Thursday 3 January 2019

Thursday’s Serial: “Vie De Sainte Marguerite-Marie Alacoque De L'ordre De La Visitation Sainte-Marie” by unknown writer from the Monastère de Paray-le-Monial (in French) II


CHAPITRE III
Marguerite-Marie est Choisie de Dieu Pour Manifester aux Hommes “Le Dernier Effort De Son Amour.” Les Grandes Révélations Du Sacré Coeur. Le Père De La Colombière. 1673-1677.
C'était le 27 décembre 1673, fête de saint Jean l'Évangéliste. Soeur Marguerite-Marie, ayant un peu plus de loisir qu'à l'ordinaire, priait devant le saint Sacrement. Avec une force indicible, elle se sent toute investie de la divine présence. Mais, écoutons-la raconter elle-même ce qui suit. La scène est d'une grandeur sans égale.
                “Je m'oubliai de moi-même et du lieu où j'étais et je m'abandonnai à ce divin Esprit, livrant mon [cœur] à la force de son amour. Il me fit reposer fort longtemps sur sa divine poitrine, où il me découvrit les merveilles de son amour et les secrets inexplicables de son sacré Coeur, qu'il m'avait toujours tenus cachés jusqu'alors, qu'il me l'ouvrit pour la première fois, mais d'une manière si effective et sensible, qu'il ne me laissa aucun lieu d'en douter, pour les effets que cette grâce produi[sit] en moi, qui crains pourtant toujours de me tromper en tout ce que je dis se passer en moi. Et voici comme il me semble la chose s'être passée
                “Il me dit: - Mon divin Coeur est si passionné d'amour pour les hommes, et pour toi en particulier, que, ne pouvant plus contenir en lui-même les flammes de son ardente charité, il faut qu'il les répande par ton moyen, et qu'il se manifeste à eux, pour les enrichir de ses précieux trésors que je te découvre, et qui contiennent les grâces sanctifiantes et salutaires nécessaires pour les retirer de l'abîme de perdition; et je t'ai choisie comme un abîme d'indignité et d'ignorance pour l'accomplissement de ce grand dessein, afin que tout soit fait par moi.
                “Après, il me demanda mon coeur, lequel je le suppliai de prendre, ce qu'il fit, et le mit dans le sien adorable, dans lequel il me le fit voir comme un petit atome, qui se consommait dans cette ardente fournaise, d'où le retirant comme une flamme ardente en forme de coeur, il [le] remit dans le lieu où il l'avait pris, en me disant: - Voilà, ma bien-aimée, un précieux gage de mon amour, qui renferme dans ton côté une petite étincelle de ses plais vives flammes, pour te servir de coeur et te consommer jusqu'au dernier moment, et dont l'ardeur ne s'éteindra, ni ne pourra trouver de rafraîchissement que quelque peu dans la saignée, dont je marquerai tellement le sang de ma croix, qu'elle t'apportera plus d'humiliation et de souffrance que de soulagement. C'est pourquoi je veux que tu la demandes simplement, tant pour pratiquer ce qui vous est ordonné que pour te donner la consolation de répandre ton sang sur la croix des humiliations. Et pour marque que la grande grâce que je te viens de faire n'est point une imagination, et qu'elle est le fondement de toutes celles que j'ai encore à te faire, quoique j'aie refermé la plaie de ton côté, la douleur t'en restera pour toujours; et si, jusqu'à présent, tu n'as pris que le nom de mon esclave, je te donne celui de la disciple bien-aimée de mon sacré Coeur.
                “Après une faveur si grande et qui dura une si longue espace de temps, pendant lequel je ne savais si j'étais au ciel ou en terre, je demeurai plusieurs jours comme toute embrasée et enivrée, et tellement hors de moi que je ne pouvais en revenir pour dire une parole qu'avec violence, et m'en fallait faire une si grande pour me récréer et pour manger que je me trouvais au bout de mes forces pour surmonter ma peine: ce qui me causait une extrême humiliation. Et je ne pouvais dormir, car cette plaie, dont la douleur m'est si précieuse, me cause de si vives ardeurs qu'elle me consomme et me fait brûler toute vive. Et je me sentais une si grande plénitude de Dieu, que je ne pouvais m'exprimer à ma supérieure comme je l'aurais souhaitée.” Certes, on le comprend!
                Pour une âme aussi profondément humble que l'était celle de notre Sainte, quelle agonie intérieure de se voir forcée d'aller déclarer de semblables révélations! Elle, qui eût ambitionné voir l'univers entier l'accabler d'injures et de mépris, ou du moins, qui se fût sentie soulagée si on lui eût permis de faire sa confession générale en plein réfectoire, pour mieux découvrir le fonds de corruption qu'elle croyait renfermer, elle, venir avouer que le Roi du ciel et de la terre la choisissait pour manifester son amour au monde!... N'était-ce point une folie de son orgueil de croire elle-même que le Seigneur lui avait effectivement parlé ainsi?... Elle abandonna toutes ces réflexions à la merci de l'obéissance, se contentant de rapporter le fait à la Mère de Saumaise, appelée à recevoir bientôt d'autres confidences, non moins extraordinaires.
                Le Coeur de Jésus n'avait pas dit son dernier mot à Soeur Marguerite-Marie. Elle va le voir encore, et ce sera tel qu'elle l'aura vu et qu'elle le dépeindra, que les âmes aimeront, dans la suite, à contempler le Sacré Coeur.
                “Ce Coeur divin me fut représenté”, dit-elle, “comme dans un trône tout de feu et de flammes, rayonnant de tous côtés, plus brillant que le soleil et transparent comme un cristal. La plaie qu'il reçut sur la Croix y paraissait visiblement. Il y avait une couronne d'épines autour de ce divin Coeur et une croix au-dessus. Mon divin Maître me fit entendre que ces instruments de sa Passion signifiaient que l'amour immense qu'il a eu pour les hommes avait été la source de toutes ses souffrances; que, dès le premier instant de son Incarnation, tous ces tourments lui avaient été présents, et que ce fut dès ce premier moment que la croix fut, pour ainsi dire, plantée dans son Coeur; qu'il accepta, dès lors, toutes les douleurs et humiliations que sa sainte Humanité devait souffrir pendant le cours de sa vie mortelle, et même les outragés auxquels son amour pour les hommes l'exposait jusqu'à la fin des siècles, dans le saint Sacrement. Il me fit connaître ensuite que le grand désir qu'il avait d'être parfaitement aimé des hommes lui avait fait former le dessein de leur manifester son Coeur, et de leur donner, dans ces derniers siècles, ce dernier effort de son amour, en leur proposant un objet et un moyen si propre pour les engager à l'aimer, et à l'aimer solidement, leur ouvrant tous les trésors d'amour, de miséricorde, de grâce, de sanctification et de salut qu'il contient, afin que tous ceux qui voudraient lui rendre et lui procurer tout l'honneur et l'amour qui leur serait possible, fussent enrichis avec profusion des divins trésors dont il est la source féconde et inaltérable.
                “Il m'a encore assuré qu'il prenait un singulier plaisir d'être honoré sous la figure de ce Coeur . de chair, dont il voulait que l'image fût exposée en public, afin, ajouta-t-il, de toucher le coeur insensible des hommes, me promettant qu'il répandrait avec abondance sur le coeur de tous ceux qui l'honoreront tous les trésors de grâces dont il est rempli et que partout où cette image serait exposée, pour y être singulièrement honorée, elle y attirerait toutes sortes de bénédictions. “Mais, voici cependant ce qui [me] causa une espèce de supplice, qui me fut plus sensible que toutes les autres peines dont j'ai parlé: c'est lorsque cet aimable Coeur me fut présenté, avec ces paroles: - J'ai une soif ardente d'être honoré des hommes dans le saint Sacrement, et je ne trouve presque personne qui s'efforce, selon mon désir, de me désaltérer, usant envers moi de quelque retour.”
                C'en était trop pour une âme aussi aimante. La pensée que le souverain Amour n'était pas aimé lui devint comme un glaive qui transperçait incessamment son coeur.
                En 1674, la Servante de Dieu n'était plus seconde infirmière; elle venait d'être nommée maîtresse des Soeurs du petit habit. Large et simple était sa méthode d'éducation: inculquer à ces jeunes âmes l'horreur du vice, l'amour de la vertu, par conséquent le véritable amour de Dieu, tels étaient ses principes. Elle était indulgente et bonne pour les fautes de son petit troupeau; tout était par donné facilement, à l'exception du mensonge et des rapports, qu'elle corrigeait vivement. A plusieurs reprises, elle fut ainsi chargée de celles qu'on nomme, à la Visitation, nos chères Petites Sœurs. Or, quelles que soient les années auxquelles les dépositions de 1715 font allusion, les témoignages sont unanimes. Un ange du ciel n'aurait pas inspiré plus de vénération à ce petit groupe d'enfants que l'humble Soeur Alacoque. Aussi, tout ce qu'elles en reçoivent comme récompenses pieuses, images ou chapelets, elles le tiennent pour des reliques. Elles demandent en grâce qu'on leur donne de ses cheveux, quand on les lui coupe. La jeune Marie Chevalier de Montroüan a parfois la curiosité de l'observer en oraison, et court “avertir les autres de venir voir comme leur sainte priait Dieu.” La même s'aperçoit que leur maîtresse vit de mortification plus que de tout le reste, et elle lui en voit faire des actes héroïques; entre autres, un jour, où elle la surprend à lécher un ulcère survenu au pied d'une de ses petites compagnes. Toutes remarquent en Soeur Marguerite-Marie quelque chose d'extraordinaire.
                Le fait est que la volonté de Dieu s'imposait désormais sans réplique à cette âme. Comme un géant, le, soleil du Sacré Coeur s'est levé sur elle. Impossible de se dérober à sa chaleur. Et ce soleil . divin va encore se manifester à elle dans une nouvelle lumière et un nouvel éclat. Le Seigneur a véritablement placé son tabernacle sur les hauteurs et son élue doit y monter pour y demeurer avec lui. Quis ascendet in montem Domini? aut quis stabit in loco sancto ejus? Innocens manibus et munndo corde.
                Les premiers vendredis du mois, elle était conviée à d'ineffables délices. “Ce sacré Coeur m'était “représenté comme un soleil brillant d'une éclatante lumière, dont les rayons tout ardents donnaient à plomb sur mon coeur, qui se sentait d'abord embrasé d'un feu si ardent qu'il me semblait m'aller réduire en cendres, et c'était particulièrement en ce temps-là que ce divin Maître m'enseignait ce qu'il voulait de moi, et me découvrait les secrets de cet aimable Coeur. Et une fois, entre les autres, que le saint Sacrement était exposé, après m'être sentie retirée toute au-dedans de moi-même, par un recueillement extraordinaire de tous mes sens et puissances, Jésus-Christ, mon doux Maître, se présenta à moi, tout éclatant de gloire, avec ses cinq plaies, brillantes comme cinq soleils, et de cette sacrée Humanité, sortaient des flammes de toute part, mais surtout de son adorable poitrine, qui ressemblait une fournaise, et, s'étant ouverte, me découvrit son tout aimant et tout aimable Coeur, qui était la vive source de ces flammes. Ce fut alors qu'il me découvrit les merveilles inexplicables de son pur [amour] et jusqu'à quel excès il l'avait porté d'aimer les hommes, dont il ne recevait que des ingratitudes et méconnaissances. - Ce qui m'est beaucoup plus sensible, me dit-il, que tout ce que j'ai souffert en ma Passion; d'autant que s'ils [me] rendaient quelque retour [d']amour, j'estimerais peu tout ce que j'ai fait pour eux, et voudrais, s'il se pouvait, en faire encore davantage. Mais ils n'ont que des froideurs et du rebut pour tous mes empressements à leur faire du bien. Mais, du moins, donne-moi ce plaisir de suppléer à leurs ingratitudes autant que tu en pourras être capable. - Et lui remontrant mon impuissance, il me répondit: Tiens, voilà de quoi suppléer à tout ce qui te manque. - Et en même temps ce divin Coeur s'étant ouvert, il en sortit une flamme si ardente que je pensai en être consommée; car j'en fus toute pénétrée et ne pouvais plus la soutenir, lorsque je lui demandai d'avoir pitié de ma faiblesse. - Je serai ta force, me dit-il, ne crains rien, mais sois attentive à ma voix et à ce que je te demande pour te disposer à l'accomplissement [de] mes desseins. Premièrement; tu me recevras dans le saint Sacrement, autant que l'obéissance te le voudra permettre, quelque mortification et humiliation, qui t'en doivent arriver, lesquelles tu dois recevoir comme des gages de mon amour. Tu communieras, de plus, tous les premiers vendredis de chaque mois. Et toutes les nuits du jeudi au vendredi je te ferai participer à cette mortelle tristesse que j'ai bien voulu sentir au jardin des Olives, et laquelle tristesse te réduira, sans que tu la puisses comprendre, à une espèce d'agonie, plus rude à supporter. que la mort. Et pour m'accompagner dans cette humble prière que je présentai alors à mon Père parmi toutes mes angoisses, tu te lèveras entre onze heures et minuit, pour te prosterner pendant une heure avec moi, la face contre terre, tant pour apaiser la divine colère, en demandant miséricorde pour les pécheurs, que pour adoucir en quelque façon l'amertume que je sentais de l'abandon de mes apôtres, qui m'obligea à leur reprocher qu'ils n'avaient pu veiller une heure avec moi, et pendant cette heure, tu feras ce que je t'enseignerai. Mais écoute, ma fille, ne crois pas légère”ment à tout esprit, et ne t'y fie pas; car Satan enrage de te décevoir; c'est pourquoi ne fais rien sans l'approbation de ceux qui te conduisent, afin qu'ayant l'autorité de l'obéissance, il ne te puisse tromper, car, il n'a point de pouvoir sur les obéissants.”
                Avec son habituelle simplicité, la Sainte poursuit: “Et pendant tout ce temps, je ne me sentais pas, ni ne savais plus où j'en étais, lorsqu'on me vint retirer de là. Et voyant que je ne pouvais répondre, ni même me soutenir qu'avec grand'peine, l'on me mena à notre Mère, laquelle me trouvant comme tout hors de moi-même, toute brûlante et tremblante, me jetant par terre à genoux, où elle me mortifia et humilia de toutes ses forces, ce qui me faisait un plaisir et me donnait une joie incroyable. Car je me sentais tellement criminelle et remplie de confusion, que, quelque rigoureux traitement qu'on m'eût pu faire, il m'aurait semblé trop doux. Et après lui avoir dit, quoiqu'avec une extrême confusion, ce qui s'était passé, elle se prit encore à m'humilier davantage, sans me rien accorder, pour cette fois, de tout ce que je croyais que Notre-Seigneur me demandait de faire, et. ne traitant qu'avec mépris tout ce que je lui avais dit. Cela me consola beaucoup et je me retirai avec une grande paix.”
                Cet aveu fait, elle reprend: “Et le feu qui me dévorait me jeta d'abord dans une grande fièvre continue; mais j'avais trop de plaisir à souffrir pour m'en plaindre, n'en parlant point jusqu'à ce que les forces me manquèrent, que le médecin connut qu'il y avait fort longtemps que je la portais; et elle me dura encore plus de soixante accès. Et jamais je n'ai tant senti de consolation, car tout mon corps souffrant d'extrêmes [douleurs], cela soulageait un peu l'ardente soif que j'avais de souffrir. Car ce feu dévorant ne se nourrissait ni contentait que du bois de la croix, de toute sorte de souffrances, mépris, humiliations et douleurs, et jamais je ne sentais de douleur qui pût égaler celle que j'avais de ne pas assez souffrir. L'on croyait que j'en mourrais.”
                Mais Celui qui est la vie ne la laissa pas tomber dans la mort. Pendant une défaillance qu'elle eut, les trois Personnes de l'adorable Trinité daignèrent la visiter, et firent sentir d'inexprimables consolations à son âme. “I me sembla que le Père éternel, me présentant une fort grosse croix toute hérissée d'épines, accompagnée de tous les autres instruments de la Passion, il me dit: - Tiens, ma fille, je te fais le même présent qu'à mon Fils bien-aimé. - Et moi, me dit mon Seigneur Jésus-Christ, je t'y attacherai comme j'y ai été attaché, et je t'y tiendrai fidèle compagnie. - Et la troisième de ces adorables Personnes me dit que lui, qui n'était qu'amour, m'y consommerait en me purifiant. Mon âme demeura dans une paix et joie inconcevable, car l'impression qu'y firent ces divines Personnes ne s'est jamais effacée.”
Cependant, la Soeur Alacoque était toujours malade, et son désir de la sainte communion devenait si intense que, lui eût-il fallu marcher pieds nus sur un chemin de flammes, cette peine ne lui eût rien été, en comparaison de la douleur d'être privée de ce pain de vie. Un jour, malgré une faiblesse excessive, elle se sent pressée d'aller au choeur pour communier, tout en reconnaissant qu'elle ne le pourra, si Celui qui l'attire ne la soutient. “Il me sembla que, me touchant de sa main, il me dit: - Que crains-tu, fille de peu de foi? Lève-toi et me viens trouver!” Ce mot la fait tressaillir. Elle se lève à l'insu de l'infirmière. Mais celle-ci veut que la malade se recouche immédiatement, en dépit de l'assurance qu'elle donne de sa santé. “Notre Mère me reprit de l'attache que j'avais à ma volonté,” écrit humblement la Sainte; “je ne lui en dis pas le sujet, crainte que ce ne fût une imagination et qu'elle le crût une vérité.” Quoi qu'il en soit, la Mère de Saumaise lui ordonna bientôt de demander sa santé à Notre-Seigneur. Elle s'y soumit, redoutant d'être exaucée. Mais on lui dit que ce serait le signe auquel on reconnaîtrait si tout ce qui se passait en elle venait de l'Esprit de Dieu. Si Notre-Seigneur la guérissait, on lui permettrait ce qu'il lui avait commandé, tant pour la communion des premiers vendredis, que pour l'heure de veille du jeudi au vendredi. Par obéissance, elle exposa donc le tout à Notre-Seigneur. “Je ne manquai pas de recouvrer aussitôt la santé,” ajoute-t-elle, comme une chose qui allait de soi-même. Ne connaissait-elle pas assez déjà le Coeur de son Jésus, pour être sûre de lui ?
                Mais en cette circonstance, Notre-Seigneur voulut laisser à sa sainte Mère la joie de guérir sa fille très aimée. En effet, la sainte Vierge apparut à Marguerite-Marie, lui “fit de grandes caresses,” l'entretint longtemps et lui dit: “Prends courage, ma chère fille, dans la santé que je te donne de la part de mon divin [Fils], car [tu as] encore un long et pénible chemin à faire, toujours dessus la croix, percée de clous et d'épines, et déchirée de fouets; mais ne crains rien, je ne t'abandonnerai et te promets ma protection.”
                Une âme élevée à un tel degré d'union à Dieu pouvait s'attendre à une souveraine jalousie de la part de Celui qui la comblait sans mesure de ses grâces. Une fois, sur quelque faute qu'elle avait faite, son divin Maître lui donna cette leçon: “Apprends que je suis un Maître saint et qui enseigne la sainteté. Je suis pur et ne peux souffrir la moindre tache. C'est pourquoi il faut que tu agisses en simplicité de coeur, avec une intention droite et pure en ma présence. Car je ne [peux] souffrir le moindre détour, et je te ferai connaître que si l'excès de mon amour m'a porté à me rendre ton maître, pour t'enseigner et te façonner à ma mode et selon mes desseins, que je ne peux supporter les âmes tièdes et lâches, et que, si je suis doux à supporter tes faiblesses, je ne serai pas moins sévère et exact à corriger et punir tes infidélités.”
                Une autre fois, Soeur Marguerite-Marie s'étant laissée aller à quelque mouvement de vanité en parlant d'elle-même, “ô mon Dieu! combien de larmes et de gémissements me causa cette faute!” s'écrie-t-elle: “Car, lorsque nous fûmes seul à seule, il me reprit en cette manière et d'un visage sévère: - Qu'as-tu, ô poudre et cendre, de quoi te pouvoir glorifier, puisque tu n'as rien de toi que le néant et la misère, que tu ne dois jamais perdre de vue, non plus que sortir de l'abîme de ton néant? Et afin que la grandeur de mes dons ne te fasse méconnaître et oublier de ce que tu es, je t'en veux mettre “le tableau devant les yeux.” Et cette parole s'effectuant à l'heure même, le Dieu de toute pureté mit devant elle un tableau où se trouvait en raccourci tout ce qu'elle était. La vue de cette horrible peinture la bouleversa au point qu'elle n'aurait pu la soutenir, sans là miséricorde de son Bien-Aimé, vers lequel son âme lançait ce cri de supplication: “O mon Dieu, hélas! ou faites-moi mourir, ou cachez ce tableau!”
                Le Seigneur l'a dit: Ses pensées ne sont pas nos pensées - ses voies ne sont pas nos voies (3). En effet, il avait envers sa servante une manière d'agir dont nous comprenons à peine le mystère. Elle s'en explique ainsi: “Quelque grandes que soient mes fautes, cet unique Bien de mon âme ne me prive jamais de sa divine présence, ainsi comme il me l'a promis. Mais il me la rend si terrible, lorsque je lui ai déplu en quelque chose, qu'il n'y a point de tourment qui ne me fût plus doux et auquel je ne me sacrifiasse plutôt mille fois que de supporter cette divine présence et paraître devant la sainteté de Dieu, ayant l'âme souillée de quelque péché! Et j'aurais bien voulu me cacher en ce temps-là, et m'éloigner si j'avais pu; mais tous mes efforts étaient inutiles, trouvant partout ce que je fuyais, avec des tourments si effroyables qu'il me semblait être en purgatoire, puisque tout souffrait en moi, sans nulle consolation ni désir d'en chercher, ce qui me faisait dire quelquefois dans ma douloureuse amertume: oh! qu'il est terrible de tomber entre les mains d'un Dieu vivant!”
                Toutefois, pouvait-elle se plaindre? Notre-Seigneur ne l'avait-il pas prévenue qu'il lui serait en même temps joie et supplice?
                Un autre jour, le Sauveur lui fit cette question “Ma fille, me veux-tu bien donner ton coeur, pour faire reposer mon amour souffrant que tout le monde méprise? - Mon Seigneur, vous savez que je suis toute à vous; faites selon votre désir. - Il me dit: - Sais-tu bien à quelle fin je te donne mes grâces si abondamment ?
                C'est pour te rendre comme un sanctuaire, où le feu de mon amour brûle continuellement et ton coeur est comme un autel sacré où rien de souillé ne touche, l'ayant choisi pour offrir à mon Père éternel des sacrifices ardents.” Que de fois déjà Marguerite-Marie avait-elle pu lire cette parole de son bienheureux Père: “Si la jalousie pouvait régner au royaume de l'amour éternel, les anges envieraient la souffrance de Dieu pour l'homme et la souffrance de l'homme pour Dieu!” Mais elle ne s'attendait certainement pas à voir les anges venir eux-mêmes lui en prouver la réalité.
                Un jour où l'on travaillait à l'ouvrage commun du chanvre, elle se retira, selon sa coutume, dans une petite cour proche du choeur des religieuses, afin d'être plus près du saint Sacrement. Le Seigneur lui accordait là de très grandes grâces. Parfois les Soeurs lui faisaient une petite guerre de ce qu'elle fréquentait si souvent ce lieu; sur quoi elle finit par répondre, avec une grande imprudence,” à son avis, qu'elle n'y retournerait plus. Mais l'attrait fut si fort; qu'il l'entraîna de nouveau vers ce petit coin, où elle éprouvait quelque chose des joies du paradis. Confuse de n'avoir pas tenu sa parole, elle alla s en accuser à la supérieure, qui la rassura, lui disant qu'elle ne devait pas cesser de suivre son attrait. La Sainte y retourna donc. Elle y faisait son ouvrage à genoux, lorsque, le jour dont nous parlons, elle se sentit toute recueillie intérieurement et extérieurement. Alors, écrit-elle, me fut en même temps représenté l'aimable Coeur de mon adorable Jésus, plus brillant qu'un soleil. Il était au milieu des flammes dé son pur amour, environné de séraphins qui chantaient d'un concert admirable :

L'amour triomphe, l'amour jouit,
L'amour du saint Coeur réjouit.”

Ces bienheureux esprits l'invitèrent à s'unir à eux pour louer le Coeur de Jésus; mais, retenue par le sentiment de son indignité, elle n'osa le faire. Les séraphins l'en reprirent, lui déclarant qu'ils étaient venus afin de former une association avec elle, pour rendre un continuel hommage d'amour, d'adoration et de louange à ce divin Coeur. Ils ajoutèrent que pour cela ils tiendraient ma place devant le saint Sacrement,” dit-elle, “afin que je le pusse aimer sans discontinuation par leur entremise, et que de même, ils part[i]ciperaient à mon amour, souffrant en ma personne, comme je jouirais en la leur. Et ils écri[vi]rent en même temps cette association dans ce sacré Coeur, en lettres d'or et du caractère ineffaçable de l'amour.”
                La vision que rapporte ainsi Soeur Marguerite-Marie dura environ deux ou trois heures. Depuis cette époque, elle ne nommait plus les anges, en les priant, que ses divins associés. Elle confesse avoir ressenti toute sa vie les effets de cette association avec les séraphins. Son amour envers le saint Sacrement s'en accrut encore. Combien intelligente était sa dévotion envers lui! Lorsqu'elle était devant lui, jouissant de la présence de son Bien-Aimé et de ses divines caresses, si l'obéissance lui ordonnait de sortir, elle le quittait sans résistance. Peu lui importait d'être occupée à ceci ou à cela, pourvu qu'elle fît la volonté de son Dieu et fût dans l'exercice de l'amour.
                En voici une nouvelle preuve: “Je priais souvent Notre-Seigneur que mon coeur ne s'éloignât pas de sa présence. Il me dit un jour, comme je faisais la génuflexion: - Tu t'en vas donc sans coeur, car le tien ne sortira plus d'ici? Je le remplirai d'un baume précieux, qui entretiendra sans cesse le feu de mon amour. La bonne volonté doit être la mèche qui ne doit jamais finir. Tout ce que tu pourras faire et souffrir avec ma grâce, tu le dois mettre dans mon Coeur, pour être converti en ce baume, qui doit être l'huile de cette lampe, afin que tout y soit consommé dans le feu du divin amour. - Je tâchai de faire ce qu'il m'enseignait.
                “Ma fille, me dit-il, je prends tant de plaisir à voir ton coeur, que je me veux mettre en sa place, et te servir de coeur; - ce qu'il fit si sensiblement qu'il ne m'était pas permis d'en douter. Depuis ce temps, sa bonté me donnait un si libre accès auprès de sa grandeur, que je ne puis l'exprimer: - As-tu perdu au change que tu as fait avec moi, me dit Notre-Seigneur, en me donnant tout? Aie soin seulement de remplir ta lampe et j'y allumerai le feu.”
                Depuis que Soeur Marguerite-Marie avait été guérie par miracle à la suite de la vision relative à l'Heure Sainte, la Mère de Saumaise n'avait plus aucun doute sur la vérité des communications célestes faites à sa bienheureuse fille. Mais se sentant embarrassée pour la conduire dans ces voies éminentes, la prudente supérieure crut qu'il fallait que des personnes de doctrine examinassent ce qui se passait en cette âme. En conséquence, elle la fit parler à plusieurs directeurs. Qui furent ces directeurs? Aucun document ne nous les fait connaître. Du moins, le résultat de leurs décisions est certain: il fut d'apporter beaucoup d'angoisses et pas du tout de lumière à la Servante de Dieu, car on la traita de visionnaire et on lui défendit de s'arrêter à ses inspirations. Monseigneur Languet a pris soin de buriner, en une phrase réaliste, l'un des oracles rendus à l'unanimité par les juges de cette innocente victime. Ils ordonnèrent “qu'on fît manger de la soupe à cette fille!”
                Être humiliée et méprisée, ce n'était rien pour elle; mais ce qui demeurait hors de son pouvoir, c'était de résister à la violence douce et bénie que lui faisait son unique Amour. Il fallait qu'elle le suivît là où il voulait la conduire, indépendamment de toutes les créatures.
                L'état dans lequel était alors plongée la pauvre Soeur ne saurait s'exprimer. Dans les perplexités de son esprit, elle s'adressa, comme toujours, à son divin Maître. Il la soutint, l'encouragea et l'assura qu'il lui enverrait bientôt “un sien serviteur” auquel il voulait qu'elle manifestât tout ce qu'elle savait des trésors et des secrets du Sacré Coeur, parce que celui-là serait celui qui devait la rassurer dans sa voie intérieure. La prédiction ne tarda pas à s'accomplir.
                Au commencement de l'année 1675, le Révérend Père de la Colombière arrivait à Paray, comme supérieur de la résidence des Pères jésuites. C'était un homme de grande distinction, un parfait religieux, que le ciel avait doué d'un remarquable discernement des esprits. Né le 2 février 1641, à Saint-Symphorien-d'Ozon en Dauphiné, Claude de la Colombière était entré au noviciat de la Compagnie de Jésus, à Avignon, le 25 octobre 1658. En 1660, il prononce ses premiers voeux, est ordonné prêtre en 1669; en 1674, il fait sa troisième probation à Lyon, et sa profession solennelle le 2 février 1675. Déjà, il a une histoire, car ce jeune jésuite, avant même d'être prêtre, a été précepteur des deux fils de Colbert et s'est trouvé mêlé au plus grand monde. Mais Dieu le destine à quelque chose de bien autrement grand, et c'est précisément pour cela, qu'à l'heure marquée par sa Providence, il le conduit à Paray.
                La première fois que le Père de la Colombière vit la Communauté, Soeur Marguerite-Marie entendit ces paroles au fond d'elle-même. “Voilà celui que je t'envoie.” Peu après, le Père étant venu entendre les confessions de toutes les Soeurs du monastère pour les Quatre-Temps, bien que la Soeur Alacoque ne se fît nullement connaître, il la retint fort longtemps, - environ une heure et demie - et lui parla comme s'il eût compris ce qui se passait en elle. Mais, toujours humble et réservée, elle se retira, sans lui avoir fait aucune ouverture sur les visites extraordinaires qu'elle recevait de Dieu. Le Père lui ayant demandé si elle agréerait qu'il vînt une autre fois lui parler en ce lieu, elle répondit que, n'étant pas à elle, elle ferait ce que l'obéissance lui ordonnerait.
A quelque temps de là, le Père supérieur vint faire une conférence spirituelle à la Communauté. Il remarqua la Soeur Marguerite-Marie entre toutes les autres. Après le sermon, il pria la Mère de Saumaise de lui dire qui était cette jeune religieuse, qu'il avait vue en telle place qu'il désigna. La Mère la lui ayant nommée, il l'assura que c'était une âme de grâce.”
                La Mère de Saumaise, ayant prié le Père de revenir, ordonna à la Soeur d'aller lui parler. La Sainte rapporte ainsi ses dispositions en cette circonstance: “Je ne laissai pas d'y sentir des répugnances effroyables lorsqu'il fallut y aller, ce que je lui dis d'abord. Mais il me répondit qu'il était bien aise de m'avoir donné occasion de faire un sacrifice à Dieu. Et alors, sans peine ni façon, je lui ouvris mon cœur et lui découvris le fond de mon âme, tant le mal que le bien. Sur quoi il me donna de très grandes consolations, en m'assurant qu'il n'y avait rien à craindre en la conduite de cet esprit, d'autant qu'il ne me retirait point de l'obéissance; que je devais suivre ses mouvements en lui abandonnant tout mon être, pour me sacrifier et immoler, selon son bon plaisir. Admirant la grande bonté de notre Dieu, de ne s'être point rebuté parmi tant de résistance, il m'apprit à estimer les dons de Dieu et à 'recevoir avec respect et humilité les fréquentes communications et familiers entretiens dont il me gratifiait, dont je devrais être dans de continuelles actions de grâces envers une si grande bonté.”
                Rien de surnaturel comme l'attitude de ces deux âmes en présence l'une de l'autre. Pour obéir, la pénitente expose les envahissements de la grâce en elle. Le religieux admire l'oeuvre de Dieu en celle qui s'ouvre à lui; mais que lui dit-il? Qu'en tout cela elle a grand sujet de s'humilier. C'était sanctionner le plus impérieux besoin qu'elle eût peut-être jamais ressenti et, du même coup, approfondir encore la paix que Dieu venait d'établir en elle.
                Des détails pratiques furent aussi résolus. Il s'agissait de savoir s'il fallait continuer à se violenter comme elle s'y astreignait, pour réciter des prières vocales, alors que son âme était le plus ravie en Dieu. Très expérimenté dans les choses spirituelles les plus hautes, le sage directeur lui dit que non: se borner à ce qui était d'obligation, y ajouter le chapelet, lorsqu'elle le pourrait, c'était tout ce qu'il fallait, étant donné le chemin par lequel Dieu la conduisait.
                Soeur Marguerite-Marie soumit encore au Père de la Colombière sa peine au sujet des lettres et des billets, que la grâce la pressait d'écrire à certaines personnes, ce dont il lui revenait de grandes humiliations. La réponse du serviteur de Dieu ne fut pas moins nette. Il ordonna à la Soeur Alacoque, quelque peine et humiliation qu'elle en dût souffrir, de ne jamais se désister de suivre ce mouvement de l'Esprit-Saint, écrivant simplement ce qu'il lui dicterait, puis, d'aller présenter le billet
à sa supérieure, qui en ferait ce qu'elle jugerait à propos. Une telle direction, puisée aux sources les plus pures de l'Esprit de Dieu, n'avait d'autre règle que le niveau de la grâce.
                Le Père de la Colombière ne se contenta pas de tranquilliser la sainte fille. Il ne rassura pas moins la Mère de Saumaise; en sorte que, pour l'une comme pour l'autre, l'appui de son expérience fut d'un secours tout providentiel, dans un moment particulièrement critique pour toutes les deux.
                Mais il était écrit que la disciple du Coeur de Jésus ne goûterait jamais de consolation qui ne fût aussitôt traversée de la croix. Cette première et si longue communication avec le nouveau supérieur, celles qui suivirent, firent fondre sur elle d'autres humiliations et d'autres épreuves. On en devine assez-le genre, sans qu'il soit besoin de les détailler. Elle ne pouvait pas ne pas entendre quelques-unes des réflexions qui se faisaient à son sujet, et dont les moins piquantes étaient qu'elle voulait sans doute décevoir le Père par ses illusions, et le tromper comme elle en avait trompé d'autres. “Lui-même eut beaucoup à souffrir à cause de moi,” écrit-elle, ajoutant: “mais cela ne lui faisait nulle peine.” Tels sont les saints. Pourvu que Dieu soit. content, que leur importe ce que pensent et disent les hommes? D'ailleurs ici, le Coeur de Jésus allait se charger de les dédommager divinement lui-même, l'un et l'autre. Un jour que le Père était venu dire la messe dans l'église du monastère, Notre-Seigneur lui fit de très grandes grâces, et à Soeur Marguerite-Marie en même temps. Au moment où elle s'approcha pour recevoir la sainte communion, il lui montra son divin Cœur comme une ardente fournaise. Deux autres coeurs allaient s'unir et s'abîmer dans ce Cœur sacré, qui disait: C'est ainsi que mon pur amour unit ces trois coeurs pour toujours.” Notre-Seigneur lui fit entendre encore qu'il voulait qu'elle découvrit au Père les trésors de son adorable Coeur, afin qu'il en fit connaître et en publiât le prix et l'utilité.” La Sainte a un mot d'une simplicité ravissante: “Il voulait que nous fussions comme frère et sueur, également partagés de biens spirituels.” Mais, dans son humilité, elle a peine à comprendre cela, ne voyant que l'inégalité qui existe “entre un homme d'une si grande vertu et mérite et une pauvre chétive pécheresse comme moi.” Notre-Seigneur se charge de l'éclairer, disant: «Les richesses infinies de mon Cœur suppléeront et égaleront tout. Dis-lui seulement sans craindre.”
                La première fois qu'elle vit le Père, elle lui rapporta tout. “La manière d'humilité et d'action de grâce avec laquelle il le reçut, avec plusieurs , autres choses que je lui dis de la part de mon souverain Maître, en ce qui le concernait, me toucha tellement et me profita plus que tous les sermons que j'aurais pu entendre.”
Comme l'âme de Marguerite-Marie, celle du Père de la Colombière est prête! L'heure est maintenant venue de la dernière des grandes révélations. Le saint jésuite y recevra sa part de l'héritage du Sacré Coeur.
                C'est à genoux qu'il conviendrait d'écouter le récit de cette magnifique apparition du Cœur de Jésus à sa servante. Le fait appartient à l'histoire. Voici venir l'annonce d'une ère nouvelle dans l'Église de Dieu.
                En 1675, le jeudi de la Fête-Dieu tombait le 13 juin. L'octave de la fête s'étendait donc jusqu'au 20 juin inclusivement. Nous sommes à cette époque mémorable.
                “Étant une fois devant le saint Sacrement, un jour de son octave,” écrit la Sainte, je reçus de mon Dieu des grâces excessives, de son amour, et me sentis touchée du désir de quelque retour et de lui rendre amour pour amour. Et il me dit: Tu ne m'en peux rendre un plus grand qu'en faisant ce que je t'ai déjà tant de fois demandé. - Alors, me découvrant son divin Cœur: - Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes, qu'il n'a rien épargné jusqu'à s'épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour; et pour reconnaissance, je ne reçois dé la plupart que des ingratitudes, par leurs irrévérences et leurs sacrilèges, et par les froideurs et les mépris qu'ils ont pour moi dans ce sacrement d'amour. Mais ce qui m'est encore le plus sensible, est que ce sont des coeurs qui me sont consacrés qui en usent ainsi. C'est pour cela que je te demande que le premier vendredi d'après l'octave du saint Sacrement soit dédié à une fête particulière pour honorer mon Coeur, en communiant ce jour-là, et en lui faisant réparation d'honneur, par une amende honorable, pour réparer les indignités qu'il a reçues pendant le temps qu'il a été exposé sur les autels. Je te promets aussi que mon Coeur se dilatera, pour répandre avec abondance les influences de son divin amour sur ceux qui lui rendront cet honneur, et qui procureront qu'il lui soit rendu. - Et répondant à cela que je ne savais comme pouvoir accomplir ce qu'il désirait de moi depuis tant de temps, il me dit de m'adresser à son serviteur, qu'il m'avait envoyé pour l'accomplissement de ce dessein.
                Et l'ayant fait, il m'ordonna de mettre par écrit ce que je lui avais [dit] touchant le sacré Coeur de Jésus-Christ; et plusieurs autres choses qui le regardaient pour la gloire de Dieu.”
                Dans l'Autobiographie, la narration s'arrête là. Mais ouvrons maintenant la Retraite du Père de la Colombière. Nous y trouverons la continuation du récit; puisque nous savons que Soeur Marguerite-Marie lui avait remis la relation complète de sa. vision. C'est donc bien la suite du colloque admirable qui eut lieu alors entre le Coeur de Jésus et sa bienheureuse disciple.
                “Mais, mon Seigneur”, lui dit-elle, “à qui vous adressez-vous? à une si chétive créature et pauvre pécheur, que son indignité serait même capable d'empêcher l'accomplissement de votre dessein. Vous avez tant d'âmes généreuses pour exécuter vos desseins. - Eh! pauvre innocent que tu es, ne sais-tu pas que je me sers des sujets les plus faibles pour confondre les forts; que c'est ordinairement les plus petits et les pauvres d'esprit sur lesquels je vois ma puissance avec plus d'éclat, afin qu'ils ne s'attribuent rien à eux-mêmes? - Donnez-moi donc, je lui dis, le moyen de faire ce que vous me commandez. - Pour lors, il m'ajouta: - Adresse-toi à mon, serviteur N. [le Père de la Colombière] et lui dis de ma part de faire son possible pour établir cette dévotion et donner ce plaisir à mon divin Coeur. Qu'il ne se décourage point pour les difficultés qu'il y rencontrera, car il n'en manquera pas; mais il doit savoir que celui-là est tout-puissant qui se défie entièrement de soi-même pour se confier uniquement à moi.”
                Le Père de la Colombière n'était pas homme à croire légèrement tout ce qui lui était dit. Mais il avait sous les yeux trop de preuves éclatantes de l'inaltérable vertu de la Soeur Marguerite-Marie pour craindre la moindre illusion dans ce qu'elle lui transmettait.
                Humblement reconnaissant et saintement fier du ministère que le Coeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui réservait en tout ceci, le fervent jésuite voulut commencer par étendre sur lui-même le règne du Sacré Coeur. Il se dédia et consacra donc à lui, dans toute l'énergie et l'amour de son âme, des le 21 juin 1675, vendredi après l'octave du saint Sacrement. Du fond de son monastère, la Servante de Dieu s'unit sans doute à l'acte solennellement intime accompli par son vénéré directeur. Qui dira ce que fut pour le Coeur de Jésus l'offrande totale de ces deux coeurs, qu'il pouvait regarder comme ses deux premières conquêtes, dans l'ordre des révélations de Paray-le-Monial
                Au témoignage de notre Sainte, le Père de la Colombiére ne laissa pas de lui continuer son secours “le peu de temps qu'il demeura en cette ville et toujours. Et je me suis cent fois étonnée” remarque-t-elle, comme il ne m'abandonnait pas, aussi bien que les autres, car la manière dont je traitais avec lui aurait rebuté tout autre, bien qu'i[l] n'épargnât rien pour m'humilier et mortifier, ce qui me faisait un grand plaisir.”
                Bien loin de ne s'occuper que de ses intérêts personnels, et d'ailleurs, souverainement attachée à la sainte Église, Marguerite-Marie avait une prière véritablement catholique, c'est-à-dire qu'elle embrassait toutes les âmes. En voici un grand exemple. Lorsque l'on eut fait l'ouverture du jubilé (1), Notre-Seigneur lui fit voir dans une sévérité de juge que sa justice était moins irritée contre les infidèles que contre “son peuple choisi,” qui s'était révolté contre lui. Saisie d'angoisse en face de cette vérité, l'humble Soeur ne se lassait pas de prier pour les pécheurs. Son ardeur est encore stimulée par cette consolante parole, tombée des lèvres de son Dieu: “Une âme juste peut obtenir le pardon pour mille criminelles.” Mais il lui dit aussi: - Pleure et soupire sans cesse mon sang, répandu inutilement sur tant d'âmes qui en font un si grand abus dans ces indulgences, qui se contentent de couper les mauvaises herbes qui sont crues dans leurs coeurs, sans jamais en vouloir ôter la racine. Mais, malheur à ces âmes qui demeurent souillées et altérées au milieu de la source des eaux vives, puisqu'[elles] ne seront jamais purgées ni désaltérées! - Mon Seigneur et mon Dieu”, lui dit-elle, en regardant son Coeur sacré, il faut que votre miséricorde loge ici toutes ces âmes infidèles, afin qu'elles s'y justifient, pour vous glorifier éternellement. - Oui, je le ferai., si tu m'en veux promettre un parfait amendement. - Mais vous savez bien, mon Dieu, que cela n'est pas à mon pouvoir, si vous-même ne le faites, en rendant efficaces les mérites de votre sainte Passion.” - Alors, il lui apprit ce qu'elle devait faire pendant ce jubilé: Offrir au Père éternel 1° les surabondantes satisfactions du sacrifice de son Fils sur la Croix, pour la conversion des pécheurs; 2° les ardeurs de son Coeur sacré, pour compenser la tiédeur et lâcheté du peuple choisi; 3° la soumission de son adorable volonté à son Père, afin que ses mérites obtiennent l'accomplissement de toutes les volontés divines.
                Pour l'âme de Marguerite-Marie, la volonté de Dieu allait être de lui retirer l'appui que le ciel lui avait envoyé, en la personne du Père de la Colombière. Ce fut à la fin de septembre de l'année 1676 qu'il cessa d'être supérieur à Paray et qu'il partit pour l'Angleterre, comme prédicateur de Son Altesse Royale Madame la duchesse d'York, Marie-Béatrix d'Este. La Soeur Alacoque avait eu révélation de ce départ. Cela ne l'empêcha pas d'en ressentir toute la peine. Mais le divin Maître ne lui permit pas longtemps d'y réfléchir, lui adressant ce reproche: “Eh quoi! ne te suffis-je pas, moi qui suis ton principe et ta fin?” Il ne lui en fallut pas davantage pour tout abandonner à son unique Seigneur.
                      Avant de quitter Paray, le Père de la Colombière résuma, comme en un code abrégé, de perfection, la ligne de conduite qu'il jugeait la plus appropriée aux besoins de Soeur Marguerite-Marie. Voici les conseils qu'il lui laissa: “Il faut vous souvenir que Dieu demande tout de vous et qu'il ne demande rien. Il demande tout, parce qu'il veut régner sur vous et dans vous, comme dans un fonds qui est à lui en toutes manières, de sorte qu'il dispose de tout, que rien ne lui résiste, que tout plie, tout obéisse au moindre signe de sa volonté. Il ne demande rien de vous, parce qu'il veut tout faire en vous; sans que vous vous mêliez de rien, vous contentant d'être le sujet sur qui, en qui il agit, afin que toute la gloire soit à lui et que lui seul soit connu, loué et aimé éternellement.”
De son côté, le saint religieux voulut recevoir de sa pénitente quelques mots écrits à la lumière de l'Esprit-Saint. Le billet qu'elle traça contenait ces trois points
                “1° Le talent du Père de la Colombière est d'amener les âmes à Dieu: pour quoi les démons feront leurs efforts contre lui; même des personnes consacrées. à Dieu lui donneront de la peine, et n'approuveront pas ce qu'il dira dans ses sermons pour les y conduire; mais la bonté de Dieu dans ses croix sera son soutien autant qu'il se confiera en lui.
                “2° Il doit avoir une douceur compatissante pour les pécheurs, et ne se servir de la force que lorsque Dieu le lui fera connaître.
                “3° Qu'il ait un grand soin de ne point tirer le bien de sa source. Cette parole est courte mais qui (sic) contient beaucoup, dont Dieu lui donnera l'intelligence selon L'application qu'il y fera.”
                Le Père de la Colombière conserva soigneusement cet écrit et put bientôt se convaincre qu'il était prophétique.
                La reconnaissance avait profondément attaché le monastère de Paray à l'éminent religieux. Lui-même, après son arrivée en Angleterre, resta en relations et commerce de lettres avec la Mère de Saumaise. Quelques extraits de cette correspondence ne sont point déplacés dans l'histoire de notre Sainte.
                Dès le 20 novembre 1676, il écrivait de Londres On ne trouve point ici de Filles de Sainte-Marie et beaucoup moins de Soeur Alacoque, mais on, trouve Dieu partout quand on le cherche, et on ne le trouve pas moins aimable à Londres qu'à Paray. je le remercie de tout mon coeur de la grâce qu'il me fait d'être dans le souvenir de cette sainte religieuse. Je ne doute point que ses prières ne m'attirent de grandes grâces; mais je crains bien que je n'en fasse pas le profit que je devrais. je tâcherai de faire usage des avis que vous me donnez par l'écrit, et surtout de celui que vous me marquez avoir été confirmé dans sa dernière solitude.»
                Et le 17 février 1677: “Vous serez bien aise d'apprendre que le billet que vous me donnâtes à mon départ était rempli de presque autant de mystères que de paroles, je n'en ai compris le sens que dans une retraite que je fis il y a dix jours. Mais il est vrai que Notre-Seigneur n'avait rien laissé à dire, et qu'il y avait des préservatifs contre tous les maux qui me pouvaient arriver. Tout est accompli, à la réserve de la persécution dont il est parlé au premier article, qu'une personne consacrée à Dieu me doit susciter; car, pour celles du démon, qui sont prédites au même point, il est vrai qu'il n'y a sorte de pièges qu'il ne m'ait tendus. Le deuxième et le troisième article étaient de la dernière conséquence pour le repos de"ma vie et pour ma perfection. Je m'imaginai d'abord, et je l'ai cru durant trois mois, que ce n'étaient que des avis généraux qui s'étendaient à toute la vie; mais j'ai connu que c'étaient des conseils pour les occasions présentes et des remèdes contre des pensées et des desseins qui me troublaient et qui étaient fort opposés à ceux de Dieu. Le dernier surtout, que je n'avais jamais pu comprendre, s'ouvrit tout d'un coup à mon esprit avec une si grande clarté qu'il n'y avait rien au monde de plus net... Je ne vous dis pas tous les trésors que j'ai découverts dans ce petit Mémoire, je serais trop long. Tout ce que je puis dire, c'est que si c'est le mauvais esprit qui l'a dicté, il est extrêmement contraire à lui-même, vu que j'y ai puisé de si grands secours contre ses attaques et qu'il fait sur moi tous les effets que le Saint-Esprit a coutume de produire.”
                Et dans le journal de sa Retraite, le saint jésuite est plus explicite encore. “Le cinquième jour, Dieu m'a donné, si je ne me trompe, l'intelligence de ce point du Mémoire que j'ai apporté de France - Qu'il ait grand soin de ne point tirer le bien de sa source. Cette parole est courte mais elle contient beaucoup et Dieu lui en donnera l'intelligence selon l'application qu'il y fera. - Il est vrai que j'avais souvent examiné ce mot: tirer le bien de sa source, sans le pouvoir pénétrer. Aujourd'hui, ayant remarqué que Dieu m'en devait donner l'intelligence selon l'application que j'y ferais, je l'ai médité assez longtemps, sans y trouver d'autre sens que celui-ci: que je devais rapporter à Dieu tout le bien qu'il voudrait faire par moi, puisqu'il en est l'unique source. Mais après avoir, avec peine, détourné ma pensée de cette considération, tout d'un coup il s'est fait comme un jour en mon esprit, à la faveur duquel j'ai vu clairement que c'était la résolution du doute qui m'avait troublé les deux ou trois premiers jours de mes exercices, sur le sujet de l'usage que je devais faire de l'argent de ma pension. J'ai compris que cette parole contient beaucoup, parce qu'elle porte à la perfection de la pauvreté, à un grand détachement de toute vaine gloire, à la parfaite observation des règles, et qu'elle est la source d'une grande paix intérieure et extérieure.”
                Tout ce que la Soeur Alacoque lui envoyait par écrit, le Père de la Colombière l'estimait à l'égal d'oracles venus du ciel. En jugeant de la sorte, il était dans le vrai. La Mère de Saumaise et lui en eurent bientôt une preuve remarquable. C'est la Mère de Saumaise qui parle. Elle rapporte que Soeur Marguerite-Marie avait eu connaissance des croix et des peines intérieures que le Père de la Colombière souffrait en Angleterre, “ce qu'elle nous vint dire,” continue l'ancienne supérieure de Paray, en nous présentant un billet pour le lui faire tenir, lequel contenait des choses très consolantes et que Jésus-Christ lui avait dictées. Et comme je reçus, quelque temps après, des lettres de ce grand serviteur de Dieu, je connus, par les demandes qu'il faisait, qu'il avait besoin que l'on priât pour lui, ce qui pouvait être quelque chose des connaissances que cette vertueuse Soeur avait eues. Ce qui m'obligea de lui envoyer ledit billet, lequel je copiai, sans en avoir rien fait connaître à qui que ce fût. Néanmoins, elle nous vint trouver et me dit qu'en le copiant j'y avais changé quelque chose, et que Notre-Seigneur ne le voulait que comme il le lui avait fait écrire. Et comme je voulus le relire, pour voir ce que j'y avais changé, je trouvai que j'y avais mis quelques paroles, lesquelles quoique assez semblables, avaient pourtant bien moins de force.
                “Le Père de la Colombière, ayant reçu cet écrit, il manda qu'il était venu très à propos, et que, sans ce secours, il ne savait ce qu'il aurait pu faire.” 1. 1, P. 98.


CHAPITRE IV.
ENCORE PLUS DE SOUFFRANCE ET D'AMOUR 1677-1681.
Marguerite-Marie aurait-elle pu être efficacement l'apôtre du Sacré Coeur si elle n'eût d'abord été sa victime ?
                Un jour, Notre-Seigneur se présente à elle. Il tenait en chacune de ses mains un tableau. Dans l'un était figurée la vie la plus heureuse possible pour une âme religieuse: paix, consolations intérieures et extérieures, santé, estime et applaudissement des créatures. L'autre tableau était la peinture “d'une vie toute pauvre et abjecte, toujours crucifiée, par toute sorte d'humiliations, mépris et contradictions, toujours souffrante au corps et en l'esprit.” Notre-Seigneur lui dit: “Choisis, ma fille, celui qui t'agréera le plus; je te ferai les mêmes grâces au choix de l'un comme de l'autre.” Dans son ardeur, elle se jette à ses pieds pour l'adorer, disant: “O mon Seigneur, je ne veux rien que vous et le choix que vous ferez pour moi.” Mais le Sauveur la pressait toujours de choisir. “Vous m'êtes suffisant, ô mon Dieu! faites pour moi ce qui vous glorifiera le plus, sans avoir nul égard à mes intérêts ni satisfactions. Contentez-vous et cela me suffit! - Alors il me dit, qu'avec Madeleine, j'avais choisi la meilleure part, qui ne me serait point ôtée, puisqu'il serait mon héritage pour toujours. Et me présentant ce tableau de crucifixion: - Voilà, me dit-il, ce que je t'ai choisi et qui m'agrée le plus, tant pour l'accomplissement de mes desseins que pour te rendre conforme à moi. L'autre est une vie de jouissance et non de mérite; c'est pour l'éternité. - J'acceptai donc ce tableau de mort et de crucifixion, en baisant la main qui me le présentait; et quoique la nature en frémît, je l'embrassai de toute l'affection dont mon coeur était capable, et en le serrant sur ma poitrine, je le sentis si fortement imprimé en moi, qu'il me semblait n'être plus qu'un composé dé tout ce que j'y avais vu représenté.”
                Une autre fois, comme elle considérait Notre-Seigneur sur l'arbre de la Croix, il la tint fortement attachée à lui, puis il lui dit: “Reçois, ma fille, la croix que je te donne et la plante dans ton cœur, l'ayant toujours devant les yeux et la portant entre tes bras. Les plus rigoureux tourments qu'elle te fera seront inconnus et continuels: urge faim sans te rassasier, une soif sans te désaltérer, une ardeur sans rafraîchissement. Et ne pouvant comprendre ces paroles, je dis: - Mon Dieu, donnez-moi l'intelligence de ce que vous voulez que je fasse. - L'avoir dedans ton coeur, c'est qu'il faut que tout y soit crucifié; l'avoir devant tes yeux, c'est qu'il faut être crucifiée en toute chose, et la porter entre tes bras, c'est l'embrasser amoureusement toutes les fois qu'elle se- présente, comme le plus précieux gage de mon amour que je te peux donner en cette vie. Cette faim continuelle des souffrances est pour honorer celle que j'avais de souffrir pour glorifier mon Père éternel; cette soif sera de moi et du salut des âmes, en mémoire de celle que j'ai eue, sur l'arbre de la Croix.”
                Il y a souvent dans la vie des saints des actions qui nous semblent exagérées; mais elles ne sont que la conséquence de l'amour, de Dieu qui les ravit hors d'eux-mêmes. Ce furent ces transports de l'amour divin qui poussèrent parfois Marguerite-Marie à de véritables excès de mortification. Deux traits surtout sont demeurés caractéristiques et dépassent étrangement tout ce qu'on peut imaginer.
                En ce temps-là, l'humble Soeur était de nouveau aide à l'infirmerie. «J'étais si fort douillette,” écrit-elle, que la moindre saleté me faisait bondir le coeur.” Quoi de surprenant à cela? dira-t-on. Mais il faut penser que le souverain Maître a de divines sévérités pour ses élus. Or, il reprit si fortement sa généreuse disciple de ce mouvement instinctif de répulsion, que, pour se punir elle-même et sans consulter la raison, elle absorba spontanément le vomissement d'une malade qu'elle soignait. En cette circonstance, elle obéissait à l'impétuosité de son amour pour Notre-Seigneur; alors tout lui devenait expédient. “Si j'avais mille corps, mille amours, mille vies, je les immolerais pour vous être asservie”, disait-elle à son Bien-Aimé. Il ne fut pas longtemps à lui prouver combien il avait béni la violence qu'elle s'était faite. La suite du récit ne laisse aucun doute à ce sujet. “Et lors, je trouvai tant de délices dans cette action, que j'aurais voulu en rencontrer tous les jours de pareilles, pour apprendre à me vaincre et n'avoir que Dieu pour témoin. Mais sa bonté, à qui seule j'étais redevable de m'avoir donné la force de me surmonter, ne laissa pas de me témoigner le plaisir qu'i[l] y avait pris. Car la nuit ensuite, si je ne me trompe, il me tint bien environ deux ou trois heures la bouche collée sur la plaie de son sacré Coeur. Et il me serait bien difficile de pouvoir exprimer ce que je sentis alors, ni les effets que cette grâce produis[it] dans mon âme et dans mon coeur. Mais cela suffit pour faire connaître les grandes bontés et miséricordes de mon Dieu sur un sujet si misérable.”
                Elle eut bientôt une autre occasion de satisfaire, plus incroyablement encore, son besoin d'apprendre à se vaincre, n'ayant que Dieu pour témoin.
                Une fois qu'elle s'était encore laissée aller à quelque soulèvement de coeur en servant une malade, Notre-Seigneur renouvela sa réprimande intérieure; mais avec une telle autorité que, n'importe quoi paraissant plus supportable à Soeur Marguerite-Marie que d'avoir mécontenté son Dieu, afin de réparer sa faute, elle se livra sur-le-champ à un acte si répugnant pour la nature, que personne au monde n'aurait pu le conseiller, ni le permettre. Notre-Seigneur même dut arrêter son héroïque servante; puis il lui dit: “Tu es bien folle de faire cela! - O mon Seigneur,” reprit-elle, je le fais pour vous plaire et pour gagner votre divin Coeur, et j'espère que vous ne me le refuserez pas. Mais vous, mon Seigneur, que n'avez-vous pas fait pour vous gagner celui des hommes, et cependant ils vous le refusent et vous en chassent bien souvent! - Il est vrai, ma fille, que mon amour m'a fait tout sacrifier pour eux, sans qu'ils me rendent du retour; mais je veux que [tu] supplées par les mérites de mon sacré Coeur à leur ingratitude. Je te le veux donner, mon Coeur; mais auparavant, il faut que tu te rendes sa victime d'immolation, pour [que], avec son entremise, tu détournes les châtiments que la divine justice de mon Père, armé de colère, veut exercer sur une Communauté religieuse [pour la] reprendre et corriger en son juste courroux. - Et me la faisant voir, à la même heure, avec les défauts particuliers qui l'avaient irrité, et tout ce qu'il me fallait souffrir pour apaiser sa juste colère, ce fut alors que tout en frémit en moi; et n'eus pas le courage de me sacrifier.”
Il n'y a pas à le cacher, ni à l'atténuer - c'est un fait historique, qui, d'ailleurs, tournera plus tard à la gloire du Sacré Coeur - cette Communauté pour laquelle Dieu exigeait que Marguerite-Marie s'offrit en victime, c'était la Visitation Sainte-Marie de Paray-le-Monial. Rien que régulière et très observante,” de graves défauts s'y étaient glissés -: entre autres, on n'y pratiquait plus la charité et l'humilité au degré voulu pour les âmes religieuses. Et voilà pourquoi le rôle de celle que Notre-Seigneur choisissait pour apaiser sa colère devenait doublement délicat. Un combat indicible s'engagea alors entre cette âme et son Maître. Il veut qu'elle s'immole à sa justice: “Je dis que, n'étant pas à moi, je ne pouvais le faire sans le consentement de l'obéissance. Mais la crainte que j'avais qu'on ne me le fît faire, me fit négliger de le dire; mais il me poursuivait sans cesse et ne me donnait point de repos. Je me fondais en larmes et me voyant enfin contrainte de le dire à ma supérieure, laquelle, voyant ma peine, me dit de me sacrifier à tout ce qu'il désirait de moi, sans réserve. Mais, mon Dieu, ce fut alors que ma peine se redoubla encore plus fort, car je n'avais point le courage de dire oui et je résistais toujours.”
                L'année 1677 s'achevait. Or, le 21 novembre, fête de la Présentation de la très sainte Vierge, les religieuses de la Visitation renouvellent leurs vœux solennellement. C'est par trois jours de retraite qu'elles se préparent à cette rénovation. Que se passait-il alors au plus intime de l'être de notre Sainte? En dernière analyse, cela est resté son secret. Cependant; elle soulève suffisamment le voile de douleur qui l'enveloppe en cette rencontre, pour qu'il nous soit permis d'assister à une scène d'autant plus émouvante qu'elle est plus mystérieuse.
                Cette humble religieuse a été prédestinée pour reproduire en elle l'image de son Jésus souffrant. Comme lui, elle aura sa nuit d'agonie... comme lui, elle sera, pour ainsi dire, traînée de tribunal en tribunal. Le Seigneur permettra tout, parce que, à ses yeux divins, rien ne vaut l'immolation d'une âme, en union avec l'adorable victime de Gethsémani et du Calvaire.
                On était arrivé au samedi 20 novembre, veille de la Présentation. “Cette divine justice me parut armée d'une manière si terrible que j'en demeurai tout hors de moi; et ne pouvant me défendre, il me fut dit comme à saint Paul: - Il t'est bien dur de regimber contre les traits de ma justice! Mais puisque tu m'as tant fait résistance pour éviter les humiliations qu'il te conviendra souffrir par ce sacrifice, je té les donnerai au double; car je ne te demandais qu'un sacrifice secret, et maintenant je le veux public, et d'une , manière et dans un temps hors de tout raisonnement humain et accompagné de circonstances si humiliantes, qu'elles te seront un sujet de confusion pour le reste [de] ta vie, et dans toi-même et devant les créatures, pour te faire comprendre ce que c'est que de résister à Dieu. - Hélas! je le compris bien en effet, car jamais je ne me vis en tel état: en voici quelque petite chose, mais non pas, tout.”
                Donc, Soeur Marguerite-Marie l'avoue; elle supprime beaucoup de choses... notamment ce que Notre-Seigneur lui dit touchant la manière dont il voulait qu'elle se sacrifiât. Mais, d'après certaines expressions, d'après les règles et les coutumes de la Visitation, il n'est pas difficile de la conjecturer. Néanmoins, il est nécessaire de noter que la Sainte ne s'explique pas là-dessus en toutes lettres. Reprenons l'Autobiographie.
                Après donc l'oraison du soir, je ne pus sortir avec les autres, et je demeurai au choeur, jusqu'au dernier coup du souper, dans des pleurs et gémissements continuels. je m'en allai faire collation, car c'était la veille de la Présentation, et m'étant traînée à vive force à la Communauté, je m'y trouvai si fortement pressée de faire ce sacrifice tout haut, en la manière que Dieu me faisait connaître le vouloir de moi, que je fus contrainte de sortir, pour aller trouver ma supérieure qui était malade pour lors. Mais je confesse que j'étais tellement hors de moi, que je me voyais comme une personne qui aurait pieds et mains liés, et à qui il. ne resterait plus rien de libre en l'intérieur ni pour l'extérieur, que les larmes que je versais en abondance, pensant qu'elles étaient la seule expression de ce que je souffrais: car je me voyais comme la plus criminelle du monde, traînée à force de cordes au lieu de mon supplice. Je voyais cette sainteté de Dieu, armé des traits de sa juste colère, prêt à les lancer pour m'abîmer, si me semblait, dans cette gueule béante de l'enfer, que je voyais ouvert, prêt à m'engloutir. Je me sentais brûlée d'un feu dévorant qui me pénétrait jusqu'à la moelle des os, et tout mon corps dans un tremblement étrange; et ne pouvais dire autre chose sinon: - Mon [Dieu], ayez pitié de moi selon la grandeur de vos miséricordes! - Et tout le reste du temps, je gémissais sous le poids de ma douleur, sans pouvoir trouver le moyen de me rendre vers nia supérieure que sur les huit heures, qu'une Soeur m'ayant trouvée, me condui[sit] vers elle. Et elle fut bien surprise de me voir en cette disposition, laquelle je ne pouvais pour lors exprimer; mais je croyais, pour surcroît de peine, que l'on la connaissait en me voyant, ce qui n'était pas. Ma supérieure, qui savait qu'il n'y avait que la seule obéissance qui avait tout pouvoir sur cet esprit qui me tenait en cet état, m'ordonna de lui dire ma peine. Et aussitôt je lui dis le sacrifice que Dieu voulait que je lui fisse de tout mon être, en présence de la Communauté, et le sujet pour quoi il me le demandait; lequel je n'exprimerai point, crainte de blesser la sainte charité et en même temps le Coeur de Jésus-Christ, dans lequel cette chère vertu prend sa naissance; c'est pourquoi il ne veut point qu'on l'intéresse tant soit peu, sous quel prétexte que ce puisse être. Enfin, ayant fait et dit ce que mon Souverain désirait de moi, on en parlait et jugeait diversement.”
                C'est cette dernière phrase qui, dans sa concision, est le noeud de toute la question. Car, selon toute vraisemblance, elle signifie que Soeur Marguerite-Marie étant rentrée dans la chambre où la Communauté se trouvait réunie, avant de se séparer à huit heures demi-quart, et, en l'absence de la supérieure malade, l'assistante ayant posé la question d'usage: “Vos Charités ont-elles quelque chose à dire?” à ce moment, quelque chose d'extraordinaire eut lieu. On vit sans doute la jeune et timide Soeur Alacoque tomber à genoux, et déclarer à haute voix qu'elle était chargée, de par la volonté divine, de réparer les fautes de toutes ses Soeurs...
                Au sens humain, un acte semblable, dans sa forme présente et ses conséquences futures, ne peut se mesurer... surtout quand on pense que celle qui vient de parler est celle-là même, dont on se demandait, bien peu d'années auparavant, s'il était sage de l'admettre au monastère, et quand on songe qu'elle s'adresse alors à une Communauté composée de Soeurs issues, en grand nombre, de familles très illustres selon le monde.
Et voici que soudain C'est comme un orage qui éclate, furieux, dans cette Communauté. Une sorte d'effervescence, s'empare des esprits.
                La règle est là cependant, il faut se rendre aux matines. La veille des grandes fêtes, elles commencent à huit heures et demie. Mgr Languet dit que la Mère de Saumaise, avertie de tout, envoya la Soeur assistante ordonner de sa part à toutes les religieuses, qui étaient encore assemblées pour réciter les matines, de faire la nuit même une certaine pénitence qu'elle leur prescrivit, parce que Dieu était fort irrité.” Il ajoute que, tandis que les plus vertueuses se retiraient dans leurs cellules pour y pratiquer ce que la supérieure avait ordonné, - prendre la discipline, - les autres, au sortir des matines, accoururent à l'infirmerie, où était encore la Soeur Alacoque. Elles ne purent apprendre autre chose de ce qui s'était passé, sinon que la Soeur avait dit que Dieu était fort irrité contre la maison; mais ce récit ne fit qu'augmenter leur indignation,” remarque Mgr Languet Et, il dépeint cette indignation sous de fortes couleurs. Plus modestes sont celles qu'emploie la plume de notre Sainte, quand elle écrit seulement: “Je laisse toutes ces circonstances à la miséricorde de mon Dieu. Et je puis assurer, si me semble, que je n'avais jamais tant souffert, noix pas même quand j'aurais pu rassembler toutes les souffrances que j'avais eues jusqu'alors et toutes celles que j'ai eues depuis, et que toutes ensemble m'auraient été continuelles jusqu'à la mort, cela ne me semblerait pas comparable à ce que j'endurai cette nuit, de laquelle “Notre-Seigneur voulut gratifier sa chétive esclave, pour honorer la nuit douloureuse de sa Passion, quoique ce n'en fût qu'un petit échantillon. L'on me trairait de lieu en lieu avec des confusions effroyables.”
                Et plus loin: “L'on crut que j'étais possédée ou obsédée, et l'on me jetait force eau bénite dessus, . avec des signes de croix, avec d'autres prières pour chasser le malin esprit. Mais Celui dont je me sentais possédée, bien loin de s'enfuir, me serrait tant plus fort à lui, en me disant: - J'aime l'eau bénite, et je chéris si fort la croix que je ne peux m'empêcher de m'unir étroitement à ceux qui la portent comme moi et pour l'amour de moi. - Ces paroles rallumèrent tellement en mon âme le désir de souffrir, que tout ce que je souffrais ne me semblait qu'une petite goutte d'eau, qui allumait plutôt la soif insatiable que je sentais, que de la désaltérer; quoiqu'il me semble pouvoir dire qu'il n'y avait aucune partie de mon être qui n'eût sa souffrance particulière, tant l'esprit que le corps; et cela sans compassion ni consolation, car le diable me livrait de furieux assauts, et mille fois j'aurais succombé, si je n'avais senti une puissance extraordinaire qui me soutenait. et combattait pour moi, parmi tout ce que je viens de dire.”
                Cette nuit s'étant donc passée dans les tourments que Dieu connaît, et sans repos, jusqu'au lendemain environ la sainte messe, alors Soeur Marguerite-Marie entendit ces paroles: “Enfin la paix est faite et ma sainteté de justice est satisfaite par le sacrifice que tu m'as fait.” Continuant à parler à sa douce victime, Notre-Seigneur lui dit: “A mon imitation, tu agiras et souffriras en silence, sans autre intérêt que la gloire de Dieu dans l'établissement du règne de mon sacré Coeur dans celui des hommes, auxquels je le veux manifester par ton moyen. - Mon Souverain [m'a] donné ces saints enseignements après l'avoir reçu; mais il ne me sortit point de mon état souffrant...
                Enfin, ma supérieure, ne sachant plus que faire de moi, me fit communier pour demander à Notre-Seigneur, par obéissance, de me remettre en ma première disposition. M'étant donc présentée à lui comme son hostie d'immolation, il me dit: - Oui, ma fille, je viens à toi comme souverain Sacrificateur, pour te donner une nouvelle vigueur, afin de t'immoler à de nouveaux supplices. - Ce qu'il fit, et je trouvai tout tellement changé, que je me sentais comme un esclave à qui l'on vient de redonner la liberté. “Mais cela ne dura guère, car l'on commença à me dire que c'était le diable qui était l'auteur de tout ce qui se passait en moi et qu'il me perdrait, si je n'y prenais garde, par ses ruses et illusions.”
                Bien loin d'aller à la réprobation, elle allait à la plus héroïque sainteté, acceptant sans restriction aucune, de ne “plus paraître que comme un objet de contradiction, un égoût de rebut, de mépris et d'humiliation, lesquels je voyais avec plaisir venir fondre sur moi de toute part, et,” poursuit-elle, “sans recevoir aucune consolation du ciel ni de la terre. Il semblait que tout conspirait à m'anéantir. J'étais continuellement interrogée, et le peu de réponse que l'on tirait de moi, comme par force, ne laissait pas de servir d'instrument pour augmenter mon supplice. Je ne pouvais ni manger, ni parler, ni dormir; et tout mon repos et occupation n'était que de demeurer prosternée devant mon Dieu, dont la souveraine grandeur me tenait toute anéantie dans le plus profond abîme de mon néant, toujours pleurant et gémissant, pour lui demander miséricorde et détourner les traits de sa juste colère
On sait que Soeur Marguerite-Marie n'indique jamais les événements par les dates. Mais comment ne pas rapporter à cette époque ce qu'elle raconte d'une lutte de charité, dans laquelle son ardeur remporta le prix? L'allusion est plus que transparente. “M'ayant une fois montré les châtiments qu'il voulait exercer sur quelques âmes, je me jetai à ses pieds sacrés, en lui disant: - O mon Sauveur! déchargez plutôt sur moi toute votre colère, et m'effacez du livre de vie, plutôt que de perdre ces âmes, qui vous ont coûté si cher! - Et il me répondit: - Mais elles ne t'aiment pas et ne cesseront de t'affliger. - Il n'importe, mon Dieu, pourvu qu'elles vous aiment, je ne veux cesser de vous prier de leur pardonner. - Laisse-moi faire; je ne les peux souffrir davantage! - Et l'embrassant encore plus fortement: - Non, mon Seigneur, je ne vous quitterai point que vous ne leur ayez pardonné. - Et il me disait: - Je le veux bien, si tu veux répondre pour eux. - Oui, mon Dieu; mais je ne vous paierai toujours qu'avec vos propres biens, qui sont les trésors de votre sacré Cœur. - C'est de quoi il se tint content.”
                Ne semble-t-il pas, d'ailleurs, que Notre-Seigneur ait pris soin d'abriter lui-même la réputation de la Communauté de Paray, lorsqu'il disait à Marguerite-Marie: “Je te fais bien de l'honneur, ma chère fille, de me servir d'instruments a si nobles pour te crucifier. Mon Père éternel m'a livré entre les mains cruelles des impitoyables bourreaux pour me crucifier: et moi, je me [sers] pour cet effet à ton égard des personnes qui me [sont] dévouées et consacrées, et au pouvoir desquelles je t'ai livrée, et pour le salut desquelles je veux que tu m'offres tout ce qu'elles te feront souffrir.” Ainsi, ces religieuses qui ont tant fait souffrir leur angélique compagne étaient agréables à Dieu, et ce n'est que par une secrète ordonnance de sa sagesse, visant la sanctification de l'humble favorite de son Coeur, qu'elles en sont venues à la traiter de la sorte. “Tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu,” assure saint Paule.
                Achevons de dire les sentiments de notre Sainte: “Je me trouvais tellement engloutie et absorbée dans ma souffrance, que je ne me sentais plus d'esprit ni de vie que pour voir et sentir ce qui se passait de douloureux à mon égard. Mais tout cela ne me causait pas le moindre mouvement d'inquiétude ni de chagrin.”
                Il y avait pourtant bien de quoi tomber malade. Nous le savons déjà, elle ne pouvait plus rien manger. On s'en aperçut et on lui en fit des réprimandes. Sa supérieure et son confesseur lui ordonnèrent de prendre tout ce qu'on lui servirait à table. Quoique cette prescription lui parût au-dessus de ses forces, elle l'exécuta. Il en résulta des vomissements si fréquents et un tel ébranlement général dans sa santé, qu'on finit par la dégager de cette obéissance, lui donnant celle de ne prendre que ce qu'elle pourrait. Sa mortification n'y perdit rien et se trahit dans cette phrase: “Quelque effort que je me sois fait pour manger indifféremment ce qui m'était présenté, je ne pouvais me défendre de prendre ce que je croyais le moindre, comme le plus conforme à ma pauvreté et mon néant, qui me représentaient continuellement que le pain et l'eau m'étant suffisants, tout le reste était superflu. “Le manger, je l'avoue, m'a causé de rudes tourments depuis ce temps-là, allant au réfectoire comme à un lieu de supplice, auquel le péché m'avait condamnée.”
                La Mère de Saumaise n'avait plus que quelques mois à gouverner la Communauté de Paray, lorsque les événements que nous venons de raconter s'y passèrent. A l'Ascension de 1678, elle déposait la charge de supérieure et retournait à Dijon, son monastère de profession, pour être élue à Moulins l'année suivante. En s'éloignant de Paray, elle emportait le germe béni de la dévotion au Sacré Coeur, afin de le répandre plus tard au loin, quand le moment marqué par Dieu serait venu. Elle gardait aussi la conviction que la professe du 6 novembre 1672 était une âme de grâce, selon la parole du Père de la Colombière; et lorsqu'en 1690, la Mère de Saumaise sera priée de dire elle-même quelque chose de ce qu'elle en savait, on pourra lire, dans son Mémoire, ce témoignage non équivoque: “Dans l'espace de six ans que j'ai connu notre Soeur Marguerite-Marie Alacoque, je puis assurer que je n'ai pas remarqué qu'elle ait relâché d'un instant à la résolution qu'elle prit, se consacrant à Dieu par la profession religieuse, de le faire régner en elle avant tout, au-dessus de tout, et en tout; ne s'étant jamais accordé aucun plaisir, soit pour l'esprit, soit pour le corps. Et cette fidélité lui attira de la divine Bonté des grâces et faveurs très particulières, qui la portaient à un désir très grand des croix, humiliations et souffrances. L'on pourrait dire, sans exagérer, qu'il n'y a point d'ambitieux d'honneurs et de plaisirs plus ardent qu'elle ne l'était de ces choses, dont elle faisait sa joie, bien qu'elle y fût très sensible.”
                Qui remplacerait la Mère de Saumaise, auprès de l'humble fille investie d'une si grande mission? La -Providence y pourvut, et, dans l'admirable économie de ses desseins, elle donnait au monastère de Paray, en 1678, une supérieure que l'on peut bien appeler hors ligne, en la personne de la Mère Péronne-Rosalie Greyfié, professe du premier monastère d'Annecy. Encore toute jeune enfant, elle avait été bénie par sainte Chantal. Entrée au premier monastère d'Annecy, à douze ans, comme “Soeur du petit habit,” elle passe au noviciat dès que son âge le lui permet, et ne compte pas encore dix-sept ans lorsqu'elle fait la sainte profession, le 10 août 1655. Elle puise la véritable sève de l'Institut à la racine même, et se l'assimile si parfaitement, qu'on la juge capable d'être élue supérieure à Thonon, en 1670, ayant à peine trente-deux ans. Six années d'un premier gouvernement avaient encore développé les qualités maîtresses de cette remarquable religieuse. Dieu, qui voulait s'en servir pour une couvre qu'elle ignorait elle-même, s'était hâté de tout faire mûrir en elle. En 1678, si quelqu'un était préparé pour prendre la direction d'une âme telle que celle de la Soeur Marguerite-Marie, pour en sonder à fond les états surnaturels et leur imposer l'épreuve du creuset, c'était la Mère Greyfié.
                Douée d'un esprit supérieur et d'un jugement exceptionnel, du premier coup d'oeil elle comprit la situation et arrêta son plan. Le voici: “Lorsque j'entrai au service de votre maison,” écrira-t-elle au monastère de Paray, après la mort de la Soeur Alacoque, bien que votre Communauté fût très bonne et remplie de vertus et de piété, je trouvai néanmoins les sentiments fort partagés au sujet de cette véritable épouse du Sauveur crucifié, et, me trouvant sans expérience et sans aide pour la conduire dans des voies si extraordinaires, je me fiai un peu, et même beaucoup, aux assurances qu'elle me donna, que le Seigneur me ferait agir selon sa sainte volonté à son égard; de sorte que je suivis sans crainte mon penchant naturel, qui cherche la paix et la tranquillité. Et afin d'y tenir chacun, je n'ai presque jamais fait mine de faire attention à ce qui se passait d'extraordinaire en cette âme. Je ne la produisais auprès de personne, ni du dedans, là du dehors. S'il arrivait qu'elle fît quelque chose qui déplût, encore que c'eût été par mon ordre ou avec mon congé, je souffrais qu'on la désapprouvât et je l'en blâmais moi-même, quand c'était en sa présence.”
                C'en fut assez pour que Sœur Marguerite-Marie reconnût que sa nouvelle supérieure agissait d'après l'esprit de Dieu. Dès lors, elle lui voua une reconnaissance et une affection qui ne feront que grandir tous les jours, et qui, par là même, demeureront à tout jamais pures du soupçon d'être inspirées par des sentiments humains.
                Consumée du désir de faire connaître et aimer le Coeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sa bienheureuse disciple ne tarda pas à s'ouvrir là-dessus à celle qui, désormais, lui tenait la place de Dieu. “Je me souviens que la première fois que j'eus le bonheur d'entretenir cette chère Soeur,” écrit la Mère Greyfié, elle me parut avoir une ardeur véhémente de trouver les moyens de faire connaître, adorer et aimer ce Coeur très adorable, à tous les habitants de l'univers, si elle eût pu. D'autre part, la connaissance et le bas sentiment qu'elle avait pour elle-même et qui croissait tous les jours, la repoussait bien loin de cette entreprise, croyant de bonne foi qu'il suffisait qu'elle s'en mêlât pour tout gâter et inspirer du rebut de cette dévotion, qu'elle avait tant à coeur, et pour l'établissement de laquelle elle aurait voulu donner mille vies, si elle les avait eues.”
                      En attendant, elle se laissait immoler entièrement par l'obéissance. La Mère Greyfié était femme à frapper de grands coups. Peu après son arrivée à Paray, elle retrancha l'heure de veille du jeudi au vendredi à la Servante de Dieu. Celle-ci obéit; mais, rapporte la Mère Greyfié, souvent pendant cet intervalle d'interruption, elle venait à moi toute craintive, m'exposer qu'il lui semblait que Notre-Seigneur me savait mauvais gré de ce retranchement, et qu'elle craignait qu'il ne se satisfît là-dessus de quelque manière qui me serait fâcheuse et sensible. Je n'en démordis pas encore; mais voyant ma Soeur Quarré mourir assez promptement d'un flux de sang, dont personne dans le monastère ne fut malade qu'elle, et quelques autres circonstances qui accompagnèrent la perte d'un si bon sujet, je rendis vite l'heure d'oraison à votre précieuse défunte, la pensée me poursuivant fortement que c'était là la punition dont elle m'avait menacée de la, part de Notre-Seigneur.”
                Sa retraite de l'année 1678 laissa de profonds souvenirs de grâce dans l'âme de Sœur Marguerite Marie. “Voici ce que mon Souverain me fit entendre... Comme je me plaignais de ce qu'il me donnait ses consolations avec trop d'abondance, ne me sentant capable de les soutenir, il me dit que c'était pour me fortifier, parce que j'avais à souffrir. - Bois et mange, me dit-il, à la table de mes délices, pour te rafraîchir, afin que tu chemines courageusement, à la force de ce pain; car tu as encore un long, pénible et rigoureux chemin à faire, et dans lequel tu auras souvent besoin de prendre haleine et repos dans mon sacré Cœur, qui pour cela te sera toujours ouvert, tandis que tu marcheras dans ses voies. Je veux que ton coeur me soit un asile où je me retirerai pour y prendre mon plaisir, lorsque les pécheurs me persécuteront et rejetteront des leurs...
                “Ne t'oublie jamais de ton néant et que tu es la victime de mon Coeur, qui doit toujours être disposée d'être immolée pour la charité... Comme je te l'ai promis, tu posséderas les trésors de mon Cœur en échange, et je te permets d'en disposer à ton gré, en faveur des sujets disposés. N'en sois pas chiche car ils sont infinis...
                “J'ai encore une rude et pesante croix à mettre sur tes faibles épaules; mais je suis assez puissant pour la soutenir. Ne crains rien et me laisse faire tout ce que je voudrai de toi et en toi.”
                Ce fut vers cette époque que la Sainte reçut un gage nouveau de l'amour de son doux Maître, Un jour qu'elle était dans une grande souffrance, il lui dit: “Ma fille, ne t'afflige pas, car je te veux donner un gardien fidèle qui t'accompagnera partout et t'assistera dans toutes tes nécessités intérieures et qui empêchera que ton ennemi ne se prévaudra point de toutes les fautes où il croira de te faire tomber par ses suggestions, qui retourneront à sa confusion, grâce qui me donne une telle force qu'il me semble n'avoir plus rien à craindre, car ce fidèle gardien de mon âme m'assiste avec tant d'amour qu'il m'affranchit de toutes ces peines. Mais je ne le voyais que lorsque mon Seigneur me cachait sa présence sensible, pour me plonger dans les douleurs très rigoureuses de sa sainteté de justice. C'était alors qu'il me consolait par ses familiers entretiens, me disant une fois: - Je vous veux dire qui je suis, ma chère Soeur, afin que vous connaissiez l'amour que votre Époux vous porte. Je suis un des sept Esprits qui sont les plus proches du trône de Dieu, et qui participent le plus aux ardeurs du sacré Cœur de Jésus-Christ... Une autre fois, il me dit: - Prenez bien garde qu'aucune grâce et caresse familière que vous recevez de notre Dieu ne vous fasse oublier de ce qu'il est et de ce que vous êtes; car autrement je tâcherais moi-même de vous anéantir.”
                Cette âme héroïque devait clôturer l'année 1678 par un acte solennel. Notre-Seigneur, comme souverain Sacrificateur, lui commanda de faire en sa faveur un testament ou donation entière, sans réserve et par écrit, de tout ce qu'elle pourrait faire et souffrir, de toutes les prières et biens spirituels que l'on ferait pour elle, pendant sa vie et, après sa mort. Le divin Maître entendait que la chose fût faite en règle. Il fit demander par Soeur Marguerite-Marie à la Mère Greyfié si elle voulait bien servir de notaire en cette affaire - qu'il se chargeait de la payer solidement. Si la supérieure refusait, la Soeur devait s'adresser au Père de la Colombière. Mais la Mère Greyfié, après avoir pris le temps de réfléchir, s'y prêta très volontiers. Elle écrivit donc elle-même la pièce suivante: “Vive Jésus dans le coeur de son épouse, ma Soeur Marguerite-Marie, pour laquelle, et en vertu du pouvoir que Dieu m'a donné sur elle, j'offre et dédie et consacre purement et irrévocablement au sacré Coeur de l'adorable Jésus tout le bien qu'elle pourra faire pendant sa vie, et celui qui sera fait après sa mort, pour elle, afin que la volonté de ce Coeur divin en dispose à son gré et selon son bon plaisir et en faveur de quiconque il lui plaira, soit vivant ou trépassé-; ma Soeur Marguerite-Marie protestant qu'elle s'en dépouille volontiers généralement de tout, excepté la volonté d'être à jamais unie au divin Coeur de son Jésus, et l'aimer purement pour l'amour de lui-même. En foi de quoi, elle et moi signons cet écrit, le dernier jour de décembre 1678. Soeur Péronne-Rosalie Greyfié; à présent supérieure, et de laquelle ma Soeur Marguerite-Marie demandera tous les jours la conversion à ce Coeur divin. et adorable, avec la grâce de la pénitence finale.”
La Soeur ayant présenté cet écrit à Notre-Seigneur, il lui en témoigna un grand agrément et lui dit que, puisque son amour l'avait dépouillée de tout, il ne voulait pas qu'elle eût d'autres richesses que celles de son sacré Coeur et il lui en fit une donation à l'heure même, me la faisant écrire de mon sang, selon qu'il la dictait, et puis je la signai sur mon coeur avec un canif, duquel j'y écrivis son sacré Nom de Jésus,” ajoute l'Autobiographie. Consultons le Mémoire des Contemporaines. Nous y lirons ce qui suit:   
                “Après cette donation faite, je la signai», dit-elle, “sur mon coeur, comme mon divin Maître le voulait, et je la signe encore ici: Soeur Marguerite-Marie, disciple du divin Coeur de L'adorable Jésus, lequel s'étant donné à moi par la sainte communion, il me fit lire dans ce Coeur adorable ce qui était écrit pour moi. - Ce qui suit est écrit de son sang: - Je te constitue héritière de mon Coeur et de tous ses trésors pour le temps et l'éternité, te permettant d'en user selon ton désir, et te promets que tu ne manqueras de secours que lorsque mon Coeur manquera de puissance. Tu en seras pour toujours la disciple bien-aimée, le jouet de son bon plaisir et l'holocauste de ses désirs, et lui seul sera le plaisir de tous tes désirs, qui réparera et suppléera à tes défauts, et t'acquittera de tes obligations.”
                Essayons d'expliquer plus clairement le fait.
Il a besoin d'être étudié pour être bien compris. En voici 'l'enchaînement logique. Soeur Marguerite-Marie présente à Notre-Seigneur le testament en question et, dans un transport d'amour, grave le saint Nom de Jésus sur son coeur. Puis, elle signe en ces termes la pièce écrite par la Mère Greyfié: “Soeur Marguerite-Marie, disciple du divin Cœur de l'adorable Jésus.” Enfin, Notre-Seigneur, lui fait lire ce qu'il y a d'inscrit pour elle dans son sacré Coeur et lui fait écrire de son sang la donation ci-dessus: “Je te constitue héritière,...” etc. L'Autobiographie continue :
                “Après quoi, il me dit qu'il prendrait soin de récompenser au centuple tous les biens que l'on me ferait, comme faits pour lui-même, puisque je n'avais plus rien à y prétendre; et que, pour récompense à celle qui avait dressé ce testament en sa faveur, il lui voulait donner la même récompense qu'à sainte Claire de Montefalco; et que pour cela, [il] ajouterait à ses actions les mérites infinis des siennes, et par l'amour de son sacré Coeur, il lui ferait mériter la même couronne. Ce qui me donna une grande consolation, parce que je l'aimais beaucoup, à cause qu'elle nourrissait mon âme abondamment du pain délicieux de la mortification et humiliation, qui était si agréable au goût de [mon] souverain Maître.”
                Ce testament était daté du 31 décembre 1678. Presque à la même date, le Révérend Père de la Colombière, qui venait de se voir frustré de la gloire du martyre, mais avait, du moins, conquis la palme de confesseur de la foi, injustement accusé et banni d'Angleterre, reprenait le chemin de la France. Cette disgrâce entrait dans les desseins de Dieu, pour reconduire momentanément le saint jésuite dans la petite ville charolaise, à une époque où sa présence était singulièrement opportune. La Mère Greyfié avait alors des craintes au sujet de la Soeur Alacoque. Elle les soumit au Père et voici comment il l'éclaira et la rassura: “Il me fit connaître qu'il n'hésitait pas de croire que ce qui se passait en cette chère Soeur ne fût vraies grâces de Dieu. - Mais qu'importe, me dit-il, quand ce seraient des illusions diaboliques, pourvu que cela produise en elle les mêmes effets que font les grâces du Seigneur? Il n'y a nulle apparence à cela, me dit-il encore, parce qu'il se trouverait que le diable, en la voulant tromper, se tromperait lui-même, l'humilité, la simplicité, l'exacte obéissance et la mortification n'étant point les fruits de l'esprit de ténèbres.”
                Si ce retour passager de l'éminent religieux à Paray fut une consolation pour notre Sainte, il lui devint aussi l'occasion de manifester une fois de plus sa vertu consommée. Le Révérend Père souhaitant parler à Soeur Marguerite-Marie au confessionnal, pour être en particulier, la Mère Greyfié le permit très volontiers. Mais elle apprit bientôt qu'on s'en était fait de la peine” – peine sans fondement, et bien puérile à coup sûr - c'est égal! cette surnaturelle supérieure n'oublia pas de reprendre et mortifier sa fille en plein Chapitre à ce sujet. Toute autre qu'elle,” avoue la Mère Greyfié, m'aurait pu faire souvenir qu'elle n'avait pas recherché cet entretien et qu'elle n'y serait allée que pour m'obéir. On m'aurait peut-être dit quelques autres choses de plus et l'on n'aurait pas cru avoir tort dé se plaindre, au moins avec les meilleures amies, de mon procédé qui, très assurément, tenait de l'injustice quelquefois à son égard. Mais bien loin de tout cela, en bonne et fidèle ménagère, elle rapportait le tout au profit de l'humilité, de la douceur et de la patience, et jamais n'a fait la moindre représentation de son innocence.”
                      Et le Père de la Colombière, que, pensa-t-il de Soeur Marguerite-Marie? Le 23 mars 1679, il écrivait à la Mère de Saumaise: “Passant à Paray, je n'ai pu voir qu'une fois la Soeur Alacoque, mais j'ai bien eu de la consolation en cette visite. je la trouvai toujours extrêmement humble et soumise, dans un grand amour de la croix et du mépris. Voilà des marques de la bonté de l'esprit qui la conduit, et qui n'a jamais trompé personne.” L'ange de ténèbres avait une haine marquée pour la disciple du Coeur de Jésus. “Maudite que tu es,” lui dit-il un jour, je t'attraperai et si je te peux une fois tenir à ma puissance, je te ferai bien sentir ce que je sais faire; je te nuirai partout.” Désespéré qu'il était de n'avoir pu abuser cette âme, ni l'enlacer dans les filets de l'orgueil, il s'en était, depuis longtemps, pris à son corps, se donnant pour tâche de lui tendre des pièges en tout lieu. D'abord, il la rendait à tout propos d'une maladresse extrême, lui faisant tomber des mains et casser les objets qu'elle tenait. Plusieurs fois, il fut plus méchant encore. Un jour, il la poussa du haut d'un escalier, “tandis qu'elle portait; du feu dans un vaisseau de terre, qui ne se rompit point.” La confusion fut pour son ennemi et non pour elle, qui se trouva au bas de l'escalier, sans avoir même rien renversé, ni sans s'être fait aucun mal. Naturellement parlant, elle aurait dû se casser les jambes. Mais son saint ange était là qui veillait. Elle dit tout simplement: “Je sentis mon fidèle gardien qui me soutint.” Le malin ne la laissait presque jamais tranquille et la. poursuivait aux récréations comme ailleurs. A différentes reprises, étant ensemble au chauffoir commun, plusieurs des religieuses virent tout d'un coup retirer l'escabeau sur lequel la Servante de Dieu était assise, sans qu'on` aperçut l'être qui se jouait ainsi d'elle. L'humble Soeur tombait alors à terre et reprenait paisiblement son siège; mais le fait se réitérant un seul jour sur-le-champ jusqu'à trois fois, il fut impossible de ne pas reconnaître l'auteur de cette vexation. La Soeur de Lyonne s'avisa de dire: “Il faut que le démon s'en mêle!” A quoi la Soeur Alacoque ne répondit que “par un souris.”
                Notre-Seigneur l'avait prévenue que Satan avait demandé de l'éprouver comme l'or dans la fournaise, et qu'il lui avait tout permis, à la réserve de l'impureté; mais que, pour toutes les autres tentations, il lui fallait être sur ses gardes, et qu'elle aurait surtout à subir celles dont le diable avait osé l'attaquer lui-même. Elle en fit la terrible expérience. Il y a une haute leçon, cachée pour nous sous les humbles aveux d'une si grande âme. “Je souffris pendant ce temps-là de rudes combats de la part du démon, qui m'attaquait particulièrement sur le désespoir, me faisant voir qu'une aussi méchante créature que moi ne devait point prétendre de part dans le paradis, puisque je n'en avais déjà point dans l'amour de mon Dieu, duquel je serais privée pour une éternité. Cela me faisait verser des torrents de larmes. D'autres fois, il m'attaquait de vaine gloire, et puis de cette abominable tentation de gourmandise, me faisant sentir des faims effroyables; et puis, il me représentait tout ce qui est le plus capable de contenter le goût, et cela dans le temps de mes exercices, ce qui m'était un tourment étrange. Et cette faim me durait jusqu'à ce que j'entrais au réfectoire pour prendre ma réfection, dont je me sentais d'abord dans un dégoût si grand, qu'il me fallait faire une grande violence, pour prendre quelque peu de nourriture. Et d'abord que j'étais sortie de table, “ma faim recommençait plus violente qu'auparavant.” Ce que voyant, la Mère Greyfié ordonna à cette parfaite obéissante de venir lui demander à manger, lorsqu'elle se sentirait plus pressée de la faim, “ce que je faisais avec des violences extrêmes, pour la grande confusion que je sentais,” rapporte la Sainte. “Et au lieu de m'envoyer manger, elle me mortifiait et humiliait fortement là-dessus, en me disant que je garderais ma faim pour la contenter lorsque les autres iraient au réfectoire. Après, je demeurais en paix dans ma souffrance.”
                Non seulement Notre-Seigneur ne voulait pas diminuer la sensibilité ni les répugnances de Marguerite-Marie, mais il avait divinement pris ses mesures pour les aviver encore. “Il voulait que je fusse dans un continuel acte de sacrifice, et que, pour cela, il augmenterait mes sensibilités et mes répugnances, en telle sorte que je ne ferais rien qu'avec peine et violence, pour me donner matière de victoire, même dans les choses les plus minces et indifférentes. Ce que je puis assurer avoir toujours éprouvé depuis. De plus, que je ne goûterais plus aucune douceur que dans les amertumes du Calvaire, et qu'il me ferait trouver un martyre de souffrance dans tout ce qui pouvait composer la joie, le plaisir et la félicité temporelle des autres. Ce qu'il m'a fait éprouver d'une manière très sensible, puisque tout ce qui [se] peut nommer plaisir, me devint un supplice.”
                Une fois, Notre-Seigneur lui fit entendre qu'il la voulait retirer dans la solitude, non celle d'un désert, mais celle de son sacré Coeur, et il lui demanda de jeûner cinquante jours au pain et à l'eau, pour honorer son jeûne dans le désert. Elle n'en put obtenir la permission, cette singularité ne cadrant pas avec les usages ordinaires. Alors, son Époux divin l'assura qu'il aurait comme très agréable qu'elle passât cinquante jours sans boire, pour rendre hommage à la soif que son Cœur sacré a du salut des pécheurs. La courageuse Sœur Alacoque commença donc cette pénitence, mais on ne la lui laissa pas achever pour cette première fois. Plus tard, elle eut congé de la recommencer et d'aller jusqu'au bout des cinquante jours. Elle passait de même les vendredis sans boire, depuis le jeudi soir jusqu'au samedi matin, ce qui était d'autant plus extraordinaire qu'elle était plus habituellement travaillée d'une soif dévorante. Elle continua longtemps cette pratique, jusqu'à ce que la Mère Greyfié, jugeant de son devoir de la lui défendre, lui donna l'obéissance de boire trois ou quatre fois entre les repas, tous les jours. Mais, pour obéir et souffrir tout ensemble, Sœur Marguerite-Marie s'avisa de boire de l'eau où on lavait la vaisselle, et même la lessive. Une Soeur, l'ayant prise sur le fait, en prévint la supérieure, qui sut bien encore, en cette rencontre, gratifier l'innocente coupable d'une énergique réprimande.
                La parfaite loyauté de la Mère Péronne-Rosalie à dépeindre la sévérité de sa conduite envers la Servante de Dieu donne à ses récits un charme plein d'une mâle saveur. Nous allons encore en goûter quelque chose. Il est question de la mystérieuse douleur de côté que la Sainte portait continuellement, et que Notre-Seigneur lui avait prédit ne pouvoir être soulagée que par la saignée. “Je l'ai vue pressée de sa douleur, se tenir en paix, sans demander la saignée, à laquelle nos Soeurs et moi aussi avions de la répugnance, parce qu'il la lui fallait faire trop souvent. On s'en prenait à elle; comme si ç'avait été un remède attaché à sa fantaisie, plutôt que propre à son mal. Elle a eu de bonnes occasions à ce sujet de souffrir et de patienter en silence, comme elle faisait entre Dieu et elle. Moi-même, une fois, je m'obstinai à ne vouloir pas qu'elle fût saignée. On lui fit plusieurs autres remèdes, qui ne servirent qu'à aigrir sa douleur. Elle en vint à un vomissement de toutes sortes d'aliments qu'on pût lui donner, même la confection d'hyacinthe. Elle ne refusait rien de tout ce qu'on lui donnait pendant deux ou trois. jours, ni ne se plaignit jamais d'être dans ce pauvre état, faute de lui vouloir faire une saignée. Quand je lui en parlai: - Ma Mère,” me dit-elle, je sais bien qu'il n'y a que ce remède qui me soulage: mais je ne le désire pas, si Votre Charité ne le veut pas, parce que mon Jésus vous fait vouloir tout ce qu'il veut pour moi. Je suis bien aise de souffrir tant qu'il lui plaira.” - A la fin, le mal l'ayant réduite dans l'état de ne pouvoir presque plus respirer ni parler, et ses vomissements dans une grande faiblesse, je la conduisis à l'infirmerie, où on ne lui eut pas plus tôt tiré une palette de sang qu'elle reprit la liberté de la respiration et de la parole, et se trouva si vigoureuse, qu'aussitôt que son bras fut bandé, elle aurait voulu que je lui eusse permis d'aller à la suite de la Communauté...
                “Je voulus lui épargner les petites mortifications ordinaires que ce remède lui attirait, et pour cela j'envoyais ma Soeur Catherine-Augustine [Marest] quelquefois la saigner dans sa cellule. Mais Notre-Seigneur, qui ne voulait pas qu'elle eût cet adoucissement, permit qu'un jour, que j'avais usé de cette précaution, elle tombât à coeur failli pendant la sainte messe; et aussitôt on en devina la cause.
                “Je ne m'étonne point, ni ne m'étonnai point pour lors de voir tant de petits désagréments à son sujet; car encore qu'il fût vrai que sa vie était toute de vertus et d'exemple, elle-même avait obtenu, par ses instances auprès de Notre-Seigneur, qu'il ne laisserait rien paraître en elle que ce qui serait capable de l'anéantir et humilier. De là venait que tout lui tournait en humiliation et contradiction; et aux occasions qui lui étaient plus sensibles, Notre-Seigneur lui remettait sa demande en mémoire. Elle avouait que la fille d'Adam souffrait beaucoup en elle, mais celle de Dieu se réjouissait de tout ce qui lui faisait peine, soit au corps ou à l'esprit, de la part de Dieu ou des créatures.”
                Il faudrait pouvoir citer tous les Avis que la Mère Greyfié donnait à sa chère fille, pour mieux faire admirer la largeur de vues, le sens pratique et la tendresse de coeur que cette grande religieuse possédait, bien que souvent, à l'égard de Soeur Marguerite-Marie, cette tendresse ne fût pas apparente. Dans tous ces petits écrits maternels, tracés en hâte au courant de la plume, il y a, mélangés les uns aux autres, des mots d'une force surnaturelle incontestable, des décisions d'une netteté sans réplique. Donnons quelques exemples
                “Je prie Jésus-Christ, Seigneur et Sauveur tout-puissant, de commander à la tempête qu'elle cesse chez vous; et je vous dis en son nom demeurez en paix! Votre âme est la part du Seigneur et le Seigneur est la part de votre âme... Vous mangerez ce que vous aimez et désirez de manger, lorsque la Communauté en sera servie aux repas ordinaires; passé cela, vous prendrez patience avec la faim. Humiliez-vous devant Dieu de vos tentations...
                “Fiez-vous en sa bonté et en la charité du Coeur sacré de Jésus-Christ, et ne vous. mettez en peine de rien qui puisse vous arriver. C'est la gloire d'un soldat fidèle, et c'est le signe de sa fidélité d'être singulièrement haï de l'ennemi mortel de son prince souverain. Mais les rois et les princes n'ont pas toujours le pouvoir de garantir leurs soldats de la malice de leurs adversaires. Il n'en est pas de même de notre Dieu, qui ne peut être surpris ni trompé, et qui terrasse, quand il lui plaît, notre ennemi, et nous en rend victorieuse, malgré sa rage et notre faiblesse, que sa divine grâce rend forte, à proportion de notre confiance...
                “Je vous mortifierai et humilierai volontiers et de bon coeur dans les rencontres, parce que vous avez besoin de ce secours, que c'est charité de vous le donner, et que je désire le bien de votre âme. Que cela ne vous ôte pas, pourtant, la confiance de venir à moi ou de m'écrire, selon que vous en aurez le désir et le besoin; je serai toujours de bonne volonté à vous servir. Votre âme est chère à la mienne, malgré tout ce qui peut vous rendre désagréable, surchargeante et importune. Il faut imiter le Père céleste, qui vous fait des faveurs sans aucun mérite de votre part...”
                L'humble Soeur avait sans doute confié, une fois encore à sa supérieure, l'irrésistible et tout surnaturel attrait qui la poussait à désirer la correction. Elle en reçoit cette prudente et charmante réponse: “Quant à ce qui est de vous mortifier, je vous donnerais volontiers des bonnes portions de ce pain de l'âme religieuse, si Dieu vous donnait plus de santé; mais vos infirmités m'abattent le courage, lorsque je voudrais l'élever en faveur de votre faim spirituelle. Dites donc à Notre-Seigneur qu'il me donne moins de tendresse sur vos maux, ou à vous plus de santé, ou bien qu'il me dispense de vous traiter comme vos démérites, dans les occasions où vous donnez lieu de vous corriger et humilier...
                “Si on vous interroge, il faut répondre alors avec simplicité, selon votre pensée, mais courtement; et puis ne pas réfléchir sur ce que vous aurez répondu, pour connaître si il a été bien ou mal reçu, parce que ces sortes de réflexions se peuvent appeler le gland dont l'amour-propre s'engraisse. Le malheur est que l'on ne le tue pas à la Saint-Martin, comme les porcs et qu'il vivra autant que nous. Il n'y a singerie que ce maudit amour de nous-mêmes ne fasse, pour faire perdre la sainte simplicité aux âmes qui doivent aimer Dieu, en se renonçant sans cesse elles-mêmes...
                “Puisque vous êtes à Dieu, s'il vous veut imprimer comme une cire molle, ou se jouer de vous comme dune paume, que vous importe? Abandon pour l'amour, abandon par amour et abandon en l'amour de Jésus-Christ. Je crois que c'est ce que Dieu veut de vous, parce qu'il aime à nous gouverner, et nous-mêmes n'entendons rien à nous conduire...
                “J'ai perdu le commencement de matines pour lire votre écrit et pour y faire ces mots de réponse et vous dire, mon cher enfant, que vous demeuriez en paix au milieu de la guerre qui est chez vous. Celui qui vous la fait vous veut sauver et c'est pour ce sujet qu'il vous poursuit. Laissez-vous prendre par lui-même...
                “Non, ma mie, je ne veux pas que notre union cesse et quand vous seriez cent fois pire que vous n'êtes, je la veux toujours continuer.”
                Pendant l'automne de 1679, Soeur Marguerite-Marie, brûlant toujours plus de l'amour de son Dieu, et sentant que la blessure qu'elle s'était faite, en gravant le saint Nom de Jésus sur son coeur, commençait à s'effacer, s'imagina de la raviver à la flamme d'une bougie. Le succès dépassa ses intentions; des plaies se formèrent. La pauvre Soeur, à la veille d'entrer en retraite, se vit obligée d'avertir sa supérieure. La Mère Greyfié répondit qu'elle voulait y faire mettre quelque remède, pour prévenir tout mal dangereux. Désolation intime pour cette amie de la souffrance cachée! “O mon unique Amour! souffrirez-vous que d'autres voient le mal que je me suis fait pour l'amour de vous? N'êtes-vous pas assez puissant pour me “guérir, vous qui êtes le souverain remède à tous “mes maux?” C'en fut assez. Notre-Seigneur se laissa vaincre et promit à sa servante que, le lendemain, elle serait guérie. L'effet suivit la promesse. Cependant, la Soeur Alacoque n'ayant pu encore. rencontrer sa supérieure - pour l'en instruire, reçut d'elle un billet, lui enjoignant de montrer son mal à la Soeur qui lui remettrait l'écrit a. Comme notre Sainte était guérie, elle se crut dispensée de cette obéissance, au moins jusqu'à ce qu'elle eût raconté le fait à la supérieure, allant la trouver sans retard et lui disant pourquoi elle n'avait pas accompli ce que portait le billet. Si la Mère Greyfié fut sévère et sans miséricorde pour ce délai dans l'obéissance, Notre-Seigneur le fut bien plus encore. Pendant cinq jours, il relégua la coupable sous ses pieds sacrés, lui apprenant à pleurer et à expier cette désobéissance, mais cela, à la manière d'un Dieu offensé. De plus, il lui dit, qu'en punition de sa faute, ce Nom sacré, dont la gravure lui avait coûté si cher, ne paraîtrait plus. “Je peux dire que je fis une solitude de douleur,» écrit-elle. Et, en fin de compte, la Mère Greyfié exigea qu'elle montrât son mal à la Soeur, bien que tout remède fût devenu inutile, la guérison étant parfaite.
                Avant d'expérimenter une fois encore la vigueur de la conduite de la Mère Greyfié, Soeur Marguerite-Marie avait réellement bien besoin d'être réconfortée par son bon Maître. Lui-même ne le savait-il pas mieux que personne? Aussi, un jour de l'Ascension, tandis qu'elle était devant le saint Sacrement avec la Communauté, pour honorer le moment où Notre-Seigneur monta au ciel, il lui apparut au sein d'une ardente lumière, et s'approchant d'elle, il lui dit: “Ma fille, j'ai choisi ton âme pour m'être un ciel de repos sur la terre et ton coeur me sera un trône de délices à mon divin amour.” Parole capable de noyer dans un océan de douceurs divines toutes les amertumes de la terre!
                Néanmoins, la souffrance conduisit de nouveau notre Sainte à l'infirmerie, et le 19 juin 1680, veille de la fête du Saint-Sacrement, elle n'avait pu encore quitter le lit, lorsque la Mère Greyfié vint la visiter. La pauvre souffrante lui demande congé de se lever pour aller à la sainte messe. La Mère hésite; la Soeur reprend, de bonne grâce: “Ma bonne Mère, si vous le voulez bien, Notre-Seigneur le voudra bien aussi et m'en donnera la force.” Alors, la supérieure donne ordre à l'infirmière de faire prendre quelque nourriture le matin à la malade et de la faire lever environ l'office, pour la mener à la messe. Le soir, Soeur Alacoque dit qu'elle souhaiterait bien rester à jeun, afin de pouvoir communier, espérant que Notre-Seigneur lui donnerait assez de forces pour cela. L'infirmière y acquiesça, pensant que la Mère Greyfié n'y ferait pas de difficulté et promit d'ailleurs de demander la permission. Hélas! Elle s'en oublia jusqu'au lendemain. Ayant fait lever sa malade plus matin qu'il n'avait été convenu, elle sortit par une porte, pour aller prévenir la Mère Greyfié, tandis que celle-ci entrait par une autre. Trouvant la Soeur levée et apprenant qu'elle était à jeun, dans l'intention de communier, “sans m'informer de plus de raisons,” dit la Mère, “je lui fis une verte correction, lui exagérant les défauts de sa conduite, que je disais être effet de propre volonté, manquement d'obéissance et de soumission et de simplicité, etc... En conclusion je dis qu'elle irait à la messe et qu'elle y communierait; mais que, puisque sa propre volonté lui avait donné assez de force et de courage pour cela, je voulais aussi commander à mon tour - qu'elle n'avait qu'à reporter ses draps de lit à sa cellule et son couvert au réfectoire et s'en aller à l'office quand il sonnerait, s'y ranger et suivre en tout les exercices de communauté, cinq mois de suite, sans que, pendant tout ce temps-là, il fût besoin de lui faire aucun remède, ni qu'elle mît le pied à l'infirmerie, sinon pour y voir les malades et leur rendre service tous les jours, si les infirmières en avaient besoin. Elle reçut ma correction à genoux, les mains jointes, avec un visage doux et tranquille; et après avoir ouï mes ordres, elle me demanda humblement pardon et pénitence de sa faute. Et aussitôt elle commença d'accomplir à la lettre tout ce que je lui avais dit. Notre-Seigneur voulut qu'elle obéit en tout et lui promit la santé pour cela, qu'elle eut bonne dès ce jour-là même jusqu'à celui de la Présentation de Notre-Dame, que s'accomplirent les cinq mois, et auquel Notre-Seigneur, acceptant la rénovation de ses voeux, lui renouvela, en titre de grâces, tous ses maux précédents”.
                Vraiment, en face de la manière d'agir de la Mère Greyfié, il fait bon penser qu'elle dira un jour: “Je ne lui épargnais pas les corrections, prenant, de tout, occasion de l'humilier, sur les mêmes sujets Pour lesquels je l'estimais dans mon coeur.” Et encore: “Je voyais que Notre-Seigneur la voulait presque toujours à la moisson de la myrrhe; et, soit pour satisfaire à cette sainte fille, qui ne respirait que le mépris et la souffrance, soit aussi pour la mettre à l'épreuve, je lui ai donné souvent lieu de contenter son appétit de mortification; en sorte que, toujours mon estime et ma pitié prenait en moi fortement son parti contre ma propre conduite à son égard.” Voilà qui met les choses au point. Au fond, plus la Mère se montre impitoyable, plus elle vénère et aime sa fille.
                Mais voici qui est encore plus remarquable et prouve jusqu'à l'évidence que, sans balancer, cette supérieure si expérimentée, se conduisait, dans les choses les plus graves, d'après les lumières de la Sœur Alacoque. Il s'agissait de la vocation de Mlle de Lyonne, cette fière beauté, qui ne croyait personne digne d'elle sur la terre... Jésus-Christ l'avait vaincue, elle avait accepté de devenir son épouse, mais elle le faisait attendre et n'entrait toujours pas au monastère. Un matin, Soeur Marguerite-Marie s'en vint “toute extasiée” dire à la Mère Greyfié: “Ma Mère, Notre-Seigneur veut absolument cette âme; il n'a dit: je la veux, je a la veux, à quel prix que ce soit!” A l'instant même, la Mère Greyfié envoya quérir Mlle de Lyonne, comme ayant un message à lui faire. Celle-ci se rend à la messe dans l'église du couvent. Un étrange combat se livre en son âme. Cependant elle passe au parloir, où la Mère Greyfié et la Soeur Alacoque lui disent qu'il faut entrer à ce même moment, sans en avertir Madame sa mère et que c'est la volonté de Dieu. Mlle de Lyonne immole toutes ses réflexions; mais elle déclare à une de ses amies, qui l'accompagnait, que, si elle voyait le purgatoire ouvert devant elle, “elle s'y jetterait aussitôt que céans, tant elle se faisait de violence.” Au lieu du purgatoire, ce fut le Thabor qu'elle trouva dans la vie religieuse, y goûtant d'ineffables douceurs jusqu'à l'âge de quatre-vingt-un ans. Elle n'oublia jamais qu'elle devait son bonheur, en grande partie, à la Sœur Alacoque, dont elle fut toujours l'intime amie. En une rencontre où la Sœur de Lyonne avait sacrifié un sermon, pour rester auprès de Sœur Marguerite-Marie, malade à l'infirmerie, la Servante de Dieu lui promit qu'elle n'y perdrait rien et que Notre-Seigneur l'en récompenserait. Il le fit sur-le-champ, car Soeur Alacoque lui dit des choses si merveilleuses de l'amour du Coeur de Jésus pour ses créatures et de celui qu'elles doivent lui rendre, qu'elle en resta toute pénétrée d'onction, et plus que si elle eût ouï dix sermons.”
                Marguerite-Marie, cette fille de miracle, devait, plus d'une fois encore, être favorisée de guérisons soudaines et absolument en dehors du cours de la nature. Dans les derniers mois de 1681, la Mère Greyfié eut derechef le mouvement de la faire brusquement sortir de l'infirmerie, où elle était malade d'une grosse fièvre. C'était pour la mettre en retraite selon son rang. Elle lui dit donc Allez, je vous remets au soin de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Qu'il vous dirige, gouverne et guérisse selon sa volonté!” La Sainte avoue que cet ordre la surprit un peu, d'autant qu'elle tremblait . alors du frisson de la fièvre. Mais toute joyeuse, elle exécute immédiatement cette dure obéissance, disant: “Tout m'est bon; pourvu qu'IL se contente et que je l'aime, cela me suffit!” Elle ne fut pas plus tôt renfermée dans sa petite cellule, avec LUI SEUL, qu'il se présenta à elle. La trouvant couchée à terre, toute transie de douleur et de froid, il la fit relever avec mille caresses et lui dit: “Enfin, te voilà toute à moi et toute à mon soin; “c'est pourquoi je te veux rendre en santé à ceux qui t'ont remise malade entre mes mains. - Et il me redonna une santé si parfaite qu'i[l] ne semblait point que j'eusse été malade. De quoi l'on fut fort étonné, et ma supérieure particulièrement, laquelle savait ce qui s'était passé” Cette retraite s'écoula parmi tant de joies et de délices que l'heureuse solitaire se croyait en un paradis, se voyant comblée des continuelles faveurs, caresses et familiarités de son Seigneur Jésus-Christ, de la sainte Vierge, de son saint Ange et de son bienheureux Père saint François de Sales. Son cher Maître lui réservait une grâce très particulière. “Pour me consoler de la douleur qu'il m'avait fait sen[tir] de l'effaçure de son sacré et adorable Nom sur mon coeur, après l'y avoir gravé avec tant de douleur, il voulut lui-même l'imprimer au dedans et l'écrire au dehors avec le cachet et le burin tout enflammé de son pur amour, mais d'une manière qui me donna mille fois plus de joie et de consolation que l'autre ne m'avait causé de douleur et d'affliction.”
                Lorsque cette âme avait un doute quelconque, elle allait droit à Celui qui est lumière et vérité, pour en être éclairée. Elle le rapporte elle-même bien des fois. Citons ce passage: “Un jour que le désir de recevoir Notre-Seigneur me tourmentait, je lui dis: - Apprenez-moi ce que vous voulez que je vous dise. - Rien, sinon ces paroles: Mon Dieu, mon Unique et mon Tout, vous êtes tout pour moi, et je suis toute pour vous. Elles te garderont de toutes sortes de tentations, et suppléeront à tous les actes que tu voudrais faire, et te serviront de préparation en tes actions.”
Dans la vie d'une créature élue, vouée par Dieu lui-même à la souffrance et à l'expiation, l'enchaînement surnaturel des maladies ou des accidents douloureux devenait une chose presque naturelle. De fait, Notre-Seigneur ne laissa exempte de la croix aucune partie du corps de sa servante. Portant déjà une douleur au côté, pour honorer le Côté percé du Sauveur, elle eut encore le privilège d'honorer son couronnement d'épines par de spéciales douleurs à la tête. Un jour, allant communier, la sainte hostie lui parut resplendissante comme un soleil. Notre-Seigneur était au milieu, tenant une couronne d'épines qu'il lui posa sur la tête, en disant: “Reçois, ma fille, cette couronne, en signe de celle qui te sera bientôt donnée par conformité avec moi.” Et il se chargea sans retard de lui donner l'explication de ce présent céleste. Elle était alors maîtresse des Soeurs du petit habit. Comme elle puisait de l'eau, à l'intérieur du cloître, au puits du préau, le seau lui échappa étant plein, et retombant de tout son poids dans le puits, le bras de fer qui sert à faire marcher la roue, allant de grande raideur, la frappa sur la mâchoire. La violence du coup emporta plusieurs dents, tandis qu'un morceau de la joue, gros et long comme la moitié du doigt, pendait à l'intérieur de la bouche. Cette douleur et cette commotion, qui durent être excessives, ne firent que lui arracher ce cri: “Mon Dieu!” Et, sans faire d'autre cérémonie, elle pria une des  “petites Soeurs” de lui couper ce morceau de chair. Ces enfants, effrayées, refusèrent. Alors, prenant elle-même ses ciseaux, elle coupa tranquillement la pièce. La plaie qui se forma dans la bouche lui donna bonne matière à souffrir, autant de fois qu'il lui fallait prendre quelque nourriture. De plus, le coup lui causa, dans la tempe, une douleur qui, après les repas, devenait presque insupportable, pouvant se comparer à une rage de dents. “Tout l'adoucissement qu'elle y apportait,” écrit la Mère Greyfié, “était de sortir des récréations avec congé, pour aller faire quelques tours d'allées, jusque à ce que cette douleur fût diminuée, qu'elle revenait avec les autres.” Lorsqu'il s'agissait de se procurer des souffrances, Soeur Marguerite-Marie savait bien les demander; mais pour se procurer des soulagements ou du repos, la Mère Greyfié dit qu' “il fallait qu'on y pensât pour elle.”
                Cet accident ne fut pas le seul qui consacra, par l'onction de la souffrance, la tête de notre Sainte. Elle y reçut encore trois terribles coups, “l'un, en portant deux cruches d'eau, qu'elle tomba sur les degrés qu'elle montait, donnant de la tête contre la pierre de taille. Le second fut une grosse perche qui lui tomba sur la même partie; et le troisième d'un furieux coup, qu'elle prit contre un Travon.” Mais jamais il n'y avait trop d'épines à sa couronne. “Je confesse que je me sens plus redevable à mon Souverain de cette couronne précieuse que s'il m'avait fait présent de tous les diadèmes des plus grands monarques de la terre; et d'autant . plus que personne ne me la peut ôter, et qu'elle me met souvent dans l'heureuse nécessité de veiller et m'entretenir avec cet unique objet de mon amour, ne pouvant appuyer ma tête sur le chevet, à l'imitation de mon bon Maître, qui ne pouvait appuyer la sienne adorable sur le lit de la Croix. Cela me faisait sentir des joies et des consolations inconcevables, quand je me voyais quelque conformité avec lui.” Et Notre-Seigneur lui apprit alors à unir ses douleurs de tête à celles du divin couronnement d'épines, demandant au Père céleste, par ce mérite infini, la conversion des pécheurs, et l'humilité pour tant de têtes orgueilleuses, dont l'élévation a quelque chose de si injurieux à la souveraine Majesté.

Wednesday 2 January 2019

Good Readings: “The Swan Maidens” by Joseph Jacobs (in English)

                There was once a hunter who used often to spend the whole night stalking the deer or setting traps for game. Now it happened one night that he was watching in a clump of bushes near the lake for some wild ducks that he wished to trap. Suddenly he heard, high up in the air, a whirring of wings and thought the ducks were coming; and he strung his bow and got ready his arrows.
                But instead of ducks there appeared seven maidens all clad in robes made of feathers, and they alighted on the banks of the lake, and taking off their robes plunged into the waters and bathed and sported in the lake. They were all beautiful, but of them all the youngest and smallest pleased most the hunter's eye, and he crept forward from the bushes and seized her dress of plumage and took it back with him into the bushes.
                After the swan maidens had bathed and sported to their heart's delight, they came back to the bank wishing to put on their feather robes again; and the six eldest found theirs, but the youngest could not find hers. They searched and they searched until at last the dawn began to appear, and the six sisters called out to her, "We must away; 'tis the dawn; you meet your fate whatever it be." And with that they donned their robes and flew away, and away, and away.
                When the hunter saw them fly away he came forward with the feather robe in his hand; and the swan maiden begged and begged that he would give her back her robe. He gave her his cloak but would not give her her robe, feeling that she would fly away. And he made her promise to marry him, and took her home, and hid her feather robe where she could not find it. So they were married and lived happily together and had two fine children, a boy and a girl, who grew up strong and beautiful; and their mother loved them with all her heart.
                One day her little daughter was playing at hide-and-seek with her brother, and she went behind the wainscoting to hide herself, and found there a robe all made of feathers, and took it to her mother. As soon as she saw it she put it on and said to her daughter, "Tell father that if he wishes to see me again he must find me in the Land East o' the Sun and West o' the Moon;" and with that she flew away.
                When the hunter came home next morning his little daughter told him what had happened and what her mother said. So he set out to find his wife in the Land East o' the Sun and West o' the Moon. And he wandered for many days until he came across an old man who had fallen on the ground, and he lifted him up and helped him to a seat and tended him until he felt better.
                Then the old man asked him what he was doing and where he was going. And he told him all about the swan maidens and his wife, and he asked the old man if he had heard of the Land East o' the Sun and West o' the Moon.
                And the old man said, "No, but I can ask."
                Then he uttered a shrill whistle and soon all the plain in front of them was filled with all of the beasts of the world, for the old man was no less than the King of the Beasts.
                And he called out to them, "Who is there here that knows where the Land is East o' the Sun and West o' the Moon?" But none of the beasts knew.
                Then the old man said to the hunter, "You must go seek my brother who is the King of the Birds," and told him how to find his brother.
                And after a time he found the King of the Birds, and told him what he wanted. So the King of the Birds whistled loud and shrill, and soon the sky was darkened with all the birds of the air, who came around him. Then he asked, "Which of you knows where is the Land East o' the Sun and West o' the Moon?"
                And none answered, and the King of the Birds said, "Then you must consult my brother the King of the Fishes," and he told him how to find him.
                And the hunter went on, and he went on, and he went on, until he came to the King of the Fishes, and he told him what he wanted. And the King of the Fishes went to the shore of the sea and summoned all the fishes of the sea. And when they came around him he called out, "Which of you knows where is the Land East o' the Sun and West o' the Moon?"
                And none of them answered, until at last a dolphin that had come late called out, "I have heard that at the top of the Crystal Mountain lies the Land East o' the Sun and West o' the Moon; but how to get there I know not save that it is near the Wild Forest."
                So the hunter thanked the King of the Fishes and went to the Wild Forest. And as he got near there he found two men quarrelling, and as he came near they came towards him and asked him to settle their dispute.
                "Now what is it?" said the hunter.
                "Our father has just died and he has left but two things, this cap which, whenever you wear it, nobody can see you, and these shoes, which will carry you through the air to whatever place you will. Now I being the elder claim the right of choice, which of these two I shall have; and he declares that, as the younger, he has the right to the shoes. Which do you think is right?"
                So the hunter thought and thought, and at last he said, "It is difficult to decide, but the best thing I can think of is for you to race from here to that tree yonder, and whoever gets back to me first I will hand him either the shoes or the cap, whichever he wishes."
                So he took the shoes in one hand and the cap in the other, and waited until they had started off running towards the tree. And as soon as they had started running towards the tree he put on the shoes of swiftness and placed the invisible cap on his head and wished himself in the Land East o' the Sun and West o' the Moon. And he flew, and he flew, and he flew, over seven Bends, and seven Glens, and seven Mountain Moors, until at last he came to the Crystal Mountain. And on the top of that, as the dolphin had said, there was the Land East o' the Sun and West o' the Moon.
                Now when he got there he took off his invisible cap and shoes of swiftness and asked who ruled over the Land; and he was told that there was a king who had seven daughters who dressed in swans' feathers and flew wherever they wished.
                Then the hunter knew that he had come to the Land of his wife. And he went boldly to the king and said, "Hail, oh king, I have come to seek my wife."
                And the king said, "Who is she?"
                And the hunter said, "Your youngest daughter." Then he told him how he had won her.
                Then the king said, "If you can tell her from her sisters then I know that what you say is true." And he summoned his seven daughters to him, and there they all were, dressed in their robes of feathers and looking each like all the rest.
                So the hunter said, "If I may take each of them by the hand I will surely know my wife"; for when she had dwelt with him she had sewn the little shifts and dresses of her children, and the forefinger of her right hand had the marks of the needle.
                And when he had taken the hand of each of the swan maidens he soon found which was his wife and claimed her for his own. Then the king gave them great gifts and sent them by a sure way down the Crystal Mountain.
                And after a while they reached home, and lived happily together ever afterwards.

, ed. European Folk and Fairy Tales. New York: G. P Putnam's Sons, 1916.