurent souvent des nouvelles l’un de l’autre par des émissaires dévoués ; mais le comte ne put abandonner un seul jour l’armée catholique pour venir embrasser les siens ; des événements impérieux le clouèrent toujours à son poste ; depuis dix longs mois, il n’avait pas revu sa chère famille ; depuis trois mois même, depuis les désastres de Grandville, du Mans, de Chollet, il était sans nouvelles du château.

Son inquiétude se comprend donc, quand, accompagné de son fidèle Kernan, il revint vers le domaine de ses aïeux. On devine avec quelle émotion il mit le pied sur la côte du Fouesnant. Il n’était plus qu’à deux heures des embrassements de sa femme et des baisers de sa fille.

— Allons, Kernan, marchons, dit-il.

— Marchons ! répondit le Breton, et vite, cela nous réchauffera. Un quart d’heure après, le maître et le serviteur traversèrent le bourg du Fouesnant, encore profondément endormi, et prirent le long du cimetière, dévasté pendant la dernière visite des Bleus.

Car les gens du Fouesnant avaient donné des premiers contre la Révolution, à propos des prêtres jureurs qui leur furent envoyés par les municipalités ; le 19 juillet 1792, trois cents d’entre eux, conduits par leur juge de paix, Alain Nedelec, se battirent dans le bourg même contre les gardes nationaux de Quimper. Ils furent écrasés ; les vainqueurs firent paître leurs chevaux dans le cimetière, et bivouaquèrent au milieu de l’église ; le lendemain, trois charretées de vaincus rentraient à Quimper, et le premier martyr de la Bretagne, Alain Nedelec, étrennait le nouvel instrument de mort, que les administrateurs bretons appelaient la « machine à décapiter », et sur laquelle le procureur général syndic leur adressait de sa main des instructions soigneusement détaillées touchant la manière de s’en servir. Depuis, le bourg ne s’était pas relevé de sa défaite.

— On voit que les Bleus ont passé par là, dit Kernan ! des ruines et des profanations !…

Le comte ne répondit pas, et prit à travers ces longues plaines qui venaient mourir à la mer. Il était alors six heures du matin ; un froid assez vif avait succédé à la pluie ; la terre était dure ; il faisait très-obscur encore sur les landes désertes et les vastes champs d’ajoncs rebelles à toute culture ; les flaques d’eau avaient été saisies par la gelée, et les broussailles, revêtues de blanc, paraissaient pétrifiées.

À mesure que les fugitifs s’éloignaient de la mer, quelques arbres amaigris se voyaient de loin en loin, et, courbés sous les violentes rafales de l’ouest, ils dressaient à l’horizon leur squelette blanchâtre.

Bientôt aux plaines succédèrent des champs de blé noir, fortifiés de douves, de fossés, et séparés par des rangées de chênes trapus ; il fallait gagner à travers ces champs, et franchir des barrières pivotantes, équilibrées par une grosse pierre et tout embroussaillées d’épine sèche. Kernan les ouvrait devant le comte, et, au choc de l’échalier qui se refermait, les branches des arbres laissaient tomber une grêle blanche qui crépitait sur le sol.

Alors le comte et son compagnon s’élançaient par les étroites sentes piétinées entre les sillons et la haie des champs ; il y avait des instants où ils couraient malgré eux.

Vers sept heures, le jour commença à poindre ; le château n’était pas à une demi-lieue. Le pays paraissaient tranquille et désert, et même d’une tranquillité suspecte. Le comte ne put s’empêcher de remarquer ce singulier silence de la campagne :

— Pas un paysan, pas un cheval allant au pré ! dit-il d’un air inquiet.

— Il est encore grand matin, répondit Kernan, également frappé de la physionomie du pays, mais qui ne voulait pas effrayer le comte. On se lève tard en décembre !

En ce moment, ils pénétrèrent dans un grand bois de hauts sapins ; cette vaste sapinière, toujours verte, appartenant à la propriété du comte, s’apercevait de loin en mer.

Une foule de pommes sèches, grisâtres, et non écorcées, couvraient la terre au milieu des branches mortes à peau rugueuse ; il ne semblait pas que depuis longtemps un pied humain eût foulé le sol ; chaque année cependant, les enfants des villages environnants venaient ramasser toutes ces pommes de pin avec grande joie, et les ménagères y faisaient une provision de bois, que le comte leur abandonnait généreusement.

Or, cette année, les pauvres n’avaient pas fait leur récolte habituelle, et cette moisson de branches et de pommes sèches était encore intacte.

— Tu vois, dit le comte au Breton, ils ne sont pas venus ! ni les femmes ! ni les enfants !

Kernan secoua la tête sans répondre, il sentait quelque chose d’inquiétant dans l’air. Son cœur battait à se rompre dans sa poitrine. Il allongea le pas.

À mesure que les deux compagnons de route s’avançaient, des lièvres, des lapins, des perdrix se levaient en grand nombre sous leurs pas, en trop grand nombre même !… Évidemment les chasseurs avaient été rares cette année, et cependant chassait qui voulait sur les terres du comte.

Il y avait donc là des symptômes d’abandon et de délaissement qu’on ne pouvait méconnaître. La figure du comte pâlissait malgré le froid intense de cette matinée d’hiver.

— Enfin ! le château ! s’écria le Breton en montrant la pointe des deux tourelles qui perçait au-dessus d’un massif éloigné.

En ce moment, le comte et Kernan étaient près de la ferme de la Bordière, tenue par l’un des métayers du comte ; au tournant du bois, on allait l’apercevoir ; Louis Hégonec, le métayer, était un homme actif, matinal, assez bruyant dans ses travaux, et pourtant on ne l’entendait pas chanter en harnachant ses bœufs ou ses chevaux, ni même crier dans sa cour après sa vieille femme.

Non, rien ! Un silence de mort régnait partout ; le comte, saisi de terribles pressentiments, fut forcé de s’appuyer sur le bras de son fidèle Breton.

Au détour du bois, leurs regards se portèrent vivement vers la métairie.

Un spectacle horrible frappa leurs yeux. Quelques pans de murs ébranlés, avec des bouts de poutre noircis, l’extrémité d’un faîtage calciné, des restes de cheminées juchés au sommet d’un pignon, d’étroits sentiers de suie qui serpentaient sur les murailles, des portes brisées, et des gonds sortant comme des poings menaçants de l’interstice des pierres, toutes les traces d’un incendie récent apparurent à la fois. La ferme avait été brûlée ; les arbres portaient les traces d’une lutte violente ; des empreintes de coups de hache sur les portes, des éraflures de balles sur les vieux troncs de chêne, des instruments de labourage brisés, tordus, des charrettes culbutées, des roues dépourvues de leurs jantes, attestaient la violence de la bataille ; les cadavres d’animaux, de vaches, de chevaux abandonnés, infectaient l’air !

Le comte sentit ses jambes fléchir sous lui.

— Les Bleus ! toujours les Bleus ! répéta Kernan d’une voix sourde.

— Au château ! s’écria le comte en poussant un cri terrible.

Et cet homme qui, tout à l’heure, se soutenait à peine, Kernan avait maintenant de la peine à le suivre.

Pendant cette course, pas un être humain n’apparut dans les chemins défoncés ; le pays était non pas désert, mais déserté.

Le comte traversa le village. La plupart des maisons étaient brûlées ; quelques-unes encore debout, mais vides. Pour que ce pays fût ainsi dépeuplé, il fallait qu’un souffle de vengeance eût passé sur lui.

— Oh ! Karval ! Karval ! murmurait le Breton entre ses dents.

Enfin, le comte et Kernan arrivèrent devant la porte du château ; l’incendie l’avait respecté ; mais il demeurait sombre, silencieux ; pas une cheminée qui lançât dans l’air son panache de fumée matinale.

Le comte et Kernan se précipitèrent vers la porte, et s’arrêtèrent épouvantés.

— Vois ! vois ! dit le comte.

Une affiche énorme était collée sur l’un des montants ; elle portait en tête l’œil de la loi, des faisceaux de piques et de rameaux surmontés du bonnet phrygien. D’un côté se trouvait la description du domaine, de l’autre son évaluation.

Le château de Chanteleine, confisqué par la République, était à vendre.

— Les misérables ! s’écria Kernan.

Il essaya d’ébranler la porte ; mais, malgré sa force prodigieuse, il ne put y parvenir. Elle résistait obstinément ; le comte de Chanteleine ne pouvait pas même se reposer un instant dans le manoir de ses ancêtres ! sa propre porte restait fermée pour lui. Il était en proie au plus affreux désespoir !

— Ma femme ! ma fille ! s’écriait-il avec un accent impossible à rendre ! Où est ma femme ? mon enfant ? ils les ont tuées ! ils les ont tuées !…

De grosses larmes roulèrent sur les joues de Kernan, qui tâchait en vain de consoler son maître.

— Il est inutile, dit-il enfin, de nous obstiner devant cette porte qui ne s’ouvrira pas !…

— Où sont-elles ? où sont-elles ? criait le comte.

En ce moment, une vieille femme, blottie dans le fossé, se leva tout d’un coup. Elle eût fait mal à voir à des yeux moins consternés ; sa tête d’idiote remuait stupidement.

Le comte courut à elle.

— Où est ma femme ? dit-il.

Après de longs efforts, la vieille répondit :

— Morte dans l’attaque du château !

— Morte ! s’écria le comte avec un rugissement.

— Et ma nièce ? demanda Kernan en secouant violemment la vieille femme.

— Dans les prisons de Quimper ! dit enfin celle-ci.

— Qui a fait cela ? demanda Kernan avec un accent terrible.

— Karval ! répondit la vieille femme.

— À Quimper ! s’écria le comte. Viens, Kernan, viens !

Et ils quittèrent cette malheureuse, qui, seule, presque à son dernier souffle, représentait tout ce qui restait de vivant au bourg de Chanteleine.

 

V. — Quimper en 1793.

Quimper avait vu tomber la première tête sous la hache républicaine, celle d’Alain Nedelec, et le clergé breton compta dans cette ville son premier martyr, l’évêque Conan de Saint-Luc. Depuis ce jour, Quimper fut livré à l’arbitraire des républicains et de la municipalité.

Il faut dire que les Bretons des villes se distinguèrent par leur furie républicaine ; ils furent hardis à se jeter dans le mouvement national ; ces énergiques natures ne connurent aucune borne dans le bien ni dans le mal ; aussi les premiers héros du 10 août, qui envahirent les Tuileries et suspendirent le roi Louis XVI, furent-ils les fédérés de Brest, de Morlaix, de Quimper, levés à la voix de l’Assemblée législative, quand le 11 juillet 1792, en présence de la Prusse, du Piémont et de l’Autriche, coalisés contre la France, elle déclara « la patrie en danger. »

Aussi leurs services furent si bien appréciés, que le club breton de Paris forma le noyau du futur club des Jacobins ; et, plus tard, la section du faubourg Saint-Marceau prit, pour leur faire honneur, le titre de section du Finistère.

Quimper, entre autres, fut une des villes les plus agitées, ce qu’on n’eût guère attendu de ce chef-lieu enfoui au fond de la basse Bretagne. Les amis de la constitution s’y fondèrent et siégèrent dans l’ancienne chapelle des Cordeliers. Les clubs s’y multiplièrent, et plus tard ce fut l’un d’eux qui décréta que les nourrissons quitteraient le sein de leur nourrice pour venir écouter les cris de Vive la Montagne ! et que les enfants apprendraient à parler en bégayant la Déclaration des droits de l’homme.

Cependant, quand les administrateurs de Quimper, Kergariou en tête, virent la tournure des choses et où allait la révolution, ils voulurent enrayer le mouvement ; ils interdirent certains journaux, tels que l’Ami du peuple de Marat ; la commune de Paris envoya alors pour les mettre à la raison un proconsul ; mais à son arrivée, les Quimperrois l’emprisonnèrent au fort du Taureau, et protestèrent plus énergiquement encore que les Girondins de Paris contre les Montagnards de la Convention ; ils envoyèrent même avec Nantes deux cents volontaires à Paris pour appuyer leur protestation à main armée, ce qui amena un décret d’accusation en masse contre les administrations de la Bretagne. Mais, après la mort de Louis XVI, après l’exécution des Girondins, quand la France fut prise de vertige, lorsque le régime de la Terreur s’établit, les républicains réactionnaires de la Bretagne furent débordés.

Cependant, si les habitants des villes avaient donné dans le mouvement, les campagnes se signalèrent tout d’abord par leur résistance à l’installation des prêtres assermentés ; ils les chassèrent honteusement ; puis, quand arriva la loi du recrutement, il devint très-difficile de contenir les paysans du Finistère, ceux du Morbihan, de la Loire-Inférieure et des Côtes-du-Nord. Le général Canclaux put à peine les dompter avec son armée et les milices municipales. Il dut même, le 19 mars, livrer, à Saint-Pol-de-Léon, une bataille rangée.

Le comité de salut public résolut d’agir alors avec la plus extrême rigueur contre les villes et contre les campagnes. Il envoya deux délégués, Guermeur et Julien, qui organisèrent le sans-culotisme dans la Bretagne et à Quimper surtout.

Avec eux, ces proconsuls apportaient la loi des suspects de septembre 1793, cette œuvre de Merlin, de Douai, qui était libellée en ces termes :

« Sont réputés suspects :

« 1° Ceux qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations, par leurs propos ou leurs écrits, se sont montrés partisans de la tyrannie, du fédéralisme et ennemis de la liberté.

« 2° Ceux qui ne pourront pas justifier de leur manière d’exister et de l’acquit de leurs droits civiques.

« 3° Ceux à qui il a été refusé des certificats de civisme.

« 4° Les fonctionnaires publics, suspendus ou destitués de leurs fonctions.

« 5° Ceux des ci-devant nobles, ensemble les maris, femmes, pères, mères, fils ou filles, frères ou sœurs, et agents d’émigrés qui n’ont pas constamment manifesté leur attachement à la révolution. »

Armés de cette loi, les délégués du comité de salut public étaient maîtres du département. Qui pouvait espérer d’échapper à ces mesures révolutionnaires ? Il n’était personne qui ne tombât plus ou moins directement sous le coup de ces terribles articles. Aussi, les représailles allèrent bon train, et le Finistère tout entier fut livré à la plus extrême terreur.

Guermeur et Julien étaient accompagnés d’un sous-agent du comité, d’un infime personnage, qui n’était autre que ce Karval, ce maudit promis à la vengeance de Kernan.

Ce misérable s’était produit à Paris, et fait remarquer dans les clubs ; il s’était glissé dans les rangs des terroristes, et accompagnait les délégués, comme connaissant plus particulièrement le département du Finistère.

Il y venait en réalité exercer ses plus basses vengeances contre le pays qui l’avait chassé. Armé de cette loi des suspects, il ne lui était pas difficile d’atteindre la famille de Chanteleine.

Aussi, le lendemain de son arrivée à Quimper, il se mit en devoir d’agir.

Ce Karval était un homme de taille moyenne, porteur de l’une de ces mauvaises figures que la haine, la bassesse et la méchanceté ont faites peu à peu ; chaque vice nouveau s’y imprégnait et y laissait ses stigmates ; il ne manquait pas d’intelligence, mais, à le voir, on sentait que ce devait être un lâche. Comme beaucoup de ces héros de la révolution, il fut sanguinaire par peur, mais, par peur aussi il restait inflexible, et rien ne pouvait le toucher.

Une rue de Quimper, le 6 nivôse an II. Dessin de V. Foulquier.

Le lendemain de son arrivée, le 14 septembre, il alla trouver Guermeur :

— Citoyen, dit-il, il me faut cent hommes de la milice.

— Qu’en veux-tu faire ? demanda Guermeur.

— J’ai une tournée à opérer dans mon pays.

— Où cela ?

— Du côté de Chanleleine, entre Plougastel et Pont-l’Abbé. Je connais là un nid de Vendéens !

— Es-tu certain de ce que tu avances ?

— Certain. Demain, je t’amène le père et la mère.

— Ne laisse pas échapper les petits ! répliqua en riant le farouche proconsul.

— Sois tranquille ! ça me connaît. J’ai déniché des merles autrefois, et je veux leur apprendre à siffler le Ça ira !

— Va donc ! dit Guermeur en signant l’ordre que Karval demandait.

— Salut et fraternité ! dit Karval en se retirant.

Le lendemain, il se mit en marche avec son détachement, composé des forcenés de la ville ; le jour même il arrivait à Chanteleine.

Les paysans, à la vue de Karval qu’ils connaissaient bien, livrèrent un combat désespéré ; ils comprirent qu’il fallait vaincre ou mourir, mais ils furent vaincus, après avoir voulu défendre leur bonne dame.

La comtesse de Chanteleine, entre sa fille, l’abbé de Fermont et ses serviteurs, attendait dans les transes les plus vives l’issue de la bataille.

Elle la connut bientôt. Les miliciens de Quimper s’emparèrent du château. Karval, à leur tête, s’élança dans ses appartements en criant :

— Mort aux nobles ! mort aux Blancs ! mort aux Vendéens !

La comtesse, éperdue, voulut fuir, mais elle n’en eut pas le temps. Les forcenés arrivèrent jusqu’à elle dans la chapelle du château, où elle s’était réfugiée.

— Arrêtez cette femme et sa fille, femme et fille de brigand ! s’écria Karval, ivre de sang et de joie, et ce calotin, ajouta-t-il en désignant l’abbé de Fermont.

Marie s’était évanouie dans les bras de sa mère, à laquelle on l’arracha.

— Et ton mari, le comte ? demanda Karval d’une voix féroce.

La comtesse le regarda fièrement sans répondre.

— Et Kernan ? s’écria-t-il.

Même silence. Sa rage fut grande alors de voir que ces deux hommes lui échappaient, et dans sa colère, il frappa la comtesse d’un coup mortel ; la malheureuse femme tomba en jetant un dernier regard d’angoisse sur sa fille. Karval chercha, fouilla, mais en vain.

— Ils sont à l’armée des brigands, s’écria-t-il. Bon ! je les retrouverai !

Puis, s’adressant à ses hommes :

— Emmenez cette fille, dit-il, c’est toujours ça !

Marie, inanimée, fut mise en compagnie de l’abbé de Fermont, au milieu des paysans arrêtés ; on leur attacha les mains ; on les parqua comme des bestiaux, et ils furent emmenés.

Le lendemain, Karval ramenait ses prisonniers à Guermeur.

— Et le mâle ? fit Guermeur en riant.

— Envolé ! mais sois tranquille, répondit Karval avec un hideux sourire, je le repincerai.

Marie de Chanteleine et ses malheureux compagnons furent jetés pêle-mêle dans les prisons de la ville ; la jeune fille ne retrouva sa connaissance qu’entre les murs de son cachot.

Mais les prisons, finissaient par devenir trop étroites ; aussi travailla-t-on à les vider, et l’instrument de mort fonctionna sans relâche sur la grande place de Quimper. Il fut même question de l’installer dans le prétoire du tribunal pour aller plus vite.

On sait comment procédait, dans ces temps de terreur, la justice révolutionnaire, quelles formalités étaient remplies et quelles garanties entouraient les accusés.

Le tour de la malheureuse jeune fille ne pouvait tarder à venir.

Voilà ce qui s’était passé depuis ces deux mois pendant lesquels le comte de Chanteleine avait été sans nouvelles de sa femme et de sa fille ; voilà de quelles épouvantables scènes son château fut le théâtre.

Alors Kernan comprit cet air de vengeance satisfaite que respirait la figure de Karval, quand, au milieu de la mêlée, il lui lança ces paroles terribles :

— On t’attend au château de Chanteleine !…

Aussi, tout en marchant, en soutenant son maître que ce désastre abattait, il murmurait :

— Karval, je serai sans pitié ! sans pitié !…

Il était près de huit heures quand le comte et Kernan quittèrent le château ; ni la faim, ni la fatigue ne purent les arrêter un seul instant. Ils se jetèrent à travers champs, et une dernière fois, en se retournant, le Breton aperçut derrière les arbres dépouillés les murs du château de ses maîtres.

Alors le fidèle serviteur guida le comte presque fou de douleur ; il se chargea d’avoir du courage et de l’intelligence pour deux ; afin d’éviter toute mauvaise rencontre, il prit par les chemins de traverse, et rejoignit bientôt la grande route de Concarneau à Quimper au village de Kerroland.

Le comte et Kernan ne se trouvaient plus qu’à deux lieues et demie de Quimper, et du pas dont ils marchaient, ils devaient y arriver avant dix heures du matin.

— Où est-elle ?… où est ma fille ?… murmurait le comte, qui eût fait pitié aux cœurs les plus endurcis. — Morte ! morte !… comme sa pauvre mère !

De lugubres visions lui venaient à l’esprit ; et si épouvantables, que, pour les dissiper, il se prenait à courir comme si la vision n’eût pas été en lui.

Kernan ne le quittait pas ; il le suivait dans ses bonds insensés, et le forçait même à se jeter dans les halliers, quand quelque passant apparaissait au loin sur la route. Tout homme devenait dangereux en pareille circonstance, et dans l’état d’agitation où il se trouvait, le comte se fût dénoncé lui-même.

Certes, le Breton souffrait autant que son maître, mais il méditait en même temps des projets de vengeance auxquels celui-ci ne songeait pas. Sa douleur était mélangée d’une immense somme de colère. Puis il réfléchissait et se posait des questions auxquelles il ne pouvait répondre. — Qu’allait faire le comte à la ville ?

Si son enfant était emprisonnée, réussirait-il à la ravoir ? La justice révolutionnaire ne rendait jamais sa proie, et le comte lui-même serait arrêté à la moindre démarche suspecte.

Donc, sans plan arrêté, sans idée préconçue, ces deux hommes allaient comme à l’aventure, mais poussés par une invincible puissance.

Suivant les prévisions de Kernan, avant dix heures ils arrivèrent aux faubourgs de Quimper. Les rues étaient à peu près désertes, mais on pouvait entendre au loin une sorte de murmure funeste. Toute la population semblait s’être accumulée vers le centre de la ville. Kernan prit donc hardiment par les rues en contenant son maître, qui répétait à voix basse :

— Ma fille ! mon enfant !

Le père souffrait en lui plus encore que le mari, dont la douleur était sans remède.

Après une marche de dix minutes, le maître et le serviteur arrivèrent à l’une des rues qui avoisinent la cathédrale ; là ils se trouvèrent en queue d’un fort rassemblement.

Il y avait des gens qui vociféraient, qui hurlaient ; d’autres, effrayés, regagnaient leurs maisons dont ils fermaient les portes et les fenêtres. On entendait des accents de douleur mêlés à des imprécations ; il y avait des visages terrifiés près de faces sanguinaires. Quelque chose de sinistre planait dans l’air.

Bientôt, au milieu du bruit, se firent entendre ces paroles :

— Les voilà ! les voilà !

Mais ni le comte, ni Kernan ne purent voir ce qui excitait la curiosité de la foule. À ces paroles d’ailleurs succédèrent immédiatement les cris longuement prolongés de :

— À bas les Blancs ! à bas les aristocrates ! vive la République !

Évidemment il se passait quelque chose d’épouvantable sur la place voisine ; au tournant de la rue, toutes les figures étaient tendues vers un même point, et la plupart, il faut le dire, reflétaient des passions inhumaines, qui venaient chercher dans ce spectacle leur cruelle satisfaction.

On entendait de temps à autre des murmures plus violents ; à un certain moment, quelque chose d’extraordinaire parut se passer sur la place, car les mots :

— Non ! pas de grâce ! pas de grâce ! prononcés, hurlés plutôt par les gens qui voyaient, refluèrent jusqu’aux derniers rangs des spectateurs.

Le visage du comte était baigné d’une sueur froide.

— Qu’est-ce qu’il y a ? se demandait-on autour de lui ; et sans savoir, par un instinct de férocité, on s’écriait :

— Pas de grâce ! pas de grâce !

Kernan et le comte voulurent se frayer à tout prix un chemin dans la foule, mais ils ne purent y parvenir ; d’ailleurs, quelques minutes après leur arrivée, ce spectacle se termina, car le populaire se prit tout d’un coup à refluer ; les bras furent agités, les figures se retournèrent, et les vociférations s’éteignirent peu à peu.

Alors des crieurs se firent jour en lançant à la foule les noms des victimes.

— Exécution du 6 nivôse de l’an II de la République ! Qui veut la liste des condamnés ?

Le comte regarda Kernan d’un œil hagard.

— Voilà ! voilà ! continuaient les crieurs, le curé Fermont !…

Le comte serra la main de Kernan à la briser.

— La demoiselle de Chanteleine !

— Ah ! fit le comte en poussant un cri épouvantable.

Mais Kernan lui mit la main sur la bouche, le reçut dans ses bras comme il s’évanouissait, et, avant que les témoins de la scène eussent pu la comprendre, il entraîna son maître dans une rue écartée.

Pendant ce temps, d’autres noms étaient jetés à la foule, et ce cri retentissait de toutes parts :

— Mort aux aristocrates !… Vive la République !…

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