Chapitre XI
L’illustre vieillard exerce, depuis un
demi-siècle, la magistrature de l’ironie. Son génie, qui se flatte de ne
respecter rien, est de tous le plus docile et le plus familier. S’il feint la
pudeur ou la colère, raille ou menace, c’est pour mieux plaire à ses maîtres,
et, comme une esclave obéissante, tour à tour mordre ou caresser. Dans
la bouche artificieuse, les mots les plus sûrs sont pipés, la vérité même est
servile. Une curiosité, dont l’âge
n’a pas encore émoussé la pointe, et qui est l’espèce de vertu de ce vieux
jongleur, l’entraîne à se renouveler sans cesse, à se travailler devant le
miroir. Chacun de ses livres est une borne où il attend le passant. Aussi bien
qu’une fille instruite et polie par l’âpre expérience du vice, il sait que la
manière de donner vaut mieux que ce qu’on donne, et, dans sa rage à se
contredire et à se renier, il arrive à prêter chaque fois au lecteur un homme
tout neuf.
Les jeunes grammairiens qui l’entourent
portent aux nues sa simplicité savante, sa phrase aussi rouée qu’une ingénue de
théâtre, les détours de sa dialectique, l’immensité de son savoir. La
race sans moelle, aux reins glacés, reconnaît en lui son maître. Ils jouissent,
comme d’une victoire remportée sur les hommes, au spectacle de l’impuissance
qui raille au moins ce qu’elle ne peut étreindre, et réclament leur part de la
caresse inféconde. Nul être pensant n’a défloré plus d’idées, gâché plus de
mots vénérables, offert aux goujats plus riche proie. De page en page, la vérité qu’il énonce d’abord
avec une moue libertine, trahie, bernée, brocardée, se retrouve à la dernière
ligne, après une suprême culbute, toute nue, sur les genoux de Sganarelle
vainqueur… Et déjà la petite troupe, bientôt grossie d’un public hagard
et dévot, salue d’un rire discret le nouveau tour du gamin bientôt centenaire.
—
Je suis le dernier des Grecs, dit-il de lui-même, avec un rictus singulier.
Aussitôt
vingt niais, hâtivement instruits d’Homère par ce qu’ils en ont pu lire en
marge de M. Jules Lemaître, célèbrent ce nouveau miracle de la civilisation
méditerranéenne, et courent réveiller, de leurs cris aigus, les Muses
consternées. Car c’est la coquetterie du hideux vieillard, et sa grâce la plus
cynique, de feindre attendre la gloire sur les genoux de l’altière déesse,
bercé contre la chaste ceinture où il égare ses vieilles mains… Étrange,
effroyable nourrisson !
Depuis longtemps, il avait décidé de
visiter Lumbres, et ses disciples ne cachaient plus aux profanes qu’il y
porterait l’idée d’un nouveau livre. « Les hasards de la vie,
confiait-il à son entourage, sur ce ton d’impertinence familière avec lequel il
prétend dispenser les trésors d’un scepticisme de boulevard, baptisé pour lui
sagesse antique, — les hasards de la vie m’ont permis d’approcher plus d’un
saint, pourvu qu’on veuille donner ce nom à ces hommes de mœurs simples et
d’esprit candide, dont le royaume n’est pas de ce monde, et qui se nourrissent,
comme nous tous, du pain de l’illusion, mais avec un exceptionnel appétit.
Toutefois ceux-là vivent et meurent, reconnus de peu de gens, et sans avoir
étendu bien loin la contagion de leur folie. Qu’on me pardonne d’être revenu si tard à des rêves d’enfant. Je
voudrais, de mes yeux, voir un autre saint, un vrai saint, un saint à miracles
et, pour tout dire, un saint populaire. Qui sait ? Peut-être irai-je à Lumbres pour y achever de mourir entre les
mains de ce bon vieillard ?
Ce propos, d’autres encore, furent
longtemps tenus pour une aimable fantaisie, bien qu’ils exprimassent, avec une
espèce de pudeur comique, un sentiment sincère, bas mais humain, une crainte
sordide de la mort. L’illustre écrivain, pour son malheur, n’est que vil, non
pas médiocre. Sa forte personnalité, douloureusement à l’étroit dans ses
livres, s’est délivrée dans le vice. C’est en vain qu’il s’efforce de cacher à
tous, redoublant de scepticisme et d’ironie, le secret hideux qui sue parfois à
travers les mots. À mesure qu’il avance en âge, le misérable se voit traqué,
forcé dans son mensonge, de jour en jour moins capable de tromper en
hors-d’œuvre et bagatelles sa voracité grandissante. Impuissant à se surmonter,
conscient du dégoût qu’il inspire, ne trouvant qu’à force de ruse et
d’industrie de rares occasions de se satisfaire, il se jette en glouton sur ce
qui passe à portée de ses gencives et, l’écuelle vide, pleure de honte. L’idée
d’un obstacle à vaincre, et du retardement qu’impose la comédie de la
séduction, même écourtée, la crainte du fléchissement physique toujours
possible, le caprice de ses fringales, le découragent par avance des
rendez-vous hasardeux. Aux gouvernantes qu’il entretenait jadis avec un certain
décor succèdent aujourd’hui des gothons et des servantes, qui sont ses tyrans
domestiques. Il excuse de son mieux leur langue familière, affecte une bonhomie
navrante, détourne l’attention d’un rire qui sonne faux, tandis qu’il suit du
regard, à la dérobée, le cotillon court sur lequel, tout à l’heure, il ira
rouler sa tête blanche.
Mais hélas ! cette morne débauche l’épuise
sans le rassasier ; il n’imagine rien de plus bas, il touche le fond de son
grotesque enfer. Au désir, jamais plus âcre et plus pressant, succède un
trop court plaisir, furtif, instable. L’heure est venue où le besoin survit à
l’appétit, dernière énigme du sphinx charnel… C’est alors qu’entre ce vieux
corps inerte et la volupté vainement pressée la mort se leva, comme un
troisième camarade.
Celle
qu’il avait tant de fois caressée dans ses livres, et dont il croyait avoir
épuisé la douceur, la mort, — d’ailleurs partout visible à travers sa froide
ironie, comme un visage sous une eau claire et profonde, — cent fois rêvée,
savourée, il ne la reconnut plus. Il
la voyait désormais de trop près, bouche à bouche. Il avait choisi l’image
d’une lente vieillesse, à la pente douce et fleurie, et qui s’endort contente,
au dernier pas. Mais il n’attendait point cette surprise en plein jour,
cette effraction… Hé quoi ? déjà ?
Il s’efforce d’en chasser la pensée, de la
déguiser au moins ; il dépense à ce jeu misérable des ressources infinies. À
peine ose-t-il confier aux plus intimes quelque chose de son angoisse, et ils
ne l’entendent qu’à demi ; nul ne veut voir, dans les yeux du grand homme, le
regard tragique où s’exprime une terreur d’enfant. Au secours ! dit le
regard. Et l’auditoire s’écrie : Quel merveilleux causeur !
Chapitre XII
M.
Gambillet s’avança vers le célèbre auteur du Cierge Pascal, et se présenta
lui-même, non sans esprit, car il ne manque tout à fait ni de malice ni
d’à-propos. Puis, se tournant vers son compagnon, et lui donnant la parole :
— M. le curé de Luzarnes, fit-il, est plus
qualifié que moi pour vous souhaiter la bienvenue dans ce miraculeux pays de
Lumbres, à deux pas de la petite église que vous êtes venu visiter.
Antoine Saint-Marin pencha vers l’abbé
Sabiroux sa longue face blême, le considérant de haut en bas, avec ennui.
— Cher et illustre maître, dit alors
celui-ci d’un ton mesuré, je ne m’attendais pas à vous voir jamais d’aussi
près. Le ministère que j’exerce au fond de ces campagnes nous condamne tous à
l’isolement jusqu’à la mort, et c’est un grand malheur que le clergé de France
soit ainsi tenu à l’écart de l’élite intellectuelle du pays. Qu’il soit au
moins permis à l’un de ses plus humbles représentants…
Saint-Marin
secoua de haut en bas cette fine main blanche qu’immortalise le tableau de
Clodius Nyvelin.
—
L’élite intellectuelle du pays, monsieur l’abbé, est une société bien bruyante
et bien désagréable que je vous conseillerai plutôt de tenir éloignée de vos
presbytères. Et pour l’isolement, ajouta-t-il avec un petit rire, puissé-je y
avoir été jadis condamné comme vous !
L’ancien
professeur de chimie, un moment déconcerté, choisit de sourire aussi. Mais le
jeune docteur de Chavranches, déjà familier :
—
Allons, allons ! l’abbé, vous voilà comme un bourgmestre à l’entrée du roi dans
sa bonne ville. L’illustre maître n’a pas fait cent lieues pour s’entendre
louer. Dois-je l’avouer, monsieur, continua-t-il en s’inclinant vers Saint-Marin.
je suis prêt moi-même à commettre envers vous une faute plus grave.
—
Ne vous gênez pas, répondit le romancier d’une voix douce.
— Permettez-moi seulement de vous demander
pour quel motif…
— N’ajoutez plus un mot, si vous tenez à
mon estime ! s’écria l’auteur du Cierge Pascal. Je devine que vous désirez
connaître la raison qui m’a déterminé à entreprendre ce petit voyage ? Or,
grâce à Dieu, je n’en sais pas là-dessus plus long que vous. Le travail de
composition, jeune homme, est le plus ennuyeux et le plus ingrat de tous ;
c’est bien assez de composer mes livres, je ne compose pas ma vie. Cette
page-ci est une page blanche.
— J’espère que vous l’écrirez, cependant,
soupira le curé de Luzarnes, et j’ose dire que vous nous la devez.
Le regard toujours un peu vague de
l’illustre maître tomba de haut sur son benoît quémandeur, et l’effleura sans
se poser. Puis il demanda, les yeux mi-clos :
—
Ainsi nous attendons tous les trois le bon plaisir d’un saint ?
—
Les clefs du sanctuaire d’abord, remarqua l’enfant terrible de Chavranches, et
le bon plaisir du sacristain Ladislas.
—
Comment cela ? fit Saint-Marin, sans daigner voir le geste du curé de Luzarnes
demandant la parole.
Mais
Gambillet, plus prompt, fit à sa manière le récit des événements de la journée,
vingt fois repris par son sourcilleux compagnon, qu’un léger mouvement
d’impatience de l’illustre maître rejetait chaque fois au néant. Lorsqu’il eut tout entendu :
— Ma foi, monsieur, dit le romancier, je
n’espérais pas tant d’une journée mal commencée. Ô la rafraîchissante surprise
d’un peu de surnaturel et de miraculeux !
— Surnaturel et miraculeux ? protesta
d’une voix grave le curé de Luzarnes.
—
Pourquoi pas ? demanda brusquement Saint-Marin, se retournant tout d’une pièce
vers son inoffensif ennemi.
(Si
bas que le grand homme soit tombé, la bêtise toute nue lui fait honte. Mais il
redoute par-dessus tout de rencontrer son image dans la sottise ou la lâcheté
d’autrui, comme dans un tragique miroir.)
— Pourquoi pas ? répéta-t-il, plutôt
sifflant qu’épelant chaque mot entre ses longues dents jointes. Nous
espérons tous un miracle, monsieur, et le triste univers l’appelle avec nous.
Aujourd’hui, ou dans un millier de siècles, que m’importe, si quelque événement
libérateur doit faire brèche un jour dans le mécanisme universel ? J’aime
autant l’attendre pour demain et m’endormir content. De quel droit la brute
polytechnique viendrait-elle m’éveiller de mon rêve ? Surnaturel et miraculeux
sont des adjectifs pleins de sens, monsieur, et qu’un honnête homme ne prononce
qu’avec envie…
De son aveu, jamais le curé de Luzarnes ne
se sentit plus injustement mortifié.
— M. Saint-Marin, confia-t-il à son ami
Gambillet, m’a paru plus poète que philosophe et capable d’interpréter à sa
guise les paroles d’autrui. Mais quelle raison de se mettre en colère ?
L’auteur du Cierge Pascal lui-même eût été
bien embarrassé de répondre. Car il hait d’instinct ce qui lui ressemble et
goûte, sans l’avouer, l’amère ivresse de se mépriser chez les autres. Mieux que
personne, il sait par quelle nuance légère et fragile l’homme qui ne fait
profession que d’esprit se distingue du sot, et dans certains niais bien
disants le vieux cynique flaire avec rage un petit de la même portée.
— Si vous n’avez point vu l’ermite, reprit
le docteur de Chavranches pour rompre le silence, au moins connaissez-vous
l’ermitage ? Quelle curieuse maison ! Quelle solitude !
—
J’étais tout à l’heure sous le charme, dit Saint-Marin. Il n’y a de vraiment précieux dans la vie que le
rare et le singulier, la minute d’attente et de pressentiment. Je l’ai
connue ici.
M.
Gambillet hocha la tête, approuva d’un sourire prudent. Cependant le grand
vieillard, s’approchant de la fenêtre, commença de promener ses longs doigts
sur les vitres. La lumière de la lampe faisait danser son ombre au mur, la
diminuant et l’allongeant tour à tour. Au dehors, les yeux ne distinguaient
rien que la tâche blême de la route. Et dans le profond silence le docteur de
Chavranches entendait le léger grincement des ongles sur le verre poli.
La
voix de Saint-Martin le fit tout à coup sursauter :
— Ce diable de sacristain, dit-il, veut
nous tuer de mélancolie. Je suis une grande bête d’attendre et de bâiller ici,
quand j’ai devant moi tout un jour. Car je ne quitterai Lumbres que demain. Et
puis, ma parole ! je suis bizarrement rompu.
— D’ailleurs, remarqua M. Gambillet, si
les imaginations de l’abbé Sabiroux ont quelque réalité, son pauvre confrère sera
hors d’état de vous entretenir ce soir.
— Pour cette fois, d’ailleurs, répondit
l’illustre maître, c’est assez de connaître ce presbytère campagnard : un lieu
unique.
(Il désignait la pièce aux quatre murs nus
d’un geste caressant, comme un rarissime bibelot à tenter le collectionneur.)
Cette simple phrase fut à l’amour-propre
du curé de Luzarnes comme un baume.
— Je dois vous faire remarquer, dit-il,
que cette salle est improprement désignée sous le nom d’oratoire : mon vénéré
confrère s’y tient rarement. À vrai dire, il ne quitte guère sa chambre.
— Ouais ? fit l’auteur du Cierge Pascal,
intéressé.
— Je me ferai une joie de vous y conduire,
s’empressa le futur chanoine. Monsieur le curé de Lumbres, j’en suis sûr, vous
donnerait volontiers cette marque d’égards, et je ne ferai qu’interpréter sa
pensée.
Il prit la lampe, l’éleva au-dessus de sa
tête, puis, marquant un petit temps, la main sur le bouton de la porte :
— Si ces messieurs veulent me suivre ?
Au premier étage, le curé de Luzarnes, désignant
à l’extrémité d’un long couloir une porte entr’ouverte :
— Permettez-moi de vous précéder, fit-il.
Ils entrèrent après lui. La lampe, tenue à
bout de bras, éclairait une longue salle mansardée, peinte à la chaux, et qui
parut d’abord absolument vide. Le parquet de sapin, récemment lavé,
exhalait une odeur tenace. Quelques meubles, ingénument rangés contre la
muraille, apparurent, dénoncés par leurs ombres ; deux chaises de paille, un
prie-Dieu, une courte table chargée de livres…
— Cela ressemble à n’importe quel grenier
d’étudiant pauvre, dit Saint-Marin, déçu.
Mais
le futur chanoine, infatigable, les entraînait plus loin, penchant vers le sol
son lumignon fumant.
—
Voilà son lit, dit cet homme incomparable, avec une espèce de fierté.
L’enfant
terrible de Chavranches, et l’écrivain, pourtant tous deux sans vergogne,
échangèrent par-dessus le large dos un sourire gêné. La paillasse, ridiculement étroite et menue,
couverte d’un amas de hardes, faisait à elle seule un spectacle d’une assez
pitoyable mélancolie. Cependant, Saint-Marin la vit à peine ; il regardait deux
gros souliers béants, verdis par l’âge, l’un debout, drôlement campé, l’autre à
plat, montrant ses clous rouillés, son cuir gondolé, le retroussis de sa
semelle, deux pauvres souliers, pleins d’une lassitude infinie, plus misérables
que des hommes.
— Quelle image ! dit-il à voix basse ;
quelle ridicule et merveilleuse image !
Il pensait à la fuite circulaire de toute
vie humaine, au chemin vainement parcouru, au suprême faux pas. Qu’était-il
allé chercher si loin, ce vagabond magnanime ? La même chose qu’il attendait
lui-même, au milieu des objets familiers, ses chères estampes, ses livres, ses
maîtresses et ses courtisans, dans l’hôtel de la rue de Verneuil, où mourut Mme
de Janzé. Jamais le patriarche du néant, à ses meilleures heures, ne s’éleva
plus haut qu’un lyrique dégoût de vivre, un nihilisme caressant. Néanmoins,
sa gorge se serra, son cœur battit plus vite.
Alors,
il parla d’abondance.
—
Nous sommes ici, dit-il, dans un lieu consacré, aussi vénérable qu’un temple.
Si le vaste monde est un champ clos, la place vaut d’être marquée où fut donné
le grand effort, tentée la plus folle espérance. Les anciens eussent considéré
sans doute notre saint de Lumbres avec mépris ; mais une longue expérience du
malheur nous a rendus moins sévères pour cette espèce de sagesse, un peu
barbare, qui trouve dans l’élan même de l’action sa raison d’être et sa
récompense. La différence est moins
grande qu’on imagine entre celui qui veut tout étreindre et celui qui repousse
tout. Il y a une grandeur sauvage que la sagesse antique n’a pas connue…
La belle voix grave de l’illustre écrivain
resta comme perchée sur la dernière syllabe, tandis que son regard se fixait à
l’angle du mur où le diligent Sabiroux promenait à ce moment la lumière de sa
lampe. Dans une sorte de renfoncement, formé par l’arête extérieure du toit,
une planchette grossièrement clouée supportait un crucifix de métal.
Au-dessous, jetée sur le sol, dans le coin le plus obscur, une lanière repliée,
de celles que les toucheurs de bœufs nomment « coutelas », aiguë à sa pointe,
large de trois doigts à sa base, pareille à un plat serpent noir. Mais ni le
crucifix ni le fouet ne retenaient le regard du maître. C’était, à hauteur d’homme,
une singulière éclaboussure, couvrant presque un pan de la muraille, faite de
mille petites traces si rapprochées vers le centre qu’elles n’y formaient plus
qu’une masse unique, d’un roux pâli, quelques-unes plus fraîches, d’un rose
encore vif, d’autres à peine visibles, dans l’épaisseur de la chaux, comme
absorbés, des séchées, d’une couleur indéfinissable. La croix, le fouet de
cuir, la muraille rougie… Cette grandeur sauvage que la sagesse antique… L’éminent
musicien n’eut pas le courage de plaquer son dernier accord, et cessa
brusquement sa chanson.
Immobile,
M. Gambillet bredouilla plusieurs fois dans sa moustache les mots de folie
mystique, guettant en dessous Saint-Marin muet. L’irrésistible confident de la
société chavranchaise, si vif à retourner un drap sur des nudités lamentables,
et qui se vanta souvent de tout regarder et de tout entendre avec un front
d’airain, eut, comme il l’avoua plus tard, froid dans le dos. Le plus épais des
hommes ne voit pas sans trouble violer devant lui l’humble secret d’un grand
amour, la part réservée du pauvre, son seul trésor, et qu’il emporte avec lui.
M.
le curé de Luzarnes, détournant la lampe, dit aussitôt, avec un naturel parfait
:
—
Mon vénérable ami, messieurs, se maltraite et compromet gravement sa santé !
Dieu me garde de blâmer son zèle ! Mais je dois dire que ces violences contre
soi-même, non pas prescrites, seulement tolérées, furent néanmoins regardées
par plusieurs comme un dangereux moyen de sanctification, et trop souvent le
scandale des faibles ou la risée des impies.
L’ancien
professeur appuya ce dernier mot d’un geste familier, le pouce et l’index
joints, le petit doigt levé, du ton d’un homme qui précise un point contesté.
L’embarras du docteur, le silence de l’autre, lui parurent une preuve assez
flatteuse de leur bienveillante attention. Il le marqua d’un sourire, puis
partit content, car le prêtre médiocre est, entre tous, impénétrable.
—
Que ce grand homme est donc nerveux ! se disait Gambillet, marchant sur les
talons de Saint-Marin, et regardant curieusement la longue main d’ivoire
crispée sur la canne, dont elle frappait parfois le sol à petits coups. Depuis
quelques instants l’auteur du Cierge Pascal faisait, en effet, pour cacher son
trouble et se surmonter, un effort presque héroïque. Sans doute. il n’était pas
resté insensible à cette lugubre poésie dè la maison du pauvre, mais il y a
beau temps que le romancier n’est plus dupe d’aucun battement de son vieux cœur
! L’émotion à peine formée, et comme à l’état naissant, est aussitôt mise en
ordre, utilisée ; c’est la matière première qu’accommode au goût de l’acheteur
son industrieux génie.
Le
vieux comédien n’est accessible que par les sens ; la tache rousse, sur le mur,
dans l’auréole de la lampe, avait mis ses nerfs à nu.
On
connaît de lui, on sait de mémoire vingt pages effrontées où, de toutes les
ressources de son art, le malheureux s’exerce à conjurer son intraitable
fantôme. Nul n’a parlé plus librement de la mort, avec plus de nonchalance et
d’amoureux mépris. Nul écrivain de
notre langue ne semble l’avoir observée d’un regard si candide, raillée d’une
moue si moqueuse et si tendre… Pour quelle mystérieuse revanche, la
plume posée, la craint-il comme une bête, comme une brute ?
À l’idée de la chute inexorable, ce n’est
pas sa raison qui cède au vertige, c’est la volonté qui fléchit, menace de se
rompre. Ce raffiné connaît avec désespoir le soulèvement de l’instinct,
l’odieuse panique, le recul et le hérissement de l’animal qui, à l’abattoir,
vient flairer le mandrin du tueur. Ainsi jadis, si l’on en croit Goncourt, le
père du naturalisme et des Rougon-Macquart, réveillé en pleine nuit par les
mêmes affres, se jetait au bas du lit, donnant le spectacle d’un accusateur en
bannière et tremblant de peur à son épouse consternée.
Debout, sur la première marche, le visage
tourné vers la cage obscure, les tempes serrées, la gorge sèche, il respire à
grands coups, seul remède à de telles crises. Derrière lui, Gambillet, bloqué,
s’étonne, écoute avec inquiétude le souffle irrégulier, profond, du maître. Il
appuie légèrement la main sur son épaule :
—
Seriez-vous souffrant ? dit-il.
Saint-Marin
se détourne avec peine, et répond d’une voix fausse :
—
Non pas ! Non pas… un malaise… une légère suffocation… Cela va mieux… tout à fait bien…
Mais il se sent encore si faible et si
lâche que la banale sympathie du médecin de Chavranches est incroyablement
douce à son cœur. Dans l’euphorie de la détente nerveuse, il est ainsi souvent
tenté de parler, de donner son secret, de mendier au plus près un conseil et un
appui. Par bonheur, l’amour-propre engourdi le réveille toujours à temps de son
mauvais rêve.
— Docteur, dit-il avec un sourire
paternel, l’expérience vous fera connaître que les voyages ne peuvent plus
former la vieillesse, mais seulement hâter sa fin. Avantage encore précieux !
Car, au dernier détour, lorsqu’un vieux bonhomme souhaite et redoute le petit
faux pas qui le précipite au néant, un rien de brusquerie est quelquefois
nécessaire.
—
Le néant ! proteste poliment le curé de Luzarnes, voilà, maître, un bien gros
mot ?
(Saint-Marin,
par-dessus l’épaule du Chavranchais, considère une seconde son insupportable
galant.)
—
Qu’importe le mot ? fait-il. A-t-on le choix ?
— Il y a des mots si désespérés… si
douloureux… s’écrie le pauvre prêtre, déjà pâlissant.
— Permettez, poursuit l’auteur du Cierge
Pascal, je n’espère pas qu’une syllabe de plus ou de moins va me conférer
l’immortalité !
— Je me fais mal comprendre, riposte le
futur chanoine, enragé de conciliation. Sans doute, un esprit comme le vôtre se
fait… de la vie future… une autre image… probablement… que le commun de nos
fidèles… mais je ne puis croire que… votre haute intelligence… accepte sans
révolte… l’idée d’une déchéance absolue, irrémédiable, d’une dissipation dans
le néant ?
Les
derniers mots s’étranglent dans sa gorge, tandis qu’il implore des yeux, avec
une émouvante confusion, l’indulgence, la pitié du grand homme.
La
férocité du mépris que Saint-Marin témoigne aux sots étonne d’abord, car il
affecte volontiers par ailleurs un scepticisme complaisant. Mais c’est ainsi
qu’il peut manifester au dehors, avec un moindre risque, sa haine naturelle des
infirmes et des faibles.
— Je vous remercie, dit-il au curé de
Luzarnes, de me réserver un autre paradis que celui de votre vicaire et de vos
chantres. Les dieux me préservent cependant d’aller chercher là-haut une
nouvelle Académie, quand la seule française m’ennuie assez !
—
Si j’entends bien votre raillerie, répond le futur chanoine, vous m’accusez…
—
Je ne vous accuse pas, s’écrie Saint-Marin tout à coup, avec une extraordinaire
violence. Sachez seulement que je
craindrais moins le néant que vos ridicules Champs Élysées !
—
Champs Élysées… Champs Élysées, ronchonne le bonhomme abasourdi… Loin de moi la pensée de défigurer l’enseignement…
Je voulais seulement mettre à votre portée… parlant votre langage…
—
Ma portée… mon langage ! répète l’auteur du Cierge Pascal, avec un sourire
empoisonné. Il s’arrête un moment, reprend haleine. La lampe, qui tremble dans
les mains du curé de Luzarnes, éclaire en plein son visage blême. La bouche
mauvaise s’abaisse aux coins, comme pour un haut-le-cœur. Et c’est son cœur, en
effet, son vrai cœur, que le vieux comédien va jeter, va cracher une fois pour
toutes, aux pieds de ce prêtre stupide.
— Je sais ce que m’offrent les plus
éclairés de vos pareils, l’abbé : l’immortalité du sage, entre Mentor et
Télémaque, sous un bon Dieu raisonneur. J’aime autant celui de Bérenger en
uniforme de garde national ! L’antiquité de M. Renan, la prière sur l’Acropole,
la Grèce de collège, des blagues ! Je suis né à Paris, l’abbé, dans une
arrière-boutique du Marais, d’un papa beauceron et d’une mère tourangelle. J’ai
répondu la messe comme un autre. Si j’avais à me mettre à genoux, j’irais encore
tout droit à ma vieille paroisse de Saint-Sulpice, on ne me verrait pas faire
des grimaces aux pieds de Pallas-Athénée, comme un professeur ivre ! Mes livres
! Je me moque bien de mes livres ! Un dilettante, moi ! Un bec fin ? J’ai pris
de la vie tout ce que j’ai pu prendre, entendez-vous, à grandes lampées, la
gorge pleine ! Je l’ai bue à la régalade : advienne que pourra ! Il faut en
prendre son parti, l’abbé. Qui jouit craint la mort. Autant s’essayer à
la regarder en face que se distraire aux bouquins des philosophes, ainsi qu’un
patient chez le dentiste feuillette les journaux illustrés. Un sage couronné de
roses, moi ! Un bonhomme antique ! Ah !… il y a tel moment où l’adoration des
niais vous fait envier le pilori ! Le public ne nous lâche plus, veut toujours
la même grimace, n’applaudit qu’elle, et demain nous traitera de menteurs et de
baladins. Hé ! Hé ! si les bigots savaient peindre ! Au fond, nous sommes
dupes, l’abbé, repics et capots ! Un gâcheur de plâtre, qui ne songe qu’à se
remplir les tripes, montre plus de malice que moi ; jusqu’à la dernière minute,
il peut espérer boire et manger son saoul. Mais nous !… On sort du collège avec
des illusions de poète. On ne voit rien de plus désirable au monde qu’un beau
flanc de marbre vivant. On se jette aux femmes à corps perdu. À quarante ans,
on couche avec des duchesses, à soixante il faut déjà se contenter d’aller
riboter avec des filles. Et plus tard… Plus tard… Hé ! Hé ! plus tard… on porte
envie à des hommes comme votre saint de Lumbres qui eux au moins savent
vieillir !… La voulez-vous, ma
pensée ? La pensée de l’illustre maître, ma pensée toute crue ? Quand on
ne peut plus…
Il
acheva sa phrase, toute crue en effet, dans une véritable explosion de dégoût.
Les traits si fins eurent alors cette expression d’hébétude, le rictus
sournois, l’effrayante immobilité du vice sur un masque de vieillard. Gambillet
l’observait en dessous avec un sourire cruel. Le curé de Luzarnes avait reculé
de deux pas. Sa détresse à ce moment eût attendri le baron Saturne de
l’immortel Villiers.
—
Voyons… voyons… maître… bégaya-t-il. La religion dont je suis le ministre… a
des trésors d’indulgence… de charité… Le scrupule touchant le dogme… peut… doit
en quelque mesure… s’accorder avec une paternelle sollicitude… une
bienveillance particulière même… pour certaines âmes exceptionnelles… Je ne
croyais pas qu’un effort sincère de conciliation… de synthèse… une certaine
largeur de vues… La vie future… selon l’enseignement de l’Église.
Les
arguments se pressaient dans sa pauvre cervelle confuse ; il eût voulu les
donner à la fois, sa pensée sautant de l’un à l’autre, comme l’aiguille affolée
d’une boussole…
Alors,
le robuste vieil homme marcha vers lui, le masquant de ses larges épaules :
—
La vie future ? L’enseignement de l’Église ? s’écria-t-il en le défiant de ses
yeux pâles, y croyez-vous ?… Y croyez-vous sans barguigner ? Tout bêtement ?
Oui ou non ?…
(Et,
certes, il y avait dans la voix de l’auteur du Cierge Pascal peut-être autre
chose que l’accent d’un injurieux défi…) Mais qui peut espérer tenir le curé de Luzarnes dans les deux branches de
la pince ? Il n’a jamais douté sérieusement des vérités qu’il enseigne,
simplement parce qu’il n’a jamais douté de lui-même, de son critère
infaillible. Il hésite pourtant. Il cherche en hâte une formule
heureuse, un de ces mots adroits… Hélas ! son redoutable adversaire le serre
décidément de trop près… Il lève vers lui une main qui demande grâce. «
Comprenez-moi bien… » commence-t-il d’une voix mourante.
Saint-Marin
lui jette un regard véritablement flambant de haine. Puis il lui tourne le dos. L’infortuné s’efforce
en vain ; la phrase commencée s’étrangle dans sa gorge, tandis que montent à
ses yeux de vraies, de honteuses larmes.
M. Gambillet ne comprit jamais par quel
miracle une conversation d’abord paisible, haussant de ton par degrés, pût
s’achever dans un tel désordre qu’ils s’entrevirent un moment, tous les trois,
sous la lumière de la lampe, face à face, ainsi que d’irréconciliables ennemis.
C’est qu’ils vivaient une de ces minutes singulières où la parole et l’attitude
ont chacune un sens différent, lorsque les témoins s’interpellent sans plus
s’entendre, poursuivent leur monologue intérieur et, croyant s’indigner contre
autrui, s’animent seulement contre eux-mêmes, contre leur propre remords, comme
les chats mystérieux jouent avec leur ombre.
Dans le silence qui suivit, gros d’un
nouvel orage, la porte extérieure s’ouvrit tout à coup, et les marches de
l’escalier craquèrent une à une, sous un pas pesant. Leur surexcitation était
telle qu’ils se regardèrent avec une espèce de terreur sacrée. Mais, en
reconnaissant le calme visage de Marthe, l’abbé Sabiroux, le premier, respira :
—
En voilà bien d’une affaire ! marmottait la vieille, essoufflée.
Puis,
sur la dernière marche, frappant à petits coups son tablier pour le défriper,
elle observa les trois hommes d’un regard rapide.
—
Ladislas vous attend, messieurs, dit-elle.
Ils
la suivirent jusqu’à la porte du jardin, docilement, sans parler. Le ciel était
plein d’étoiles.
—
Ladislas aura pris les devants, reprit la servante, en montrant du doigt une
lanterne balancée dans l’ombre, à travers le cimetière. J’entends son pas. Vous trouverez l’église
ouverte.
Un instant, elle retint le curé de
Luzarnes par sa manche et, dressée sur la pointe de ses galoches, lui glissa
ces mots à l’oreille :
— Faites-lui entendre raison, au moins ;
depuis hier au soir, il n’a pas mangé ! Si c’est Dieu possible !
Elle
disparut sans attendre la réponse. Le futur chanoine rattrapa ses deux
compagnons sous le porche. Au-dessous d’eux, la haute église s’enlevait dans la
nuit, incomparablement vive et claire. On entendait au dedans les souliers
ferrés du sacristain traînant sur les dalles.
—
Nous continuerons donc à courir ensemble notre aventure, dit aimablement
Saint-Marin à l’ancien professeur, auquel le sourire du grand homme rendit la
vie. Je n’aurais pas le cœur de dîner avant que vous n’ayez remis la main sur
votre insaisissable saint ; et d’ailleurs il ne faut pas moins que cette
intervention d’en haut pour clore ce soir nos petites querelles.
La fraîcheur de l’air après l’averse
dissipait sa mauvaise humeur. Hors de la pauvre chambre du curé de Lumbres, et
du cercle enchanté de la lampe sur le mur, son accès de fureur n’était guère
plus qu’un méchant rêve.
— Entrons donc… dit simplement Sabiroux
(mais avec quel regard de gratitude !)
Dès qu’il les aperçut, Ladislas se hâta
vers eux. Le futur chanoine l’accueillit d’un ton gaillard :
— Hé bien, Ladislas, dit-il, quoi de neuf
?
(Le
visage du bonhomme exprimait une stupéfaction profonde.)
—
Notre curé n’est point là, dit-il.
— Par exemple ! s’écria Sabiroux, d’une
voix dont l’écho roula longtemps sous les voûtes.
Il croisait les bras, révolté.
— Soyons sérieux ! reprit-il… Êtes-vous si
sûr que ?…
— J’ai tout visité, répondit Ladislas,
coin par coin. Je pensais bien le trouver à la chapelle des Anges ; il y va
chaque jour, après souper, dans un petit coin qu’il faut connaître… Mais ni là,
ni ailleurs… J’ai fouillé jusqu’à la tribune, ainsi…
— Mais que supposez-vous ? intervint
Gambillet. Un homme ne se perd pas, que diable !
Le futur chanoine approuva d’un signe de
tête.
— Pour moi, dit Ladislas, M. le curé a pu
sortir par la sacristie, gagner la route de Verneuil, jusqu’au calvaire du Roû.
C’est une promenade qu’il aime à faire, la nuit tombante, en récitant
son chapelet.
—
Ah ! Ah ! soupira bruyamment le docteur de Chavranches.
—
Laissez-moi finir, reprit le sacristain ; à l’heure où nous voilà, vingt
minutes avant le salut du Saint-Sacrement, il serait rentré, rentré depuis
longtemps… J’ai bien réfléchi
là-dessus… Il était ce soir si faible, si pâle… À jeun depuis hier soir… À mon
idée, il a pu tomber de faiblesse…
— Je commence à le craindre, dit Sabiroux.
Il
réfléchit un moment, les bras toujours croisés, plus d’aplomb que jamais,
gonflant ses joues. Tout à coup son parti fut pris :
—
Je suis désolé, mon cher maître… d’être… indirectement… la cause d’un
dérangement…
—
Aucun… aucun dérangement, protesta le cher maître, décidément radouci. Je dirais presque, en somme, que
l’histoire m’amuse, si je ne devais partager votre inquiétude… Je ne
vous proposerai pas toutefois d’aller plus loin, sur mes vieilles jambes… Je
préfère vous attendre ici…
—
La course ne sera pas longue, j’espère, conclut l’ancien professeur.
Mathématiquement, nous devons le trouver là-bas… Monsieur Gambillet voudra bien
m’accompagner ; son assistance m’est plus nécessaire que jamais. Venez avec
nous, Ladislas, dit-il au sacristain, et prenez en passant le fils du maréchal.
Si notre malheureux ami doit être
transporté…
La voix s’éteignit peu à peu dans
l’éloignement. La porte se referma sur elle. L’illustre auteur du Cierge Pascal
se trouva seul et sourit.