LE SAINT DE LUMBRES
Chapitre I
Il ouvrit la fenêtre ; il attendait encore on ne sait quoi. À travers le gouffre d’ombre ruisselant de pluie, l’église luisait faiblement, seule vivante… « Me voici », dit-il, comme en rêve…
La vieille Marthe, en bas, tirait les verrous. Au loin, l’enclume du maréchal tinta. Mais déjà il n’écoutait plus : c’était l’heure de la nuit où cet homme intrépide, soutien de tant d’âmes, chancelait sous le poids de son magnifique fardeau. « Pauvre curé de Lumbres ! disait-il en souriant, il ne fait rien de bon… il ne sait même plus dormir ! » Il disait aussi : « Croyez-vous bien ? J’ai peur du noir !… »
La lampe du sanctuaire dessinait peu à peu, dans la nuit, l’ogive des grandes fenêtres à trois meneaux. La vieille tour, construite entre le chœur et la grande nef, élevait juste au-dessus sa flèche en charpente, et son pesant beffroi. Il ne les voyait plus. Il était debout, face aux ténèbres, seul, et comme à la proue d’un navire. La grande vague ténébreuse roulait autour avec un bruit surhumain. Des quatre coins de l’horizon accouraient vers lui les champs et les bois invisibles… et derrière les champs et les bois, d’autres villages et d’autres bourgs, tous pareils, crevant d’abondance, ennemis des pauvres, pleins d’avares accroupis, froids comme des suaires… Et plus loin encore les villes, qui ne dorment jamais.
— Mon Dieu ! Mon Dieu !… répétait-il, ne pouvant pleurer ni prier… Comme au chevet d’un moribond, chaque minute tombait dans ces ténèbres, irréparable. Si courtes que soient les nuits, le jour vient trop tard ; Célimène a déjà mis son rouge, l’ivrogne a cuvé son vin. La sorcière, retour du sabbat, toute chaude encore, s’est glissée dans ses draps blancs… Le jour vient trop tard… Mais la seule justice, d’un pôle à l’autre, surprendra le monde.
Il finit par glisser à genoux, comme on coule à pic. Cette justice, qu’un peuple généreux attend de M. le ministre des Finances, il ne la cherchait pas si loin — plutôt là-bas, au-dessous de l’horizon, toute prête, pétrie à l’aube prochaine, irrésistible, dans la nuit qui vole en éclats. La main ouverte ne se fermera pas… la parole séchera sur les lèvres… le monstre Évolution, fixé à jamais, cessera soudain de s’étendre et de bouillonner… L’effrayante aurore, qui se lève au dedans de l’homme, donnera à la pensée la plus secrète sa forme et son volume éternel, et le cœur double et furtif ne pourra même plus se renier… Consummatum est, c’est-à-dire tout est défini pour toujours.
M. Loyolet, inspecteur d’Académie (au titre d’agrégé ès lettres), a voulu voir le saint de Lumbres, dont tout le monde parle. Il lui a fait une visite, en secret, avec sa fille et sa dame. Il était un peu ému. « Je m’étais figuré un homme imposant, dit-il, ayant de la tenue et des manières. Mais ce petit curé n’a pas de dignité : il mange en pleine rue, comme un mendiant »… « Quel dommage, disait-il aussi, qu’un tel homme puisse croire au diable ! »
Le curé de Lumbres y croit, et cette nuit même il le craint. « J’étais, a-t-il avoué plus tard, éprouvé depuis des semaines, par une angoisse nouvelle pour moi : j’avais passé ma vie au confessionnal, et j’étais tout à coup accablé du sentiment de mon impuissance ; je sentais moins de pitié que de dégoût. Il faut n’être qu’un pauvre prêtre pour savoir ce que c’est que l’effrayante monotonie du péché !… Je ne trouvais rien à dire… Je ne pouvais plus qu’absoudre et pleurer… »
Au-dessus de lui, la nuée se déchire en lambeaux. Une, dix, cent étoiles renaissent, une par une, à la cime de la nuit. Une pluie fine, une poussière d’eau retombe d’un nuage crevé par le vent. Il respire l’air rafraîchi, détendu par l’orage… Ce soir, il ne se défendra plus : il n’a plus rien à défendre ; il a tout donné ; il est vide… Ce cœur humain, il le connaît bien, lui… (Il y est entré avec sa pauvre soutane et ses gros souliers.) Ce cœur !
Ce vieux cœur, qu’habite l’incompréhensible ennemi des âmes, l’ennemi puissant et vil, magnifique et vil. L’étoile reniée du matin : Lucifer, ou la fausse Aurore…
Il sait tant de choses, pauvre curé de Lumbres ! que la Sorbonne ne sait pas. Tant de choses qui ne s’écrivent pas, qui se disent à peine, dont on s’arrache l’aveu, comme d’une plaie refermée — tant de choses ! Et il sait aussi ce qu’est l’homme : un grand enfant plein de vices et d’ennui.
Qu’apprendrait-il de nouveau, ce vieux prêtre ? Il a vécu mille vies, toutes pareilles. Il ne s’étonnera plus ; il peut mourir. Il y a des morales toutes neuves, mais on ne renouvellera pas le péché.
Pour la première fois, il doute, non pas de Dieu, mais de l’homme. Mille souvenirs le pressent : il entend les plaintes confuses les bégaiements pleins de honte, le cri de douleur de la passion qui se dérobe et qu’un mot a clouée sur place, que la parole lucide retourne et dépouille toute vive… Il revoit les pauvres visages bouleversés, les regards qui veulent et ne veulent pas, les lèvres vaincues qui se relâchent, et la bouche amère qui dit non… Tant de faux révoltés, si éloquents dans le monde, qu’il a vus à ses pieds, risibles ! Tant de cœurs fiers, où pourrit un secret ! Tant de vieux hommes, pareils à d’affreux enfants ! Et par-dessus tout, fixant le monde d’un regard froid, les jeunes avares, qui ne pardonnent jamais.
Aujourd’hui comme hier, comme au premier jour de sa vie sacerdotale, les mêmes… Il est au terme de son effort, et l’obstacle manque tout à coup. Ceux qu’il a voulu délivrer, c’étaient ceux-là mêmes qui refusent la liberté comme un fardeau, et l’ennemi qu’il a poursuivi jusqu’au ciel rit au-dessous, insaisissable, invulnérable. Tous l’ont berné. « Nous cherchons la paix, » disaient-ils. Non pas la paix, mais un court repos, une halte dans les ténèbres. Aux pieds du solitaire, ils venaient jeter leur écume ; et puis ils retournaient à leurs tristes plaisirs, à leur vie sans joie. (Et il se comparait aussi à ces vieilles murailles insultées, où le passant grave une ligne obscène, et qui se détruisent lentement, pleines de secrets dérisoires.)
Ceux qu’il a tant de fois consolés ne le connaîtraient plus. À cette minute, une des plus tragiques de sa vie, il se sent pressé de toutes parts, tout est remis en question. Certaines pensées plus perfides, longtemps repoussées, réapparaissent soudain, et il ne les connaît plus. Il trouve à toute choses un sens, et comme une saveur nouvelle… Pour la première fois, il contemple sans amour, mais avec pitié, le lamentable troupeau humain, né pour paître et mourir. Il goûte l’amer sentiment de sa défaite et de sa grandeur. À la limite de l’angoisse, la volonté intrépide refuse de s’avouer vaincue ; elle veut retrouver son équilibre, coûte que coûte…
Il est debout, maintenant ; il pose devant lui un regard inflexible… Que de nuits, pareilles à cette nuit, jusqu’à la dernière nuit ! Mais toujours, dans la foule, la grâce divine frappera son coup ; toujours elle marquera quelqu’un de ces hommes, vers qui monte la justice, à travers le temps, comme un astre. L’astre docile accourt à leur voix.
Il ne regarde plus la petite église, il regarde au-dessus. Il est tout vibrant d’une exaltation sans joie. Il ne souffre presque plus, il est fixé pour toujours. Il ne désire rien ; il est vaincu. Par la brèche ouverte, l’orgueil rentre à flots dans son cœur…
— Je me damnais, sans y penser, disait-il plus tard ; je me sentais durcir comme une pierre.
Le projet qu’il a tant de fois formé d’aller se cacher pour mourir dans une retraite au bord du monde, Chartreuse ou Trappe, revient se présenter à son esprit mais comme une image nouvelle, avec une crispation du cœur, aiguë et douce, un évanouissement mystérieux. À de telles minutes, jadis, le pasteur n’abandonnait point son troupeau : il rêvait de le porter avec soi, jusqu’au lieu de sa pénitence, pour vivre encore et mériter pour lui. Mais à présent ce souvenir même s’efface, le dernier. L’infatigable ami des âmes ne souhaite plus que le repos, et quelque chose, encore, dont la pensée secrète détend toutes ses fibres, le besoin de mourir, pareil au désir des larmes… Et ce sont, en effet, des larmes qui baignent ses yeux, mais sans décharger son cœur, et dans sa naïveté le vieil homme ne les reconnaît plus, s’étonne et ne peut donner un nom à ce vertige voluptueux. La tentation suprême, où se sont abîmées avant lui tant de ces âmes ardentes, qui traversent d’un coup le plaisir et trouvent le néant, pour l’embrasser d’une définitive étreinte, il y va succomber, sans avoir ouvert les yeux. À la limite de son immense effort, la fatigue, tant de fois vaincue, refoulée, jaillit de lui, comme l’effusion de son propre sang. Nul remords. L’ennemi plein de ruse le roule dans cette lassitude désespérée comme dans un suaire, avec une adresse infinie, l’affreuse dérision des soins maternels… C’est en vain que le vieil homme accablé dirige, à travers la nuit blanchissante, un regard où s’élève une dernière lueur, et qui ne reflétera pas le jour levant. Il ne voit rien au dedans de lui, aucune image où fixer la tentation, aucun signe du travail qui le détruit lentement, sous les yeux d’un maître impassible. Ce n’est plus ce cloître qu’il désire, mais quelque chose de plus secret que la solitude, l’évanouissement d’une chute éternelle, dans les ténèbres refermées. À celui qui tint si longtemps sa chair esclave, la volupté découvre à la fin son vrai visage, plein d’un rire immobile. Et ce n’est pas non plus cette image, ni aucune autre, qui troublera les sens du vieux solitaire, mais, dans son cœur candide et têtu, l’autre concupiscence s’éveille, ce délire de la connaissance qui perdit la mère des hommes, droite et pensive, au seuil du Bien et du Mal. Connaître pour détruire, et renouveler dans la destruction sa connaissance et son désir — ô soleil de Satan ! — désir du néant recherché pour lui-même, abominable effusion du cœur ! Le saint de Lumbres n’a plus de force que pour appeler ce repos effroyable ; la grâce divine met un voile devant ces yeux tout à l’heure pleins encore du mystère divin… Ce regard si clair hésite à présent, ne sait où se poser… Une étrange jeunesse, une avidité naïve, pareille à la première blessure des sens, échauffe le vieux sang, bat dans sa maigre poitrine… Il cherche à tâtons, il caresse la mort, à travers tant de voiles, d’une main qui défaille.
Jusqu’à cette minute solennelle, sa vie a-t-elle eu un sens ? Il l’ignore. Il ne voit derrière lui qu’un paysage aride, et ces foules, qu’il a traversées, en les bénissant. Mais quoi ! Le troupeau trotte encore sur ses talons, le poursuit, le presse, ne lui laisse aucun repos, insatiable, avec cette grande rumeur anxieuse, et ce piétinement de bêtes blessées… Non ! il ne tournera pas la tête, il ne veut pas. Ils l’ont poussé jusque-là, jusqu’au bord, et au delà… ô miracle ! il y a le silence, le vrai silence, l’incomparable silence, son repos.
— Mourir, dit-il à voix basse, mourir… Il épèle le mot, pour s’en pénétrer, pour le digérer dans son cœur… C’est vrai qu’il le sent maintenant au fond de lui, dans ses veines, ce mot, poison subtil… Il insiste, il redouble, avec une fièvre grandissante ; il voudrait le vider d’un coup, hâter sa fin. Dans son impatience, il y a ce besoin du pécheur d’enfoncer dans son crime, toujours plus avant, pour s’y cacher à son juge ; il est à cette minute où Satan pèse de tout son poids, où s’appliquent au même point, d’une seule pesée, toutes les puissances d’en bas.
Et c’est en haut qu’il lève pourtant son regard, vers le carré de ciel grisâtre, où la nuit se dissipe en fumées. Jamais il n’a prié avec cette volonté dure, d’un tel accent. Jamais sa voix ne parut plus forte entre ses lèvres, murmure au dehors, mais qui au dedans retentit, pareille à un grondement prisonnier dans un bloc d’airain… Jamais l’humble thaumaturge, dont on raconte tant de choses, ne se sentit plus près du miracle, face à face. Il semble que sa volonté se détend pour la première fois, irrésistible, et qu’une seule parole, articulée dans le silence, va le détruire à jamais… Oui, rien ne le sépare du repos qu’un dernier mouvement de sa volonté souveraine… Il n’ose plus regarder l’église ni, dans la brume de l’aube, les maisons de son petit troupeau ; une honte le retient, qu’il a hâte de dissiper par un acte irréparable… À quoi bon s’embarrasser d’autres soins superflus ? Il baisse les yeux vers la terre, son refuge.
Chapitre II
C’est alors que par deux fois la porte basse, qui donne sur la route de Chavranches, claqua. Dans la courette, le poulailler tout entier battit des ailes. Le chien Jacquot secoua sa chaîne, et tous ces bruits ne firent qu’une seule note claire, dans le clair matin.
Les socques de la vieille Marthe claquaient déjà sur les marches — clic, clac, — et plus sourds, dans l’herbe humide — floc, floc. Puis la serrure grinça.
À ce moment le saint de Lumbres s’éveilla. Il n’y a de silence absolu que de l’autre côté de la vie ; par la plus mince fissure, le réel glisse et rejaillit, reprend son niveau. Un signe nous rappelle, un mot tout bas murmuré ressuscite un monde aboli, et tel parfum jadis respiré est plus tenace que la mort… Les yeux du bonhomme se tournèrent d’instinct vers le pauvre oignon d’argent, souvenir du Grand Séminaire, attaché au mur : « À cette heure du matin, se dit-il, assurément c’est un malade. » Un malade, un de ses enfants ! De son regard si bref et si aigu, il revit le village épars et les fumées dans les arbres. Toute la petite paroisse, et tant d’âmes à travers le monde, dont il était la force et la joie, l’appellent, le nomment… Il écoute ; il a déjà répondu ; il est prêt.
Qu’est-ce qui l’attend, au bas de l’escalier — son perchoir — comme il aime à dire ? Quelles paroles ? Quel visage ? Et, tout à l’heure encore, quel nouveau combat ? Car il emporte en lui cette chose qu’il ne peut nommer, accroupie dans son cœur, si large et pesante, son angoisse, Satan. Il n’a pas recouvré la paix, il le sait. Avec lui, respire un autre être. Parce que la tentation est comme la naissance d’un autre homme dans l’homme, et son affreux élargissement. Il traîne au dedans ce fardeau ; il n’ose le jeter, où le jetterait-il ? Dans un autre cœur.
Mais le saint est toujours seul, au pied de la croix. Nul autre ami.
— Monsieur le curé, s’écrie la vieille Marthe, monsieur le curé !
Il a descendu les marches sans y penser, et il poursuit son rêve à travers la cuisine, vers le jardin, les yeux mi-clos… La bonne femme le tire par la manche.
— Dans la salle, monsieur le curé, dans la salle…
Et elle hausse un peu les épaules, avec un sourire de pitié.
Cette salle est une belle pièce, une très belle pièce, bien cirée. On y voit six chaises de paille, deux bécassines empaillées sur la cheminée de marbre gris, à côté d’un gros coquillage, et une monumentale statue de Notre-Dame de Lourdes, en plâtre blanc, d’un terrible blanc bleuté (sœur Saint-Mémorin l’a rapportée de Conflans-en-Somme, aux dernières vacances de Pâques). Il y a aussi une Mise au tombeau, dans un cadre de chêne, toute piquée de moisissure. Et encore, sur le papier aux ramages pâlis (un vrai papier d’auberge), près de l’unique fenêtre, une grande croix de bois noir sans Christ, toute nue.
(Et c’est elle que M. le curé a vue premièrement, et il a aussitôt détourné les yeux…)
— Monsieur le curé, dit Marthe, voilà not’Maître du Plouy, rapport à son garçon malade…
Le Maître du Plouy s’est levé, a toussé un bon coup, et craché dans les cendres. Devant lui, la tasse à café, vide, fume encore.
— Lequel ? demande étourdiment le vieux prêtre.
…Et il s’arrête aussitôt, rougit sous le regard de Marthe, et balbutie… Chacun sait, mon Dieu! que le Maître du Plouy n’a qu’un garçon ! Mais le voyageur ne s’étonne pas, et rectifie paisiblement:
— C’est Tiennot, not’gars. Ça l’a pris, retour des Vêpres, comme on dirait une indigestion. Et puis des maux de tête à crier grâce. Alors, au petit matin, voilà qu’il dit à sa mère : « Mé, je peux plus remuer. » C’était vrai. Ni bras, ni jambes, rien. Une paralysie. Et des yeux tout retournés. M. Gambillet me dit : « Mon pauvre Arsène ! c’est la fin. » Une méningite, qu’il a dit. Alors la mère a entendu ; vous savez ce que c’est ? On ne peut pas lui faire entendre raison. « Va-t’en chercher le curé de Lumbres », qu’elle criait… Alors j’ai attelé le cheval, et me voici.
Il regarde le saint de Lumbres d’un bon regard où luit tout de même, à travers les larmes, un peu d’ironie. D’homme à homme, on sait ce que c’est qu’une idée de femme. (Et puis ce saint dont on raconte tant d’histoires, et qui ne connaît pas encore le petit gars du Plouy, ce saint auquel on en remontre !)
— Mon ami… mon bon ami… bredouille l’abbé, je veux bien… c’est-à-dire… je voudrais… je crains vraiment… Voyons, voyons ! Luzarnes n’est pas ma paroisse, et M. le curé de Luzarnes… Je suis très touché du souvenir de Mme Havret — pauvre femme ! — mais je dois… je devrais…
Il craint surtout d’humilier un confrère susceptible. Et puis il est si bas, aujourd’hui, vraiment !
Mais le Maître du Plouy n’a qu’une parole. Il a déjà roulé son cache-nez, fermé son manteau de drap. Et Marthe met entre les mains de son maître, avec autorité, un vieux chapeau verdi… Il faut partir… Il est parti.
Chapitre III
M. le curé de Luzarnes est un homme simple. Il vit de peu ; d’un petit nombre de sentiments simples, que sa prudence n’exprime pas. Il est jeune encore, passé cinquante ans, et il le sera toujours ; il n’a pas d’âge. Sa conscience est nette comme le feuillet d’un grand livre, sans ratures et sans pâté. Son passé n’est pas vide ; il y retrouve quelques joies, il les compte, il s’étonne qu’elles soient si bien mortes, en si bel ordre, à leur place, alignées comme des chiffres. Étaient-elles des joies vraiment ? Ont-elles jamais respiré ? Ont-elles jamais battu ?…
C’est un bon prêtre, assidu, ponctuel, qui n’aime pas qu’on trouble sa vie, fidèle à sa classe, à son temps, aux idées de son temps, prenant ceci, laissant cela, tirant de toutes choses un petit profit, né fonctionnaire et moraliste, et qui prédit l’extinction du paupérisme — comme ils disent — par la disparition de l’alcool et des maladies vénériennes, bref l’avènement d’une jeunesse saine et sportive, en maillots de laine, à la conquête du royaume de Dieu.
« Notre saint de Lumbres, » dit-il parfois avec un fin sourire. Mais, dans le feu de la discussion, il dit aussi : « Votre Saint ! » d’une autre voix. Car, s’il reproche volontiers au gouvernement diocésain son formalisme et son scrupule, il n’en déplore pas moins le désordre causé dans une juridiction paisible par un de ces hommes miraculeux qui bouleversent tous les calculs. « Monseigneur ne montrera jamais, en telle matière, trop de prudence et de discernement », conclut-il, prudent comme un chanoine, et déjà hérissé de textes… Seigneur ! Un saint ne va pas sans beaucoup de dégâts, mais on doit faire la part du feu.
Chaque tour de roue rapproche le curé de Lumbres de ce censeur impitoyable. Au travers du brouillard, il voit déjà ses yeux gris, si vifs, narquois, jamais en repos, où danse une petite flamme, toute grêle. À six kilomètres de sa pauvre paroisse au chevet d’un enfant riche à l’agonie, amené là comme un thaumaturge, quelle ridicule affaire ! Quel scandale ! Il reçoit par avance, en pleine poitrine, la phrase de bienvenue, pleine de malice… Que lui veut-on ! Espèrent-ils un miracle de cette vieille main fripée qui tremble à chaque cahot, sur le drap de sa soutane, gris d’usure ?…
Il regarde cette main paysanne, jamais nette, avec un effroi d’écolier. Ah ! qu’est-il, au milieu d’eux tous, qu’un paysan pauvre et têtu, fidèle au labeur quotidien pas à pas dans le grand champ vide ? Chaque jour lui présente une nouvelle tâche, comme un coin de terre à retourner, où enfoncer ses gros souliers. Il va, il va, sans tourner la tête, jetant à droite et à gauche une parole sans art, en bénissant du signe de la croix, infatigable. (Ainsi, dans le brouillard d’automne, les ancêtres jetaient l’orge et le blé.) Pourquoi viennent-ils de si loin, hommes et femmes, qui ne savent que son nom, et des récits légendaires ? À lui, plutôt qu’à d’autres, si bien parlants, curés de villes ou de gros villages et qui connaissent leur monde ? Bien des fois, à la chute du jour, oppressé de fatigue, il a retourné cette idée dans sa tête, jusqu’à l’obsession. Et puis, fermant les yeux, il finissait par s’endormir dans la pensée des incompréhensibles dons de Dieu, et de l’étrangeté de ses voies… Mais aujourd’hui ! D’où vient que le sentiment de son impuissance à faire le bien l’humilie sans lui rendre la paix ? Est-elle donc si rude à ses lèvres, la parole du renoncement fidèle ? Ô l’étrange détour du cœur ! Tantôt il rêvait d’échapper aux hommes, au monde, à l’universel péché ; le souvenir de son grand effort inutile, de la majesté de sa vie, de son extraordinaire solitude allait jeter sur sa mort une dernière joie, pleine d’amertume — et voilà qu’il doute à présent de cet effort même, et que Satan le tire plus bas… L’homme de sacrifice, lui ? La victime désignée, marquée ?… Non pas ! Mais un maniaque ignorant exalté par le jeûne et l’oraison, un saint villageois, fait pour l’émerveillement des oisifs et des blasés… « C’est ainsi, c’est ainsi !… » murmurait-il entre ses lèvres, à chaque cahot, les yeux vagues… Cependant la haie filait à droite et à gauche ; la carriole courait comme un rêve, mais la terrible angoisse courait devant, et l’attendait à chaque borne.
Car cet homme étrange, où tant d’autres se déposèrent comme un fardeau, eut le génie de la consolation et ne fut jamais consolé. On sait qu’il s’en ouvrit parfois, aux rares moments où il se déchargeait de sa peine, et pleurait dans les bras du P. Battelier, invoquant la pitié divine, avec des plaintes naïves, dans un langage d’enfant. Au fond du pauvre confessionnal de Lumbres, qui sent les ténèbres et la moisissure, ses fils à genoux n’entendaient que la voix souveraine, au-dessus de l’éloquence, qui crevait les cœurs les plus durs, impérieuse, suppliante et, dans sa douceur même, inflexible. De l’ombre sacrée où remuaient les lèvres invisibles, la parole de paix allait s’élargissant jusqu’au ciel et traînait le pécheur hors de soi, délié, libre. Parole simple, reçue dans le cœur, claire, nerveuse elliptique à travers l’essentiel, puis pressante irrésistible, faite pour exprimer tout le sens d’un commandement surhumain, où ceux qui l’aimaient mieux reconnurent plus d’une fois l’accent et comme l’écho de la plus violente des âmes. Hélas ! tandis qu’il se prodiguait ainsi au dehors, le dispensateur de la paix ne trouvait en lui-même que désordre, cohue, la galopade des images emportées, un sabbat plein de grimaces et de cris… Suivi d’un affreux silence.
Plusieurs ne comprirent jamais par quel miracle le même que des milliers d’hommes choisirent pour arbitre aux plus redoutables conflits du devoir se montre toujours, dans sa propre querelle, inégal, presque timide. « On s’amuse de moi, disait-il, on se sert de moi comme d’un jouet. » C’est ainsi qu’il donnait à pleines mains cette paix dont il était vide.
Chapitre IV
— Nous voilà, dit le Maître de Plouy, en tendant son fouet vers une fumée, à travers les arbres.
Un petit bonhomme, culotté de bleu horizon, poussa la barrière et prit les rênes. À l’entrée de la cour, maître Havret mit pied à terre. Son compagnon le suivit jusqu’à la maison.
M. le curé de Luzarnes les accueillit sur le seuil, haute silhouette noire.
— Mon cher confrère, dit-il, vous êtes attendu ici comme un grand seigneur de jadis, en détresse, attendait M. Saint-Vincent…
Il souriait encore, jovial, mais avec une espèce de discrétion professionnelle, à deux pas du petit moribond. En même temps, il corrigeait la plaisanterie d’une vigoureuse poignée de main, à la campagnarde.
…Mais déjà le curé de Lumbres l’entraînait au dehors, à quelques pas, au milieu des poules effarouchées.
— Je suis honteux, mon ami, véritablement honteux, dit-il de sa voix la plus douce, je vous prie d’excuser… l’ignorance de cette pauvre dame… Je vous prie aussi… de me pardonner… Nous parlerons de ça plus tard, conclut-il sur un autre ton, et vous verrez que je suis… le plus coupable des deux…
M. le curé de Luzarnes sentait sur son bras l’étreinte des doigts nerveux, un peu tremblants. Jusque dans l’humiliation volontaire de cet homme surnaturel, le don qu’il avait reçu rejaillissait au dehors, et il agissait encore en maître.
— Mon bon confrère, répondit l’ancien professeur de chimie, déjà moins jovial, ne vous accusez pas devant moi… Je passe, à tort ou à raison, pour un esprit fort, et même, auprès de quelques-uns, pour un mauvais esprit… Formation scientifique, vous savez, voilà tout… des nuances, un vocabulaire un peu différent… Mais je n’en ai pas moins… la plus grande estime pour votre caractère…
Il parlait, les yeux baissés, avec un embarras grandissant. Il se sentait ridicule, odieux peut-être. Enfin, il se tut. Mais, avant de relever le front, il vit, comme en lui-même, comme au plus profond miroir, le regard posé sur le sien, et il dut le chercher malgré lui, il dut se livrer tout entier… Une seconde, il se sentit nu, devant son juge plein de pardon.
Il ne voyait que le regard, dans la face tremblante, détendue, livide. Ce regard qui l’appelait de si loin, suppliant, désespéré. Plus fort que deux bras tendus, plus pitoyable qu’un cri, muet, noir, irrésistible… « Que me veut-il ? »… se demandait le bonhomme, avec une espèce d’horreur sacrée… « Je croyais le voir dans l’étang de feu ! » expliqua-t-il plus tard. Une inexplicable pitié lui crevait dans le cœur.
Un moment, sur son bras, il sentit la vieille main trembler plus fort.
— Priez pour moi… murmura le saint de Lumbres à son oreille.
Mais, resserrant son étreinte, puis s’écartant d’un geste brusque, il ajouta, d’une autre voix, rude, d’un homme qui défend sa vie :
— Ne me tentez pas !…
Et ils rentrèrent dans la maison, côte à côte, sans plus rien dire.
« Ne me tentez pas ! »
Il n’avait jeté que ce cri. Il aurait voulu expliquer… s’excuser…, déjà rouge de honte à la pensée qu’il entrait dans cette maison en dispensateur des biens de la vie, désespérant de se tirer de là sans faute grave, et sans scandaliser le prochain… Et puis, soudain, dans un éclair, les forces qui l’avaient assailli, tout au long de la nuit douloureuse, étaient suscitées de nouveau, et la parole qu’il allait dire, sa propre et secrète pensée, se dissipa d’un coup dans l’unique réalité de l’angoisse. Si bas que l’eût traîné jamais l’ingénieux ennemi, tout lien n’était pas rompu, ni tout écho du dehors étouffé… Mais cette fois, la forte main l’avait arraché tout vif, déraciné… « Sauve-toi toi-même, c’est l’heure !… » disait aussi la voix jamais entendue, tonnante. « Finies la lutte vaine et la monotone victoire ! Quarante ans de travail et de petit profit, quarante ans d’un débat fastidieux, quarante ans dans l’étable, à plat sur la bête humaine, au niveau de son cœur pourri, quarante ans gravis, surmontés !… Hâte-toi !… Voilà ton premier pas, ton unique pas hors du monde !… »
Et cette voix disait mille choses encore, et n’en disait qu’une, mille choses en une seule, et cette seule parole brève comme un regard, infinie… Le passé s’arrachait de lui, tombait en lambeaux. À travers la mouvante angoisse passait tout à coup, comme un éclair, l’éblouissement d’une joie terrible, un éclat de rire intérieur à faire éclater toute armure… Il se voyait petit prêtre, dans le préau du séminaire, un jour de pluie… Dans la haute salle aux décors de damas cerise, devant Sa Grandeur en camail et en rochet… Les premiers jours à Lumbres, le presbytère en ruines, la muraille nue, le vent d’hiver dans le petit jardin… Et puis… Et puis… le travail immense, et maintenant cette foule impitoyable, pressée nuit et jour autour du confessionnal de l’homme de Dieu comme d’un autre curé d’Ars ; la séparation volontaire de tout secours humain ; oui, l’homme de Dieu disputé comme une proie. Nul repos, nulle paix que celle achetée par le jeûne et les verges, dans un corps enfin terrassé ; les scrupules renaissants, l’angoisse de toucher sans cesse les plaies les plus obscènes du cœur humain, le désespoir de tant d’âmes damnées, l’impuissance à les secourir et à les étreindre à travers l’abîme de chair, l’obsession du temps perdu, l’énormité du labeur… Que de fois, et cette nuit même, il a supporté l’assaut de telles images !… Mais à cette heure une attente… une grande et merveilleuse attente l’éclaire au dedans, finit de consumer l’homme intérieur. Il est déjà l’homme des temps nouveaux, un nouveau convive… Comme ce monde est déjà loin derrière lui ! Loin derrière, son troupeau rétif ! Il ne retrouve plus, il ne retrouvera plus jamais ce sentiment si vif de l’universel péché. Il n’est plus sensible qu’à l’énorme mystification du vice, à son grossier et puéril mensonge. Pauvre cœur humain, à peine ébauché ! Pauvre cervelle aride ! Peuple d’en bas, qui remues dans ta vase, inachevée !… Il ne lui appartient plus, il ne le connaît plus, il est prêt à le renier sans haine. Il remonte au jour, pareil à un plongeur, tout son poids jeté vers les bras tendus, et qui dans l’eau noire et vibrante ouvre déjà les yeux à la lumière d’en haut.
— Tu t’es fait libre, disait l’autre (un autre si semblable à lui-même)… Ta vie passée, ton inutile mais touchant labeur, ton jeûne, ta discipline, ta fidélité un peu naïve et grossière, l’humiliation au dehors et au dedans, l’enthousiasme des uns, l’injuste défiance des autres, telle parole pleine de poison. Ah ! tout n’est qu’un rêve, et l’ombre d’un rêve ! Tout n’était qu’un rêve, hors ta lente ascension vers le monde réel, ta naissance, ton élargissement. Hausse-toi jusqu’à ma bouche, entends le mot où tient toute science.
Et il prête l’oreille, il attend. Il est là même où le voulut mener le vieil ennemi, qui n’a qu’une ruse. Avili, foulé, répandu à terre comme une lie, écrasé d’un poids immense, brûlé de tous les feux invisibles, repris à la pointe du glaive, encore percé, tronçonné, son dernier grincement couvert par le cri terrible des anges, ce vieux rebelle, à qui Dieu n’a laissé pour défense qu’un unique et monotone mensonge… Hélas ! le même mensonge aux coins d’une bouche avare, ou, dans la gorge avide et mourante où râle le plaisir féroce, le même : « Tu sauras… Tu vas savoir… Voici la première lettre au mot mystérieux… Entre ici… entre en moi… fouille la plaie vive… bois et mange… rassasie-toi ! »
Car, après tant de siècles, c’est encore vous qu’il attendait, mille fois repeint et rajeuni, ruisselant de fard et de baume, luisant d’huile, riant de toutes ses dents neuves, offrant à votre curiosité cruelle son corps tari, tout son mensonge, où votre bouche aride ne sucera pas une goutte de sang !
…Je le vis, ou plutôt nous le vîmes, écrivait beaucoup plus tard à M. le chanoine Cibot le curé de Luzarnes, ancien professeur au petit séminaire de Cambrai. Je le vis au milieu de nous, les yeux mi-clos, et pendant plusieurs minutes nous le regardâmes, sans vouloir rompre le silence. L’expression naturelle de son visage était une bonté pleine d’onction, à laquelle plusieurs personnes prudentes trouvaient déjà le caractère d’une certaine simplicité. Mais sa figure osseuse nous parut à tous, en cet instant, comme pétrifiée par un sentiment d’une extrême violence ; il avait l’air d’un homme qui donne tout son effort pour franchir le pas difficile. Je remarquai que sa taille s’était incroyablement redressée et quelle donnait, dans la vieillesse, l’impression d’une vigueur peu commune, et même de brutalité. Bien que mon esprit, formé jadis à la sévère méthode des sciences exactes, soit ordinairement peu sensible aux entraînements de l’imagination, je fus tellement frappé du spectacle de ce grand corps immobile, et comme foudroyé, dans le paisible décor d’un intérieur campagnard, que je doutai un moment du témoignage de mes sens, et quand je vis mon respectable ami s’agiter et parler de nouveau, j’en fus surpris comme d’un événement inattendu. Il semblait d’ailleurs sortir d’un rêve. Je vous ai dit plus haurt, mon très honoré collègue, que je m’étais porté à la rencontre de notre cher curé de Lumbres, et que je l’avais rejoint au bord de la route, à quelque distance de la maison. Certaines phrases, dont le sens précis m’échappa peut-être, avaient ajouté à mon inquiétude. J’essayais de répondre ce qu’une prudente amitié m’inspirait lorsque, me serrant le bras avec violence et plongeant son regard dans le mien : « Ne me tentez plus ! » dit-il… Notre premier entretien finit là, nos pas nous ayant déjà portés jusqu’au seuil de la maison Havret. J’eus à cette minute le pressentiment d’un malheur… Il n’était que trop vrai. L’enfant, dont l’état était d’ailleurs désespéré, s’était éteint pendant ma courte absence. La sage-femme, Mme Lambelin, avait scientifiquement constaté le décès, sans erreur possible. « Il est mort », nous dit cette personne à voix basse. (Mais je ne sais si M. le curé de Lumbres l’entendit.) Il avait passé le seuil, fait quelques pas, lorsque, par un mouvement bien touchant, et dont toute personne éclairée peut, en y déplorant toutefois une certaine exagération, due surtout à l’ignorance, honorer la sincère piété, la malheureuse mère vint littéralement se jeter aux pieds de mon vénérable confrère, et, dans l’emportement de son désespoir, elle baisait sa vieille soutane, frappant le sol de son front avec un bruit qui retentissait dans mon cœur. Au contact de la pauvre femme, et sans baisser sur elle les yeux, M. le curé de Lumbres s’arrêta net. C’est alors que nous le vîmes, pendant quelques longues minutes, immobile, au milieu de la pièce, comme une statue, et tel enfin que je vous le dépeignais tout à l’heure.
Puis, faisant sur la tête de Mme Havret le signe de la croix, et levant vers moi son regard : « Sortons ! » dit-il. Hélas ! mon cher et honoré collègue, telle est la faiblesse de notre esprit saisi par une impression trop vive que rien alors, il me semble, ne m’eût retenu de le suivre, et que, dans l’excès de son affliction, la mère infortunée nous laissa aller sans rien dire. De nous tous, seule peut-être, Mme Lambelin avait gardé son sang-froid. Il y a certes beaucoup à reprendre dans la conduite et la religion de cette personne, mais Dieu nous donnait par elle une leçon de bon sens et de raison. Sans aucun doute, j’étais, pendant cette effroyable matinée, comme un jouet entre les mains d’un malheureux homme qu’un conseil salutaire, appuyé sur l’expérience et le savoir, aurait pu préserver d’un affreux malheur… Dieu seul pourrait dire si je fus l’instrument de sa colère ou de sa miséricorde. Mais les tristes événements qui suivirent font pencher la balance en faveur de la première hypothèse.
Le distingué chanoine prébendé, mort depuis, semble revivre à chaque ligne de cette lettre véritablement unique, judicieuses et discrètes formules, enfilées comme des marrons d’Inde, où les sots ne trouveront rien que de banal et de bas, mais qu’enveloppe la magie d’un rêve. Seul rêve d’une pauvre vie qui ne connut jamais que ce cas de conscience et s’y brisa, seul doute et seul enchantement ! Peu de mois avant sa mort, l’innocente victime écrivait à l’un de ses familiers :
Forcé d’interrompre un travail qui était ma seule distraction, je ne puis détourner ma pensée de certains souvenirs, et parmi ceux-là du plus douloureux, la malheureuse et inexplicable fin de M. le curé de Lumbres. J’y reviens sans cesse. J’y vois un de ces événements, si rares en ce monde, qui passent la commune raison. Ma faible santé subit le contre-coup de cette idée fixe, et j’y vois la principale cause de mon affaiblissement progressif, et de la perte presque totale de l’appétit.
Ces dernières lignes réjouiront n’importe lequel de ces détrousseurs de documents humains, que nous laissons aujourd’hui barbotants et reniflants dans les eaux basses. Mais, à les lire, sans curiosité vile, en laissant retentir en soi-même l’écho de cette plainte naïve, on comprendra mieux ce qu’il y a de détresse sincère dans cet aveu d’impuissance, écrit d’un style ainsi soutenu. Le suprême effort de certains hommes simples, nés pour un labeur paisible, et qu’une merveilleuse rencontre a jetés au cœur des choses, dans un seul éclair vite éteint, — lorsqu’on les voit s’appliquer, jusqu’à la dernière minute de leur incompréhensible vie, à rappeler et ressaisir ce qui jamais ne repasse et qui les a frappés dans le dos, — est un spectacle si tragique et d’une amertume si profonde et si secrète qu’on ne saurait rien y comparer que la mort d’un petit enfant. C’est en vain qu’ils retournent pas à pas, de souvenir en souvenir, qu’ils épellent leur vie, lettre à lettre. Le compte y est, et pourtant l’histoire n’a plus de sens. Ils sont devenus comme étrangers à leur propre aventure ; ils ne s’y reconnaissent plus. Le tragique les a traversés de part en part, pour en tuer un autre à côté. Comment resteraient-ils insensibles à cette injustice du sort, à la malfaisance et à la stupidité du hasard ? Leur plus grand effort n’ira pas plus avant que le frisson de la bête innocente et désarmée ; ils subissent en mourant un destin qu’ils n’égalent pas. Car si loin qu’un esprit vulgaire puisse atteindre, et quand même on imaginerait qu’au travers des symboles et des apparences il a quelquefois touché le réel, il faut qu’il n’ait point dérobé la part des forts, et qui est moins la connaissance du réel que le sentiment de notre impuissance à le saisir et à le retenir tout entier, la féroce ironie du vrai.
Quel autre mieux que ce prêtre si distingué eût été capable de nous tracer le dernier chapitre d’une telle vie, consommée dans la solitude et le silence, à jamais scellée. Malheureusement, l’ancien curé de Luzarnes n’a laissé que quelques lettres incomplètes dont nous avons cité les passages essentiels. Le reste a été soigneusement détruit après la clôture de l’enquête ordonnée par l’autorité épiscopale, et dont les résultats furent provisoirement tenus secrets.